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Pour l'homme des sociétés contemporaines d'Occident, la volonté constitue une des dimensions essentielles de la personne. On peut dire de la volonté qu'elle est la personne vue dans son aspect d'agent, le moi envisagé en tant que source d'actes dont il n'est pas seulement responsable devant autrui mais où il se sent lui-même intérieurement engagé. À l'unicité de la personne moderne, à son exigence d'originalité, répond le sentiment de s'accomplir dans ce qu'on fait, de s'exprimer dans des oeuvres qui manifestent notre être authentique. À la continuité du sujet se cherchant dans son passé, se reconnaissant dans ses souvenirs, répond la permanence de l'agent, responsable aujourd'hui de ce qu'il a fait hier et éprouvant avec d'autant plus de force le sentiment de son existence et de sa cohésion internes que ses conduites successives s'enchaînent, s'insèrent dans un même cadre pour constituer, dans la continuité de leur ligne, une vocation particulière.

Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1972, p. 43.

Pourquoi et au nom de quoi, aujourd'hui, se sentirait-on responsable d'autrui, si, comme nombre de philosophes et de spécialistes des sciences sociales, on acceptait le point de vue selon lequel la multiplication des références morales, la sécularisation, l'individualisation et l'individualisme, la « crise du lien social » rendraient tous et chacun plus soucieux de soi que de l'autre ? Dans son essai de 1992, Lipovetsky nous rappelle que la société actuelle n’est plus axée sur le devoir, et qu'elle a opté pour une culture promouvant des normes hédonistes de bien-être. Et lors même que l'on se soucierait des autres, la responsabilité a-t-elle encore un sens s'il n'y a plus de normes explicites et explicitées pour tracer une ligne de conduite qui soit acceptable à la fois pour l'individu et pour la société ? Aux obligations collectives se seraient substitués les droits du plus petit nombre, de ces groupes fragmentés en identités parcellaires. Perte des références morales et rétrécissement des horizons moraux iraient-ils de pair, faisant de l'individu celui qui construit subjectivement au quotidien des normes ne relevant que de la contingence et du bricolage de sens ?

Ces questions, nous nous les sommes posées à propos des personnes faisant l'expérience d'une forme particulière de la responsabilité, celle de l'aide et des soins à un proche dépendant ou malade, au sein de la famille ou d'un réseau de relations [1]. Comment interpréter la posture et les points de vue d'aidants et d'aidantes, de ceux et de celles qui se rendent parfois (mais pas toujours) aux limites d'eux-mêmes, en s'engageant à long terme et souvent jusqu'à la fin de la vie de l'autre et « pour un autre ». Dans nos sociétés l'aide aux proches dépendants n'est pas clairement une obligation ou un devoir. Tous les individus confrontés à la dépendance d'un proche ne répondent pas nécessairement dans le sens d'un soutien actif et intense. Certains, d'ailleurs, n'oseront jamais s'engager dans une telle expérience. Mais l'absence de normes claires et unanimes n'exclut pas, au contraire, tout sentiment de responsabilité. Par l'expérience de la responsabilité d'aidants ultimes [2], nous avons cherché à comprendre ce que peut signifier la responsabilité aujourd'hui.

À propos de la responsabilité

Un certain discours sur l'autonomie fait appel à la responsabilité. Le désengagement de l'État face aux populations jugées dépendantes, mais souhaitées autonomes, et les aménagements qu'il propose en termes de services et de responsabilités selon les groupes et les institutions, ont permis de penser la responsabilité en termes de « partage », voire de « partenariat ». Ces mots, « responsabilité », « partage », « partenariat », on les retrouve dans la plupart des politiques concernant des populations dépendantes : tantôt les aînés, tantôt les personnes souffrant de problèmes de santé mentale, tantôt les réfugiés, les sidéens, les handicapés. À mesure que l'État se pense moins intrusif en favorisant le local et la « communauté », tout en se faisant malgré tout [3] plus planificateur, il appelle à une « prise en charge accrue » par les « milieux », il suppose, voire stimule des modes de collaboration entre des « acteurs » : la famille, le monde associatif et privé et les services publics [4]. Selon cette vision, chacun des acteurs doit faire sa « part » vis-à-vis des personnes malades ou dépendantes, afin que celles-ci puissent vivre « autonomes » pour autant que cela se peut dans la « communauté », et ainsi éviter au maximum toute référence aux ressources lourdes comme l'hospitalisation. Il s'agit ici d'une vision fonctionnelle et instrumentale de la responsabilité, qui la découpe en autant de fonctions et de tâches qu'il en faut pour atteindre l'objectif d'autonomie. Dans un tel contexte, la vision communautariste de l'aide est jugée comme un bien et un idéal à poursuivre, notamment parce que la responsabilité n'est plus l'apanage d'un individu ou d'une institution, mais du groupe et de la « communauté ». Et surtout, la vision de la « responsabilité partagée » nous oriente plus facilement vers les tâches assignées et à assigner que vers les relations, les attentes, les espérances des personnes impliquées, et le sens qu'elles en donnent.

La responsabilité, il s'en faut, ne se réduit pas ici à cette vision fonctionnelle et instrumentale; elle n'est pas qu'un ensemble de tâches dont il faut négocier le partage. Si cette vision correspond bien au travail exercé par les services publics, la responsabilité ne s'y ramène pas entièrement. Des formes variées d'éthique de la responsabilité peuvent d'ailleurs être rapidement relevées dans les travaux récents, montrant son caractère de moins en moins normatif et de plus en plus contingent, donc pluriel. Pensons à l'éthique collectiviste du monde associatif (Lamoureux, 1996), à l'éthique humaniste de la sollicitude (Benner et Wrubel, 1989), à l'éthique nomade fondée sur la coresponsabilité et le dialogue (Malherbe, 2000) et à l'éthique concrète (Métayer, 2001), axée sur une morale du vécu.

Avant d'être des tâches à partager, la responsabilité est une signification. L'anthropologie des genres et l'anthropologie féministe ont insisté sur le partage différencié selon le sexe dans différentes sociétés de la responsabilité du malheur et de la maladie et de ses conséquences. Les travaux de Sheper-Hugues (1992), de Brettel et Sargent (1997), de Lock (1993), notamment, invitent d'abord à comprendre la responsabilité face au malheur et à la maladie dans un horizon élargi, celui de la responsabilité de la vie et de la mort, de la reproduction biologique et sociale et du travail (Folbre, 1997), et ensuite à comprendre ce travail de la reproduction dans le contexte des différences sociales qu'il suppose au sein des mondes locaux : hommes et femmes n'occupent pas les mêmes postures face à la vie et à la mort, face à la préservation de la santé ou à son maintien et à la charge de la maladie. La reproduction s'inscrit d'abord et avant tout au sein du domestique : on peut comprendre que la responsabilité devant la maladie (et la mort) mais aussi la santé (et la vie, le salut) est le produit d'une position occupée par un sujet, culturellement, socialement et historiquement situé, homme ou femme.

Mais si les rôles, les liens ou les positions sociales définissent des responsabilités, il n'y a de responsabilité, au sens fort du terme, qu'assumée par l'individu ou subjectivement investie. Et cet investissement prend un tour singulier dans la modernité, où l'importance accordée à l'autonomie et à l'individualité conduit à donner une signification nouvelle à la responsabilité, placée sous le signe du « souci de l'autre ». Ricoeur (1994) observe ainsi qu'en Occident, le concept de responsabilité a pris longtemps le sens juridique de l'imputabilité de « choses ou de personnes que l'on a sous sa garde », de conséquences d'actes posés, de faute à réparer, pour prendre de plus en plus le sens moral de « personnes vulnérables ou fragiles dont on a le souci », mettant en valeur l'intersubjectivité, sans qu'il y ait nécessairement attribution d'une faute ou dommage à réparer. Pour Levinas (1982), la responsabilité ne saurait se comprendre que dans le rapport à l'autre, l'autre proximal; chez Jonas (1990) elle est encore le souci de l'autre et de la fragilité, mais plus lointains cependant, pour les générations à venir, ce qui nous ramène à la reproduction. Dans la modernité avancée, la responsabilité est pensée parfois en termes de « prise en charge » ou de « partage des responsabilités » entre le « privé » et le « public », mais elle est aussi pensée en termes d'engagement personnel envers l'autre fragile. Cette forme d'engagement propre au sujet moderne permet singulièrement de relier les ordres de l'obligation et du choix face à un autre proche; elle incarne du coup la préoccupation morale qui devient responsabilité pour autrui.

Au travers du cas de l'aide aux proches, nous allons chercher à mieux caractériser cette forme que prend la responsabilité. On verra qu'elle n'obéit pas simplement à des statuts, même si ceux-ci demeurent centraux et réinvestis d'une nouvelle signification.

Questions de méthode

Nous avons rencontré en entrevues des aidants principaux [5], hommes et femmes, c'est-à-dire les personnes qui ont une responsabilité plus intense et plus constante envers les proches qu'elles accompagnent. Au total, 60 personnes aidantes principales ont été rencontrées dans trois régions du Québec, l'une urbaine et pluriethnique, l'autre urbaine à tendance monoethnique, la dernière rurale. Les entrevues, semi-structurées, portaient sur les pratiques de soins abordées sous trois angles : le travail (ses différentes composantes, par exemple l'entretien du corps et des liens familiaux, le soutien identitaire et moral, la mobilisation des communications avec le réseau familial et le système socio-sanitaire), les savoirs (les références savantes et populaires, techniques et relationnelles, l'expérience et l'habitus de soins) et enfin la responsabilité (dimensions morales et affectives des soins). Toutes les personnes rencontrées avaient un proche, malade chronique, sous leur responsabilité depuis en moyenne deux ans et demi, mais recevaient une aide quelconque des services publics depuis au moins deux mois. Dans plus de 8 cas sur 10 (83 pour cent), la personne aidante est une femme; cette personne est âgée de 40 à 65 ans (57 pour cent) ou de 65 à 80 ans (21 pour cent). Elle est mariée ou en union de fait (75 pour cent) et sa scolarité diffère peu de celle de la population féminine de cohortes comparables. Si la majorité de ces aidantes sont à la retraite (43 pour cent) ou travaillent à la maison (27 pour cent), environ le quart d'entre elles ont un emploi, comme professionnelles ou cadres (53 pour cent) ou comme employées (20 pour cent). Enfin, les deux tiers cohabitent avec l'aidé.

Dans cet article, c'est évidemment de la troisième dimension de notre recherche qu'il est question, soit celle de la responsabilité, c'est-à-dire des dimensions affectives et surtout morales de l'aide et des soins. Nous examinerons : 1) sur quoi porte cette responsabilité, en quoi la dimension instrumentale est secondaire; 2) pourquoi elle se délègue difficilement; 3) comment elle est assumée par les individus, quelles justifications ils lui donnent; et 4) en quoi elle constitue une expérience identitaire. L'analyse, qualitative et inductive, cherchera à faire apparaître le construit de responsabilité tel qu'il a pu émerger du propos des personnes aidantes. L'analyse tiendra compte des distinctions selon le genre et les liens [6].

De l'instrumental et du moral : l'aidant ultime

Tentons d'abord de saisir comment se concrétise la responsabilité. Celle-ci ne peut exister qu'incarnée dans des tâches et des gestes. Cependant ces tâches sont non seulement « agies » mais représentées et interprétées, elles entrent dans l'ordre de ce que l'on pense faire ou non pour un autre, de ce que l'on classe comme utile ou non pour l'autre, bienfaisant ou non. Ces tâches ne sont jamais vraiment détachées de l'horizon moral dans lequel elles prennent forme. Que la tâche relève du devoir ou de la solidarité (ce au nom de quoi elle est accomplie), elle est à chaque fois, même si on la présente sous son jour le plus empirique et pragmatique, imprégnée d'un certain idéal moral.

Les nombreux écrits sur les soins soulignent depuis au moins 30 ans la double nature de ces derniers (instrumentale et morale), fruit d'une dissociation historique et culturelle entre ces deux sphères (Saillant et Gagnon, 1999). Et lorsqu'on demande aux aidants principaux de parler de ce qu'ils font au quotidien pour leurs proches, ils évoquent justement de nombreuses « tâches », notamment les « soins physiques »; ils en décrivent peu la matérialité, ils s'attardent peu aux gestes, pour nous parler d'autres choses : du sens et de la finalité de ces gestes. Ce que les aidantes appellent les « soins physiques » nous ramène vers les soins de manière plus générale : accompagnement, souci, présence (Saillant, 2000a). Ainsi, presque toutes les personnes aidantes sont amenées à faciliter la vie quotidienne de l'aidé, en passant par des gestes susceptibles de rendre le corps confortable. Certaines vont jusqu'à dire : « Je fais tout », c'est-à-dire s'occuper des soins les plus intimes et les plus courants, comme on le ferait pour un enfant [7]. Ces soins au corps vont de la préparation des repas à l'aide pour s'alimenter, de la préparation d'un bain à l'aide pour le bain et aux soins intimes; on fait du ménage et des courses. Bref on aménage tout autant l'environnement que l'on fait au mieux pour pallier les incapacités de la personne aidée.

Il y a aussi toute une part des tâches qui relève du maintien de l'aidé dans les divers réseaux de son environnement : d'abord le réseau familial, mais aussi le réseau des services et enfin les divers réseaux institutionnels, comme les services bancaires ou juridiques. Ces tâches, de nombreux auteurs les ont identifiées avant nous (Guberman et al., 1991; Lavoie, 2000; Roy et al., 1992), et les propos des personnes rencontrées en font à nouveau l'inventaire. Mais aucune de ces tâches n'est jamais vraiment purement instrumentale, puisqu'elle est inscrite dans une relation, elle-même inscrite dans la biographie familiale, mais aussi dans un système où des places et des rôles sont assignés, tels ceux de mère ou de fils, d'époux ou d'ami. Ces places et ces rôles renvoient aussi à des formes particulières de responsabilités. Les tâches prennent bien sûr du temps, un temps d'ailleurs difficile à mesurer [8]. La difficulté de la mesure du temps vient en particulier des conditions entourant les tâches : on les fait dans l'univers domestique, avec ses connotations affectives et privées, mais on les fait aussi dans le contexte d'une relation qui est centrale [9] et cela dans la proximité, donc la difficulté de prise de distance. Ces aidantes coordonnent, prennent des décisions importantes (ex. le placement éventuel, les services à donner en urgence quand plus rien ne va), assurent une médiation entre l'aidé et les services, l'aidé et les autres proches. Elles sont aidants ultimes [10], parce qu'elles sont les premières et les dernières à être là, assumant des responsabilités essentielles, c'est-à-dire des responsabilités qui font la différence pour l'aidé (pour une vie « autonome à domicile »), des responsabilités qui ne se délèguent pas, ou difficilement comme on le verra. Des responsabilités qui ont également une teneur symbolique très forte, notamment parce que ces tâches sont faites pour quelqu'un, un proche avec qui l'on partage une part importante de son histoire et de sa biographie (les époux, les enfants et les parents); elles sont faites pour quelqu'un de signifiant et au nom de quelque chose, des valeurs, d'un idéal. Le bain n'est pas donné par simple mesure d'hygiène; il est là parce qu'on ne laisse pas sale une personne aimée ou envers qui on ressent du respect, ou de l'amour, ou encore de la culpabilité. Le repas dépasse « l'alimentaire » : il est l'acte nourricier du maintien dans le bios, dans la lignée, dans le « nous ».

Les soins physiques permettent aussi de toucher, d'aller au-delà de mots autrement difficiles à dire; ils assurent une sorte de contact, voire de sécurité ontologique au sens de Giddens (1986), de par leur familiarité et leur caractère répétitif. On veut préserver la dignité qui se dégrade, rendre la personne heureuse, lui donner un petit morceau d'espoir en laissant voir et sentir que la vie pourrait, par moments, être un peu différente, c'est-à-dire moins monotone, moins souffrante. Les « soins physiques » sont aussi reliés à tout ce qui est appelé « le psychologique ». Le soutien psychologique est au moins aussi important que les soins au corps. Cela signifie divertir, donner des attentions, mais surtout, écouter, rassurer, encourager, un aspect sur lequel insistent plus largement les femmes, épouses, filles, mères, nièces, que les hommes; de même les époux y insistent davantage que les filles, fils et autres. Cela signifie être là dans le sens de « ne pas lâcher », « tenir le moral », « prendre le temps de s'asseoir », « garder la communication », « sécuriser ». Se tenir près, dans le sens de « auprès de ». Donner de l'écoute met en évidence les aspects émotifs profonds qu'implique la dépendance et ce qu'il faut faire pour que le corps garde vie. Ce qui est donné, c'est ici la parole, le maintien dans l'ordre du langage, c'est la place singulière que doit conserver ou occuper l'aidé comme sujet dans le système familial et dans l'ordre symbolique.

Il y a aussi ces cas où l'aidante accomplit des « tâches déplaisantes », comme amasser les excréments, la vomissure. Mais ce qui déplaît c'est souvent de voir l'autre se retrouver dans une situation d'indignité, alors que la relation recherche et prend pour fondement le respect, l'affection, l'estime. Ce qui amène à ce type d'affirmation paradoxale : je préfère faire tout ce qui est déplaisant pour les autres. Ces tâches, parce qu'elles sont déplaisantes, on les garde pour soi. On préfère être le seul témoin de la situation d'indignité, mais aussi on se sent responsable du maintien de la dignité. Pour les mêmes raisons, des aidantes préféreront confier ces tâches à des aidants professionnels, qui sont mieux à même, selon elles, de minimiser l'indignité.

Délégation

L'expression ici utilisée pour identifier tous les aidants principaux, aidants ultimes, peut être mieux explicitée si l'on saisit plus précisément la délégation. La délégation il en est beaucoup question dans le contexte des soins ambulatoires, mais les soignants sont aussi amenés à leur tour à déléguer : à la famille, à d'autres proches, à des intervenants, voire à l'aidé lui-même. Dans un autre langage, celui des services, on l'a dit, on parle de « partage des responsabilités », de « partenariat ». Mais quand l'instrumental est si intimement lié au moral, quand la tâche n'est jamais vraiment et seulement matérielle, la délégation est-elle toujours possible ? voire pensable ? Une partie de la responsabilité se vit dans des moments difficiles, les crises ou les urgences, quand l'aidante est amenée personnellement à déléguer ou à envisager la délégation : par exemple, dans le cas de services médicaux et spécialisés, lorsque l'aidé fait une chute, ou est très malade, fait une crise d'angine, devient confus. Alors il peut arriver que l'aidante se sente démunie, sans compétence, et craigne d'insécuriser davantage l'aidé, en demeurant « responsable pour l'autre ». Ainsi ces époux ou épouses qui craignent d'habiller leur conjoint de peur de les blesser lorsqu'il faut se rendre aux urgences en situation de crise.

L'implication des autres proches est la plupart du temps partielle et la responsabilité plus diluée. C'est le cas d'enfants ou de membres de la fratrie qui donnent une présence ponctuelle, qui sont là quand ils ont le temps ou encore lorsqu'il y a des urgences. Mais cette non-disponibilité peut s'avérer virtuelle, comme dans ces cas où les aidantes ne demandent pas d'aide ou ont de la difficulté à en demander, ou encore n'osent pas déranger des enfants ou des frères et soeurs déjà « trop occupés » ou surchargés par d'autres responsabilités. Elle inclut aussi ces maris qui aident mais dont l'aidante n'est pas satisfaite (ex. : « Il n'est pas psychologue »). Elle peut s'avérer également momentanée, dans la mesure où certains pensent que l'aide viendra certainement si l'urgence ou une plus grande nécessité survenait. Mais la non-disponibilité peut prendre aussi un sens autre lorsque des enfants se pensent incapables de voir leurs parents comme ils sont devenus : pour certains, ne plus pouvoir avoir de conversation normale. La non-tolérance à la maladie provoque alors mise à distance et non-disponibilité. La disponibilité est parfois justifiée par la situation particulière d'un membre de la famille : celle qui est infirmière peut être sollicitée davantage, on se gêne moins face à ces personnes « détenant les connaissances dans la famille ». Quoi qu'il en soit, la faible disponibilité des autres n'est que très peu critiquée et les manifestations de frustrations sont rares.

Lorsque l'aide est importante de la part de l'entourage (elle est parfois intense il est vrai), elle n'est jamais aussi importante que celle de l'aidant ultime. Ce sont ces situations où les membres de la famille se mobilisent en cas d'urgence ou d'aggravation de la maladie, précédée ou non d'une demande de l'aidante. Ce sont aussi ces cas où une demande de répit est formulée, et pour un temps déterminé, la prise en charge n'est plus alors sous la responsabilité de l'aidante. Enfin, ce sont ces autres cas où les aidantes signifient qu'elles sont aidées quand « ils » (d'autres membres de la famille) sont là : quand il y a présence il y a véritablement aide.

L'aide extérieure de personnes qui ne sont pas membres de la famille provient essentiellement des services publics en cas d'urgence et en dernier recours, ce qui place la famille au deuxième plan dans le système d'aide. On recourt à cette aide extérieure 1) pour le soigné : quand la situation devient grave, comme si la situation actuelle ne l'était pas, ce qui donne à la situation actuelle un caractère banal que seulement l'aggravation permet de mettre en évidence, ou encore lors d'un accident (ex. chute, blessure); il y a aussi le cas où la soignante doit se déplacer pour des tâches domestiques (courses) ou voir quelqu'un (un parent); 2) pour la soignante, quand elle est elle-même malade, mais surtout quand la situation s'aggrave pour elle, devient trop complexe (ex. être au bout, fatigue extrême, situation émotive difficile).

Il est remarquable que la maladie, ne plus pouvoir en faire davantage, une fatigue extrême soient les motifs qui concernent le recours à une aide des services publics pour l'aidante (et non le refus de la position même d'aidante, et de la responsabilité qui en découle). Il arrive aussi qu'on n'y ait pas recours : quand on a la perception de ne pas avoir besoin, quand on n'ose pas demander, quand on croit qu'il n'y a personne pour aider, quand on a l'impression qu'on peut s'en sortir, « qu'on est capable ». Mais aussi, certains ne croient pas ou plus à l'aide qu'ils pourraient recevoir. Enfin, les ressources associatives sont peu utilisées [11]. Les offres d'aide extérieure, quelle qu'en soit la provenance, sont de plus très rares. Lorsque les motifs d'aide extérieure placent les difficultés de l'aidé à l'avant-plan, comparativement à celles de l'aidante, les demandes d'aide sont axées sur le besoin de parole de l'aidante : parler avec des membres de la famille, mais aussi avec des gens extérieurs, des professionnels, des amis, des voisins. L'aide spécialisée se tourne également vers une quête de parole (ex. le psychologue).

Outre leur propre engagement dans les soins, quelles autres solutions sont susceptibles d'être envisagées par les aidantes ? Dans la plupart des cas, c'est le placement qui vient à l'esprit de l'aidante. Le placement est ce qui paraît « soulager le plus » même si cela signifie inquiétude et difficultés. Des aidantes demandent le placement, mais faute de ressources (manque de lits ou manque de disponibilités financières) cette solution n'est pas applicable. Il arrive que des intervenants insistent pour le placement et aussi que ce dernier survienne à l'extrême limite des capacités de l'aidante et de l'aidé. Il arrive aussi que l'aidé ne veuille pas aller en centre de soins de longue durée (CHSLD) parce qu'il veut mourir à la maison : c'est pourquoi, là encore, le placement devient une solution peut-être envisagée mais une fois de plus non applicable. Enfin, rappelons que, quoique fréquemment envisagé, le placement n'en est pas moins un souci pour la personne aidante, qui doute de la qualité des soins en CHSLD. Dans les représentations, le placement est identifié à l'abandon de l'autre, à sa perte de dignité, donc à un refus de responsabilité.

Il arrive aussi qu'aucune solution ne soit envisagée : lorsqu'on veut rendre à un aidé qui nous a donné (logique de la réciprocité), lorsque l'aidante se voit comme « capable » et comme la meilleure ressource existante, et lorsque l'on croit que de toutes manières il n'existe pas d'autres ressources. L'hébergement chez l'aidante devient alors le moyen à privilégier. Mais les demandes d'hébergement institutionnel proviennent le plus souvent des médecins traitants de l'aidé. Ainsi, un grand nombre de personnes ne reçoivent pas de demandes, ou reçoivent des demandes implicites « qu'elles savent entendre » et qui déclenchent l. Aussi, les pressions de l'institution vont dans le sens du placement et non de la « prise en charge » [12]. Il faut toutefois se demander comment le système de santé influe sur cette vision du choix sans que la personne aidante en soit consciente : en ne rendant pas d'alternative possible, par exemple [13]. On ne saurait facilement envisager d'autres solutions car les alternatives réelles, aux yeux de bien des aidantes, n'existent souvent pas. Ainsi, dans la mesure où ce qui est recherché relève des soins (présence, attention, continuité, singularité), que les services publics ne peuvent les assumer comme le voudraient les aidantes (le pourraient-ils ?) et que les alternatives acceptables au placement sont limitées (conditions d'hébergement), on ne choisit pas vraiment l'aide donnée, ce qui renforce la posture de l'aidant ultime qui intériorise subjectivement la responsabilité.

Le centre local de services communautaires (CLSC) ne fut véritablement évoqué que deux fois comme ressource alternative à l'aidante : pour le répit et pour « en parler ». Aussi, une seule aidante a évoqué la possibilité de laisser la responsabilité à d'autres qu'elle-même dans la famille, mais comme une chose à laquelle elle avait pensé, sans toutefois l'actualiser.

Il y a aussi ces « tâches » qui paraissent ne pas se déléguer, auxquelles on ne renonce pas, et qui guident les choix de « faire ou ne pas faire » pour l'aidé : ainsi assurer la dignité de l'aidé, rendre heureux, peuvent-ils vraiment se déléguer ? assurer une présence, être là, ne pas abandonner ? Comme cette mère beauceronne qui fait la toilette intime de son enfant, qui lave le corps, coupe les ongles, brosse les dents :

C'est le fait de la voir mal [sa fille Carmen]. C'est ça qui est dur. Ce n'est pas le travail que ça prend, c'est le fait de la voir là et je ne serais pas mieux si elle était là-bas à l'hôpital. Irène [sa soeur] dirait : on s'en va voir Carmen, et on serait toujours là. Je la verrais pareil, je la verrais dépérir peut-être encore plus vite. Ils nous diraient : elle a fait ci, elle a fait ça. Je pense que c'est plus difficile de la placer que de la garder ici.

Le même type de remarque est fait lorsqu'il est question d'écouter la personne aidée, de la rassurer. Comme le dit plus d'un aidant sur deux, il faut faire en sorte que la personne ne s'inquiète pas, en la distrayant, en l'appelant régulièrement au téléphone (parfois en lui cachant certaines choses), en l'accompagnant chez le médecin. Comme le dit cette épouse au sujet du conjoint : « Quand on l'aime, on ne voit que ses besoins, on ne voit pas ce que représente la tâche » [14].

Il faut dire que cet aspect des « tâches » est justement ce qui suscite la grande fierté des aidants et leur sentiment d'accomplissement : faire plaisir, contribuer à la qualité de vie, changer la vie de l'autre; la présence est source de fierté [15] mais aussi expression privilégiée de la responsabilité.

Rôles, références, idéaux, significations

Les aidants ultimes ne délèguent pas facilement leur responsabilité. Pour le comprendre, il nous faut regarder comment cette responsabilité est assumée, par qui et envers qui. Il nous faut aussi comprendre comment l'engagement dans les soins se prend, comment on reconnaît la responsabilité comme sienne et au nom de quoi. Cela nous aidera à mieux caractériser cette forme de responsabilité.

Pour les aidantes, les demandes d'engagement reçues de l'extérieur, explicites, sont en fait plutôt rares. On peut affirmer que les personnes aidantes se retrouvent souvent dans leur position sans avoir reçu quelque demande que ce soit, et déclarent « avoir choisi » leur rôle. Cette position de « choix » peut être contrastée avec cette autre position qui naturalise le rôle d'aidante et s'exprime dans des déclarations comme « C'est automatique », « Je l'ai fait par la force des choses », « J'ai été dedans sans le savoir », « Ça allait de soi », ou encore résulte de l'absence d'alternatives réelles… « Les autres ne le font pas ». Mais des demandes explicites de la part de l'environnement, d'abord celui de l'aidé, puis celui de membres de la famille, sont aussi susceptibles de surgir.

Les personnes aidantes parlent abondamment du pourquoi de leur geste. Le pourquoi de l'engagement exprime surtout une forme d'altruisme; un altruisme qui répond à la fois à des obligations, à des rôles, à des idéaux et à des valeurs, qui est à la fois libre et contraint; à vrai dire où la liberté et la contrainte, comme l'altruisme et l'intérêt ne se démêlent pas. On est au fond, et de façon variable, plus ou moins obligé d'aider, mais faut-il insister, cette aide n'est pas nécessairement vue comme un fardeau, au sens où on l'entend habituellement dans les écrits sur le maintien à domicile. Les aidantes nous parlent de « rendre à un proche ce qu'on a reçu », d'amour d'un époux ou d'un parent, d'esprit de famille. Parfois, on veut aussi réenchaîner une relation délaissée, qu'il faut réactiver : on veut rattraper le temps perdu, signifier la dette et sa reconnaissance. Eu égard au bien-être recherché pour l'aidé, on désire éviter les mauvais soins, le malheur, la souffrance; on reconnaît la fragilité, le besoin de réassurrance, on affirme qu'on ne peut laisser les autres « comme des chiens ». Par ailleurs, ces motivations, si elles existent, ne supposent pas nécessairement la mise en veilleuse de toute obligation identifiée au lien familial : le devoir (« Comment peux-tu laisser ta mère ? », « C'est le mariage, ça fait partie de ce qu'on doit faire ») fait partie des motivations, mais aussi le fait de ne pas avoir le choix (être la seule personne disponible, avoir promis, avoir le sentiment d'être choisi, ne pas recevoir de services publics). Dans ces cas, la liberté paraît inexistante. Mais s'exprime aussi un sentiment d'obligation plus universel, comme la responsabilité que tout un chacun aurait envers l'autre, proche ou non.

On l'a vu, les aidantes reçoivent peu de demandes de la part du CLSC ou du reste de la famille. Du moins, ce n'est pas comme cela qu'une grande partie d'entre elles perçoivent la situation ou en parlent. Un choix ? Certaines disent que c'est de leur propre initiative qu'elles sont devenues aidantes (les amis, les nièces pour qui il n'y a pas d'obligation), certaines disent que c'était naturel (les époux tout particulièrement, qui n'avaient pas à se poser la question d'accepter ou non; question inconvenante pour eux).

Dans les entrevues que nous avons conduites, comme dans la presque-totalité de celles réalisées par Jean-Pierre Lavoie (2000) (auprès de personnes aidantes ayant sensiblement le même profil que les nôtres), on retrouve le thème de la dette, du retour : je rends à mon mari ou à mon père ou à ma mère ce qu'il m'a donné : il a pris soin de moi, il était généreux, etc. Ce thème du don et de la réciprocité est très important. Que ce soit un thème classique en sociologie et en anthropologie, qu'il évoque le don archaïque, ce n'est pas du tout un motif traditionnel, mais bien une manière contemporaine d'envisager la relation de soin, qui individualise le donneur et le receveur, qui fonde leur relation sur leur individualité, ce qui les singularise, qui les lie, après les avoir détachés, les avoir sortis des rôles et obligations attachés à des positions (père, mère, enfant…). Ainsi, un lien parental n'apparaît plus comme contraignant ou définissant des obligations précises et la direction de la responsabilité. Le don égalise le statut de l'enfant et du parent, donneur chacun à leur tour; le don les singularise (je donne à qui m'a donné et non simplement en raison d'un statut, parce que c'est mon père ou ma mère); il introduit une part d'indétermination (sur ce qui doit être donné en retour) et une liberté. À cet égard, ce don est moderne, c'est un don entre des intimes, des individus singuliers, au nom de l'affectif et de la singularité de chacun. Comme le dit cette fille : « Elle (maman) a toujours pris soin de nous autres, fait que aujourd'hui c'est à nous autres ». Le don moderne n'est peut-être pas uniquement un don entre des étrangers au sens où l'entend Godbout (2000).

Les modèles et références évoqués par les personnes aidantes ne renvoient sans doute pas tous à des rôles et rapports familiaux, même lorsque l'aidant est un parent ou un enfant, et lorsque c'est le cas, ces rôles et modèles sont tous fortement individualisés et singularisés, assumés sous la forme d'une expérience ou de qualités personnelles. Ainsi cette épouse qui a été elle-même malade et dit comprendre la souffrance : « J'aime comprendre l'être humain ». Ou encore cette mère qui soigna tour à tour sa mère, puis son mari et maintenant son fils. « Ça doit être marqué dans mon visage : elle ne sait pas dire non, elle ». Les liens et les rôles sont assumés en étant réinvestis d'un nouveau sens plus personnel. Mais il serait tout aussi vrai de dire que le sens plus personnel que l'on donne à l'aide prend appui sur des rôles et des liens familiaux pour se soutenir et se justifier. Si on aime comprendre les autres, si on aime aider, ce n'est pas n'importe qui; si on a des dettes, celles-ci ne se contractent pas au hasard.

Les mots « assumé » et « réinvesti » ne veulent pas dire que c'est toujours de gaieté de coeur et sans difficulté que l'on agit. Tous n'arrivent pas autant à réinvestir (entièrement) d'un sens positif leurs soins… Car ce sont aussi des contraintes, des obligations qui amènent à le faire : une personne aidée tombe brusquement malade et il n'y a alors personne d'autre pour l'accompagner, et elle refuse de quitter sa maison : « Si je n'étais pas là il serait moins bien. On aurait préféré une vie normale » (une épouse).

Il existe de multiples exemples permettant de comprendre ces rôles, tenant à la fois de l'héritage et des prescriptions culturelles, et le réinvestissement, faisant du sujet aidant celui qui, à ses yeux, assume et choisit. Certaines personnes, il faut quand même le rappeler, insistent davantage sur l'initiative et le choix (les amis, les nièces), d'autres sur l'héritage et la continuité, le caractère « naturel » de l'agir (les époux et épouses). D'autres vivent davantage de contraintes : les enfants et en particulier les filles. Enfin, les fils paraissent plus libres, moins obligés.

Un époux fait cette remarque : « J'ai fait instruire mes enfants moi-même et puis on n'a jamais eu besoin des services de personne. J'étais correct, j'étais un bon mari et j'y tiens ». Cette phrase résume bien l'idée d'une « association » de plusieurs rôles supposant le caractère pluridirectionnel de la responsabilité. D'un côté assumer d'être pourvoyeur et éducateur, de l'autre devenir soignant ultime de l'épouse. L'identité est assurée (masculinité, paternité), la conduite est à la hauteur des idéaux et des normes. La vie de cet homme paraît à ses yeux digne et valable. Des rôles et responsabilités (traditionnelles ?) de père et de conjoint paraissent réaffirmés sous l'idéal d'autonomie (moderne ?) : « On n'a pas eu besoin des autres ».

Ainsi, cette responsabilité, ces tâches prennent un sens pour celle ou celui qui les assume, reposant sur des rôles, des références, des idéaux qui renvoient les uns aux autres, sont en concurrence parfois, ou se surajoutent les uns aux autres. En pensant à Braudel (1979), nous parlerons ici de sédimentation. À des rôles et des modèles hérités se superposent des références et des idéaux plus récents. Superposition qui en réactive et en modifie en même temps le sens [16]. C'est ici que s'inscrivent les réalités de la subjectivation de la responsabilité et des identités des aidantes. Les exemples qui suivent, regroupés selon les liens, permettent d'approfondir ce thème.

Lien conjugal

L'amour conjugal se présente comme la synthèse d'une responsabilité subjectivement assumée et singularisée. Ainsi pour cette épouse dont les tâches auprès de son mari (le déshabiller, faire sa toilette et le raser) donnent une valeur à sa vie, valeur auparavant absente, même au sein du couple : « J'étais contente parce que c'était ça mon but, de pouvoir le rendre heureux et de lui donner ce que j'avais pas pu lui donner jeune ». Et cette autre épouse, qui fait en sorte que son conjoint se sente bien et en sécurité, en le « brassant » quand il est dépressif, en lui montrant que c'est une chance quand même de s'aimer beaucoup après 59 ans de mariage. Dans cet autre cas, l'épouse paraît sortir du rôle ou du lien traditionnel et renvoyer plutôt la responsabilité du côté de l'individu, de sa nature, de son individualité : « J'ai besoin de cela, c'est dans ma nature ».

Lien filial

Comme les époux, les enfants vont assumer leur place dans la filiation, mais il n'est pas rare que l'amitié vienne « sédimenter » ce rôle : cette fille considère sa mère comme une amie, et cette autre se dégage à sa manière de la dette envers son père tout en demeurant tout autant sa fille : « Elle est tellement l'fun à vivre. Je peux conter plein de choses à ma mère »; « C'est mon père, j'aime l'aider… Il sait que ça ne me dérange pas ». Une troisième va plus loin que l'amitié, parlant d'amour : « She is my mother and I love her ».

Mais chez les filles, les pressions sont fortes à l'engagement dans la responsabilité, et la liberté, parfois bien relative, particulièrement quand la demande provient de la personne en perte d'autonomie, ou d'autres membres de la famille. Les fils sont pour leur part plus libres, moins obligés. Les hommes sont peut-être « moins noués » dans les liens et patterns « traditionnels », plus facilement proches des modèles suggérés par la modernité.

« C'est pas comme les liens du mariage, tu n'es pas engagé [pour] la vie. Je me suis créé une obligation. Je la respecte » (Un fils).

Les soeurs et frères n'échappent pas à cette logique de réinvestissement des rôles, même en milieu rural, comme le souligne cette b eauceronne : « C'est qu'on a l'esprit de famille un peu développé. On s'aime beaucoup ».

Lien amical

Chez les amis, il y a une longue histoire commune entre l'aidante et l'aidé. C'est cette histoire qui fonde la relation au départ, justifie l'engagement, et non un rôle, comme au sein des familles, car l'amitié paraît ne pas se définir par des responsabilités. Mais cette histoire commune serait-elle suffisante pour justifier un engagement sur le long terme ? [17] « Même ma fille, j'pourrai pas dire à ma fille : je te promets que je vais être là. Je serais probablement là, parce qu'on a une belle relation. »

Ainsi, pour cette amie, il n'y a rien de décidé à l'avance. Mais elle ne s'est jamais posé de question du genre : Je le fais ou non ? Se poser la question serait peut-être équivalent à ne pas vouloir le faire. L'engagement dans la responsabilité doit être perçu comme spontané, naturel, comme on le veut dans la modernité, et hors des rôles et obligations. L'amitié est teintée de certains idéaux : liberté, don, égalité, valorisation des émotions, comme chez ces amis qui insistent sur l'importance de « faire le nécessaire » car l'amitié « c'est avoir du coeur », ou encore « on ne laisse pas quelqu'un seul comme ça ».

Identités, responsabilités de soins

Les images que les aidantes se font du rôle de personne soignante sont étonnantes : ce sont les images de professionnels qui surgissent le plus souvent, avec la prépondérance de celle de l'infirmière. Mais très vite, on cherche à se démarquer de cette image en affirmant : « Moi, je ne suis pas infirmière ». L'émotion ressentie face à un être proche, le fait de partager une histoire commune, de devoir se situer dans une histoire affective ne saurait se comparer à la position d'un intervenant professionnel et étranger, inscrite dans un rapport plus neutre. Pour quelques-uns, le fait d'avoir en commun cette histoire, quand elle n'est pas conflictuelle, rendrait les choses plus faciles; pour d'autres elle rend au contraire plus difficile le soin d'un proche. Outre la comparaison proche-étranger, il y a aussi celle de l'adulte et de l'enfant. Aux yeux des personnes aidantes, l'adulte ne peut être facilement dirigé par l'aidante; c'est au contraire l'aidé qui a le pouvoir de « manipuler » la personne aidante. Toutefois, contrairement à l'enfant, il sait généralement reconnaître et exprimer ses besoins [18]. Mais on voit encore, à travers ce doublet adulte-enfant, que c'est la profondeur de la biographie qui vient brouiller les cartes : plus le lien est ancré dans l'histoire familiale, plus les responsabilités risquent de peser lourdement : on se connaît, trop ou pas assez. La plus grande difficulté dans le rôle à assumer et les responsabilités sous-jacentes paraît se situer du côté de l'adulte dont on est proche par le lien et la biographie. Cette position est à l'opposé de l'image (idéalisée) que l'on se fait du professionnel, neutre et distant, pour qui ce « serait plus facile ».

Ce sont pourtant des termes assez positifs qui se greffent à l'idée de soigner : parmi un grand nombre, évoquons les plus typiques : gratification, tendresse, présence, continuité, amour, générosité, accompagnement, échange, liberté, oubli de soi. Le pôle qui insiste sur le choix de l'engagement. Les personnes aidantes en évoquent d'autres, plus problématiques, reflétant l'ambiguïté de la position, ses paradoxes et l'anxiété d'un engagement : peur, maladie, vieillesse, lourdeur, voire calvaire. Ces images sont un peu comme un révélateur : d'un côté l'aide que l'on désire apporter, celle qui gratifie, qui permet d'affirmer ses idéaux, l'aspect libre de l'action, de l'autre, la difficulté de la position, son aspect contraignant, lorsque justement l'engagement n'est pas choisi. Les deux sont en quelque sorte ce qui caractérise le paradoxe de cette position, l'un allant rarement sans l'autre. C'est pourquoi les bilans que les personnes aidantes font de l'expérience de leur engagement dans les soins paraissent le plus souvent positifs, même s'ils comportent tous leur part de difficultés : d'abord on a souvent maintenu l'engagement envers l'aidé en cherchant à réaffirmer le lien, certes, et à affirmer la responsabilité au sein de ce lien. Mais aussi on est satisfait à bien des égards : on s'en tire bien malgré les difficultés, c'est malgré tout vivable, c'est une expérience, un enrichissement, un apprentissage. Les bilans plutôt négatifs sont plus rares : dans ces cas c'est l'enfermement avec l'aidé qui fait problème, la difficulté de s'abstraire du lien, de l'obligation de la responsabilité et de ne pouvoir s'en dégager, surtout quand les conflits ont marqué l'histoire familiale et le lien particulier avec l'aidé.

Nous l'avons vu : les responsabilités de la personne aidante, « aidant ultime » avons-nous dit, s'expriment sous la forme d'un engagement, engagement face au lien, à sa pérennité, mais sont aussi l'affirmation de valeurs, anciennes ou plus modernes. On comprend mieux pourquoi ces responsabilités ne se délèguent pas ou difficilement. C'est l'identité de la personne dépendante qui est en cause, mais également celle de la personne aidante. Ces propos d'une amie disent beaucoup de choses : avoir à s'expliquer devant les autres; être prêt à s'épuiser pour quelque chose d'important; demeurer « entier » : être conforme à ses valeurs, intègre, libre. Demeurer « soi » tout en se situant dans le lien, dans la relation à l'autre :

Je voyais son comportement, [il fallait] retrouver mes amis, leur expliquer… Fallait que je leur explique en douce ce qu'elle avait parce qu'ils ne savaient pas. Bon, la monter en haut de l'escalier sur le dos… bref des choses pénibles. Mais crevée après, vraiment me coucher pendant trois jours, mais en me disant : « Là j'ai fait quelque chose d'important, d'important. Puis, que j'ai pu faire. Je suis restée entière. J'ai essayé de lui faire plaisir, l'amener dans les coins qu'elle aimait bien ».

Les deux exemples suivants vont dans le même sens :

C'est sûr, ça nous donne une satisfaction personnelle de dire, pendant qu'il est parti on est tranquille, mais c'était pas ça mon but. C'était de l'aider, pis ça lui rapportait pas non plus dans ces choses-là. Ce qui fait qu'on a laissé cela de côté. Mais moi, j'ai toujours continué à l'encourager et je me suis rendu compte que des fois, je suis dans ses jambes, ça le fatigue, je suis là (Épouse montréalaise).

J'aurais voulu tripper beaucoup avec mon fils, mon enfant. Tu sais, lui faire voir la vie avant qu'il soit obligé d'entrer dans un moule, tu sais. […] j'ai réalisé cette année que j'ai exactement ce que je veux, pis c'est pour ça que j'ai pas fait de dépression. J'ai eu un enfant pour le rendre heureux, pis c'est ce que je fais. C'est vrai. Je fais exactement ce que je voulais faire au départ […] C'est sûr, au début, on doit s'être dit : c'est plate [ennuyeux], tu sais, mais je savais pas dans quoi je m'embarquais, hein. Aujourd'hui, ben je me dis, c'est ça, c'est ça. Ça vaut la peine (Mère québécoise).

À la question portant sur les tâches qu'elle préfère, une aidante (fille) nous répond : « C'est toutes les choses qui sont à moi parce que je suis la seule ».

La responsabilité qui ne se délègue pas, c'est ce qui fait que l'on est un aidant « ultime ». Ce n'est pas nécessairement une tâche particulière. Ce sont plutôt certaines finalités des soins qui ne se délèguent pas : ce qui assure une certaine permanence, une vie acceptable (dignité) et qui a de la valeur (pour l'aidé et l'aidante). Ainsi, telle fille agit « pour rattraper le temps perdu » face à sa mère, telle autre s'implique « pour l'expérience humaine des soins » : « J'me sentais plus valorisée de faire cela que d'aller taper sur la dactylo. Ça me satisfait plus en tant qu'être humain ». On ne convaincra pas facilement des époux et des épouses de placer leur conjoint. Ce serait les abandonner, et du coup, se déresponsabiliser. Il y va non seulement du bonheur de l'aidé, mais de leur propre identité : « Le médecin il a dit : place-le, tu ne sais pas dans quoi tu t'embarques. Ça, ça m'a fâchée. […] Non, je suis certaine que tout le monde m'approuve (épouse). » « Je suis marié, pis quand je me suis marié j'ai juré que j'en prendrais soin dans le beau et le mauvais, et alors j'ai la mauvaise partie (rire). Fait que j'y tiens (époux). »

Les aidantes peuvent inscrire leur aide dans leur histoire personnelle ou leur « personnalité »; ça ne veut pas dire qu'elles y arrivent toujours bien ou que ça règle toutes leurs difficultés et efface leurs doutes. Elles ont aussi besoin d'une certaine idée de « permanence », par la référence aux rôles traditionnels, tout en les dépassant et en se les réappropriant, en évoquant également d'autres modèles que les rôles traditionnels.

Pour le fils ou la fille d'une personne âgée, et pour l'ami, l'aide n'est pas une responsabilité qui revient en principe à eux seuls (ils se distinguent en cela du conjoint, qui voit les choses autrement). C'est ce qui confère à l'engagement des fils et des filles de l'aidé un aspect plus contraignant, plus difficile, quand leurs frères et soeurs ne s'impliquent pas, mais c'est ce qui rend l'aide peut-être plus facile pour les amis, qui l'apportent plus librement, sans subir de contraintes : « S'il y en avait eu je ne les aurais pas acceptées. J'aurais trouvé une solution » (ami).

D'où l'importance de la reconnaissance et les difficultés qu'engendre son absence, par exemple lorsque les aidés se plaignent, expriment constamment leur contrariété ou leur désaccord en regard de l'aide qu'ils reçoivent, font des reproches au lieu de remercier, se sentent contrariés par ce qu'on leur suggère ou ce que l'on fait. L'identité, la responsabilité qui est au centre, et les tâches par lesquelles elles s'expriment, demandent à être reconnues.

L'absence de normes collectives claires, de définitions des rôles et responsabilités, y compris pour les liens familiaux, contribue à placer la question des responsabilités sur le plan des rapports interpersonnels et des interactions. Comme si la « dénormalisation » du système social conduisait à une « hypermoralisation » de la vie personnelle et privée (Freitag, 1998). Cela n'est pas sans accroître la charge émotive et affective des liens et sans influencer la manière dont on assume des responsabilités. La responsabilité s'exprime en termes de don, de dette, d'amour, de respect d'une personne envers une autre personne, elle tend généralement à se justifier par l'histoire particulière de la relation entre l'aidante et l'aidé, plutôt que seulement par des rôles. Ceux-ci sont invoqués et interviennent, il est vrai, peut-être parfois pour donner à la responsabilité un autre fondement que les sentiments, mais ils sont en même temps réinvestis d'une nouvelle signification. Le sens des responsabilités des personnes aidantes, en dépit ou plutôt en raison du fait qu'il ne repose pas sur des rôles et normes clairs, est très fort, très personnel, et par conséquent très émotif; il continue, mais autrement, d'être une dimension centrale de leur identité.

Conclusion

Les personnes aidantes, on le voit, s'interrogent beaucoup sur leurs responsabilités, mêmes si celles-ci sont affirmées avec force et sont dites « aller de soi ». Ces responsabilités ne prennent pas la forme d'une liste de tâches à partager et l'objectif n'est pas simplement le maintien d'une autonomie fonctionnelle; elles ne se rapportent pas non plus clairement à des rôles ou à des statuts qui en déterminent la nature ou le contenu. C'est une autre idée de la responsabilité qui s'exprime ici, une idée nouvelle, caractéristique de la modernité avancée, centrée sur la singularité de chaque expérience et de chaque lien (on aide sa mère non parce qu'elle est sa mère, mais parce que l'on doit beaucoup à cette femme-là).

Des philosophes ont tenté de la caractériser. Leur effort, loin de se situer dans l'univers abstrait des idées, est issu d'une situation, la nôtre, celle des personnes aidantes que nous avons rencontrées. Nous retiendrons trois grands traits, dans lesquels on reconnaîtra quelques grands axes de l'identité contemporaine :

  • La volonté. C'est le sens juridique de la responsabilité évoqué par Ricoeur (1994), une action faite volontairement et dont on anticipe les conséquences. On ne veut pas dire ici que les déterminations extérieures n'existent pas, ni même que les sujets nont pas l'intelligence, mais qu'ils « ignorent », plus ou moins volontairement, ces déterminations pour cerner quelle est leur responsabilité à eux (qui est de l'ordre de la volonté ou qui doit être assumée). C'est pourquoi certaines déterminations ou contraintes extérieures peuvent être tues ou peu évoquées par certains, qui situent la responsabilité davantage dans l'expérience individuelle que dans les conséquences collectives de l'action. Le thème du don évoque cette liberté, la dette est librement assumée.

  • La fragilité. On est responsable de personnes fragiles. On a à charge des personnes vulnérables, et la moralité de cette action est à la mesure de sa fragilité. On n'est pas simplement responsable de ses actions, en vertu du sens juridique de responsabilité, on est responsable des autres. Selon Ricoeur (1994), ce n'est que récemment que le terme responsabilité a pris cette signification. Le thème de la dignité traduit bien cette dimension. Les programmes sociaux publics ont largement contribué au développement de cette idée, même si les services publics, de par leur fonctionnement, contribuent ensuite à réduire la responsabilité à des tâches à partager.

  • La proximité. Levinas (1982) l'a mise en évidence : la responsabilité naîtrait de la relation, du face à face, voire de l'émotion suscitée par la présence du visage d'autrui, fragile, dépendant, aimé, souffrant. C'est justement là une part du sort de ces aidants ultimes, acteurs et témoins devant les multiples visages de la dépendance, la demande muette ou explicite des êtres qui en font l'expérience. Vue ainsi, la responsabilité n'a rien d'homogène d'un individu à l'autre et d'une personne aidante à l'autre : son expérience, singulière, chargée par l'affect et le souci, ne peut qu'être plus dense chez les aidants ultimes, dont nous avons illustré les préoccupations et les parcours par quelques exemples.

Nous pourrions ajouter à cette triple caractérisation de l'expérience contemporaine de la responsabilité un autre thème, venant en quelque sorte faire écho aux premiers : celui de l'espèce et de son devenir. La société contemporaine fait face à des risques inédits, à des menaces nouvelles. Beck (1999) évoque la question des risques issus du couple science-technologie. Dans la même veine, nous pouvons penser le risque social que représente dans la société contemporaine le poids des populations dépendantes et vulnérables, parfois créées par l'amélioration des modes de vie. Ces populations inquiètent par leur nombre grandissant et la charge collective qu'elles représentent, mais aussi par les bouleversements sur le plan démographique, économique et politique dont elles pourraient être le signe. La perspective du nombre croissant de personnes âgées en perte d'autonomie laisse émerger la question d'une forme de responsabilité qui sera individuelle (et logée dans la volonté) mais aussi collective. Jonas (1990) s'inquiète des générations à venir dont nous avons la charge, mais certaines féministes cherchent aussi à faire voir l'importance du partage et de la socialisation des responsabilités liées à la reproduction.