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Pour de nombreux Montréalais, Michel Goulet demeure « l’homme des chaises », une étiquette réductrice qui ne rend justice ni à la diversité du répertoire d’objets de sa pratique de sculpteur, ni à la complexité de sa prise en compte de l’espace public. C’est évidemment la controverse autour de l’aménagement de la Place Roy qui, en 1990, inscrivit le travail de Goulet, artiste déjà célébré par le milieu des arts visuels, dans l’oeil aveugle d’un ouragan médiatique. Mais Les leçons singulières, dont l’installation à la Place Roy venait marquer la relance, après vingt ans d’inertie, d’un ambitieux programme de sculpture publique dans la métropole, constitue un cas de figure révélateur dans les annales pourtant bien fournies des controverses qui ont marqué le tournant des années 1980-1990. La guerre culturelle, qui généralement opposait, en deux clans fantasmés comme réels et monolithiques, une supposée élite culturelle à l’homme de la rue, prenait ici une tournure déstabilisante, car ce fictionnel Monsieur Tout-le-monde, malgré le fait qu’il ait cette fois trouvé à s’incarner en résidents d’un quartier fier de sa haute réputation culturelle — le Plateau Mont-Royal —, continuait à clamer son mécontentement d’usager dérangé et antagoniste. Se confirmait une sourde et profonde aliénation du milieu des arts visuels au sein d’une scène culturelle plus large, toujours prête à dénoncer les plasticiens contemporains, et à travers eux, la possible imposture, la contribution incertaine et la scandaleuse opacité de leur travail[1].

Pourtant, ces chaises, dans leur distribution apparemment aléatoire et dans leur désordre aéré, figuraient, de façon quasi emblématique, le problème de la place publique contemporaine. Elles donnaient à voir des sièges individuels, « singuliers », mais pour la plupart inoccupables, comme si elles cherchaient à rappeler, dans la foulée de ce que suggérait Rosalyn Deutsche à la suite de Claude Lefort[2], qu’en régime démocratique, la seule intervention qui puisse « tenir » en toute légitimité politique une place publique consisterait à en affirmer et à en préserver le vide. Les chaises des Leçons singulières de la Place Roy ont peut-être bien à voir, sinon avec le vide, du moins avec la vacance, figure atténuée de l’absence. Il conviendrait à cet égard de leur reconnaître une double filiation.

D’une part, au sein d’une tradition des arts visuels, leur caractère quasi idéel, non décoratif, fait signe vers le travail conceptuel de Joseph Kosuth (One and Three Chairs, par exemple, qui juxtapose une chaise, une photographie de cette chaise et la définition du mot « chaise » dans le dictionnaire) dont Goulet délaisse le traitement ascétique et démonstratif au profit d’une modulation ludique et bricoleuse à partir de modèles épurés. D’autre part, leur prolifération renvoie paradoxalement à une affirmation de l’absence et du vide, d’une façon qui rappelle un certain théâtre de l’absurde que Goulet a bien fréquenté alors que, dans les années 1960, il se colletait une première fois aux coulisses du théâtre. On pensera ici au désir d’« encombrer le plateau de plus en plus avec le vide » par lequel Eugène Ionesco commentait la fonction de l’objet et du mobilier dans Les chaises[3]. Certes, Goulet distribue davantage qu’il n’accumule ; le vide se figure dans l’écart plutôt que dans l’excès et l’absence se décline sans pathos dans un désordre concerté, qui, sur la place publique, demeure déconcertant, sans jamais courtiser le chaos.

C’est peu après que cette controverse s’est apaisée que Denis Marleau approche Michel Goulet pour la scénographie de Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès dont il prépare la mise en scène pour une production du Théâtre Ubu. Or, il ne semble pas, à mesurer l’ensemble produit par cette collaboration au fil de neuf productions entre 1993 et 2008, que Marleau ait été à la recherche d’un scénographe de l’objet (même si on a un peu envie de dire que le metteur en scène s’est tourné, à ce moment précis, vers un artiste qui venait de réaliser le tour de force de semer le vent à partir d’un motif quasi iconique de la passivité : la chaise est après tout une parfaite indexation de la fonction spectatorielle). Ce n’est donc pas à analyser la distribution des objets sur le plateau de scène (même si le plateau de Merz à Beaubourg présente une configuration familière) ou à recenser les chaises, voire le mobilier, que Goulet dispose sur les planches qu’on comprendra la nature du travail scénographique du sculpteur. On notera quand même la beauté du hasard qui contraint Goulet, dans sa première scénographie, à évoquer un parc public sur scène, ce à quoi il s’emploie sans évocation végétale, en faisant lever l’idée de nature urbaine par une nuée de bicyclettes suspendues, affirmant de la sorte cette matérialité métallique et incisive qui traverse aussi bien ses installations, muséales ou publiques, que ses conceptions scénographiques. Les effets de transplantation du travail plastique de Goulet sur scène ne relèvent pourtant pas d’une telle redondance figurative. Ce que d’entrée de jeu Goulet semble avoir trouvé au théâtre, c’est un usager, non pas un flâneur urbain ou un passant pressé, non pas l’éternel et hypothétique destinataire crispé ou critique de l’art contemporain, mais des acteurs, pour lesquels et à travers lesquels la disposition des échelles, des passerelles, des escaliers, du mobilier, se transforme, se fait proprement dispositif, entendu selon le récent commentaire de Giorgio Agamben comme « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants[4] ». Ces dispositifs produisent l’acteur comme sujet, puisque, comme le précise encore Agamben, ce dernier, ce « tiers » est le résultat d’une rencontre corps à corps entre deux classes : les êtres vivants et les dispositifs[5].

Dès Roberto Zucco, mais aussi dans les scénographies suivantes, Goulet déploie pour l’acteur un espace qui contraint ce dernier à laisser le plateau. Pour lui, il réinvente la fonction du vide. L’acteur devra donc grimper des échelles, maîtriser des escaliers, longer des passerelles déployées au-dessus du plateau (Roberto Zucco) ou fréquenter des chemins étroits tendus au bord d’un gouffre (Les reines), apparaître au balcon, y lancer son texte vers une interlocutrice qui, elle aussi, se trouve suspendue à un autre niveau, enchâssée et en quelque sorte « flottant » dans son propre dispositif. Dans Les reines ou dans Le passage de l’Indiana, l’effet est encore renforcé par la reproduction photographique : nimbés de lumière, le travail d’éclairage les isolant parfois dans une espèce d’écrin lumineux, les personnages occupent différentes hauteurs de la scène où ils paraissent suspendus et vibrants comme des langues de feu autonomes. Dans la scénographie pour l’opéra Le château de Barbe-Bleue de Béla Bartók, présenté au Grand Théâtre de Genève en 2007, Goulet fait carrément l’économie du plateau ; se dresse alors, au milieu d’un vide de treize mètres, une construction polymorphe et caméléon, une île escarpée, frangée d’une aire de jeu terriblement étroite. Si le travail de Marleau défait systématiquement la boîte scénique, Goulet contribue à cette déconstruction par un travail à la fois matériel et aérien, qui impose aux acteurs un sens du risque et de la précarité. À croire que la relative oblitération de l’acteur qui caractérise souvent, et de plus en plus, le travail de Marleau, c’est-à-dire les relais et la relève technologiques et médiatiques qui problématisent et rendent incertaine la présence souvent résiduelle de l’acteur, a ici un pendant non technologique, une formulation première qui tient aux possibles effets de la configuration spatiale et matérielle de l’espace, à une certaine façon dont la scénographie, jointe à l’éclairage souvent, contribue à délester l’acteur de sa pondération, à le produire pour le spectateur, comme une figure légèrement dématérialisée, traversée d’absence et d’incertitude, même quand il y a présence réelle.

À travers l’expérience de ce passage intermédial qui pose, à la ville comme à la scène, le sens possible du vide, de ses effets et de ses usages, le travail d’art public de Goulet se trouve transformé de manière inattendue. Les chaises acquièrent une voix et l’usager une fonction. Ainsi, en 2008, la Ville de Montréal offrait à la Ville de Québec, dans le cadre du 400e anniversaire de cette dernière, une oeuvre intitulée « Rêver le nouveau monde[6] ». Goulet y revient sur le motif des chaises, mais cette fois, celles-ci, au nombre de 44, sont distribuées irrégulièrement le long d’un axe prononcé, et elles cultivent une fonction de décélération du citoyen. Les citations gravées sur 40 d’entre elles ralentissent la circulation, elles invitent l’usager à interrompre sa course, à se rapprocher, à circuler entre les chaises pour trouver l’angle qui permet de lire un texte d’un auteur, quitte pour y parvenir à s’asseoir sur les vers d’un autre. Voici les chaises de Goulet occupées par un double travail de mémoire, travail d’inscription en amont et en aval, travail de déchiffrement au nom duquel parfois, les usagers vont, ponctuellement, jusqu’à prendre possession de la place vide.