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La proposition d’un numéro sur la culture et les modes de vie constituait une invitation à une réflexion extrêmement large sur ce qui fait le propre de nos vies « au tournant du millénaire », selon la formule que nous avions choisie. L’exercice d’assemblage des textes a cependant permis de resserrer le propos et révélé la cohérence interne de l’ensemble. Il sera ainsi davantage question de modes de vie que de culture, des modes de vie qui concernent surtout le rapport au temps, le temps libre, les loisirs ou encore les pratiques de consommation culturelle.

Les « modes de vie » se situent au carrefour des styles de vie et des conditions de vie. Alors que les styles de vie sont le produit des choix personnels et des goûts et l’expression de la liberté dans les décisions de la vie quotidienne, les conditions de vie en dessinent plutôt les limites. Ces dernières sont définies tant par les caractéristiques du contexte social que par celles des individus eux-mêmes. Les rapports entre l’influence des déterminants objectifs des conduites individuelles et le rôle du sujet autonome et maître de sa destinée alimentent toujours de grands débats dans les sciences sociales. Les objectifs de ce numéro sont plus modestes  : les chercheurs se demandent plutôt comment certaines caractéristiques – de la société ou des individus – vont influencer les choix qui définissent les styles de vie ; ces derniers s’exprimant ainsi dans diverses pratiques concrètes de la vie quotidienne et du temps hors travail. Et bien que nous ayons traduit l’expression « modes de vie » par lifestyle dans notre appel de textes, nos auteurs, tant francophones qu’anglophones, ont bien interprété le concept de cette façon.

Pour définir ce que sont les modes ou les styles de vie de notre époque, les auteurs ont rappelé l’importance de certaines dimensions de ce tournant du millénaire : les changements démographiques, les difficultés d’insertion professionnelle des jeunes, la rareté croissante de la ressource « temps », les brassages culturels, l’affaiblissement des liens de proximité, la perte du contact avec la nature ou le rôle des nouvelles technologies. Leurs analyses ne sont cependant pas toujours pessimistes : elles témoignent aussi de la capacité de réflexivité, d’adaptation et de créativité des individus. Mais elles mettent par ailleurs en lumière les défis qui restent posés par les changements sociaux et culturels qui marquent notre époque.

Les analyses des modes de vie exposées par les auteurs concernent, la plupart du temps, des groupes sociaux particuliers qui se définissent soit par l’âge (les jeunes, les personnes âgées), le sexe (les femmes), l’origine culturelle (chinoise), l’expérience migratoire (en Australie), le statut civil (les familles) ou une activité commune (le jardinage), et même parfois par une combinaison de ces caractéristiques (les femmes immigrantes, par exemple). Les modes de vie qui y sont associés pourraient être, en quelque sorte, considérés comme des sous-cultures spécifiques, propres à ces groupes. Mais on peut se demander s’ils ne sont pas aussi les témoins privilégiés des changements culturels plus globaux qui affectent la vie de tous dans nos sociétés : la mobilité géographique interne et internationale, les rapports hommes-femmes, l’élévation du niveau de scolarité, etc. Les pratiques sous observation sont d’ailleurs très diverses. Si certains auteurs discutent d’une variété d’activités de loisir, d’autres ont choisi d’analyser les pratiques sportives, la consommation culturelle, le jardinage, le jeu ou encore tout ce qui occupe le temps libre.

Au début de ce numéro, c’est à un questionnement global que nous sommes conviés. A.J. Veal examine la pertinence même du concept de lifestyle. Son texte reprend les débats présents dans la documentation britannique dans le domaine du loisir depuis les années 1970. Veal rappelle d’abord que le lifestyle est un concept qui est demeuré assez marginal et plutôt contesté. Pouvait-il remplacer l’âge, le sexe ou la classe sociale comme déterminant des pratiques de loisir et s’imposer comme une véritable alternative susceptible d’expliquer les pratiques diversifiées de loisir ? Veal nous invite donc à suivre les discussions entre les auteurs qui se sont prononcés sur le sujet. Il apparaît ainsi que le concept de lifestyle se confond parfois avec celui de sous-culture. Mais ce dernier a aussi sa propre histoire qui révèle les ambiguïtés de son utilisation par les travaux néo-marxistes et féministes et le sens étroit qui lui a été donné dans les réflexions sur les classes sociales. Selon Veal, l’utilisation du concept de lifestyle doit s’inscrire dans le développement d’un cadre théorique dont les études sur le loisir, qui se limitent souvent à des études descriptives, ont véritablement besoin. En s’inspirant de Rojek et des concepts de performativity et de reservation, il propose quelques pistes pour faire progresser la réflexion dans le domaine.

Après cette entrée en matière théorique, l’ensemble des autres textes regroupés dans ce numéro rendent compte ou traitent d’analyses issues de diverses enquêtes. L’âge, ou la position dans le cycle de vie, constitue de fait la caractéristique la plus souvent choisie pour définir le groupe à l’étude, en particulier les jeunes ou la période du passage à l’âge adulte. Mais, en filigrane, ce sont les transformations sociales de cette fin de siècle, observées ou appréhendées, qui sont elles-mêmes examinées dans la plupart des textes : ces transformations ont-elles véritablement les effets supposés ou craints ? En fait, les analyses de plusieurs des auteurs s’inscrivent d’abord dans une remise en question de certaines idées reçues : sur les jeunes, sur le déficit de sociabilité, sur la rareté du temps, sur les effets des recompositions familiales ou sur la « prétendue » passivité des personnes âgées, par exemple.

Mais une autre idée force de cette fin de millénaire semble hanter bien des réflexions : celle de l’individualisme croissant des conduites humaines. Les analyses du cycle de vie de Zeijl, du Bois-Reymond et te Poel, de Lavenu ou de Lalive d’Epinay, Maystre et Bickel relèvent, par exemple, un passage subtil des pratiques sportives en groupe vers des activités physiques ou autres occupations de loisir plus individuelles, et ce, tant lorsqu’il s’agit du passage de l’enfance à la pré adolescence que de la période de l’installation dans l’âge adulte, ou, à l’autre bout du cycle, au seuil de la retraite. Mais pour d’autres auteurs, l’individualisme appréhendé masque le plus souvent des pratiques de sociabilité très valorisées avec les proches, les enfants, la famille, les amis, mais qui sont moins assujetties à la contrainte de temps (Gauthier et Boily). On en vient ainsi à se demander sur quoi est construite cette image si dominante du déficit de sociabilité dans nos sociétés actuelles. Tout se passe comme si la seule sociabilité qui puisse démontrer la cohésion d’une société était celle avec l’étranger.

Cette question est reprise par Bouvier-Daclon et Sénécal qui rappellent les intentions, plus ou moins sous-entendues, de programmes publics d’affectation des lieux destinés aux pratiques de loisirs, comme celui des jardins communautaires, qui sont investis d’une mission de « reconstitution des sociabilités érodées ». Leurs observations les amènent plutôt à conclure que le jardinage est une pratique solitaire, valorisée comme activité de loisir ou comme occasion d’entrer en contact avec la nature et non avec son voisin. Par ailleurs, les jardiniers aiment bien amener leurs proches au jardin communautaire ou pratiquer leur jardinage en famille. De leur côté, dénonçant les préjugés à l’égard des jeunes, qui les présentent si souvent comme « traînant » dans les centres commerciaux ou les lieux publics, Abbott-Chapman et Robertson constatent ainsi que les lieux de proximité associés à la possibilité de partager des activités agréables avec la famille ou les amis proches sont en fait les lieux les plus valorisés par les jeunes. Taylor, qui s’intéresse plutôt aux pratiques de loisir des femmes issues de diverses communautés ethnoculturelles en Australie, ovserve aussi que bon nombre d’entre elles privilégient souvent le cercle rassurant de la famille et de la communauté comme lieu de leurs activités de loisir. Mais ces pratiques, qui sont finalement celles de la plupart des gens, sont souvent interprétées, pour ces communautés, comme un indice de non-intégration à la société.

D’autres analyses des transformations sociales proposées par nos auteurs font un bilan assez négatif de l’impact de certaines d’entre elles. Les dissonances culturelles entre les valeurs des Chinois et des Canadiens à propos du jeu sont une des pistes d’analyse du jeu pathologique chez les Chinois de Montréal proposée par Papineau qui rappelle que ce problème en vient aussi à menacer la cohésion de la famille et de la communauté. De leur côté, Rapoport et Le Bourdais examinent plutôt l’effet des recompositions familiales sur le temps passé avec l’enfant. Leurs conclusions, nuancées, viennent rappeler que les femmes demeurent toujours les plus présentes dans bon nombre d’activités auprès des enfants.

La variable du genre constitue, avec celle des classes sociales, un analyseur privilégié des études des modes de vie. Si certains textes se centrent sur la question du genre, comme celui de Rapoport et Le Bourdais, ou s’intéressent précisément à la situation des femmes, comme chez Taylor, ailleurs ce sont plutôt les différences observées entre les pratiques des hommes et des femmes qui sont examinées. Chez les jeunes, par exemple, comme le montrent Zeijl, du Bois-Reymond et te Poel, Lavenu ou Abbott-Chapman et Robertson, les pratiques de loisir paraissent toujours assez différenciées selon le genre. Mais Lalive d’Epinay, Maystre et Bickel font plutôt l’hypothèse d’un rapprochement entre les deux sexes chez les gens plus âgés : l’histoire récente indique en effet que les femmes pratiquent des activités physiques plus qu’auparavant. Ces auteurs concluent d’ailleurs à un autre rapprochement, celui des classes, en documentant la démocratisation progressive des activités physiques et sportives. Ce rapprochement est aussi relevé par Gauthier et Boily qui signalent que les jeunes, dans l’ensemble, sont de plus en plus scolarisés et que cela constitue un facteur explicatif de l’augmentation de leurs pratiques culturelles au fil des ans. D’autres auteurs, tels que Lavenu ou Zeijl, du Bois Reymond et te Poel, souligneront au contraire l’écart qui se maintient entre les classes sociales dans diverses pratiques culturelles et de loisir. Cela rappelle que les modes de vie sont bien la conjonction entre styles et conditions de vie.

Le texte de Rapoport et Le Bourdais, moins centré que les précédents sur les activités de loisir, montre que la culture prend aussi le sens plus global de reflet des modes sociaux d’utilisation du temps. Les auteurs examinent ainsi, à l’aide de l’Enquête sociale générale de 1998 sur l’emploi du temps, les effets d’un autre élément de la transformation des rapports sociaux à notre époque, celui qui a produit une diversité de formes familiales, souvent perçues comme un défi majeur dans la redéfinition des relations entre parents et enfants. L’article met l’accent, au-delà de l’emploi du temps de chaque individu dans le ménage, sur le temps passé ensemble, parents et enfants, en tant que facteur de bien-être pour les uns et pour les autres.

Ce numéro ouvre la perspective d’une réflexion nouvelle autour de la notion de changement dans les modes de vie en analysant leurs effets, plus particulièrement sur les pratiques de loisir dits culturels. Il allait de soi que les collaborateurs de la revue Loisir et Société allaient comprendre ainsi le sens de la thématique proposée. Mais d’autres numéros pourraient reprendre, en inversant la perspective, ce que, de manière plus spécifique, les changements associés ici aux pratiques culturelles ont pu introduire de neuf dans les modes de vie. On peut penser, par exemple, à l’impact d’Internet sur la vie familiale et les relations sociales, au rôle des bibliothèques publiques et des places publiques comme lieux de sociabilité ou à la multiplication des musées et autres activités culturelles spontanées sur le développement du goût. Beaucoup de travaux ont été effectués dans cette perspective à partir de l’écoute de la télévision. Mais d’autres lieux d’invention de la culture mériteraient d’être explorés dans leurs effets sur les modes de vie.