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Introduction

Les modèles de développement de l’entreprise montrent qu’au-delà d’une certaine taille, une direction par délégation se met en place, l’organisation se décentralise et se complexifie. De même, avec la taille, la propriété a tendance à se morceler et à se dissocier de la gestion (ce que le langage conceptuel de la théorie des droits de propriété traduit par une « atténuation » de la fonction de décision). Ainsi, à la différence de la petite entreprise dans laquelle les grandes fonctions de la gestion sont assumées ou étroitement contrôlées par un dirigeant-propriétaire, la moyenne entreprise se définit souvent dans la littérature comme une organisation structurée, dotée d’un encadrement intermédiaire, s’appuyant sur un actionnariat bien identifié, parfois fractionné (sans pour autant être diffus) et sans lien systématique avec la fonction managériale (GREPME, 1994 ; Le Vigoureux, 1997).

S’inscrivent dans le périmètre de cette définition aussi bien les filiales de groupes de taille moyenne (dont le poids relatif augmente sur les dernières décennies) que les entreprises strictement patrimoniales sans lien de dépendance en capital avec une autre unité économique. Entre ces deux formes extrêmes de structures d’actionnariat, une troisième, rarement traitée comme catégorie à part entière, peut être isolée au sein de ce qu’il est convenu d’appeler le « tissu intermédiaire » : la moyenne entreprise « adossée », souvent familiale, au capital ouvert à des entités minoritaires (capital-investisseur, groupe, acteur institutionnel). Les évolutions démographiques récentes du tissu économique invitent à porter un regard particulier sur ce type d’entreprise. La structuration de l’offre de capital-investissement, la clarification du positionnement stratégique des plus grandes unités (les conduisant au désengagement ou à l’abandon d’activités périphériques), ou encore les pratiques d’essaimage alimentent en effet le marché des reprises de parts sociales non cotées et contribuent à l’apparition de nouvelles entreprises adossées ou à l’émergence de nouvelles opportunités d’adossement pour les entreprises familiales indépendantes[1].

L’apparition ou l’existence d’une entité externe minoritaire dans le capital d’une entreprise familiale n’est pas neutre. Plusieurs travaux, mentionnés plus loin dans cet article, montrent qu’elle impacte substantiellement le comportement stratégique, l’organisation et la gouvernance de l’entreprise, en lui conférant un caractère plus entrepreneurial et plus « professionnel ». L’ouverture du capital, même très partielle, n’apparaît pourtant pas toujours comme une trajectoire « naturelle ». L’une des manifestations les plus visibles des résistances des entreprises patrimoniales à la perte partielle d’indépendance réside dans l’utilisation hiérarchisée des sources de financement, conformément à la théorie du  pecking-order (Myers, 1984) dont le pouvoir explicatif se révèle fort dans le cas des entreprises familiales, des PME et des sociétés fermées (Norton, 1991 ; Berger et Udell, 1998 ; Poutziouris, 2001). L’ouverture du capital est souvent présentée comme un « financement de dernier ressort », lorsque l’autofinancement et la capacité d’endettement apparaissent insuffisants pour répondre à une opportunité d’investissement. Les propriétaires des entreprises familiales, plus encore lorsqu’ils sont fondateurs et/ou lorsqu’ils assument la fonction de direction, peuvent en effet être amenés à développer au cours du temps une culture de l’indépendance, à confondre leur destin à celui de l’entreprise et à adopter des attitudes de protection envers un territoire qu’ils estiment avoir largement construit. La perspective d’ouverture du capital engendre un certain nombre de craintes qui peuvent les conduire à privilégier la non-croissance aux dépens du maintien ou de l’amélioration de la position concurrentielle.

L’identité familiale et la confiance qu’une entreprise familiale suscite auprès de ses parties prenantes en sont-elles pour autant réellement affectées lorsqu’elle choisit d’ouvrir partiellement son capital ? La relation d’agence introduite par la coexistence de deux pôles d’actionnaires de nature différente est-elle susceptible d’altérer les forces et l’objectif de pérennité habituellement relevés pour une entreprise familiale « indépendante » ? Cet article tend à répondre par la négative à ces questions et soutient l’hypothèse qu’un actionnariat minoritaire extérieur à la famille constitue bien souvent la source d’un renouveau entrepreneurial, limitant les risques de sclérose, et peut être considéré, à l’appui notamment des approches cognitives de la gouvernance, comme un levier pour l’innovation, l’introduction d’idées nouvelles et l’ouverture à de nouveaux réseaux relationnels.

Cet article se nourrit d’une littérature centrée sur l’entreprise familiale, rappelée dans ses grandes lignes dans un premier point, mettant en exergue ses qualités intrinsèques et ses fragilités (1). Il cherche ensuite à identifier, pour les entreprises familiales au capital initialement fermé, certains effets d’ordre stratégique ou organisationnel de l’adossement à un actionnariat externe minoritaire ou d’une gouvernance ouverte, que traduit notamment une propension plus forte au changement stratégique et à l’innovation (2). Les récentes approches cognitives de la gouvernance rappelées dans le troisième point éclairent d’un jour nouveau le caractère plus entrepreneurial des moyennes entreprises familiales adossées et permettent de mieux en saisir certaines de leurs caractéristiques (3).

1. Qualités intrinsèques et fragilités des entreprises familiales dans la littérature

Les entreprises familiales ont fait l’objet, sur les deux dernières décennies, d’une importante littérature. Un certain nombre d’enquêtes ou d’études d’obédience professionnelle (par exemple KPMG, 2007) ou académique (Arrègle et Mari, 2010) pointent les performances souvent supérieures des entreprises familiales comparativement aux entreprises non familiales, sur des critères stratégiques, sociaux, financiers ou organisationnels. Allouche, Amann et Garaudel (2007) recensent et articulent la littérature relative aux explications liées à la surperformance des entreprises familiales. Deux cadres théoriques majeurs sont mobilisés : d’une part, le courant contractualiste, pour lequel la réduction des coûts de contrôle et d’incitation des dirigeants non familiaux et la nature « patiente » de l’actionnariat fournissent les explications les plus convaincantes ; d’autre part, le courant néo-institutionnaliste, qui s’appuie sur l’homogénéité du système de valeurs des entreprises familiales et l’imbrication des systèmes sociaux famille-entreprise.

Parmi les explications prenant comme cadre l’approche contractualiste (principalement la théorie de l’agence), la convergence ou la confusion des intérêts entre direction, actionnariat et administrateurs limite ou rend moins probable l’apparition de coûts de surveillance, d’engagement ou d’opportunité liés à l’opportunisme précontractuel (sélection adverse) ou post-contractuel (aléa moral) d’agents économiques rationnels. La surperformance trouverait donc son origine dans des coûts d’agence nuls ou marginaux. De plus, l’orientation à long terme des actionnaires familiaux, la durée importante des mandats managériaux, l’importance accordée aux objectifs de pérennité de l’entreprise et du contrôle familial (Mignon, 2000) limiteraient toute décision court-termiste inefficiente que l’on rencontre dans le contexte de la firme managériale où le dirigeant doit être « discipliné », car il est par nature négligent, engage des dépenses discrétionnaires, cherche à accroître son prestige en privilégiant la taille de l’entreprise plutôt que sa rentabilité, etc.

La manifestation sans doute la plus visible de cette « préférence » pour le long terme se trouve dans les études mettant en évidence le moindre recours à l’endettement (Allouche et Amann, 1998), la part importante du réinvestissement des résultats et la faiblesse corrélative de la politique de distribution de dividendes, que l’entreprise soit cotée (Calvi-Reveyron, 2000) ou non (Hirigoyen, 1984). Pour Kenyon-Rouvinez et Ward (2004, p. 50), « cette politique d’actionnariat est le pilier de la réussite à long terme de l’entreprise familiale car elle permet l’apport de capitaux à un moindre coût, détenus par les membres de la famille qui ne demandent pas un retour sur investissement rapide, mais plutôt une augmentation sur le long terme de la valeur de l’entreprise (patient capital) ».

La vision néo-institutionnaliste de l’entreprise fournit un deuxième ensemble d’explications à la meilleure performance des entreprises familiales. La famille constitue ici un réseau social clanique offrant une régulation efficiente des transactions interindividuelles qui se forment sur des bases de loyauté et sur un système de valeurs homogène[2]. Ce qui est ici valorisé n’est pas tant la faiblesse des coûts d’agence liée à la confusion des fonctions managériales et actionnariales qu’un fonctionnement assis sur la confiance (Allouche et Amann, 1998), la solidarité et l’altruisme des acteurs clés de l’entreprise. Cette confiance alimente des décisions inscrites sur le long terme et sécurise les arbitrages en faveur d’une ligne stratégique durable en limitant les questionnements conjoncturels sur la portée immédiate des décisions.

Dans ce même corpus explicatif, en référence à une approche par les ressources et les compétences, certains auteurs ont développé le concept de « familiness » ou « familiarisme » désignant les ressources uniques qu’une entreprise possède du fait des interactions entre la famille, ses membres et l’activité de l’entreprise (Habbershon et Williams, 1999). Les valeurs inhérentes à la famille, la bonne volonté, l’engagement et l’enthousiasme de leurs membres, la valorisation d’un comportement conforme à l’éthique, la perception de l’entreprise par les parties prenantes ou stakeholders comme étant digne de confiance, le sentiment puissant d’appartenance, une information mieux partagée et de meilleure qualité sont autant d’éléments qui donnent à l’entreprise familiale des ressources cognitives distinctives (Sirmon et Hitt, 2003 ; Anderson et Reeb, 2003 ; Arrègle, Durand et Very, 2004 ; Zellweger, Eddleston et Kellermanns, 2010). Ces éléments se retrouvent également dans les approches fondées sur la théorie de l’intendance (stewardship theory)[3] appliquée aux entreprises familiales : Miller, Breton-Miller et Scholnick (2008) défendent à l’appui de comparaisons empiriques ces approches présentant les propriétaires d’entreprises familiales comme profondément attentifs à la « continuité » de l’entreprise, attachés à favoriser la « communauté » des employés et à nourrir des relations loyales et durables avec leurs clients (« connexion »).

Ces explications positives sur la solidité des entreprises familiales font toutefois l’objet de nuances ou de critiques par d’autres études qui relèvent certaines fragilités ou inclinations sous-optimales. Ces fragilités sont de deux ordres principaux : des orientations conservatrices ne permettant pas de saisir tout le potentiel de croissance et un enracinement négatif du dirigeant favorisant l’émergence de coûts d’agence d’un type nouveau (intrafamilial), de situations conflictuelles ou d’altération des liens « fraternels ».

Dans l’introduction de cet article, pour expliquer la difficile trajectoire d’adossement d’une entreprise au capital fermé, nous évoquions une certaine rationalité de la « non-croissance ». L’une des premières caractéristiques de l’actionnariat familial étant que l’entreprise constitue généralement l’un des principaux biens de la famille, cela peut l’amener à adopter une gestion moins risquée en matière d’investissement, de financement ou d’innovation et limiter à l’évidence la saisie d’opportunités de croissance qu’un financement actionnarial externe permettrait d’envisager. Ainsi, l’excès de prudence ou de conservatisme des entreprises familiales, fréquemment relevé (Donckels et Fröhlich, 1991 ; Sharma, Chrisman et Chua, 1997), peut amener à des mouvements stratégiques limités à des marchés étroits, à la croissance faible, voire à la disparition prématurée[4] (cf. Miller, Breton-Miller et Scholnick, 2008). Pour Mignon (2009), le poids des expériences passées, la focalisation des ressources sur un seul domaine d’activité peuvent conduire à une certaine myopie stratégique, aggravée par le sentiment d’invulnérabilité engendré par une ancienneté importante.

La deuxième grande faiblesse pointée par la littérature sur les entreprises familiales est liée à l’apparition possible, après une certaine durée de vie, de phénomènes d’enracinement négatif ou de népotisme générateurs de conflits[5]. L’âge semble être dans plusieurs études une variable explicative de l’émergence de ce type de phénomène (Morck, Shleifer et Vishny, 1988). Pour Gomez-Mejia, Nunez-Nickel et Gutierrez (2001), les conséquences de l’enracinement du dirigeant peuvent même être plus sérieuses dans les entreprises familiales que dans les entreprises non familiales.

Hirigoyen (2002 et 2008, p. 1902) observe ainsi que « les liens familiaux évoluent au cours du cycle de vie et affectent l’entreprise à travers des conflits d’intérêt significatifs, une information et un altruisme asymétriques spécifiques entre les membres de la famille ». L’auteur pointe l’altération graduelle, au cours du cycle de vie de l’entreprise familiale, des liens entre les membres de la famille. Dans les périodes de succession, l’entreprise familiale affronte des changements dans les « patterns » des liens familiaux qui atténuent le degré de la confiance mutuelle. Si les coûts de surveillance ou de contrôle sont moins élevés dans une entreprise familiale, des coûts de rivalités fraternelles ou liés à des comportements autocratiques ou népotiques peuvent émerger (les études de cas d’entreprises familiales menées par Kets de Vries et publiées en 1988 en fournissent des illustrations). Certains membres des générations suivantes préfèrent parfois récupérer leur part plutôt que de la voir immobilisée dans une affaire à laquelle ils ne sont pas directement associés.

La famille ne peut donc pas toujours être considérée comme une entité stable et cohésive. Avec les générations, le caractère « dynastique » de la famille s’accroît et les liens sont susceptibles de s’affaiblir entre ses membres. Lorsque la famille devient ce que d’aucuns appellent un « consortium de cousins », les conflits potentiels s’accroissent, les systèmes informels de contrôle mutuel perdent 1) en efficacité et les branches de la famille écartées du premier cercle de pouvoir peuvent s’estimer lésées par le noyau familial dominant, 2) en capacité à renoncer à des investissements pertinents jugés unilatéralement trop risqués ou obligeant à acquérir de nouvelles compétences (Schulze, Lubatkin et Dino, 2001 et 2002).

Le népotisme, la captation des postes de direction par des managers inexpérimentés ou moins performants que ce que peut fournir le marché des dirigeants (certes inefficient) et en général les coûts liés à l’altruisme (sélectif) de la figure familiale dominante peuvent être considérés comme des composantes de coûts d’agence d’un genre nouveau dans l’entreprise familiale.

2. Les moyennes entreprises adossées : apports des minoritaires et vertus d’une gouvernance « métissée »

L’exposé synthétique des principales forces et fragilités des entreprises familiales interroge la capacité de celles ayant procédé à une ouverture partielle de leur capital ou de leur gouvernance à préserver ou consolider leurs forces (continuité, esprit communautaire, « familiness », etc.) en contournant les perspectives les moins flatteuses (népotisme, conflits intrafamiliaux, conservatisme stratégique, etc.). L’hypothèse se construit à l’aune de nombreux travaux montrant les bénéfices d’une gouvernance ouverte sur les orientations stratégiques ou les dimensions organisationnelles des entreprises familiales.

Plusieurs auteurs (par exemple Fernandez et Cobas, 1998 ; Amit, Brander et Zott, 1998 ; Stephany, 2001 ; Gabrielsson et Huse, 2002) ont montré que l’adossement d’une entreprise à une structure de capital-investissement ou de capital-risque s’accompagne de la mise en place d’un contrôle contractualisé pouvant impliquer des changements organisationnels significatifs au sein de l’entreprise (définition d’une fonction financière et d’un contrôle de gestion, émergence de tableaux de bord, etc.). Pour ces auteurs, l’apparition d’une entité externe dans le capital d’une entreprise permet certes l’apport de ressources financières nouvelles, mais également des apports résiliaires, techniques, financiers, commerciaux, parfois informels ou indirects. L’actionnaire extérieur peut jouer le rôle de garant du potentiel de l’entreprise et, ce faisant, signaler sa qualité, accroître sa réputation et lui permettre ainsi d’accéder à des ressources financières qui, en son absence, lui auraient été inaccessibles[6]. Le tableau 1, établi par J. Pouget et E. Stephany (2002), synthétise par exemple l’impact de l’entrée d’un capital-risqueur sur les principales fonctions de l’entreprise.

Tableau 1

Impact de l’entrée d’un capital-risqueur sur les principales fonctions de l’entreprise

Impact de l’entrée d’un capital-risqueur sur les principales fonctions de l’entreprise
Source : D'après J.Pouget et E.Stephany (2002).

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L’adossement à un groupe peut avoir certains effets similaires. Ciéply (1995) montre en particulier que l’établissement d’un partenariat financier entre une entreprise « établie » et une entreprise « non établie » exerce un effet de levier sur la capacité d’endettement de cette dernière en réduisant les incertitudes et l’asymétrie d’information entre l’entreprise et ses partenaires bancaires. Un établissement bancaire peut obtenir des informations sur une entreprise non établie en observant les interactions de cette entreprise avec une grande entreprise réputée ayant un bon rating auprès des bailleurs de fonds. Cette grande entreprise est une interface qui modifie les conditions d’accès au financement bancaire d’un partenaire se situant hors des normes de la communauté financière.

Les effets d’un capital ouvert sur l’innovation peuvent être également soulignés. Les moyennes entreprises familiales adossées, comparées à leurs homologues indépendantes ou aux filiales de taille moyenne, laissent apparaître des comportements stratégiques entrepreneuriaux, proactifs, caractérisés par des politiques d’innovation technologique et/ou de produit importante et une faible aversion pour le risque (Le Vigoureux, 1997). Une étude du Centre d’analyse stratégique (2009) relève aussi que l’appartenance à un groupe est un facteur contribuant à accroître la propension à innover des entreprises. Ce constat corrobore les analyses de Stephany (2003) et de Couderc et Stephany (2008), selon lesquelles une gouvernance ouverte, caractérisée par la présence d’actionnaires extérieurs ou incluant des acteurs internes et externes à l’entreprise, favorise les dynamiques d’innovation. Sur ce point, l’hypothèse retenue par Cosier et Harvey (1998) est que le conflit d’intérêt inhérent par exemple à la distinction entre les acteurs qui dirigent et ceux qui contrôlent est source d’un plus grand potentiel de coopération et introduit une tension organisationnelle nécessaire au développement de la création, de l’innovation et favorisant de meilleures performances[7].

L’influence d’une gouvernance ouverte sur des variables clés de la stratégie de l’entreprise est également relevée dans plusieurs études très significatives. Naldi et Nordqvist (2008) montrent ainsi pour les entreprises familiales que le degré d’ouverture de la structure de gouvernance impacte leur degré d’internationalisation[8]. Les auteurs mobilisent la théorie de la dépendance sur les ressources, qu’ils jugent pertinente parce qu’elle permet d’appréhender des différences importantes de comportements stratégiques entre les entreprises familiales et la manière dont elles construisent des liens avec leurs environnements externes dans le but d’accéder à des ressources non familiales, essentielles à l’internationalisation. S’engager sur des marchés internationaux requiert une prise de risque considérable pour les propriétaires et les managers familiaux. L’internationalisation peut alors être freinée par la prudence, l’aversion au risque, le conservatisme, la résistance au changement des leaders familiaux et le manque de contrôle formel et de système de planification. Quand la famille surmonte sa peur de perdre le contrôle et ouvre la structure de gouvernance à des acteurs non familiaux, de nouvelles ressources extérieures à la famille et à la firme sont apportées facilitant l’internationalisation. Dans un registre similaire, Brunninge, Nordqvist et Wiklund (2007) montrent que le changement stratégique, pouvant passer par la diversification, l’innovation ou l’entrée sur de nouveaux marchés à l’international, est favorisé dans les PME aux structures de propriété ouvertes. Dans les entreprises étroitement contrôlées et fermées, la concentration des propriétaires au sein de la direction se traduit souvent pour ces auteurs par une plus grande aversion pour le risque, un moindre entrain, de moindres pressions ou incitations externes pour s’engager dans le changement[9].

La présence d’administrateurs externes au sein du conseil d’administration traduit également une gouvernance « ouverte ». Ces administrateurs, recrutés notamment pour leurs compétences particulières et leur regard extérieur, et qui n’exercent aucune fonction de direction et ne détiennent pas ou très peu d’actions de la société, semblent également influer sur la nature des orientations stratégiques de l’entreprise (Daily et Dalton, 1992 ; Mustakallio, Autio et Zahra, 2002). Pour Kenyon-Rouvinez et Ward (2004, p. 82), « l’expérience montre que les familles qui ont ouvert leur conseil à des membres indépendants réussissent à fixer des objectifs plus clairs, plus affinés, et sont plus performantes ».

Ainsi, la présence d’une entité externe dans le capital de l’entreprise, la cohabitation d’acteurs d’origine ou de nature différente dans la propriété (directeurs ou administrateurs « externes ») apparaissent associées à des impulsions organisationnelles nouvelles, modifiant les fonctions de l’entreprise, les dynamiques d’innovation, les orientations stratégiques ou même les performances. Certes, les coûts d’agence liés à la partition de la propriété ou à la séparation des fonctions de gouvernance sont plus importants que ceux qui prévalent dans une moyenne entreprise familiale au capital fermé. Mais les effets décrits plus haut laissent présumer qu’un apport externe, qu’il concerne la propriété, la direction ou le contrôle, contribue à la revitalisation de l’entreprise, introduit un renouveau managérial et stratégique salvateur contrant les risques de conservatisme, de népotisme ou d’altruisme inefficient relevés dans les formes « pures » et anciennes des entreprises familiales. Suivant en cela Arrègle et Mari (2010, p. 100), on peut dire que « l’influence familiale » peut être préférable à l’exclusivité familiale. Comme le mentionnent ces auteurs, « l’influence familiale quand elle n’est pas associée à un contrôle total du capital a un impact positif sur les décisions et donc sur la performance de ces firmes. Elle permet aux autres parties prenantes de l’entreprise d’intervenir dans le processus de décisions stratégiques et d’équilibrer l’influence de la famille sur les décisions de l’entreprise » qui se retrouve alors « peu confrontée à des problèmes d’absence d’innovation ou de renouvellement, de pensée commune ou d’aliénation de certaines parties prenantes »[10].

Faut-il néanmoins voir dans ce « métissage » des fonctions de gouvernance, lorsqu’il s’installe dans une entreprise familiale, une altération de ses atouts spécifiques, une dislocation du système famille-entreprise, un morcellement de la confiance ? La moyenne entreprise familiale adossée est-elle susceptible de perdre, du fait de son ouverture partielle à une entité externe, son « familiness » ? Sans pouvoir être ici affirmatif[11], notre hypothèse est celle d’une survivance active de la famille en cas d’adossement, gage de « continuité » (au sens de Miller, Breton-Miller et Scholnick, 2008) des relations commerciales et professionnelles. Les effets positifs de la culture familiale ont toutes les raisons de subsister car le contrôle des affaires, s’il n’est plus exclusif, demeure dans le domaine familial. La propriété comme la direction restent par essence le fait de (ou en étroite dépendance avec) l’actionnariat familial dominant. L’ouverture à un actionnariat externe est quant à elle un levier d’amplification du tissu relationnel de l’entreprise ou, selon les termes d’une récente étude sur les entreprises de taille intermédiaire en France, « un appui efficace et nécessaire au développement […] par l’apport instantané de compétences surdimensionnées, bonnes pratiques, contacts et ouvertures […] pour accompagner le changement d’état » (Rapport Retailleau, 2010, p. 86). Rien ne laisse penser qu’une ouverture partielle du capital puisse ainsi altérer un héritage culturel familial patiemment construit ou que celui-ci ne puisse avec bénéfice se combiner à des compétences externes revitalisantes et à l’introduction de nouvelles modalités de gouvernance.

Ces modalités, qui ne se construisent pas seulement sur le terreau d’intérêts divergents ou de dispositifs « disciplinants », peuvent s’analyser comme des relations de coopération qui n’altèrent ni la continuité ni la confiance vis-à-vis de l’ensemble des parties prenantes. C’est le sens de l’approche cognitive de la gouvernance, récemment développée dans la littérature, et qui peut constituer un cadre explicatif intéressant de la propension des entreprises familiales adossées à innover, à s’internationaliser ou à oser le changement stratégique.

3. L’approche cognitive de la gouvernance : cadre explicatif du caractère entrepreneurial de la moyenne entreprise adossée

Les évolutions de l’analyse stratégique (Aurégan, Joffre et Le Vigoureux, 1997), comme celles des fondements théoriques du gouvernement de l’entreprise, invitent à aborder les relations entre les différents partenaires de la firme comme des relations de coopération plutôt que d’agence et à adopter une vision de la firme qui valorise le rôle des ressources intangibles dans la création de valeur.

L’approche cognitive de la gouvernance, particulièrement promue dans l’espace francophone par Charreaux (2002a, 2002b, 2008) et Wirtz (2008a, 2008b), s’inscrit au confluent de différents courants comme la théorie comportementale de la firme, les théories de l’apprentissage organisationnel ou les théories des ressources et compétences. Le système de gouvernance se définit sur ces bases comme l’ensemble des mécanismes permettant d’avoir le meilleur potentiel de création de valeur en privilégiant les compétences, l’apprentissage, les capacités d’innovation.

Dans cette approche, la notion de conflit n’est pas envisagée de la même manière que dans l’approche disciplinaire classique de la gouvernance. Elle ne se réfère plus à la divergence d’intérêts des parties prenantes, liée à des objectifs différents et conduisant à la mise en place d’un système de surveillance ou d’incitation, mais à une incompréhension mutuelle susceptible d’être dépassée et potentiellement créatrice de valeur. Si l’excès de conflit cognitif doit bien sûr être évité, son absence est tout aussi dommageable car elle diminue la capacité à traiter de l’information complexe[12]. Les confrontations de points de vue, de visions et les discussions sur des bases raisonnées permettent d’élaborer des décisions mieux construites et plus appropriées que celles prises en l’absence de toute possibilité de dissonance cognitive initiale. Pour Forbes et Milliken (1999), la présence de désaccords ou de formulations critiques d’un conseil d’administration oblige le dirigeant à expliquer, justifier et possiblement modifier sa position en accueillant des perspectives alternatives sur des enjeux stratégiques importants. Pour ces auteurs, le conflit cognitif favorise la prise en compte d’alternatives plus nombreuses et leur évaluation plus attentive, ce qui contribue à la qualité de la prise de décision stratégique en environnement incertain. Le conseil n’est plus ici décrit seulement comme le support formel du lien actionnaires-managers. Son rôle classique de contrôle ou de validation est étendu à un rôle de service, d’apprentissage mutuel, de mentoring, de renfort de compétences, de participation active à la formulation de la stratégie[13]. Comme le résume Wirtz (2008b, p. 105), « à l’inverse des conflits d’intérêts, les conflits cognitifs ne sont pas tous destructeurs de valeur, dans la mesure où la critique constructive peut avoir un impact positif sur l’émergence des projets stratégiques, suggérant des améliorations possibles, mettant en garde contre des dangers potentiels ou induisant même certaines innovations ».

L’actionnaire est ici envisagé, pour reprendre le titre d’un article de Charreaux (2002a), comme « un apporteur de ressources cognitives ». Des trois composantes de la fonction entrepreneuriale, l’assomption du risque et de l’incertitude, la fonction managériale et la fonction « perceptive » associée au repérage des opportunités rentables, les deux dernières peuvent être qualifiées, selon l’auteur, de fonctions cognitives car liées à la vision et à la construction de connaissances. Dans cette approche, « ce qui fonde en premier l’efficience d’une firme, son aptitude à créer de la valeur, c’est sa capacité à réduire les conséquences des conflits cognitifs et à innover. Le fondement de l’efficience n’est plus de type allocatif et statique – la meilleure utilisation possible des ressources – mais de type productif, adaptatif et dynamique. L’objectif est d’assurer une croissance durable en particulier par la construction des opportunités de croissance » (Charreaux, 2002a, p. 103).

Les opportunités stratégiques ne sont plus appréhendées comme des données exogènes de l’environnement mais sont construites par les acteurs de la gouvernance en fonction de leurs connaissances et compétences spécifiques et de leurs interactions variées. La diversité des comportements est valorisée et l’innovation naît de la coexistence de schémas cognitifs différents au sein de l’entreprise. Les mécanismes de gouvernance ne cherchent pas en premier lieu à réduire les conflits d’intérêts, à aligner les intérêts des parties prenantes ou à contraindre le dirigeant de façon unilatérale en lui imposant une étroite discipline, mais sont appréhendés comme un levier à l’appui de l’action du dirigeant. Ces mécanismes ont ainsi un « pouvoir habilitant » (Wirtz, 2008a, p. 9), en soutenant, par exemple, une stratégie de forte croissance dans un contexte turbulent. Une bonne gouvernance cognitive repose dès lors sur la capacité du dirigeant à percevoir et construire de nouvelles opportunités, ainsi qu’à résorber les conflits cognitifs latents à ces choix stratégiques (Depret et Hamdouch, 2005 ; Charreaux, 2008).

Cette approche est particulièrement intéressante pour l’étude des entreprises familiales, et d’autant plus dans l’analyse de celles qui ont fait le pari de la croissance en ouvrant partiellement leur capital et/ou en privilégiant l’appui de compétences externes à la famille dans les organes de direction et de contrôle. Ces compétences externes ne cherchent pas en priorité à s’assurer de la probité de la coalition familiale dominante, car la valeur ne se crée pas par la seule discipline. Elles ont avant tout comme vocation, en s’appuyant par exemple sur leur connaissance intime des marchés et des technologies, à renforcer la base de connaissances stratégiques et managériales disponibles, à aider à la mise en oeuvre des plans de développement, à apprendre à mieux gérer le processus entrepreneurial ou à soutenir la qualité et la rapidité de la prise de décision. Elles constituent ainsi des leviers particulièrement valorisés dans les entreprises en croissance. Les actionnaires externes à la famille peuvent ainsi concourir à une fonction exploratoire en apportant des savoirs, des compétences non disponibles au sein de la firme. Ils peuvent également guider ou conseiller les dirigeants vers l’acquisition de nouvelles compétences génératrices de valeur ou synergies, à travers notamment la recherche d’alliances ou des opérations de fusion ou d’acquisition (Charreaux et Wirtz, 2006).

La moyenne entreprise adossée peut donc ainsi être appréhendée non principalement comme le lieu où s’exercent des pouvoirs et contre-pouvoirs, mais comme une structure de propriété privilégiée pour voir s’épanouir des mécanismes de soutien à la formulation de la stratégie et à la conception des actions de sa mise en oeuvre. Ces mécanismes de gouvernance, bien plus que d’aider à une simple sélection des « bons projets ou bonnes opportunités », permettent comme le relève Wirtz (2008a, p. 9) « d’élargir l’ensemble des options stratégiques à la disposition du dirigeant, grâce à une perception élargie de l’environnement (scanning) et à des modèles d’interprétation plus variés apportés par des administrateurs aux expériences hétérogènes. C’est donc un cas de renforcement de l’espace discrétionnaire grâce au levier cognitif et comportemental de la gouvernance ». Cet élargissement des options stratégiques, ce soutien de l’actionnariat externe dans les instances de gouvernance nous paraissent constituer une vision crédible et explicative du caractère plus entrepreneurial (au sens de Covin et Slevin, 1989)[14] des moyennes entreprises adossées, comme observé dans certaines investigations empiriques (Le Vigoureux, 1997).

Cela ne signifie pas la disparition du rôle disciplinaire des mécanismes de gouvernance dans la moyenne entreprise adossée. Cependant, avec cette approche, on peut d’autant mieux relativiser la portée des conflits d’agence, limités par la présence d’un actionnariat dominant et bien souvent par la solidité et le professionnalisme des investisseurs en capital (particulièrement les capital-risqueurs et les capital-développeurs) qui ont les compétences pour réduire l’asymétrie d’information mieux qu’un investisseur boursier quelconque.

Les approches cognitives de la gouvernance, en concevant l’entreprise comme un projet dynamique fondé sur la capacité créative d’une communauté d’acteurs de nature différente, alimentent ainsi de nouvelles réflexions sur le comportement humain au sein de l’organisation. En un sens, elles rejoignent la vision déjà ancienne mais en pleine redécouverte d’une auteure comme Mary Parker Follett qui prône le conflit constructif et intégratif où aucune partie prenante ne sacrifie ses intérêts ou ne compromet ses valeurs[15]. Il nous semble que ces approches se révèlent et s’expriment tout particulièrement au sein des moyennes entreprises adossées, où une coalition souvent familiale d’acteurs tend à renoncer au plein pouvoir au profit d’un projet productif revisité.

Conclusion

La moyenne entreprise, objet d’étude en tant que tel, peut constituer sur maints sujets un terrain propice aux constructions intellectuelles et aux explorations concrètes car elle offre un bon équilibre entre le nombre de variables à explorer et le caractère intelligible de leurs enchaînements. Comme le signale Desreumaux (2008, p. 86), « […] il est évident que les plus grandes [entreprises], supposées en même temps les plus puissantes, ne doivent pas constituer le seul pôle d’intérêt. Il existe déjà, heureusement, des traditions de recherche sur les petites entreprises, les moyennes entreprises, les entreprises familiales, notamment nourries de travaux francophones, qu’il convient de maintenir voire de renforcer ».

La moyenne entreprise, selon la nature et la structure de son actionnariat, développe des comportements stratégiques différenciés. Ceux-ci apparaissent entrepreneuriaux dans la forme adossée, point possible et fructueux de rencontre entre un actionnariat familial et des investisseurs externes. L’adossement, autrement dit l’ouverture partielle du capital, ne constitue pourtant pas une orientation naturelle des moyennes entreprises familiales indépendantes, au sein desquelles on peut souvent relever une certaine rationalité de la « non-croissance » : craintes d’éclatement du contrôle familial, de l’apparition de coûts d’agence, de rupture culturelle. Dans ce cadre, il est courant de voir des entreprises familiales, ayant épuisé les leviers de l’autofinancement puis de l’endettement, renoncer à de véritables opportunités de croissance pour éviter l’entrée de financeurs externes.

Au final, il nous semble que l’adossement n’entame ni le caractère ni l’identité familiale d’une moyenne entreprise. S’il introduit une relation d’agence, et donc des coûts, qui n’existait pas jusqu’alors, il prévient aussi le risque de sclérose familiale, l’altruisme inefficient, les coûts d’agence « intrafamiliaux ». Il ouvre de nouvelles perspectives de développement, professionnalise l’organisation, peut contribuer à rassurer les banquiers. L’approche cognitive de la gouvernance valorise d’ailleurs ces apports extérieurs comme autant de nouveaux leviers ou de réseaux en faveur de l’innovation en relativisant la dimension disciplinaire des dispositifs de gouvernance.

Lorsque l’entreprise est moins conçue comme un patrimoine que comme un projet, la propriété familiale est sans doute plus encline à l’adossement qui favorise alors le passage d’une pérennité de pouvoir, liée au contrôle du capital et des décisions à une pérennité de projet, qui correspond au maintien de l’activité principale et à l’essentiel de l’identité de l’organisation : « même si au fil du temps les activités changent, même si la direction n’est pas issue de ce même groupe, il reste un projet fédérateur de l’organisation, ciment de sa pérennité » (Mignon, 2001, p. 172).