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Ce collectif, sous la direction de Luckerhoff et Guillemette, s’ouvre sur une préface de Juliet Corbin, qui, en sa qualité de proche collègue d’Anselm Strauss, cofondateur de la méthodologie de la théorisation enracinée (ci-après MTE), a écrit avec celui-ci, en 1990, un ouvrage[1] reconnu consacré à cette méthode, donnant conséquemment à l’objet de notre compte rendu ses lettres de noblesse. Corbin souligne dans sa préface que le livre « présente le grand intérêt » (p. I) d’expliquer les enjeux déterminants de la MTE, en illustrant cette méthodologie d’exemples concrets de démarches inductives utilisées lors de recherches dans une variété de disciplines des sciences sociales.

En introduction, Luckerhoff et Guillemette retracent, trop brièvement, les débuts de la MTE pour rapidement aborder l’inquiétude qu’endurent plusieurs chercheurs à propos des difficultés, qu’éprouveraient encore aujourd’hui les étudiants et chercheurs osant s’aventurer sur la voie de la MTE, à faire accepter leur choix de « faire de la recherche en s’intéressant d’abord aux données » (p. 2). Ils donnent en exemple leur parcours respectif, semé d’embûches qu’ils ont dû contourner pour se plier aux exigences institutionnelles afin d’en arriver, à force de contorsions, à produire des théories à partir des données.

Le premier texte, celui de Guillemette et Lapointe, guide le lecteur tout le long du chemin qu’empruntent les chercheurs qui ont choisi la MTE : construction de la problématique, collecte des données, analyse et résultats. Parallèlement à ce cheminement, les auteurs relèvent les enjeux fondamentaux liés à la MTE, dont la trajectoire hélicoïdale du processus de recherche, le concept de sensibilité théorique, l’échantillonnage théorique, la rédaction de mémos, la saturation des données, le codage de celles-ci et la théorisation. L’utilisateur novice de la MTE ne trouvera pas dans ce texte réponse à toutes ses questions d’ordre procédural, mais il pourra aisément saisir les fondements de cette méthode ainsi que sa rigueur.

Au chapitre suivant, Luckerhoff et Guillemette examinent le conflit entre les exigences de la MTE et les exigences institutionnelles, conflit qui, selon eux, se joue sur « trois regroupements : 1) la circularité de la démarche de recherche, 2) la suspension des références aux cadres théoriques [et] 3) l’échantillonnage théorique » (p. 38). Ces trois « regroupements » sont en fait les caractéristiques fondamentales de l’approche de la MTE traditionnelle qu’expliquent en profondeur les auteurs, tout en procédant à l’examen du conflit MTE-Institutions. Le résultat est une démonstration impeccable de la rigueur d’une démarche par la MTE classique et sert également de guide des bonnes pratiques en théorisation enracinée.

La première partie du livre se termine sur un texte de Labelle, Navarro-Flores et Pasquero qui signalent une certaine dérive épistémologique et méthodologique que font subir à la MTE plusieurs chercheurs désinvoltes, une inconduite répandue en science de la gestion, selon ces auteurs. L’objectif de leur texte est donc d’offrir au lecteur différentes pistes de solutions afin d’éviter les dérapages méthodologiques. Contrairement à Luckerhoff et Guillemette qui, au chapitre précédent, défendaient la MTE traditionnelle, Labelle, Navarro-Flores et Pasquero ont opté pour une position straussienne leur permettant d’appuyer leurs recherches sur une posture scientifique (ce à quoi s’oppose Glaser). En conséquence, les auteurs prônent et justifient dans leur texte une connaissance appropriée des écrits scientifiques préalable à toute recherche fondée sur la MTE.

La deuxième partie regroupe sept recherches issues de travaux employant la MTE dans diverses disciplines. La première de celles-ci, provenant de Plouffe et Guillemette, porte sur les travaux de recherche de Plouffe dans le domaine des arts de la scène. Dans un style littéraire précis et intelligible, les auteurs présentent, plus en détail que dans les textes précédents, les fondements épistémologiques de la MTE, sa démarche méthodologique ainsi que sa démarche générale. Le chapitre se termine sur cette affirmation qu’« une théorie demeure une approximation de la réalité ; elle propose un angle de vue. Elle demeure un fragment du miroir brisé de la réalité » (p. 109). Un bijou !

Le texte suivant nous est de nouveau offert par Luckerhoff et Guillemette et présente une recherche en communication et en éducation dans une perspective interdisciplinaire, c’est-à-dire que les auteurs ont eu recours tant à une méthodologie quantitative qu’à la MTE, prouvant ainsi qu’il est possible, voire souhaitable dans certains cas, de concilier les deux. La justification du positionnement épistémologique des auteurs pour ce travail est d’une infaillibilité exemplaire et est évidemment utile au chercheur désirant bonifier son argumentaire. Finalement, la présentation de l’objet de la recherche initiale est si bien acheminée que l’on voudrait ardemment en connaître les résultats.

À partir de là, le lecteur commence à percevoir un certain niveau de saturation relative, les textes suivants expliquant, comme les précédents, avec plus ou moins de détails, les fondements de la MTE. Toutefois, tous ces textes contribuent, chacun à leur façon, à la construction du collectif. Ainsi, Ben Affana souligne l’importance de la sensibilité théorique en recherche inductive, ou dans ses propres mots, l’ouverture « à l’émergence d’éléments de théorisation […] qui ont dirigé les épisodes de collecte, que ce soit pour ajuster cette analyse à de nouvelles données ou pour l’enrichir » (p. 161). L’apport de Lebrument et De la Robertie réside dans leur explication détaillée de l’utilisation d’un logiciel pour le traitement des données ainsi que leur analyse des résultats issus du codage sélectif de celles-ci. Le texte suivant de Lapointe et Guillemette contribue à éclairer le chemin du chercheur qui doit réajuster le tir en cours de route. Les auteurs offrent au lecteur un guide de procédures concis, mais indispensable. Suit le texte de Luckerhoff, Paré et Lemieux dont la valeur réside, outre son exemplification et le fait que le sujet d’étude soit des plus intéressants, dans une présentation lucide de certains avantages et limitations d’une théorisation enracinée. Le dernier texte, celui de St-Denis sur les interventions policières, illustre remarquablement la « nécessité d’une relation de confiance » (p. 238) entre le chercheur et les participants à la recherche afin de recueillir des données utiles et probantes au développement d’une théorie. Le livre se termine sur une bibliographie thématique exhaustive de la MTE.

Bientôt cinquante années se seront écoulées depuis la parution du livre originel sur les travaux fondateurs de Glaser et Strauss (1967). Aujourd’hui, plus d’un souhaite que le débat entre les tenants des approches hypothético-déductives et les tenants des démarches inductives tire à sa fin ; une majorité de jeunes chercheurs ne le regrettera certainement pas. Bien que cet ouvrage participe de façon retenue à ce débat plutôt que de tout simplement l’ignorer, il demeure un outil fort utile pour tous chercheurs en science sociale et en particulier en recherche sur les PME. Comme l’ont si bien écrit Labelle, Navarro-Flores et Pasquero dans leur texte, « la MTE est un allié naturel de la recherche en gestion » (p. 62), en ce sens que cette méthode peut, souvent mieux que l’hypothéticodéduction, expliquer les comportements des acteurs de la PME, agissements qui ne sont pas toujours engendrés par des variables extrinsèques à leur action.

En terminant, ce collectif servira de guide des procédures et des bonnes pratiques, ou d’archétype sur lequel tant le chercheur novice que le chercheur accompli pourront fonder leur travail. Tout bien considéré, ce livre servira également de ressources, puisqu’il regorge de références sur le sujet ainsi que d’arguments imparables en faveur de la MTE.