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Le verbe « exposer » se décline en champs sémantiques sinon contradictoires, du moins ambivalents : son emploi le plus répandu, « disposer en manière de mettre en vue » englobe tant le domaine artistique que celui du commerce ; lorsqu’il renvoie à des personnes, il connote tantôt l’arrogance (« se disposer de manière à être regardé, remarqué »), tantôt l’humilité (« se soumettre à l’action de ») ; changeant de mode, il oscille entre l’assurance d’une présentation claire et neutre (« faire connaître oralement ou par écrit en présentant de façon claire, suffisamment détaillée et sans prendre position, un sujet dans sa totalité »), et la rencontre d’un péril, d’un compromis, d’une limite (« mettre [quelqu’un] dans une situation où il est menacé de quelque chose, où il est en butte à quelque chose »)[1].

En tant qu’objet d’étude historique et théorique, l’acte d’exposer suscite depuis une trentaine d’années un intérêt aussi croissant que la prolifération des expositions elles-mêmes au sein de notre culture du spectacle omniprésent[2]. De nombreux ouvrages abordent désormais la théorie et l’histoire de ces formes éphémères mais efficaces d’exercice de pouvoir que sont les expositions et décortiquent leurs discours, stéréotypes et idéologies, aussi bien au sein qu’en dehors des institutions muséales[3]. Ce « display turn » participe des efforts déployés dans la même période par l’histoire de l’art pour réévaluer ses propres fondements épistémologiques : que ce soit en inscrivant les pratiques artistiques et leurs usages au sein des relations de pouvoir socioéconomiques et culturelles (histoire sociale, féministe, postcoloniale de l’art), en veillant aux modalités événementielles et discursives de présentation et de réception des oeuvres (analyse foucaldienne du discours, théories de la performativité), ou en accordant une importance aux artefacts et phénomènes de la culture visuelle non artistique. Le développement des pratiques artistiques conceptuelles, et en particulier de la « critique institutionnelle », a également joué un rôle très important dans l’insistance sur le contexte et les conditions d’énonciation inaugurales des productions artistiques. Un des effets de ce tournant réflexif est l’apparition d’un nouveau genre de récits historiques fondés sur l’exposition comme facteur significatif de l’histoire de l’art, voire comme condition de possibilité de certaines pratiques artistiques modernes et contemporaines[4]. L’étude des expositions fait désormais l’objet de collections de publications monographiques (« Exhibition histories » amorcée par la maison d’édition Afterall) ainsi que de plusieurs revues spécialisées récentes : Displayer (Karlsruhe), The Exhibitionist (Berlin), Manifesta (Amsterdam). Les institutions ne demeurent pas en reste : en France, l’histoire de l’exposition devient un axe de recherche à la fois de l’Institut national d’histoire de l’art et du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou ; ailleurs, des établissements tels que la Tate Gallery ou le Van Abbesmuseum d’Eindhoven font de la réflexion sur le potentiel discursif de l’exposition une modalité de fonctionnement du musée. 

Face à la polysémie du terme et à l’abondance des publications existantes, ce numéro d’Intermédialités opte pour une cartographie non exhaustive du thème qui met en évidence aussi bien l’étendue des recherches actuelles que la pertinence heuristique de l’intermédialité. Par sa nature même, une exposition est a priori intermédiale : l’acte de disposer et d’ordonner génère, au sein d’un espace et durant un temps, une forme de discours ; il met en situation, en représentation et en contact plusieurs instances d’énonciation (les artefacts ou « expôts », l’institution, les commissaires, les visiteurs/consommateurs, les artistes…). En amont même de tout dispositif médiatique accompagnateur (cartels, films, vidéos, documentation photographique), l’exposition est déjà une mise en scène qui appâte et séduit nos différents sens par sa parenté non seulement avec le théâtre, mais également avec des procédés issus de la littérature[5], de la photographie ou du cinéma[6]. Elle apparaît ainsi comme une configuration de différents médias dont les relations construisent des représentations de l’espace et du temps, produisent du sens, du discours, du pouvoir.

Les textes réunis dans ce numéro d’Intermédialités abordent l’exposition comme phénomène de la modernité (Passini, Lindner), interrogent son rapport à la mémoire et à l’histoire (Dulguerova, Lamoureux), décrivent ses écueils idéologiques (Abdallah, Greenberg), réfléchissent à sa temporalité (Souben) ou dressent son « dispositif » épistémologique (Vaquié, Ralickas).

S’il est désormais un constat banal que les pratiques d’exposition participent de l’écriture de l’histoire de l’art, les études concrètes et détaillées des exemples historiques demeurent rares. Nourrie par une documentation de première main, l’enquête menée par Michela Passini sur quatre rétrospectives de l’art des « Primitifs » européens tenues au début du 20e siècle soulève la question des écarts et des ressemblances entre les discours nationalistes mis en pratique dans ces expositions (par le choix des oeuvres, leur agencement spatial et leur étalage médiatique), et ceux proférés dans les écrits historiques de la même époque.

Mais la modernité de l’exposition ne se limite pas simplement au format de la présentation d’oeuvres d’art au sein d’une institution prestigieuse. L’article d’Ines Lindner permet de contextualiser les pratiques d’exposition dans le régime de reproductibilité qui est le leur, par l’examen de l’espace de monstration typiquement moderne de la presse illustrée, dont la revue surréaliste Documents à la fois exploite et détourne les règles en adoptant des stratégies de « démontage » photographique.

Dans le contexte des expositions d’art, la prise de vue photographique nourrit la mémoire de l’événement éphémère et contribue à le transformer en fait historique. Parfois même, la photographie rétroagit sur le passé en devenant le point de repère d’une nouvelle reconstruction. L’étude que je consacre aux répliques d’exposition réalisées aussi bien par des musées que par des artistes contemporains interroge les relations entre photographie, reconstruction et événement-référent, ainsi que les modalités par lesquelles elles traduisent l’expérience passée (en particulier celle de la modernité artistique du début du 20e siècle) en mémoire.

La relecture de l’histoire est aussi au coeur de l’interprétation qu’offre Johanne Lamoureux des sous-entendus (et malentendus) intermédiatiques de l’exposition Marie-Antoinette qui s’est tenue au Grand Palais en 2008. En suggérant que son véritable programme était moins guidé par un souci de fidélité aux sources historiques que par le recours aux adaptations littéraires et cinématographiques de celles-ci, l’étude de Lamoureux dresse le constat de l’émancipation anachronique et jubilatoire de l’exposition à l’égard de son objet.

Les usages de l’exposition peuvent être aussi plus ouvertement idéologiques. Dans son article sur les collections d’art contemporain en provenance du Moyen-Orient au British Museum de Londres, Monia Abdallah montre comment les modalités de présentation visuelle aussi bien que les discours accompagnateurs concourent à postuler une continuité entre l’art islamique classique et les oeuvres contemporaines, ainsi qu’à fonder cette lecture idéologique sur la notion très problématique de « civilisation » transhistorique.

De son côté, Reesa Greenberg enquête sur la recrudescence d’un nouveau « genre » d’expositions consacrées à la restitution des oeuvres spoliées aux populations juives dans les années 1930-1940, retrace les raisons d’émergence de cette pratique aujourd’hui et en identifie les caractéristiques. Selon elle, l’introduction de cette thématique juridique dans le champ muséal aboutit au résultat pour le moins paradoxal d’affaiblir la notion d’intérêt public et d’affirmer l’art comme bien marchand et foncièrement privé.

Le thème du numéro suscite de vifs débats non seulement dans le monde académique mais aussi dans le monde de l’art. L’entretien avec Véronique Souben donne ainsi la tribune à une commissaire qui élabore une démarche réflexive et critique à l’égard de la mise en exposition. Dans sa pratique, elle tâche précisément de mettre en évidence les modalités par lesquelles un dispositif de présentation (en l’occurrence, celui de l’exposition 90’ organisée au Frac Franche-Comté en 2009) parvient à rendre sensible l’organisation de l’espace, du temps et du parcours des visiteurs.

Enfin, deux articles abordent l’exposition comme un problème d’énonciation. Michel Vaquié décrit les modalités concrètes des différents types d’exposés en mathématiques : de l’exposé écrit pour une publication aux diverses formes d’exposition orale, qu’elles soient de vulgarisation, qu’elles s’adressent à un public général de mathématiciens ou qu’elles visent un cercle restreint de spécialistes d’un champ de recherche particulier. Il dévoile combien la persuasion mise en oeuvre lors de l’exposé d’un résultat renvoie, pour l’orateur ou pour le lecteur, à la possibilité d’en rejouer la démonstration, soit de rester en position active vis-à-vis de l’énonciation.

Eduardo Ralickas propose quant à lui une lecture pragmatique d’un dispositif d’énonciation plus ancien : les traités de perspective des 16e et 17e siècles. Il suggère que ces manuels échouent à figurer leur destinataire et ce, précisément en raison de l’écart difficilement surmontable entre système de représentation perspectif (concept) et exigence de présentation didactique (display). Son étude montre que tout acte d’exposer implique une situation d’énonciation complexe qui crée et met en jeu des représentations, loin d’un modèle de communication « transparent ».

Ce numéro d’Intermédialités ne saurait être complet sans le portfolio visuel réalisé par Martin Beck, qui interpelle ses propres conditions de possibilité. Artiste d’orientation « néo-conceptuelle », Beck élabore une approche critique de la signification sociale des pratiques expositionnelles, tant sur le plan institutionnel que sur celui, plus général, des liens entre les champs artistique et commercial, esthétique et politique. Comme le précise le texte introductif de Vincent Bonin, le projet de Beck rejoint le verbe directeur de ce numéro à plusieurs niveaux : par son sujet, qui rend hommage à l’un des concepteurs de systèmes d’exposition standardisés (George Nelson) ; par le rapport réflexif que cette intervention établit avec le travail antérieur de Beck, ainsi que par l’effet de ricochet qui met en vue le contexte de présentation même, celui d’une revue académique ayant pour thème exposer.

Le numéro se clôt sur deux articles « Hors dossier » : une étude de Ghislain Thibault interrogeant la réapparition du champ métaphorique de « l’éther » pour désigner les nouveaux « espaces » promus par les technologies électroniques et informatiques, ainsi qu’une analyse par Walter Moser des promenades de Janet Cardiff comme autre forme d’exposition typique de notre « culture en transit ».