Corps de l’article

Introduction

Cet article résulte d’une recherche pilote dont l’objectif était de comprendre l’expérience réelle des étudiants des minorités visibles inscrits au programme d’éducation d’une institution universitaire francophone en situation minoritaire, en l’occurrence, le Campus Saint-Jean (Université de l’Alberta). Cette préoccupation s’inscrit dans le contexte de la mondialisation qui a un impact grandissant sur la démographie des universités nord-américaines. En effet, depuis quelques années, celles-ci connaissent une croissance du nombre d’étudiants arrivant de l’étranger. Cette augmentation du nombre des étudiants internationaux (Lewis 2002) répond, dans une certaine mesure, à l’initiative de plusieurs universités qui, en vue d’assurer leur viabilité, développent des approches dynamiques de recrutement au niveau international. La région métropolitaine de Montréal et celle de Vancouver ont, par exemple, respectivement accueilli près de 15 000 et 7 000 étudiants en 2006 (Statistique Canada 2006). Dans le cas de l’Université de l’Alberta, plus de 3 100 étudiants internationaux représentant près de 130 nationalités y étaient inscrits au cours de l’année académique 2010-2011[1]. Ce phénomène, qui concerne toutes les universités canadiennes, fait de ces institutions de véritables lieux de brassage culturel.

L’université francophone en milieu minoritaire n’échappe pas à cette transformation de la population estudiantine. On y rencontre une mosaïque linguistique et culturelle qui, malgré sa valorisation par l’institution postsecondaire francophone, engendre des défis, particulièrement en ce qui a trait à la formation des futurs enseignants. Ceux-ci, en tant qu’interprètes culturels (Cloutier, Moisset et Ouellet 1983), seraient appelés à véhiculer une culture, ce à quoi leur milieu d’origine ne les aurait pas forcément préparés. Dans le cas du Campus Saint-Jean, les étudiants internationaux représentaient 5 % de la population estudiantine en 2010-2011. Ce nombre croissant d’étudiants internationaux augmente la proportion d’étudiants des minorités visibles, d’autant plus que la majorité de ceux-ci viennent des pays du Proche-Orient et de l’Afrique francophone. Des informations obtenues du Bureau de la pratique en 2010 indiquaient, par exemple, que si 3/5 des étudiants des minorités visibles inscrits dans le programme d’éducation du Campus Saint-Jean échouaient ou avaient de la difficulté à finir leur programme, 2/5 d’entre eux finissaient le programme sans nécessairement avoir la chance de décrocher un emploi. Pourquoi ce faible taux de réussite? Comment les institutions académiques et scolaires francophones en situation minoritaire – qui envisagent l’immigration comme une voie de revitalisation démographique – répondent-elles aux défis soulevés par la formation et l’insertion professionnelle de ces futurs enseignants? Existe-t-il des aspects intentionnels ou non intentionnels susceptibles de compromettre la réussite académique et professionnelle de ces étudiants? Quelle est la situation réelle des étudiants stagiaires des minorités visibles au CSJ[2]? Pour examiner ces questions, nous situerons d’abord notre problématique parmi les récentes études consacrées à ce sujet; ensuite, la méthodologie utilisée sera présentée. Enfin, en vue de mieux comprendre la perspective de ces étudiants par rapport à leur formation et leur insertion socioprofessionnelle, les données issues des entretiens avec des étudiants stagiaires seront mises en évidence et analysées.

Contexte scolaire francophone albertain

S’agissant des étudiants évoluant en Alberta, il est d’abord important de s’arrêter sur le contexte scolaire francophone albertain. Comme partout ailleurs dans les milieux minoritaires francophones canadiens et selon les dispositions de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et liberté, la mission de l’école francophone est « d’assurer la transmission et la vitalité de la langue et de la culture françaises, et de contribuer à la croissance et l’épanouissement de la communauté francophone » (Alberta Learning 2001, 12). En Alberta, l’esprit de cet article n’a trouvé sa consécration qu’à la suite du jugement Mahé, rendu le 15 mars 1990, qui a établi on ne peut plus clairement le lien entre la langue, la culture et l’école comme outils d’épanouissement communautaire (Dubé 2011). Après une période de négociations, le droit à la gestion scolaire sera enfin obtenu en 1993 (Lacombe 1996). Les premiers conseils scolaires francophones seront créés en 1994 et la province en compte actuellement cinq avec la particularité qu’au sud (région de Calgary), les conseils sont séparés en conseils catholique et public alors que partout ailleurs, existe un amalgame des deux types. Parmi ces conseils, le Conseil scolaire Centre-Nord (CSCN) où cette étude pilote a eu lieu est le plus grand. Il gère les écoles francophones de la région d’Edmonton, de St-Albert, de Légal, de Fort McMurray, de Red-Deer, de Wainright et de Jasper.

On ne peut cependant oublier de noter que ces 18 ans d’existence de l’école francophone correspondent aussi à une période au cours de laquelle la structure de la démographie francophone[3] albertaine a fortement changé. Timidement au début des années 1990, puis en s’accélérant en 2000, des vagues d’immigrants arrivés d’Asie et d’Afrique ont complexifié le caractère hétérogène de l’espace francophone en ajoutant à la diversité confessionnelle une diversité basée sur les origines culturelles. En 2006, par exemple, 16 % (10 695) des francophones albertains étaient des immigrants et provenaient essentiellement d’Europe (39 %), d’Afrique (27 %), d’Asie et du Moyen-Orient (21 %). Ces trois dernières provenances ont largement contribué à la croissance de la population francophone des minorités visibles qui représentent 5,6 % de la population francophone albertaine (Statistique Canada 2006)[4]. Ces apports démographiques ont un impact majeur sur les écoles francophones dont la population a augmenté et s’est fortement diversifiée au cours des dernières années. De nouvelles écoles essentiellement peuplées d’élèves issus de l’immigration ont parfois vu le jour dans les conseils scolaires des régions urbaines albertaines d’Edmonton, de Calgary ou de Brooks (Viens 2010). Par exemple, en trois ans, le Conseil scolaire Centre-Nord a vu sa population augmenter de 30 %, soit de 21 % au cours de l’année 2006-2007, de 8 % au cours de l’année 2007-2008 et de 0.5 % au cours l’année scolaire 2008-2009 (Lemire 2008). La rapidité de ce mouvement de croissance indique qu’à peine née, l’école francophone (principalement dans les grands centres urbains albertains) a dû composer avec une hétérogénéité (Dubé 2002) qui a très rapidement ramené la question de la gestion de la diversité au coeur des enjeux de l’administration scolaire francophone albertaine, rendant ipso facto le rêve d’une homogénéité culturelle quelque peu illusoire.

Recension des écrits

L’ampleur de ces changements démographiques contraste avec le peu d’attention que la littérature scientifique a accordée aux enjeux relatifs à l’inclusion des minorités visibles dans les milieux scolaires francophones albertains. Même si quelques écrits (Dalley 2008; Dubé 2002; Jacquet 2009; Piquemal et Bolivar 2009) analysent les enjeux de la diversité dans l’école francophone albertaine, les aspects relatifs aux étudiants des minorités visibles attirés par la profession d’enseignant ne sont pas spécifiquement étudiés. Des études réalisées ailleurs rapportent les aspects positifs de l’inclusion des enseignants des minorités visibles dans la salle de classe. Ces enseignants serviraient de modèles et de sources d’inspiration (Ryan, Pollock et Antonelli 2009; Solomon 1997). La présence de ces enseignants dans les milieux scolaires favoriserait des interactions et aurait une influence positive auprès des élèves de couleur (Villegas et Lucas 2004). Elle préviendrait la marginalisation dont ces élèves pourraient faire l’objet dans la vie (Carr, Klassen et Thomas 1996). Pourtant, dans la réalité et malgré ces avantages, la diversité de la population scolaire n’est pas représentée au niveau du personnel enseignant (Carson et De Fabrizi 2006). Dans le cas de l’Ontario, Mujawamariya, Boudreau et Saussez (2002) notent, en général, qu’à la diversité de la clientèle scolaire correspond une homogénéité du corps enseignant.

Quelques travaux menés à l’échelle internationale, nationale canadienne ou québécoise s’arrêtent sur notre objet d’étude, soit les expériences des étudiants ou des stagiaires des minorités visibles inscrits en éducation. La plupart de ces études soulignent les expériences de racisme ou de discrimination dont ces étudiants feraient l’objet, particulièrement en situation de stage. En effet, dans leurs recherches menées à Londres, Jones, Maguire et Watson (1997) relatent que les étudiants de race noire sont ceux pour qui l’expérience de stage s’avère la plus pénible. Des conclusions similaires émergent aussi de quelques recherches menées en Colombie-Britannique (Jacquet 2009), en Ontario (Duchesne et Stitou 2011; Mujawamariya, Boudreau et Saussez 2002; Mujawamariya 2006) et au Québec (Gohier 1998, Gohier et Alin 2000). Ces travaux montrent qu’à cause de leurs origines ethniques et de leurs profils académiques, plusieurs étudiants des minorités visibles se sentent « racialisés » (Galabuzi 2006; Ryan, Pollock et Antonelli 2009) et sont mis à rude épreuve dans les écoles canadiennes, car aux difficultés ordinaires liées à l’apprentissage de la profession d’enseignant (Carbonneau 1993; Gervais 1999; Gohier 1998; Huberman 1989), s’ajoutent des difficultés liées à la différence culturelle ou aux parcours académiques (Cohen 1989; Ryan, Pollock et Antonelli 2009; Siraj-Blatchford 1991).

Une identité professionnelle en construction

Poser la question de la formation et de l’insertion professionnelle des étudiants en éducation en fonction de leurs origines et de leurs parcours académiques (vécus) nous mène à nous référer aux théories sociologiques de la construction de l’identité professionnelle comme cadre d’analyse. La plupart de ces théories (Kaddouri 1998; Sébastien 2006; Dubar 1996; Gérin-Lajoie 2003) envisagent l’identité comme un processus s’établissant par/avec/contre les autres, c’est-à-dire comme une tension constante entre l’individuel et le collectif, l’être et le devenir, le soi (axe biographique) et autrui (axe relationnel). De manière générale, quelques concepts de base structurent ces théories : le système d’action, le modèle idéal de l’école hérité du pays d’origine, le modèle réaliste conforme au système d’action donné (l’école franco-albertaine); l’identité visée d’enseignant(e), l’identité virtuelle proposée à l’étudiant-maître par l’école canadienne; l’acceptation/la validation ou non d’une identité virtuelle qui peut se solder par la réussite ou l’arrêt du processus de la construction d’une identité d’enseignant.

Dans le cas qui nous préoccupe, les systèmes d’action ne sont autres que le milieu universitaire francophone (formateurs et administrateurs du bureau de la pratique) et les écoles francophones d’accueil (administrateurs, enseignants et conseillers qui accompagnent ces étudiants pendant leurs périodes de stages) qui entretiennent un rapport bien souvent hiérarchique avec les futurs enseignants. En tant que tel, ces institutions assurent un rôle déterminant par rapport aux projets professionnels de ces étudiants en veillant à la conformité de leurs façons de faire, de penser et de se comporter, reconnues et validées par le milieu professionnel en référence à la culture dominante, celle de la communauté francophone d’accueil. Elles garantissent l’acquisition des formes identitaires socialisées déterminant l’appartenance à un métier, en l’occurrence, celui d’enseignant (Dubar 2000).

L’étudiant immigrant de minorité visible arriverait à l’université canadienne avec une identité héritée, mais toujours en construction, et viserait à se façonner une identité professionnelle d’enseignant. Il est possible que cette identité virtuelle que l’école cherche à lui faire acquérir ne repose pas sur une cohérence entre l’identité héritée et l’identité visée. Dans ce cas, l’étudiant stagiaire expérimenterait un écart identitaire qui pourrait se solder par une fissure ou une rupture identitaire, menant à des expériences difficiles ou même à l’échec. Tel peut être le cas lorsque l’étudiant stagiaire maintient un modèle idéal – de l’école, du bon enseignant, du bon élève, du bon administrateur ou du bon parent – en conflit avec le modèle réaliste prôné par la société d’accueil (l’école canadienne). Nous entendons par « modèle idéal » non pas « un modèle éducatif parfait ou qui serait meilleur qu’un autre », mais plutôt un modèle dans lequel l’étudiant a réalisé ses premiers apprentissages dans son système éducatif d’origine. Ce modèle est souvent le seul qu’il connaît. Cette possibilité d’écart ou de fissure identitaire nous incite à reconnaître que chaque trajectoire de vie est parsemée de « moments critiques », que Sébastien définit comme des « crises identitaires » qui « perturbent l’image de soi, l’estime de soi, la définition même que la personne donnait de soi à soi-même » (2006, 129). Sur le plan herméneutique, ces moments de crise sont importants. Ils sont chargés de sens parce qu’ils poussent l’individu à se redéfinir.

Cependant, quoique les attributions identitaires puissent parfois être conflictuelles et créer des fissures identitaires, l’individu dispose de (ou peut élaborer des) stratégies lui permettant de négocier les écarts (Sébastien 2006; Snoeckx 2000). Ces stratégies impliqueraient non seulement des transactions externes (objectives) avec les acteurs sociaux permettant à l’individu d’ajuster les deux axes identitaires (hérité/visé), mais aussi des transactions internes (subjectives) avec sa propre histoire qui l’aideraient à assurer un équilibre entre les aspects identitaires conflictuels. Ce double aspect transactionnel relève, dans ce cas, des ressources sociales disponibles auxquelles l’étudiant en difficulté peut recourir (Sébastien 2006). Il s’agit, par exemple, de ses capacités de communication, de son aptitude à résoudre des problèmes de façon ponctuelle, de ses références personnelles, sociales et culturelles qui lui permettent de développer des stratégies relationnelles avec ses collègues et surtout avec son formateur de terrain et son superviseur universitaire[5]. Cela indique que son projet professionnel « et les stratégies mises en place pour le réaliser sont des indicateurs de la dynamique identitaire dans laquelle [il se trouve inscrit] à un moment donné de son histoire » (Kaddouri 1998, 196). Cette dynamique identitaire suppose un rapport à l’autre, en l’occurrence, les institutions ou les systèmes d’action dans lesquels il s’implique ou se propose d’être impliqué (Snoeckx 2000; Kaddouri 1998).

S’appuyant sur le type d’analyse qui précède, dans leurs études respectives sur le cas des écoles francophones ontariennes, Duchesne et Stitou (2011) et Mujawamariya (2002, 2006) avancent l’hypothèse selon laquelle les difficultés relatives à l’insertion professionnelle des étudiants-maîtres racialisés tireraient leur origine du fait que ceux-ci seraient moins familiers avec le modèle éducatif canadien. Il y aurait des écarts entre le modèle éducatif franco-ontarien et ceux que ces étudiants auraient connus dans leurs pays d’origine.

Stigmates et incidents critiques

Nous pensons cependant qu’une telle analyse est incomplète si l’on n’intègre pas les éléments relevant des stigmates sociaux et du changement social dans un contexte multi/interculturel. En effet, le recours au concept de « minorité visible » comme mode de catégorisation de ces étudiants requiert que des aspects relevant des stigmates sociaux soient considérés dans la compréhension de la notion de système d’action. Nous nous référons ici à Chauvin qui définit le stigmate comme « un attribut qui peut discréditer a priori son possesseur, et entraîne des sanctions sociales : infériorisation symbolique, exclusions diverses, voire violences proprement physiques[6] ».À ce titre d’ailleurs, Goffman (1968) perçoit le stigmate comme une relation dans laquelle le terme/la catégorie stigmatisé(e) – dans notre cas, les minorités visibles – renvoie implicitement à un terme/une catégorie invisible, mais valorisée (la majorité blanche). Pour lui, la race – dont le référent principal est le corps – est un stigmate. Par rapport à l’idée de la « visibilité » et selon Howarth (2006, 442-443), cette définition de la race comme stigma présente plusieurs avantages. Principalement :

it highlights the embodiment of race: race is seen in or on the body; while race may inform social spaces, linguistic styles and fashion, it is primarily linked to the body […]

Ainsi, bien que tous les étudiants-maîtres risquent de vivre des moments difficiles pendant leurs stages pratiques, les minorités visibles sont d’autant plus à risque de vivre des incidents qui relèvent des stigmates. En effet, Sue et al. (2007) le mentionnent, presque toutes les interactions interculturelles courent le risque d’attirer des comportements ethnocentriques. Aussi, en définissant, dès le départ, les enjeux relatifs à l’insertion professionnelle de ces étudiants par rapport au contexte actuel de la mondialisation, nous avons voulu tenir compte de la dynamique de tout changement social en tant qu’il suppose « des conduites collectives dérogatoires, novatrices, qui modifient les pratiques et les modèles, et créent des symboles nouveaux » (Gurvitch 1968, 101). En ce sens, des pratiques anciennes peuvent devenir des obstacles à dépasser. Dans ce mouvement de dépassement, les forces de conservation (des formes sédimentées d’actions passées, des inerties) entrent en opposition avec les forces d’innovation (103), créant ce qu’Alter (2000) nomme dyschronie (en quelque sorte, le rapport ordre-désordre), c’est-à-dire un enchevêtrement complexe des processus évoluant à des vitesses différentes. Suivant ces considérations, nous pensons que l’accès à la profession d’enseignant par les étudiants des minorités visibles couvre plusieurs aspects. D’abord, sur le plan individuel, il est une tentative d’intégrer les normes et les coutumes d’un groupe d’appartenance visé (Snoeckx 2000; Chauvin 2003). Cette tentative impliquerait un processus de légitimation/validation identitaire sur lequel le groupe visé exerce un contrôle. Ainsi, développer un sentiment d’appartenance requerrait du futur enseignant de minorité visible, une certaine confirmation de la part du milieu non seulement de sa compétence (il a les savoirs et les savoir-faires d’un bon enseignant), mais aussi de son savoir-être et de son être même (il est bon enseignant malgré les stigmates sociaux qui pourraient le prédéfinir). Aussi, sur le plan social, accéder à la profession d’enseignant, c’est non seulement défier les stigmates sociaux qui tracent les frontières de la visibilité et de l’invisibilité, mais aussi contribuer à amoindrir les effets de la dyschronie en essayant de pousser vers l’émergence des modèles ou des symboles nouveaux capables de résorber les hiatus entre les forces conservatrices et les forces novatrices dans un contexte social en changement. Dans ce processus, les moments difficiles (écarts identitaires ou écarts entre modèles, expériences de discrimination, etc.) peuvent encore être dépassés grâce aux transactions internes/externes auxquelles l’étudiant-maître d’une minorité visible peut recourir.

L’intégration de tous ces éléments nous paraît particulièrement déterminante lorsque nous cherchons à comprendre les expériences et la construction de l’identité professionnelle des étudiants des minorités visibles. Elle nous amène à reformuler les questions visant à spécifier notre préoccupation de départ. Quel est le cheminement identitaire des étudiants des minorités visibles inscrits au programme en éducation du Campus Saint-Jean? Existe-t-il des écarts identitaires dans leur processus de reconstruction identitaire? Quelles formes de transactions utilisent-ils pour résorber ces écarts? Sont-ils en mesure d’opérer des bifurcations biographiques, c’est-à-dire des adaptations leur permettant de réussir? À quels types de ressources recourent-ils vraiment?

Méthodologie

Comme indiqué précédemment, les éléments présentés dans cet article proviennent d’une enquête exploratoire réalisée entre mai et juillet 2010. Elle visait à documenter et à déconstruire les expériences des étudiants stagiaires des minorités visibles inscrits au programme d’éducation du Campus Saint-Jean (Université de l’Alberta). L’approche était qualitative, interprétative, narrative et comparative. Huit récits de vie d’un groupe de participants – incluant cinq étudiants des minorités visibles et trois étudiants blancs de souche canadienne – ont été recueillis. Ces participants avaient comme caractéristiques communes d’avoir été ou d’être présentement inscrits au programme d’éducation du Campus Saint-Jean et d’avoir vécu, de quelque manière que ce soit, une expérience de stage dans une école francophone canadienne. La cueillette des récits s’est faite par l’intermédiaire des entrevues semi-dirigées d’une durée de 90 minutes. La méthode des récits de vie nous a permis de jeter un regard global sur le vécu des participants, allant de leurs expériences scolaires et familiales dans leurs pays d’origine jusqu’à leurs interactions pendant les périodes de stage dans une école canadienne. L’objectif de cette approche qualitative, interprétative et narrative était, comme Snoeckx (2000) le suggère, de chercher à considérer chaque participant « dans son expérience singulière et plus particulièrement dans ce qu’il peut comprendre et dire de son expérience » (Snoeckx 2000, 213), tout en tenant compte des moments critiques survenus au cours de ses interactions avec les autres, à travers les contextes variés dans lesquels il navigue. En effet, conformément au cinquième moment (le moment « présent ») de la recherche qualitative, les récits de vie sont un des outils privilégiés pour mieux saisir les réalités locales et ainsi remplacer les grands narratifs sociaux du groupe dominant (Denzin et Lincoln 1998). Ils permettent de comprendre les problèmes spécifiques propres aux situations spécifiques (Lewis, 2009, 2). Nous avons privilégié l’approche narrative parce que la construction identitaire est en soi une narration ou une formation discursive – c’est-à-dire un groupe d’énoncés – qui renvoie à un univers culturel (champ énonciatif) de référence tout en décrivant un vécu expérientiel particulier (Gohier et Anadon 1998; Todorov 1977, 79). La narration donne une certaine autorité au sujet pour « se dire », « être » et se raconter afin de conférer un sens à son vécu (Snoeckx 2000, 227). Ce sens n’est pas fermé sur soi. Il renvoie toujours à d’autres unités sémantiques relevant d’autres textes. Interpréter revient ainsi à prendre place dans une situation d’intertextualité, voire d’interdiscours qui implique non seulement le narrateur lui-même, mais aussi le lecteur. La particularité d’une telle approche repose sur la difficulté de prendre distance comme auteur ou lecteur, interprète de la narration. Nous sommes nous-mêmes pris dans un jeu qui nous renvoie à notre propre expérience (notre propre texte ou discours) dans notre effort de donner sens aux propos des participants. En effet, selon Maingueneau (1994, 20) : « l’unité sémantique ne peut paraître comme la zone de projection stable et homogène d’un vouloir-dire, elle est plutôt un noeud dans un espace conflictuel, une stabilisation jamais définitive dans un jeu de forces ». Ce jeu est justement l’occasion de biais, de manipulations idéologiques auxquelles la narration peut être soumise. D’où la pertinence d’une analyse comparative des récits qui nous a permis de valider/invalider les différences non seulement dans les processus de reconfiguration identitaire et d’incorporation professionnelle, mais aussi dans les ruptures/fissures identitaires, les formes transactionnelles et les modes de recours aux ressources sociales en vue de réduire les écarts identitaires possibles. Nous nous sommes ainsi appuyés sur les propos des stagiaires blancs de souche canadienne comme groupe de contrôle.

À l’exception d’une seule étudiante (Julie), les étudiants des minorités visibles sollicités dans le cadre de cette étude avaient suivi une première formation universitaire dans leurs pays d’origine avant de reprendre le chemin des études une fois installés en Alberta. Pour protéger l’anonymat des participants, nous avons utilisé des pseudonymes pour les identifier dans la transcription des récits de vie. Nous recourrons à la théorie de Dubar (2000) pour décrypter les données recueillies. Ce cadre de référence et les concepts qui en découlent nous ont en effet permis de cibler, à l’intérieur des récits de vie recueillis, les moments critiques expérimentés par les participants. Les moments ou incidents critiques, particulièrement ceux des étudiants qui effectuaient leur dernier stage, nous ont servi de « clés de compréhension » des mécanismes qui sous-tendent la construction identitaire professionnelle des participants (Snoeckx 2000, 213). À travers l’analyse des écarts entre le processus d’attribution et l’incorporation identitaire des participants, nous avons identifié les formes de reconnaissance et de légitimation recherchées par les étudiants pendant leurs stages dans les écoles canadiennes. Prenant en compte la nature dynamique de la réalité sociale, une telle analyse visait, entre autres, à déterminer l’impact des modèles scolaires et des trajectoires sociales/culturelles (identité héritée) des étudiants immigrants des minorités visibles interrogés sur leur capacité à construire une identité professionnelle d’enseignant appropriée pour le système scolaire francophone albertain.

Les récits de vie

Plusieurs incidents critiques rapportés par les participants nous ont paru particulièrement révélateurs des difficultés expérimentées et des stratégies adoptées pour les résoudre ou y échapper. Pour des raisons pratiques liées à la longueur de ce texte, nous nous arrêtons sur cinq cas (Julie, Calvin, Nico, Diane et Jennifer) qui présentent des indices de bifurcation identitaire, de rupture/fissure identitaire et des modes d’utilisation des transactions sociales externes ou internes. Dans le cas des étudiants blancs, le niveau de saturation (redondance) a vite été atteint après trois récits de vie. Nous ne présenterons ici que quelques éléments émergeant de deux des récits.

Julie du Cambodge

Julie est arrivée du Cambodge à 17 ans. Sa mère avait étudié au Campus Saint-Jean pendant les années 1980 et voulait que sa fille fasse de même. Julie a évolué dans un environnement francophone dans son pays d’origine, car très souvent, elle a été tutrice pour les jeunes apprenant le français. Ses premiers moments de vie à Edmonton seront très difficiles. L’éloignement des parents et le froid l’affecteront beaucoup. Malgré ces difficultés, elle a suivi toute sa formation universitaire au Campus Saint-Jean en espérant un jour y rester pour travailler. Elle raconte à quel point l’adaptation fut difficile pour elle :

C’était tellement, tellement difficile pour moi! Chez moi, il n’y a pas de neige. Il fait chaud et toujours soleil. Le jour que je suis arrivée ici, le 2 janvier, il faisait -30 degrés Celsius. Cela m’a causé des problèmes de santé. J’étais vraiment stressée ma première année ici au Canada. La langue, la culture étaient complètement différentes.

En ce qui a trait aux systèmes scolaires, elle explique qu’au Cambodge :

On était environ 60 élèves dans une classe avec seulement un enseignant. C’est seulement un seul enseignant là bas, dans chaque salle de classe. Les enseignants sont autoritaires, euh, chaque fois qu’ils entrent dans la classe, les élèves se mettent debout : « Bonjour Madame, bonjour Monsieur ». Les enseignants ne parlent pas avec les élèves, ils sont debout devant la classe à enseigner et on est assis à écouter. Nous portons tous l’uniforme blanc et bleu, à l’Université aussi.

Nous pouvons comprendre qu’au départ, Julie transportait en elle un modèle idéal[7] de l’éducation où l’enseignant est l’expert et l’élève, soumis à ce dernier. Pendant ses stages, Julie a fait face à une salle de classe tout à fait différente de ce qu’elle avait connu au Cambodge. Elle raconte :

Une fois, j’ai presque pleuré dans la salle de classe. Il y avait quatre élèves qui n’avaient pas fait leurs devoirs, donc ils ont reçu une détention. Les élèves m’ont dit qu’ils n’allaient pas se rendre en détention et lorsque j’ai vérifié en effet ils ne sont pas venus. Le lendemain je leur ai donc dit qu’ils resteraient en détention avec moi sur l’heure du dîner. Ils sont venus et ils avaient la permission de lire, de faire des devoirs ou de faire ce qu’ils voulaient, mais ils devaient garder le silence. Les quatre se sont mis à bavarder en anglais parce qu’ils pensaient que je ne comprenais pas l’anglais. Ils parlaient de moi et ils disaient des choses qui sont vraiment, vraiment impolies. Un m’a demandé : « C’est quoi ton nom? Euh, Tan Tan, euh, Tchuing Chiao » ou quelque chose comme cela parce que je suis asiatique. Je lui ai répondu que mon nom n’était pas de ses affaires, et qu’il devait faire exactement comme il a fait auparavant en situation de détention. Et il m’a dit qu’il se comportait comme il l’a fait dans d’autres détentions. Il bavarde. Je lui ai donc dit que j’avais des choses à faire. Mais il a continué en disant : « Quel âge as-tu? » Je n’ai rien dit et donc il m’a demandé la même chose de nouveau et cette fois un des autres à répondu : « Vingt ans! » Et un autre enchaîna : « Elle me semble trop jeune, peut-être qu’elle a seulement 13 ans! » Quand je n’ai pas réagi le premier m’a dit : « Hé! Je t’ai demandé quelque chose pourquoi tu ne me réponds pas? » J’ai juste continué à faire mes affaires. Et là, il m’a posé la question : « Quand vas-tu nous quitter? Tu nous as dit que ton stage va finir la semaine prochaine mais moi je ne veux plus te voir. » J’ai presque pleuré. Dans mon coeur, je me suis dit : « Oh, my God! Je n’ai jamais eu de difficultés à l’école mais me voici en difficulté lors de mon travail professionnel, comme enseignante. » Et ce n’était pas fini, une fille a continué en disant : « Tu sais, dans la salle de classe, tu enseignes et moi je ne comprends rien, et tu sais que c’est ta faute. » Et finalement j’étais en colère et j’ai dit : « Écoutez! Vous vous n’êtes pas respectueux envers moi, comme enseignante. Je suis ici comme enseignante, même si je suis en stage. Si vous voulez vraiment parler de moi écrivez-le en silence. De plus écrivez sur votre comportement ici… écrivez ce que vous avez fait et si vous ne le faites pas vous aurez d’autres détentions. » Par après, j’ai parlé avec mon professeur-conseiller de l’université et à mon formateur de terrain. Ce dernier m’a dit : « Oh, ces quatre-là! Il n’y a pas juste à toi que ça arrive. D’autres enseignants ont les mêmes expériences. On sait que tu es capable d’enseigner, leurs problèmes ce sont leurs problèmes, pas les tiens. » Et quelques jours plus tard, le même garçon me donnait des problèmes en classe mais j’ai gardé le sourire. Et il m’a dit : « Tu penses que c’est drôle ce que je dis? » Je lui ai répondu que non je ne trouvais pas cela drôle. Il m’a demandé : « N’es-tu pas vraiment en colère avec moi? » Et je lui ai dit : « Non pas du tout. Je vous ai dit dès le premier jour que je suis arrivée ici, que je vous aime. Je vous aime, je vous adore. » Il a répondu : « Tu es la seule enseignante qui nous dit qu’elle nous aime. »

Sue et al. (2007) définiraient cet incident comme une « micro-insulte » qui sert à pathologiser le style communicatif de l’étudiante. De tels insultes ou commentaires verbaux (stigmates langagiers) transmettent une impolitesse, une insensibilité et servent à abaisser l’héritage culturel et l’identité de l’étudiante (278). L’hostilité des élèves à l’égard de leur enseignante aurait pu démolir cette stagiaire qui n’avait jamais connu ce genre de comportement lorsqu’elle était, elle-même, élève. En ce sens, la stagiaire n’avait jamais vu de modèles enseignants qui auraient pu l’aider à gérer une telle situation. Malgré cela, elle a pu mobiliser certaines stratégies internes de résilience, de confiance en elle-même et en ses capacités de prendre des décisions en ce qui a trait aux comportements de ces élèves. D’où sont venues ces stratégies? Elle n’en savait rien. Mais au-delà de ses processus internes, elle a aussi été capable d’accéder à des ressources sociales disponibles dans son milieu.

Calvin du Rwanda

Calvin avait suivi une formation d’enseignant à l’Institut national de pédagogie de Kinshasa (Congo) et s’était orienté vers l’enseignement de l’anglais, langue seconde. À la fin de ses études, il est retourné travailler comme professeur de langues (français, anglais) au secondaire et dans le programme préparatoire à l’Université de Kigali. C’est en 2000 qu’il arrive au Canada, en passant par Toronto. Mais pour des raisons familiales, il choisit de se réinstaller à Edmonton où il travaille d’abord comme employé de soutien avant de se décider de reprendre le chemin des études au Campus Saint-Jean, espérerant ainsi occuper un poste d’enseignant. Calvin décrit le cadre culturel et le modèle idéal qu’il avait connus dans son pays d’origine de la façon suivante :

Nous les Rwandais on vient de cultures très introverties. Et puis ce n’est pas comme ça qu’on a été éduqués. Notre éducation ne nous a pas préparés à dire ce qu’on pense. Si on demande, on nous dit : « Ferme ta bouche ».

Pour plusieurs raisons, son projet de devenir enseignant a avorté. Au moment de son insertion dans une école canadienne, il dit avoir vécu un choc si important qu’il a dû se retirer dès le premier stage pratique. Il explique :

Donc, c’est d’abord la classe; et puis, il y a l’administration et enfin, il y a l’enseignant qui t’encadre. Disons, d’abord, la classe elle est stressante. C’est que les enfants d’ici, c’est des petits enfants, mais ils font peur. C’est des « crazies » comme on dit… Il y a un qui a les écouteurs dans ses oreilles et les autres… les pantalons qui tombent… Au Congo l’éducation est un privilège… Tu ne verras pas un enfant donner un doigt à un enseignant par exemple. Ça n’existe pas. Ici c’est comme si les enseignants ne font rien. Pour moi, la gestion de la classe, s’il fallait que je fasse ça toute ma vie… non! Et puis j’ai abandonné. Je pense que ce qu’on voit à l’université dans le cours de gestion, ce sont juste des théories et c’est un cours qu’on donne très vite. D’abord nous, dans le système dans lequel on a été formés, on ne fait pas de stages pratiques. Les enfants en Afrique sont plus disciplinés, et puis on a des choses à enseigner, et on n’a pas de problèmes de gestion. Quand on arrive ici, quand on donne les cours il faut faire la gestion de classe et c’est peut être un facteur qui démotive les nouveaux arrivants. Qu’on ait ou non cette tendance d’enseigner comme on a été habitué, moi je pense plutôt qu’on a des attentes des élèves, de la façon dont on se comporte. Donc on a une attente que les élèves se comportent bien. On a une attente que les parents aident leurs enfants à faire leurs devoirs. Quand on demande pourquoi tu n’as pas fait ton devoir, la réponse est trop choquante. De ma part, j’ai travaillé dans les group-homes, je pensais que dans les écoles ça serait différent mais c’est presque la même chose, mais au lieu d’avoir un problème on a des jeunes qui ont beaucoup de problèmes. J’ai trouvé aussi qu’il y avait une petite froideur entre l’enseignant-formateur et moi le stagiaire. Il te dit qu’il faut terminer ça, il faut terminer ça et donc il y avait la pression. Et puis il ne t’apporte pas beaucoup d’appui, cet enseignant. Il devrait y avoir quelque chose d’hospitalier; cela va de soi. Je savais que l’inquiétude de mon enseignant-formateur n’était pas d’aider le stagiaire, c’était de terminer son programme et d’assurer que ses élèves auraient de bonnes notes. Donc, je pense que c’est quelque chose qui est démotivant. […] Tu peux trouver des gens là qui ont fait l’effort pour dire « Bonjour! », mais il y en avait qui ne disent même pas « bonjour! ». En un mot, je me suis senti comme étranger… pas accueilli. Il faut que l’enseignant-formateur qui accepte de prendre un étudiant-stagiaire lui donne non seulement un encadrement, disons, comment se déroule la gestion de la classe, non, mais beaucoup de communication. Ça peut être au sujet du côté technique, comment se déroule la classe, comment le stagiaire se sent… quand le stagiaire rentre le soir et il pense qu’il a fini, c’est vraiment difficile. Comme je l’ai dit dans ces écoles, je trouve qu’il n’y a pas cet accueil. Je crois qu’il faut vraiment un appui constant de l’enseignant-formateur. Je pense qu’il faut aller au-delà des visites des professeurs-conseillers. Je pense que si on était en Afrique, l’enseignant pourrait présumer que je comprends, mais vu que j’ai un background différent de celui au Canada, il ne devrait pas juste présumer que je comprends.

Calvin n’a pas eu recours aux transactions internes ou externes. Contrairement à Julie dont l’incident était évident ou manifeste, il a plutôt subi ce que Sue et al. (2007) nommeraient « micro-agressions environnementales » : malgré le fait que rien ne lui ait été ouvertement dit, Calvin avait le sentiment qu’il n’appartenait pas au milieu et qu’il était étranger (283).

Nico du Congo

Nico a étudié la philosophie et la théologie au Congo (RDC) et à Rome. Il détient un doctorat en philosophie de l’Université urbanienne. Il a travaillé dans la construction en Italie avant d’immigrer comme travailleur indépendant au Canada, en 2004. Après avoir oeuvré dans ce même secteur à Edmonton, il est revenu aux études en 2009 et s’est inscrit dans le programme d’éducation du Campus Saint-Jean. Nico perçoit la gestion de classe autrement, car l’utilisation des stratégies internes lui a permis de naviguer dans le système :

Un jour, j’étais vraiment un peu énervé. J’ai donc donné une histoire de morale générale aux élèves, je leur ai dit : « Écoutez, vous, vous êtes en 9e année maintenant ». Vu qu’on venait de faire une activité avec les petits au primaire j’ai utilisé ces derniers comme exemple en disant : « Voilà, vous n’êtes plus des enfants à qui nous sommes allés faire la lecture l’autre jour, vous êtes des grands prêts à entrer dans la vie active, dans trois ans, vous serez en 12e, personne ne prendra plus soin de vous comme maintenant, si vous n’apprenez pas maintenant à vous discipliner, ce sera trop tard ». Cette stratégie a été efficace parce que trois jours plus tard, trois élèves de ce groupe-là, ont changé de place automatiquement. Ça m’avait vraiment étonné, je n’en revenais pas.

Bien que moralisateurs, les propos de Nico puisent dans les ressources internes propres pour désamorcer une situation de perte de contrôle de sa classe.

Jennifer de l’Alberta

Il faut cependant reconnaître que peu importe leurs origines, tous les étudiants semblent expérimenter ces difficultés liées à la gestion de classe. Tel semble aussi être le cas pour Jennifer, native de l’Alberta, qui a suivi le programme d’immersion française de la maternelle jusqu’à la 12e année, à Edmonton. Jennifer le reconnaît :

La gestion, oui, ça c’était une surprise. Je n’étais pas vraiment prête pour la gestion, c’était le plus grand défi pour moi. Il y avait beaucoup de bavardage. Les élèves n’écoutaient pas parfois, ils bavardaient. Il y avait des fois, je ne savais pas quoi faire, mais mon enseignant-formateur m’a aidée, m’a donné des suggestions. Dans une des classes par exemple il y avait des garçons qui causaient des problèmes parfois, mais je m’entendais assez bien avec eux, donc, ce n’était pas vraiment un grand problème. J’ai aussi parlé à d’autres enseignants et ils m’ont partagé le fait qu’ils avaient les mêmes problèmes et donc je me suis rendu compte que ce n’est pas juste moi… Les enseignants ils étaient vraiment ouverts, et je pense que nous avions tous à peu près le même âge aussi. Il y avait beaucoup de nouvelles enseignantes, parce qu’elles venaient du Campus, donc, je pense que le personnel reflétait une nouvelle génération d’enseignants. Donc, oui, c’était vraiment facile pour moi… on allait dîner ensemble… Mais je pense que l’important c’est la relation avec l’enseignant-formateur. Il y a des personnes qui ne sont pas prêtes à accepter les suggestions ou la critique de ces personnes. Ils ne réussissent pas car ils ne sont pas capables d’accepter la critique. Je pense que le fait de venir du Canada, le fait que je suis allée dans les écoles canadiennes m’a beaucoup aidée. J’ai même utilisé quelques activités de mes anciens enseignants.

Élisabeth du Québec

Élisabeth a découvert l’Alberta à la suite d’un voyage effectué avec ses parents en 2005, dans le cadre d’un programme d’échange permettant aux jeunes francophones d’apprendre l’anglais. Elle venait à l’époque de finir une année de Cégep. Un an plus tard, en 2006, elle revient seule et décide de s’installer à Edmonton. En 2007, elle s’inscrit au Campus Saint-jean dans le programme de baccalauréat en arts, mais elle bifurque enfin vers l’éducation pour se donner, selon elle, une meilleure chance de se trouver un emploi. Elle avoue que la gestion de classe lui a causé des problèmes :

Malgré que mes élèves aimaient beaucoup me parler c’est sûr que parfois ils jasaient trop en classe quand ils devaient m’écouter. C’était un peu de ma faute car j’étais vraiment relaxe avec eux au début lorsque je suis arrivée et donc c’est certain qu’ils ont poussé les choses. Une fois que j’ai mis le pied à terre ils ont compris qu’ils devaient se taire lorsque j’enseignais. En gros l’expérience fut excellente. Je m’entendais bien avec mon enseignant, avec les élèves et avec le personnel de l’école. Je me suis facilement intégrée et j’ai beaucoup profité de mon expérience.

Tout comme pour Jennifer, le recours aux ressources internes et sociales (externes) permet à Élisabeth de résoudre les situations critiques.

Diane d’Haïti

C’est la situation sociopolitique d’Haïti qui a convaincu Diane et son mari de venir au Canada comme des immigrés indépendants. Ils voulaient procurer à leurs enfants la chance de bénéficier d’une bonne éducation et surtout d’apprendre d’autres langues. Le système d’éducation canadien leur plaisait beaucoup. Diane l’affirme : « Je me suis dit : tiens là-bas, mes enfants peuvent avoir une très bonne éducation et aussi ils peuvent être bilingues ». Comme sa mère, Diane était enseignante, diplômée de l’École normale supérieure haïtienne. Elle s’est spécialisée dans l’enseignement des mathématiques et de la physique au niveau secondaire. Elle a par la suite enseigné pendant plus de huit ans dans une ONG dédiée à l’éducation des adultes. Ce travail lui a permis de suivre plusieurs séminaires à l’étranger sur les principes de l’éducation des adultes. Arrivée en Alberta, espérant trouver un travail dans son domaine, Diane s’est naturellement tournée vers l’ATA (Alberta Teachers Association) qu’elle connaissait déjà en Haïti. C’est alors qu’on lui aurait conseillé de retourner aux études. L’endroit le plus approprié pour elle était le Campus Saint-Jean. Elle s’y inscrit en 2003-2004, dans le programme de deux ans, qu’elle finira en trois ans à cause de sa lourde responsabilité familiale. Les moments de stage ont été critiques pour Diane :

Les moments des stages étaient les plus difficiles pour moi. À mon deuxième stage, j’ai vécu des moments très difficiles, des moments humiliants même avec mon professeur-conseiller et mon enseignant-coopérant. Mon enseignant a eu une allergie et pensait que j’étais la cause de ses allergies. Ce qui me dérangeait, si seulement je portais un parfum ou quelque chose, je pouvais dire : « ho, le parfum! », ou bien si je mangeais quelque chose dans la salle de classe, mais je ne portais pas de parfum, je ne mangeais rien du tout. J’avais qu’un cahier et mon sac qui ne contenait rien du tout. Et son attitude et sa façon d’expliquer la cause de son allergie était moi carrément. Et passé ce stage, je me demande pourquoi est-ce que j’ai réussi ce stage parce que… peut-être que c’est la façon dont j’ai intervenu à la fin du stage. Je me rappelle même avoir dit : « Moi, je m’appelle un tel, un tel, ça c’est mon nom, jamais je ne signerai au bas d’une évaluation à un étranger », et d’ailleurs cette personne ne voulait pas avoir un étranger dans sa salle de classe, un stagiaire étranger. C’est pour ça que je peux dire que j’ai vécu cela et j’étais mal jugée, mal évalué aussi, et certains élèves… L’enseignant-coopérant se servait même de certains élèves. Il faisait la grimace derrière moi, je l’ai même surpris. Je suis sortie de mes gonds. Je me suis dit : « mais non, ça ne va pas passer comme ça parce que j’ai beaucoup souffert, j’ai déjà négocié plein de choses : mon temps, de l’argent, de l’énergie, tout ce que je connaissais déjà pour arriver là. Je n’allais pas négocier un échec ou un succès ». Je suis sortie de mes gonds pour leur dire : « écoutez, voilà ce que je pense ». Et mon professeur-conseiller avait beaucoup de préjugés. J’ai eu le malheur de l’avoir, mais j’ai entendu ses pensées, son opinion par rapport aux étudiants immigrants et j’ai dû lui dire voilà : « Je sais ce que vous pensez déjà de nous, et c’est par rapport à ça que vous m’évaluez ainsi. Alors, si vous m’échouez, vous devez franchement me prouver comment j’ai échoué, et si vos feuilles, vos « point forms » sont fausses, je vais pouvoir aller où je dois aller pour me défendre ». Ce n’est même pas pour ce stage, ni pour réussir ce stage, mais c’est pour vous faire, ne plus faire ça à d’autres ». Je lui ai dit : « mais non, on n’est pas la seule, je ne suis pas la seule qui pense ça de vous ». C’est dans ce sens que j’ai négocié et j’ai réussi le stage, et même mes parents, ma famille ont souffert, mes amis ont souffert et oui. Il y a l’art d’enseigner, moi j’ai tout ça, j’ai déjà enseigné les enfants. Les valeurs, le système, tout ça, la façon de le faire, tout ça c’est différent et on est enseignant, on peut s’adapter, on apprend, mais autre chose que la compétence; la capacité de s’adapter. C’était un grand défi, je me suis dit : « Tiens, je dois penser à continuer ». Il fallait toujours cultiver l’humilité et accepter l’autre. J’ai fini par réussir les cours. Et mon style d’enseignement aussi devrait changer un peu par rapport à ce que j’ai appris.

La situation expérimentée par Diane a été vraiment critique. Sa double capacité d’adaptation (humilité) et de transaction (négociation) avec soi-même et avec les ressources disponibles lui a permis d’éviter l’échec. Elle a pu ainsi bifurquer et reconstruire son projet professionnel dans un contexte autre que celui d’origine tout en préservant ses acquis culturels propres.

Discussion

Les propos des étudiants révèlent que la quête de la reconnaissance et de la légitimité est un enjeu majeur pour la plupart de ces étudiants. Ceux-ci expérimentent cet enjeu aussi bien dans leur rapport avec leurs formateurs qu’avec les élèves rencontrés pendant les périodes de stage. Alors que les formateurs essaient de surveiller les aspects relatifs à l’insertion dans le corps enseignant, les élèves quant à eux questionnent à la fois l’identité culturelle et l’autorité de ces étudiants. De fait, les incidents critiques rapportés témoignent des chocs identitaires, de prime abord, perturbants pour ces étudiants. Jennifer, Nico, Calvin, Julie et Diane l’expriment ouvertement.

Aussi, le besoin de ressources externes semble être plus important pour les étudiants des minorités visibles que pour leurs collègues de souche canadienne. Pourtant, ces ressources leur sont difficilement disponibles. La froideur des enseignants-coopérants (Calvin) est évoquée comme une des raisons essentielles de la difficulté éprouvée pour accéder aux ressources nécessaires. Certains de ces étudiants, comme Calvin, se sont sentis comme des étrangers dans des écoles qui comptaient pourtant plusieurs élèves des minorités visibles. En effet, Julie identifie la disponibilité des ressources comme un des avantages dont les étudiants d’origine canadienne profiteraient plus que les étudiants immigrants. À ce propos, elle reconnaît avoir connu des problèmes de gestion qu’elle a résolus en allant chercher des ressources sociales – premièrement chez son enseignant-formateur, puis chez d’autres enseignants.

Cette difficulté à se connecter au milieu (système d’action/institutions) – cas de Calvin ou de Nico – consoliderait les écarts identitaires ou provoquerait des fissures identitaires. En effet, le modèle idéal hérité (bon enseignant, bon élève) servirait de référence dans plusieurs cas. Calvin n’hésite pas, par exemple, à qualifier les élèves de « crazies ». Dans le cas de cet étudiant, l’écart entre son modèle idéal et le modèle réaliste proposé par la société d’accueil se solde par une fissure identitaire qui le conduit à abandonner son stage, même après une deuxième tentative. « Alors, j’ai dit, écoutez, je veux plus voir ça, je ne veux même pas terminer ».

On constate cependant que les étudiants (Julie, Jennifer, Nico) qui opèrent des transactions internes/externes efficaces (communication, recours aux ressources sociales, etc.) réussissent une bifurcation biographique qui les oriente vers l’identité professionnelle visée. Ainsi, loin de constituer un blocage, l’incident critique vécu par Julie a été une occasion de recourir aux stratégies qui puisaient à la fois dans ses propres ressources culturelles et dans la relation avec l’enseignant-formateur pour déjouer une situation délicate de racisme. Elle a réussi, à travers la résolution de cette crise, à bifurquer de l’élève idéal de son contexte éducatif d’origine vers l’élève réel rencontré en salle de classe canadienne. Lorsque cette bifurcation est réussie, la panique initiale cède la place à une expérience de réussite dans le processus d’intégration des normes et coutumes de la société visée. Julie l’admet :

Donc, j’ai réalisé qu’avec une classe difficile, on doit utiliser des stratégies sérieuses tandis qu’avec autres classes, on utilise autres sortes de stratégies. C’est le temps d’apprendre, et puis, moi je suis jeune, je suis toute nouvelle. Et mon professeur-conseiller m’a dit que même si l’expérience était difficile, j’avais appris plus que si j’avais eu une classe facile. Si j’ai pu réussir avec une classe difficile, c’est sûr que je réussirai avec une classe plus facile.

Dans ce cas, le processus de reconnaissance/légitimation auprès des groupes de référence institutionnels a été facilité. En discutant avec son formateur de terrain et son superviseur universitaire, Julie a pu valider ses actions et ses choix pédagogiques. L’enseignant-coopérant semble conférer cette légitimité à Julie en précisant qu’elle était bonne enseignante et que c’était de la faute des élèves. Cette validation du milieu a servi à renforcer l’identité visée de la jeune stagiaire comme future enseignante et, de plus, elle lui a permis de réduire l’écart entre son modèle idéal vécu au Cambodge et le modèle canadien expérimenté en périodes de stage. Si, à première vue, une telle interprétation peut paraître plausible, elle ne permet pas cependant de questionner la nature et la validité mêmes des modèles (symboles) impliqués et leurs capacités à incarner le changement qui affecte l’espace social et scolaire (classe réelle, élève réel, communauté franco-albertaine, communauté scolaire, etc.) dans le contexte d’une société franco-albertaine en mutation.

Conclusion

L’insertion professionnelle des enseignants des minorités visibles est un enjeu important pour les communautés francophones en situation minoritaire. Dans le cas de l’Alberta, en dépit d’une augmentation significative du nombre d’élèves issus de l’immigration – et quelques études le signalent –, les étudiants des minorités visibles inscrits en éducation éprouvent des difficultés à intégrer l’école francophone. L’analyse des récits de vie recueillis dans le cadre de cette étude pilote semble indiquer que la distorsion entre différents contextes ou aspects identitaires contribuerait à ces difficultés d’inclusion. Nous pensons que pour résorber ce décalage – qui puise en partie dans les rapports dyschroniques entre différents éléments définissant le système d’action – et développer des approches complètement inclusives touchant aussi bien le personnel scolaire, les élèves que les curriculums scolaires, des modèles culturellement adaptés sont nécessaires. Ceux-ci requerraient, en autres, une réflexion plus approfondie sur le partage des pouvoirs au sein des systèmes d’action considérés (modèles et symboles en vigueur, formateurs de terrain, superviseurs universitaires), sur les transactions sociales visant l’accès aux ressources sociales et sur le mode de communication. Cette contribution n’est qu’une première étape dans ce vaste chantier.