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Une grande part de ce qu'il nous faut pour comprendre les jugements et les principes spécifiquement moraux déborde les questions spécifiquement morales. Nous avons besoin de comprendre un monde social. La raison pratique n'est pas pure. La moralité n'est pas un module distinct à l'intérieur de la pensée humaine et des modes sociaux.

Margaret Urban Walker

Le concept de responsabilité morale n'a été théorisé que très tardivement dans l'histoire de la philosophie et il souffre encore manifestement d'un déficit de conceptualisation (Ricoeur, 1994). Il a néanmoins fait l'objet de quelques entreprises fondationnelles qu'une analyse rudimentaire permet de partager en deux grands courants. Le premier, d'inspiration kantienne, situe la responsabilité dans l'en deçà des conditions de possibilité de la morale et en donne une interprétation formalisante, négative et minimale. Le deuxième fait plutôt de la responsabilité la pierre d'assise d'une éthique de sollicitude et en donne une interprétation large, substantielle et positive [1]. Ces deux stratégies souffrent d'un même défaut : en cherchant à fonder la responsabilité morale dans des termes absolus, elles lui donnent une extension illimitée qui la rend diffuse, insaisissable, sans prise sur la réalité sociale et historiquement située de la vie morale. Cette réalité est constituée de pratiques interactionnelles que l'on appellera « processus de responsabilisation », « appel à la responsabilité », « prise de responsabilité », qui peuvent à juste titre être considérées à la fois comme des pratiques d'ordre moral et comme des modes d'expression, de consolidation et de transformation du lien social. Nous allons, dans cet article, présenter une critique sommaire des visions « absolutisantes » de la responsabilité et proposer une approche alternative d'orientation pragmatiste, qui cherche à raccorder la responsabilité morale à la vie sociale.

La responsabilité formelle

L'approche formalisante s'appuie sur une philosophie de la subjectivité qui assigne à tout sujet humain réputé autonome, libre et rationnel une responsabilité formelle hyperbolique à l'égard de toutes ses actions. Cette responsabilité de principe est la base de toute imputation rétrospective de responsabilité. Il s'agit au fond de voir dans la responsabilité un constituant essentiel de l'agir intentionnel. Plusieurs voient dans cette perspective une stratégie efficace pour contrer les tendances à la déresponsabilisation qui affligent nos sociétés. Si la responsabilité imprègne la forme même de l'agir humain, il devient justifiable de la convoquer à tout moment et injustifiable pour tout sujet de vouloir s'y soustraire. Cette perspective se contente toutefois de faire de la responsabilité une précondition formelle d'entrée dans la sphère morale, sous l'espèce d'une condition d'imputabilité dont on s'efforcera de préciser les critères. Cette appréhension de la responsabilité reste cependant pré-morale ou infra-morale. Elle nous laisse au seuil du domaine moral sans véritablement y pénétrer.

Il faut d'abord préciser que ce concept formel de responsabilité n'est pas intrinsèquement moral. Le champ d'application du modèle du sujet autonome capable d'actions volontaires et intentionnelles déborde largement la sphère morale. Il englobe tout autant l'action instrumentale ou stratégique (axée sur la recherche des moyens adaptés à une fin) que l'expression des préférences subjectives et les activités créatrices ou ludiques. Un agent individuel autonome se considérera responsable du plat qu'il vient de cuisiner, du tableau qu'il vient de peindre, de la partie d'échecs qu'il vient de perdre ou de la décoration de sa maison, tout autant que de ses décisions et actions à portée morale. Avoir le « sens des responsabilités » peut faire d'un individu un employé productif, un gestionnaire compétent ou une personne simplement prévoyante dans la conduite de ses affaires personnelles. L'agir responsable est essentiel au développement de lde soi et de l'identité personnelle, mais en toutes sortes de sens qui excèdent le point de vue moral. Ce sont les contextes et les circonstances qui détermineront si une action fera l'objet d'un jugement d'ordre moral, et il est même vital, si nous ne voulons pas que la morale nous asphyxie, que toutes nos conduites ne passent pas au crible du tribunal moral. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici qu'un des volets essentiels de l'autonomie du sujet moderne est cet espace d'initiative appréciable, dit « privé », que la société lui concède et qui lui permet de conduire une bonne part de sa vie à l'abri des injonctions morales. Que cette démoralisation de larges segments de la vie sociale pose problème et soit au coeur de la problématique actuelle de la responsabilité est indéniable, mais tout cela fait partie du beau risque d'une culture de l'autonomie individuelle. Attribuer aux individus une responsabilité de principe illimitée nous laisse donc en deçà de l'univers moral.

Cette limite est inséparable d'une deuxième difficulté des approches formalisantes, qui est le fait qu'elles délestent la responsabilité de tout contenu substantiel d'exigences déterminées (Métayer, 2001). Tout jugement de responsabilité implique nécessairement l'union d'une forme et d'un contenu. Des approches contemporaines tentent parfois de récupérer le modèle kantien en posant une sorte de priorité logique de la forme sur le contenu. La responsabilité y est présentée comme une sorte de forme flottante préconstituée attendant d'être fécondée par une matière-contenu, qui sera un code normatif historiquement situé (Genard, 1992) [2]. Mais les facultés morales n'ont aucune réalité tant qu'elles ne sont pas mises en action et mobilisées dans une expérience de vie socialement incarnée. Domenach (1994), par exemple, plaide en faveur d'une approche moins abstraite de la responsabilité, rappelant que tout appel à la responsabilité survient toujours à propos de quelque chose de concret : une action, une initiative, un refus. Dans une responsabilité morale intégrale, nous ne sommes pas seulement responsables en principe de toutes nos actions, mais aussi et toujours de quelque chose de particulier que nos actions affectent, que nous estimons important et qui peut justifier l'expression d'un blâme ou d'un éloge. C'est dans la protection et l'épanouissement d'une forme de vie que l'agir responsable prend une réelle dimension morale.

Cette indissociabilité de la forme et du contenu dans le jugement de responsabilité est d'ailleurs repérable à plusieurs niveaux de la vie sociale. Elle sous-tend l'apprentissage de la responsabilité et l'éducation à la responsabilité qui s'effectuent toujours à l'intérieur d'un contexte culturel local. Le sujet humain ne peut se sentir responsable qu'à condition d'être attaché à quelque chose qui revêt une valeur à ses yeux et aux yeux d'autrui. L'enfant apprend tout naturellement à devenir responsable à mesure que son environnement culturel l'ouvre à un monde de valeurs et qu'il développe des attachements à des personnes et à des biens. Plus profondément encore, il existe un rapport dialectique entre forme et contenu qui intervient dans la constitution même du modèle dominant de responsabilité qui définit un horizon culturel. Les contextes de vie caractéristiques d'une formation sociale ont un effet structurant rétroactif sur les formes de responsabilisation qui y ont cours. Le paradigme moderne de la responsabilité subjective et de l'autonomie individuelle n'a rien d'universel. Il n'est qu'une des configurations possibles de la responsabilité, à côté des formes plus anciennes de responsabilité objective attribuant les événements à des puissances divines ou à des entités collectives, plutôt qu'à l'agir intentionnel et volontaire des individus [3]. Or, l'illimitation de la responsabilité qui semble inhérente à la responsabilité du sujet autonome n'est pas seulement une structure ontologique ou un présupposé formel de l'agir intentionnel. Elle a des corrélats empiriques bien connus qui peuvent tout autant être vus comme leur source structurante : marché économique capitaliste multipliant les échanges libres et volontaires, mobilité sociale généralisée dans les environnements urbains, élargissement prodigieux des libertés d'expression et du champ d'initiative privé alloué aux individus, accroissement vertigineux du pouvoir d'intervention et de contrôle de l'humain en tous les domaines. Tous ces facteurs empiriques nourrissent concrètement la conviction profonde du sujet moderne d'être responsable de ses actes, en même temps que sa conviction plus diffuse qu'il doit y avoir un responsable humain derrière tout ce qui nous arrive.

La responsabilité sollicitude

La deuxième grande avenue de théorisation du concept de responsabilité morale gravite autour de la notion de sollicitude. Elle correspond au pôle positif de l'exigence morale. Son motif central consiste à loger dans la vulnérabilité et la fragilité des êtres un appel à l'aide ou à la bienveillance auquel tout sujet humain se doit de répondre. Elle met de l'avant, en plus de la responsabilité rétrospective pour ce qui a été fait, une responsabilité prospective « pour ce qui est à faire », un souci de ce qui va advenir à des êtres fragiles. Ce souci s'étend à toute l'humanité dans la mesure où aucun sujet humain ne saurait échapper à cette fragilité fondamentale, mais il a également ses cibles privilégiées : l'enfant, la personne âgée, l'handicapé, le malade, le client qui met son sort entre les mains d'un professionnel, les populations des pays pauvres, les générations futures. On trouve des interprétations fort hétérogènes de cette éthique de sollicitude radicale, qui vont de l'approche ontologisante d'un Hans Jonas (1992) à la vision utilitariste d'un R. E. Goodin (1985). À l'inverse des éthiques formalistes, ces éthiques se veulent substantielles, larges et engageantes. Elles ne situent pas l'absolu moral dans la liberté du sujet autonome, mais dans l'appel à l'aide d'un autrui vulnérable. Elles admettent la possibilité que la vulnérabilité d'autrui nous prenne littéralement en otage ou que l'engagement envers autrui soit parfois inéluctable.

Mais cet ambitieux pari en faveur de la générosité se retourne contre elles et les ramène à leur tour dans l'ornière d'une responsabilité de principe absolutisante, trop décollée des pratiques concrètes et, partant, trop imprécise dans ses exigences. C'est que la vulnérabilité humaine est tout simplement sans limite et que le fardeau de responsabilité d'une sollicitude aussi envahissante menace de nous écraser. Il y a un niveau où il revient à chaque individu, à chaque communauté locale ou à chaque génération d'assumer et de surmonter de façon autonome ses fragilités propres. C'est la grande difficulté de ces éthiques trop généreuses que de préciser les critères de l'engagement positif du sujet et la ligne de démarcation qui sépare la morale négative de l'autonomie de la morale positive de bienveillance. La responsabilité prospective et positive séduit par la noblesse de ses visées, mais elle se trouve souvent démunie lorsque vient le moment de préciser les modalités de l'intervention responsable. Elle mêle les appels à la prudence, à la précaution, à la prévoyance ou à la retenue aux exhortations à la générosité et à l'engagement actif, sans réfléchir aux conditions concrètes qui en assureraient la viabilité. Sa dimension prospective est également problématique, car plus les effets appréhendés sont projetés dans un avenir lointain, plus la détermination des responsabilités devient hasardeuse et plus le sens de la solidarité risque de s'émousser. Une extension spatio-temporelle excessive des cercles de responsabilité entraîne une dilution de la sollicitude et lui soutire cette force motivante qui lui est pourtant essentielle. C'est au contraire lorsqu'elle s'incarne dans des contextes d'interaction mieux circonscrits, tels que les responsabilités parentales, professionnelles ou étatiques ou les responsabilités inhérentes aux relations interpersonnelles, que l'éthique de la sollicitude peut le mieux préciser ses exigences. Elle trouve de meilleurs ancrages dans des espaces de proximité propices à la formulation dlégitimes et consensuelles entre partenaires engagés dans des histoires d'interaction [4].

Un statut problématique

L'analyse de la responsabilité moderne se prête à un schéma d'interprétation similaire à celui que Charles Taylor (1994) a développé dans son analyse du thème de la reconnaissance. La responsabilité, comme la demande de reconnaissance, n'a pas été thématisée dans les sociétés prémodernes parce que son statut n'y était pas problématique. Taylor a expliqué comment le monde moderne, en dissolvant l'ordre traditionnel rigide de fixation des rôles, des statuts et des pouvoirs sociaux, a ouvert la porte à une lutte pour la reconnaissance à laquelle participent désormais de nombreux groupes sociaux (ouvriers, femmes, gais et lesbiennes, minorités culturelles, etc.). Mais les codes sociaux traditionnels remplissaient également la fonction de fixer et de délimiter clairement les responsabilités. Or, ils ont été remplacés par un système de distribution des responsabilités ouvert et fluctuant, en constante redéfinition, tissant des réseaux d'interdépendance et des hiérarchies de niveaux de responsabilité d'une grande complexité. Les deux pôles de la responsabilité formelle rétrospective et de la responsabilité prospective font que le régime moral moderne déploie un espace flottant de responsabilité, livré aux initiatives des acteurs sociaux, qui devient le théâtre de multiples luttes et débats dont l'objet est l'appropriation, l'attribution et le partage des responsabilités. Il est donc justifié de dire que la responsabilité est aujourd'hui « illimitée », si l'on entend par là qu'elle reste à définir ou à trouver et que notre culture est appelée à la tâche incessante d'en aménager les conditions d'exercice et d'en redéfinir les critères. La responsabilité n'est plus aujourd'hui vissée à des repères stables et inamovibles. Elle est à prendre, à délimiter et à attribuer par les acteurs sociaux.

Il est devenu naturel aujourd'hui de multiplier les questions et les enquêtes de responsabilité à propos de toutes sortes de phénomènes ou d'événements. Qui est responsable de l'échec scolaire de notre fils, de l'anorexie de notre fille, de l'échec de notre couple, de l'inondation qui a frappé notre village ? Qui est responsable de l'augmentation du décrochage scolaire et des cas d'anorexie dans l'ensemble de la société ? Qui est responsable du suicide de cet enfant ou de la mauvaise éducation de cet autre ? Toutes ces questions ouvrent des processus de délibération indéfinis. Les réponses possibles peuvent cibler les parents, les amis, l'école, la télévision, le gouvernement, la publicité, la « société » ou, suivant une vogue plus récente, un « gène » quelconque. Il n'y a aucune limite à cette inflation des questionnements, non plus qu'à l'élargissement de l'éventail des réponses proposées. Dans un monde complexe, ouvert, désenchanté, livré à l'initiative humaine, le régime d'attribution des responsabilités n'a plus rien d'automatique ou d'objectif. Il ne transcende pas la vie sociale, mais se trouve renvoyé à son immanence tumultueuse.

Il ne s'agit pas de nier ici la place centrale qu'occupent la figure de l'agent individuel libre et autonome et celle du sujet compatissant, sensible à la souffrance humaine, dans l'horizon culturel des sociétés occidentales actuelles, mais bien de voir que cet arrière-plan nous en dit à la fois trop et pas assez sur la réalité de notre système moral. Le trait fondamental de ce système est d'être ouvert, instable, et de prendre le risque d'allouer aux acteurs sociaux un espace d'initiative qui est en même temps le lieu de son auto-régulation, c'est-à-dire de sa reproduction-transformation. Il est donc nécessaire de pousser l'analyse plus avant, de tourner les projecteurs sur nos pratiques morales effectives en matière de responsabilité, en posant la question suivante : quand, comment et dans quelles conditions les acteurs sociaux de la modernité avancée procèdent-ils à des attributions de responsabilité ou à des appels de responsabilité ?

Il faut d'abord considérer que les agents sociaux n'invoquent pas sans cesse les notions de responsabilité morale, rétrospective ou prospective, dans leurs actions et leurs interactions. Imputer une responsabilité à un agent constitue en soi une action et une décision pratique et une manière d'entrer en relation avec autrui. Nous proposons donc une approche pragmatique de la responsabilité, éloignée de toute prétention fondationnelle et vouée plutôt à l'analyse des pratiques sociales d'attribution des responsabilités. Cette vision pragmatiste de la responsabilité a fait récemment l'objet de travaux intéressants de la part des philosophes américaines Margaret Urban Walker (1998) et Marion Smiley (1992), qui se rejoignent dans leur volonté de rompre avec l'approche abstraite des éthiques normatives et de situer les pratiques morales dans l'épaisseur des contextes d'interaction de la vie sociale, en partant du principe que « les pratiques morales ne peuvent être dissociées des autres pratiques sociales » (Walker, 1998 : 17) [5].

La structure d'une pratique d'interpellation

Les analyses étymologiques du terme responsabilité indiquent que son noyau sémantique originel appartient à la sphère juridique et se trouve dans l'idée de réponse (du latin « respondere »), au sens d'un devoir de répondre en justice ou de rendre des comptes (Ricoeur, 1994). Ce noyau sémantique désigne donc ce que nous appellerons une pratique d'interpellation, dont la structure dramatique (car il y a ici tension et conflit potentiel) met en rapport un questionneur et un répondeur, le premier demandant à l'autre de rendre des comptes, de répondre de ses actes ou encore de répondre de quelqu'un dont il se porte garant. Cette interpellation de départ appelle une réponse immédiate, mais elle ouvre en réalité une séquence d'interaction et d'échanges qui pourra être plus ou moins longue et complexe. Dans la sphère juridique, cette séquence suit généralement une trajectoire prédéterminée; elle sera régie par des codes de procédure stricts et mènera à des verdicts obligés et tranchés. Dans la sphère morale, les séquences d'interaction seront beaucoup moins formelles et prévisibles, mais gagneront en revanche en variété et en complexité. L'interpellation responsabilisante peut intervenir dans une multiplicité de contextes, publics et privés, formels et informels, où les aspects spécifiquement moraux se mêleront aux dimensions non morales de la vie sociale et pourront, selon les cas, être à l'avant-plan ou à l'arrière-plan des échanges (famille, amitié, voisinage, responsabilités professionnelles, commissions d'enquête publiques, tribunaux administratifs, débats médiatisés, luttes politiques, etc.). Ces séquences d'échange pourront finalement mener à diverses issues : condamnation et sanctions juridiques ou sociales, excuses, réparation, pardon, réconciliation, ententes sur une redéfinition des rôles ou sur de nouvelles règles de fonctionnement, ou simplement ouverture d'un débat de société indéfini [6].

Le répondeur, c'est-à-dire l'acteur individuel ou collectif qui est le destinataire de l'interpellation de départ, peut se retrouver dans une variété de postures. Il a pu anticiper cette interpellation, avoir préparé ses réponses et être prêt à se défendre; il peut s'excuser, se justifier, contre-attaquer, ou encore avouer son erreur, accepter une sanction, devoir entreprendre une action réparatrice ou verser une compensation. Il peut au contraire avoir agi dans l'insouciance ou la non-conscience de la présence d'un enjeu moral et être amené à évaluer sa conduite a posteriori. Il peut contester l'attribution de responsabilité en s'attaquant à l'un ou l'autre des multiples critères qui interviennent dans le jugement de responsabilité, multiplicité qui lui offre de vastes possibilités de parade. Il peut mettre en question la relation de causalité entre ses actions et les événements en cause, il peut invoquer l'ignorance des conséquences possibles ou l'impossibilité de les prévoir, il peut faire valoir le caractère involontaire de son action en raison de la présence de contraintes (Shaver, 1985). Il peut choisir de « faire face à ses responsabilités », comme il peut détourner l'interpellation vers un autre agent, situé en amont dans la chaîne des causes ou plus haut dans la hiérarchie des pouvoirs. Il peut présenter sa faute comme une erreur de parcours, une faiblesse passagère. Il pourra aussi réagir de façon très défensive, irrationnelle, s'écrouler sous le poids d'une honte ou d'une culpabilité excessives. Mais il peut tout aussi bien et très légitimement refuser de répondre, en arguant que le questionneur outrepasse ses droits ou soumet une réclamation extravagante ou excessive.

Un élément crucial de ce modèle interactif est l'attention qu'il force à accorder au questionneur, acteur généralement négligé dans les analyses de la responsabilité. Le responsable sommé de « répondre » tend à monopoliser l'attention et à faire oublier que sa réponse est toujours destinée « à quelqu'un », en considérant que ce quelqu'un est un être incarné et non pas seulement l'Autre universel abstrait cher aux théories de la responsabilité hyperbolique. Le questionneur est un acteur doté d'une identité déterminée qui sera souvent engagé dans une histoire d'interaction avec le répondeur. De plus, ses propres positions ne sont pas à l'abri du jugement critique, car elles impliquent un engagement pratique de sa part qui les expose à un contre-questionnement. Contrairement à ce qui se passe dans le domaine juridique ou encore à ce qui existe dans un système autoritaire traditionnel, la position de l'acteur moderne qui prend l'initiative d'une imputation de responsabilité est souvent mal assurée. Il est fréquent de voir l'appel de départ provoquer une contre-interpellation de la part du répondeur, qui se sentira autorisé à contester l'une ou l'autre des prétentions du questionneur. Tout cela pourra donner lieu à un échange au cours duquel les raisons de l'un et de l'autre seront débattues et passées au crible. Aujourd'hui, même les décisions des tribunaux sont contestées et critiquées par tout un chacun. Même les enfants se croient maintenant autorisés, en bien des circonstances, à mettre en question le jugement du parent ou du maître (là où l'ordre moral traditionnel les aurait réduits au silence en leur intimant que leur « responsabilité » se résume à obéir au maître). De plus, le questionneur moderne dispose d'une bonne marge de liberté dans sa décision de procéder à une interpellation responsabilisante. Un large éventail de schémas interprétatifs s'offre à lui. Il peut, selon les circonstances, invoquer la chance, la fatalité, il peut adopter une attitude indulgente ou estimer que le fautif est dans une position trop vulnérable pour faire face à une accusation. Il peut juger que la sauvegarde d'un climat harmonieux dans un groupe l'emporte sur l'exigence de demander des comptes. Il peut choisir de garder pour lui-même son jugement ou de l'exprimer à son destinataire en privé et non en public. Il doit aussi se demander si le fait de ne pas interpeller l'autre met en cause son intégrité personnelle, le respect de lui-même. Bref, tant la sagesse pratique que des considérations d'ordre stratégique peuvent fournir de très bonnes raisons de ne pas lancer un appel de responsabilité.

L'auteur de l'interpellation n'est donc pas ici le simple gardien d'un ordre moral intemporel et inébranlable ou un juge impartial occupant une position transcendante d'objectivité. Il accomplit lui-même un acte engageant en exprimant sa volonté d'imputer une responsabilité à l'autre. Il prend lui-même une décision qui peut à son tour faire l'objet d'un jugement moral et d'une contre-imputation de responsabilité, adressée soit par le destinataire de l'interpellation de départ, soit par des tiers observateurs. Comme le souligne Kelly G. Shaver : « Tout comme l'on peut dire que la conduite de l'acteur sert ses fins, l'acte d'attribution de responsabilité de l'observateur sert aussi ses fins » (1985 : 136). Les philosophes féministes insistent particulièrement sur ce deuxième moment de l'interaction, car il peut être le lieu d'une remise en question des rapports de pouvoir qui encadrent les pratiques de responsabilité. L'interpellation est souvent le fait d'une personne exerçant un pouvoir, mais c'est précisément un des paramètres importants de l'ordre social moderne que de donner lieu à d'incessantes remises en question des hiérarchies de pouvoir. C'est la question que les enfants, les femmes, les pauvres, les groupes minoritaires, les marginaux et tous ceux qui se trouvent en position d'infériorité sont en droit d'adresser à ceux qui leur imputent des responsabilités : Qui es-tu pour me juger, m'imputer ou m'imposer des responsabilités ? Sur quoi t'appuies-tu ? Au nom de qui parles-tu ? (Walker, 1998; Smiley, 1992 : 191; Tronto, 1993).

Nous ouvrons donc une perspective dans laquelle la responsabilité ne domine pas le monde moral ou social. En s'incarnant dans des pratiques d'interpellation, la responsabilité est comprise comme pratique de responsabilisation et cette pratique se trouve elle-même assujettie à d'autres exigences fondamentales dont la plus importante est certainement l'équité. Le souci des philosophes de définir avec soin les critères formels de la responsabilité répond d'ailleurs à ce souci d'équité. Il ne serait pas équitable de rendre responsable ou de sanctionner une personne qui a agi sous la contrainte, qui ne pouvait prévoir les effets de son action ou qui voulait bien faire. Celui qui impute une responsabilité à autrui a donc lui aussi « des comptes à rendre ». Il doit le faire d'une manière « responsable ». Mais l'attribution de responsabilité peut devoir se soumettre à d'autres exigences telles que la sollicitude (on peut refuser de faire subir à un agent l'expérience éprouvante de l'obligation de répondre parce qu'il se trouve dans un état de trop grande vulnérabilité), l'intégrité (on peut refuser d'imputer une responsabilité par loyauté ou parce qu'on ne s'en juge pas digne), l'utilité ou le bien-être collectif (l'importance de donner un exemple, d'envoyer un message clair à la population peut l'emporter sur le devoir d'équité qui interdit de sacrifier un individu au bien-être collectif), etc. La diversité des critères qui entrent en jeu montre à la fois l'importance de la notion de responsabilité et ses insuffisances. Les pratiques de responsabilité contribuent au développement immanent du système moral, elles ne le transcendent pas. Elles participent plutôt à sa construction. Elles manifestent les convictions morales des agents, mais elles peuvent également indiquer des changements d'orientation et opérer sur un mode expérimental ou exploratoire. Elles mettent à l'épreuve le système moral et lui permettent de se réajuster. Elles ne sont pas à l'abri de dérives et d'excès et doivent mobiliser pour cette raison un grand nombre de vertus adjuvantes : courage, équité, modération, intégrité, réalisme, compassion, sagesse.

Une variété de jeux de langage

Un aspect de l'approche pragmatique sur lequel insiste particulièrement M. U. Walker est la prise en compte de toute la variété de jeux de langage qui interviennent dans nos pratiques de responsabilité. Contre les approches rationalistes qui tendent à réduire la communication morale aux seules argumentations et délibérations rationnelles [7], Walker souligne l'importance des autres jeux de langage, en commençant par le langage simplement descriptif qui peut, par l'apport d'informations pertinentes, recontextualiser l'action évaluée jusqu'à provoquer un renversement des perspectives (que ce soit en élargissant l'analyse des causes antérieures, celle du contexte de l'action ou celle de ses conséquences). Elle mentionne aussi le langage analogique, plus intuitif que rationnel, qui assoit les positions morales sur le jeu riche et ouvert des comparaisons : comparer mes actions à celles de mes prédécesseurs, à ce qui se fait « ailleurs », comparer la condition de mon groupe d'appartenance à celle de groupes similaires, comparer le traitement qui m'est réservé à celui dont jouissent d'autres acteurs, tout cela impliquant des découpages plus ou moins justifiés dans la multitude de points de similitude et de différenciation qui pourraient potentiellement être invoqués (le problème étant de déterminer ceux qui sont pertinents pour le cas sous examen). Walker accorde une importance toute spéciale au langage narratif qui inscrit les actions dans une biographie individuelle, une histoire d'interactions entre les acteurs ou une histoire collective. La narration insuffle de l'épaisseur et de la complexité au matériel à évaluer. Elle sollicite les capacités d'empathie et d'imagination de l'interlocuteur et l'incline souvent à tempérer le caractère parfois hâtif et péremptoire de son jugement de responsabilité. Il faut également mentionner le langage expressif, qui mobilise les émotions du locuteur et fait intervenir le pôle axiologique de l'attachement personnel à des valeurs, ainsi que l'intensité des convictions. Comme la narrativité, l'expressivité engage la communication dans l'interprétation herméneutique des valeurs symboliques, qui paraît essentielle pour comprendre la signification toute particulière que peuvent prendre certains éléments d'une situation aux yeux d'un acteur. L'appel à la responsabilité ne fait pas que questionner la conduite de son destinataire, il sert aussi de véhicule aux convictions de son auteur. Ce sera même parfois sa fonction la plus importante, la séquence pouvant se clore sur un simple énoncé de reconnaissance de la valeur exprimée : « Oui, je comprends que c'était très important pour toi. J'aurais dû faire attention ».

La plupart des analyses éthiques de la responsabilité sont malheureusement fermées à cette multidimensionnalité de la communication morale. L'héritage rationaliste l'explique en partie, mais il faut également mentionner la prépondérance d'un modèle judiciaire qui limite l'étude de la responsabilité aux pratiques accusatrices para-judiciaires du blâme (A. O. Rorty, 1988; Métayer, 2001 : 38-40). Ce modèle étriqué nous empêche d'appréhender la richesse et la diversité des pratiques de responsabilité. L'auteur d'un appel de responsabilité ne va pas nécessairement accuser, blâmer et sanctionner le répondeur. Il peut interpeller l'autre en exprimant sa déception, son découragement (« Je ne sais plus quoi faire avec toi »), son exaspération (« Combien de fois faudra-t-il te le répéter ? »), son incompréhension (« Je n'arrive pas à comprendre comment tu as pu faire une chose pareille ! »). Il peut simplement chercher à le sensibiliser en l'informant. Il peut aussi interpeller sa responsabilité en le félicitant ou en le récompensant. Tout le versant positif de l'éloge, de la louange, de la gratitude, de la reconnaissance des mérites, qui fait pourtant partie intégrante de nos modes de responsabilisation, a été négligé jusqu'ici par une recherche éthique dominée par les approches déontologiques. L'éloge est pourtant une source d'information importante sur les attentes d'autrui et sur la valeur symbolique qu'il accorde à certaines choses, et il peut avoir un effet structurant puissant sur le caractère de son destinataire.

La temporalité longue des processus de responsabilisation

L'idée fondamentale d'une éthique pragmatiste est que la culture morale d'une société est un produit de l'activité sociale et qu'elle est l'objet d'un travail incessant de construction, de révision et de redéfinition. Cela signifie, selon la formulation de Marion Smiley, que « les concepts moraux émergent de la pratique sociale, en réponse aux tensions actuelles, aux problèmes et aux crises qui caractérisent notre vie collective » (Smiley, 1992 : 21). Un des éléments les plus intéressants de cette perspective est l'idée qu'il y a des processus de responsabilisation qui se déploient sur une temporalité longue. Une compréhension adéquate de la responsabilité moderne exige une approche qui ajoute à la prise synchronique de jugements et de décisions ponctuels l'étude de séries de jugements et d'interpellations enchaînés et interreliés, à travers lesquelles s'effectue la construction d'un système moral, sur le mode d'une recherche tâtonnante, faite d'explorations, d'essais-erreurs, d'innovations créatrices et de processus de révision critique (Joas, 1999).

On oublie trop facilement que les positions morales et les définitions des responsabilités des acteurs sociaux qui prévalent aujourd'hui se sont progressivement modifiées et consolidées au cours des dernières décennies. Les attentes et responsabilités imposées aux parents, à l'État, à l'école et aux professeurs, aux chercheurs, aux entreprises, ne cessent d'évoluer. Les mécanismes par lesquels des seuils de tolérance moraux s'installent ou se déplacent méritent d'être étudiés en profondeur. Par exemple, ce n'est que de manière très graduelle que la conduite en état d'ébriété ou la consommation de tabac sont devenues des enjeux sociaux importants, au point de justifier des interventions lourdes de la part de l'État et de modifier les habitudes de vie de la population (avec comme conséquence une multiplication des appels à la responsabilité tant dans l'espace privé que dans l'espace public). Autres exemples : comment l'idée que le fait d'envoyer ses enfants dans un service de garde ne constituait pas un abandon de responsabilité de la part des parents s'est-elle progressivement affermie dans les esprits ? Comment les responsabilités des enfants adultes envers leurs parents vieillissants ont-elles été peu à peu redéfinies en fonction d'une série de nouveaux paramètres, tels que la prise en charge progressive par l'État d'une grande partie des services aux personnes âgées ou la reconnaissance du droit des enfants adultes à l'autonomie et à la vie privée ? Il y a aussi tout le domaine de la responsabilisation des entreprises en matière de sécurité et de santé publique ou de protection de l'environnement qui a été l'objet d'un travail de redéfinition incessant dans les dernières décennies : mise au pilori de l'industrie du tabac, interpellation des entreprises pharmaceutiques au sujet de leurs pratiques commerciales à l'égard des pays pauvres ou, plus récemment, dénonciation de la pénétration de la publicité commerciale dans les écoles et les universités, du marketing agressif de l'industrie des boissons gazeuses, à laquelle est maintenant imputée une responsabilité importante dans le taux alarmant d'obésité chez les jeunes Nord-américains, etc.

Le programme de recherche que nous esquissons ici implique une collaboration étroite entre la philosophie et les sciences humaines. La philosophie éthique a certes beaucoup à offrir au plan de la conceptualisation, mais aussi beaucoup à gagner à mettre ses reconstructions à l'épreuve des recherches empiriques (Walker, 1998 : 8-11; Joas, 1993 : 242). La concession d'ouverture au monde des faits se limite bien souvent, chez les théoriciens de l'éthique, à la prise en compte de certaines convictions communes ou de ce que John Rawls a appelé « nos jugements bien pesés ». Il faut se rendre à l'évidence que ces « convictions » n'ont pas la stabilité que les philosophes se plaisent à leur attribuer et que la vie sociale est elle-même le théâtre d'un incessant travail de construction et de reconstruction du système moral, parallèle à celui que mène, sur son propre terrain, la théorie éthique. Il faut donc aller plus loin et élargir le support empirique de la théorie éthique à la considération des pratiques sociales.

Il y a plusieurs aspects à considérer dans les processus « longs » de responsabilisation qui devraient intéresser autant les philosophes que les chercheurs en sciences humaines : comment un problème accède-t-il à la sphère morale ? Qu'est-ce qui fait qu'un enjeu prend, à un moment donné dans les esprits, une dimension morale (ce qui revient à dire qu'il devient particulièrement « important », « saillant » ou qu'on se met à y voir une « question de principe ») ? Quel est le rôle joué par les médias dans ce genre de processus ? Quel est le rôle de la science et quelle est la responsabilité des chercheurs dans ces processus ? Quelle est l'influence respective, dans l'émergence ou la révision d'une exigence morale, des réglementations et législations étatiques, de la justice pénale, de l'activisme des groupes de pression issus de la société civile, tels les mouvements féministe, environnementaliste, anti-avortement, anti-pédophilie, les associations de défense des animaux, qu'Alan Hunt appelle « mouvements de régulation morale » (Hunt, 1999) ?

Un cas actuel intéressant de ce genre de processus est la problématique du jeu compulsif et du rôle de l'État dans le contrôle et la gestion de cette « industrie », qui est devenue un enjeu important en quelques années au Québec. Son thème principal est une remise en question du marketing agressif de la société d'État, Loto-Québec, qui exploite casinos et loteries vidéo comme une entreprise privée assoiffée de profits. Les médias, les chercheurs, les intervenants communautaires ont tous joué un rôle complémentaire dans la cristallisation de cet enjeu : divulgation de statistiques alarmantes sur l'augmentation des cas de suicide chez les joueurs compulsifs, constat d'une augmentation des joueurs compulsifs parmi la faune des itinérants, médiatisation d'un suicide spectaculaire au Casino de Montréal, etc. Les reportages, les lettres aux lecteurs dénonciatrices, les témoignages émouvants se sont multipliés, avec le résultat que le gouvernement québécois a été forcé de reconnaître la nécessité d'un débat public sur toute la question.

Prenons un autre exemple. Il y a peu, les théories populaires du psychanalyste Bruno Bettelheim culpabilisaient de manière effroyable les parents d'enfants autistes en leur attribuant la responsabilité de la maladie; le système de santé publique s'intéressait peu à la problématique de l'autisme, qui restait d'ailleurs mal connu du grand public et suscitait peu d'élans de sollicitude (un facteur non négligeable dans ce phénomène est le fait que l'enfant autiste, agressif, non communicatif, éveille plus difficilement la compassion). Or il y a eu depuis un étonnant renversement de situation. Aujourd'hui ces mêmes parents n'hésitent pas à réclamer une aide accrue de l'État pour eux-mêmes, ainsi que des services thérapeutiques améliorés pour leurs enfants. Entre-temps, l'autisme a été progressivement démystifié dans l'espace public. Une meilleure information dans les médias et la divulgation de nouvelles recherches confirmant l'importance des déficiences congénitales dans l'étiologie de l'autisme ont contribué à déplacer les perspectives et à accréditer l'idée d'une responsabilité collective à l'égard de ce fléau.

Nous donnons ici des exemples d'avancées, mais il est clair que les mouvements de moralisation empruntent parfois des avenues ou des stratégies plus problématiques. Qu'il suffise de mentionner l'hystérie qui a marqué certaines campagnes récentes de stigmatisation des pédophiles, les actions terroristes de certains groupes de défense des animaux ou le rigorisme puritain d'un certain féminisme radical. Il n'existe pas, dans tous ces processus de responsabilisation, de point d'Archimède de la légitimité morale. La légitimité de chaque revendication se gagne à petits pas. Les frontières entre l'acceptable et l'inacceptable sont désormais mobiles et la vie morale est frappée en ce domaine par bien des ambivalences, des oscillations et des retours de balancier. Cette instabilité foncière fait trembler les partisans d'un rationalisme normatif étroit, qui y discernent les symptômes ou le prélude d'un effondrement moral généralisé. Les pragmatistes s'alarment moins. Ils croient que la société moderne est, suivant la formule heureuse de Richard Rorty, « engagée dans une aventure — engagée dans un projet dont l'issue reste imprévisible » (Rorty, 1996 : 85). Pour un pragmatiste, l'édifice de la morale est toujours ancré dans la substance d'un milieu social historiquement situé et son avenir reposera toujours, en dernière instance, sur la vitalité et la viabilité de ce milieu de vie. Cela ne met nullement en question l'aspect de transcendance et de distance critique inhérent au point de vue moral. Cela signifie simplement que ce point de vue n'a nul besoin d'être posé dans l'absolu ou fondé sur des principes intemporels.

Conclusion

Il est difficile d'intégrer dans les mécanismes flexibles d'autorégulation que nous venons de décrire les repères inamovibles proposés par les théories absolutisantes de la responsabilité. L'idéal régulateur d'un système moral ouvert et non autoritaire est celui d'une répartition et d'une prise en charge des responsabilités par tous et chacun (on peut évoquer ici la chimère rousseauiste d'une Cité dans laquelle tous les citoyens seraient également engagés et responsables). Mais partager et distribuer équitablement les responsabilités est, à l'évidence, une entreprise semée d'embûches, comme en témoigne le paradoxe de la coexistence actuelle de tendances antagonistes à la déresponsabilisation (individualisme, fuite et dilution des responsabilités) et à la surresponsabilisation (recherche acharnée du coupable ou du bouc émissaire, victimisation, judiciarisation). Il y a à cela deux raisons principales qui ont à voir avec un certain côté rebutant de la responsabilisation. Une grande part des pratiques de responsabilité se déroule dans le cadre antagonisant du blâme moral et de la justice pénale ou civile. Il est normal que ces interventions suscitent des réactions défensives et tendent à enfermer les protagonistes dans une logique primaire et binaire (coupable, non coupable) qui attribue en bloc une responsabilité entière à l'un ou à l'autre. Le fractionnement de la responsabilité se révèle très difficile quand l'administration de sanctions ou la volonté de « faire payer le coupable » obnubile les esprits. Mais même le contexte plus positif de la prise volontaire de responsabilité donne lieu lui aussi à des phénomènes déconcertants. Par exemple, quand un leader ou un acteur plus engagé s'avance dans un groupe et offre de prendre en charge un important fardeau de responsabilité, il en décharge inévitablement ses partenaires et son initiative peut involontairement contribuer à les déresponsabiliser ou à les asseoir dans un rapport de dépendance. C'est d'ailleurs le motif d'une certaine critique de l'État-providence qui déplore que la prise en charge par l'État et ses technocrates d'un cercle de plus en plus étendu de responsabilités ait pour effet de renforcer les tendances au désengagement, au repli sur soi et à l'indifférence des citoyens.

Ces aspects pervers de la responsabilisation s'ajoutent aux autres obstacles qui rendent malaisée la tâche importante et vitale, pour les sociétés occidentales actuelles, d'une équilibration judicieuse des responsabilités entre les divers groupes dans une multitude de contextes de la vie sociale : entre pères et mères dans la famille, entre parents et école dans l'éducation des enfants, entre intervenants professionnels et réseaux d'entraide locaux dans le soutien aux personnes défavorisées, entre citoyens et policiers dans la prévention du crime, et, de manière générale, entre individus, communautés locales, entreprises privées et État.

Il ne sert à rien de chercher dans la responsabilité morale une réponse à notre quête de fondements ou d'annoncer pompeusement avoir trouvé en elle « la référence morale de notre temps » (Etchegoyen, 1993 : 42). Il sera plus fécond d'essayer de déchiffrer nos pratiques morales intriquées. Par quelles voies un système social ouvert, instable, en mutation perpétuelle arrive-t-il à façonner ses orientations morales ? Voilà au fond ce que nous devrions essayer de comprendre.