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Les milieux culturels et artistiques, mais aussi plus largement, comme on le verra dans ce numéro, toutes les sphères de l’activité sociale, politique et économique, en Europe comme dans les Amériques, s’astreignent à de nouvelles exigences de participation et d’expression citoyennes qui visent rien de moins qu’à créer du lien social, faire société, alors qu’on craint souvent le pire : une société qui s’enfermerait dans ses opérations impériales et qui se reproduirait de façon aveugle au détriment des franges de plus en plus nombreuses d’exclus et de marginaux.

La médiation culturelle est un terme qui risque de rester longtemps encore très polysémique, et qui continuera de recouvrir des expériences fort diverses. C’est peut-être le premier constat qui se dégage des textes regroupés ici : les pratiques de médiation culturelle sont extraordinairement éclatées, elles sont le plus souvent inextricablement liées à des situations et à des formes de socialité locales et singulières. Elles sont aussi conflictuelles. C’est que la médiation pose la question des rapports entre les membres d’une collectivité et le monde qu’ils construisent.

Lorsqu’elle devient objet de réflexion, que ce soit sous l’oeil des institutions, celui de la recherche universitaire ou des acteurs eux-mêmes, la médiation culturelle, grâce à cette extrême polysémie, permet d’abord de porter attention aux acteurs eux-mêmes, les intermédiaires qui font médiation, et de montrer leur rôle actif dans la production des subjectivités et des objets. Qui sont ces médiateurs et comment leur profil a-t-il évolué au fil des décennies ? Aux acteurs désignés que sont les médiateurs professionnels – l’ensemble des animateurs et accompagnateurs, entremetteurs, traducteurs, interprètes, passeurs de culture, go-betweens, gate-keepers, etc. –, il faut ajouter les acteurs parfois moins visibles, voire anonymes, qui participent à la transmission du sens, à l’élaboration des pratiques culturelles.

La réflexion porte également sur l’évolution des politiques culturelles depuis l’après-guerre ; des questions difficiles surgissent qui mettent en jeu les fondements normatifs de l’action culturelle. Par exemple, qu’en est-il aujourd’hui de l’accessibilité aux oeuvres, de la participation, voire du droit à la culture ? L’expression culturelle ne concerne-t-elle pas l’identité des personnes et des collectivités, leur dignité, leur autonomie ? L’enjeu serait donc de favoriser les liens et les passages, de faciliter les liaisons. Les définitions canoniques de la médiation se partagent dès lors entre plusieurs tendances. Les unes insistent sur la nécessité de favoriser la rencontre entre l’oeuvre artistique et son destinataire ; les autres élargissent encore la définition pour désigner toute fonction de développement culturel, d’expression individuelle et collective, de participation.

Nous nous proposons d’aborder la médiation culturelle sous l’angle des politiques publiques tout autant que la société civile et les modalités d’expression de la personne, dans l’ensemble des situations de culture légitime, illégitime, émergente, résistante, marginale, c’est-à-dire sans préjuger d’une improbable résolution des conflits d’interprétation que génèrent les expériences de médiation. Nous nous employons à rapprocher des analyses de disciplines d’ordinaire éloignées qui toutes s’intéressent à cette question de la médiation culturelle. Trois axes de réflexions sont proposés : le concept de médiation culturelle, les enjeux politiques et les pratiques de médiation.

Définir la médiation culturelle

« La médiation culturelle ne serait-elle qu’un mot ? », s’interroge Laurent Fleury dans ce numéro. Les débats sur la médiation culturelle ont sans aucun doute permis de sortir de l’opposition trop souvent systématique entre « démocratisation de la culture » et « démocratie culturelle », mais le concept demeure ambigu. En quoi consiste précisément la médiation culturelle ? Peut-elle se résumer à « amener la culture » à des gens qui n’en auraient pas ? Comment d’ailleurs penser la culture dans des contextes pluriels où naissent de nouvelles formes d’inclusion et d’exclusion, de solidarité et de stigmatisation ? Les textes réunis dans la première partie de ce numéro apportent un certain nombre d’éléments de réponses.

Les auteurs des deux premiers textes explorent l’activité des médiateurs culturels. Nathalie Montoya s’intéresse ainsi aux problèmes posés par les questions de définitions de la médiation culturelle dans la représentation et la construction d’une activité professionnelle en expansion. L’auteure pointe les ambiguïtés et paradoxes de l’activité de médiation : d’abord parce qu’elle tend à disparaître dans la réalisation de ses ambitions, ce qui fragilise la légitimité des médiateurs en tant que groupe professionnel ; ensuite parce qu’elle englobe une grande diversité d’actions et vise une pluralité d’objectifs — faciliter la rencontre avec les oeuvres ou les artistes, comme approfondir la relation entre le public fidélisé et les institutions, ou encore fonder les conditions de l’expérience esthétique. Elle dépend enfin également de la représentation que le médiateur se fait de son rôle. Dans l’enchevêtrement des pratiques et l’organisation « réticulaire » de l’espace professionnel de la médiation s’installent un certain nombre de « fictions méthodologiques » qui parviennent mal à fixer le processus de professionnalisation. Ce processus, qui reste au contraire foncièrement inachevé, ne doit pas occulter la complexité et la précarité des liens qui s’éprouvent sur le terrain.

Définissant au début de son analyse la médiation en référence à une problématique de l’écart entre l’art et l’individu, Laurent Fleury porte son attention non pas sur les médiateurs professionnels, mais sur les individus qui, dans leurs milieux, deviennent les « relais » d’une institution novatrice telle que le Centre Beaubourg, dans les années 1970-1980. Contre les critiques du Centre qui redoutaient l’offre pléthorique ou une sorte d’errance anomique, les adhérents-correspondants constituent un réseau de sociabilité et de communication réticulaire essentiel à la vie d’une telle institution. L’analyse de ce groupe de médiateurs amateurs met en lumière les multiples facettes et significations de la médiation culturelle, à la fois projet politique, procédure technique et processus sociopolitique.

La réflexion proposée par Jean Caune, qui se positionne du point de vue des sciences de la communication, fait écho à ces analyses sociologiques. Envisagée comme un processus qui précisément refuse la séparation objet/sujet, la médiation culturelle analysée par l’auteur « ne vaut que dans le jeu entre la rationalité et la sensibilité du sujet ». Elle « procède par contact et lien ». L’auteur s’intéresse aux médiations qui s’opèrent au sein même des dispositifs et des discours de la science, sommée, elle aussi, de se mettre en scène et de devenir culture. Il est remarquable que dans le champ des sciences comme dans les autres champs de la médiation culturelle, ce sont les deux pôles mis en relation (oeuvre/public, savoir expert/savoir profane, etc.) qui se trouvent transformés dans les opérations médiatrices. La médiation s’impose dans une société où les sciences sont des forces productives et un moteur du développement économique, mais dont les normes internes et la légitimité sont débattues, voire contestées publiquement.

Enfin, dans le souci de dépasser les difficultés de définition de la médiation culturelle, Jean-Marie Lafortune introduit une deuxième notion, celle de médiaction. L’auteur prend du recul et relativise l’interrogation actuelle sur le concept et les pratiques de médiation, en plaçant au centre de ses préoccupations l’animateur culturel, et le mouvement de fond qui le porte, celui des sociétés démocratiques depuis le tournant du xxe siècle. C’est dans cette perspective qu’il distingue deux logiques d’intervention : la médiation et la médiaction culturelles. La première renvoie au processus de démocratisation classique de l’art et de la culture, la seconde aux principes de la démocratie culturelle dans un contexte pluraliste. Dans les deux cas, le pouvoir que détient l’animateur ne peut que soulever la question de sa responsabilité et de son imputabilité, un questionnement qui n’est pas strictement déontologique, mais aussi politique, puisqu’il engage la société dans son ensemble.

Les enjeux politiques de la médiation culturelle

La deuxième partie de ce numéro est consacrée à la dimension politique de la médiation culturelle. Comment les dispositifs et pratiques de médiation s’intègrent-ils aux politiques culturelles développées sur le plan national comme sur le plan local ? Quels enjeux soulèvent-ils pour l’action publique ?

Marion Denizot s’interroge sur les transformations de l’intervention publique dans le champ théâtral, qui s’effectue d’abord sous le signe de la démocratisation culturelle. Définie dans son sens le plus large comme lien entre l’oeuvre et le public, la médiation met au centre de la scène l’artiste. Quel est son rôle dans la politique de démocratisation culturelle ? Si l’action de décentralisation dramatique amorcée dans les années 1950 en France affirme l’autonomie de l’artiste et le refus de toute ingérence, le nouveau contexte d’une demande exacerbée de médiation culturelle, liée aux dynamiques générales de la société contemporaine, soulève la question de l’instrumentalisation de l’artiste par le politique. Les pratiques artistiques et les activités de médiation peuvent devoir se plier aux impératifs financiers des commanditaires et des institutions, le projet artistique devient prétexte d’une action culturelle à vocation sociale.

Geneviève Béliveau-Paquin s’attache, quant à elle, au développement des politiques culturelles au Québec et au rôle des acteurs qui vont favoriser, surtout depuis les années 1990, la mise en place des politiques municipales et des stratégies locales au sein desquelles un certain type de médiation culturelle va occuper une place déterminante. On parlera plus précisément de « médiation politique dans le domaine de la culture ». Le médiateur ici encore n’apparaît pas comme un acteur neutre ; il est le protagoniste non seulement d’une nouvelle acception de la culture, mais aussi du « développement des collectivités » sur les plans local et régional. Autour de la politique culturelle se constituent ainsi de vastes réseaux d’intérêts dont les enjeux sont la qualité de vie, la compétitivité et la question identitaire des villes.

C’est à partir de cette même interrogation sur les liens entre culture et politique que Lionel Arnaud examine l’évolution des manifestations sociales et culturelles novatrices que sont le carnaval de Notting Hill à Londres et le défilé de la Biennale de la danse de Lyon. L’auteur montre comment ces pratiques culturelles sont progressivement abstraites de leurs lieux et moments d’origine, puis instrumentalisées pour servir des stratégies politiques ou économiques de développement local. La transformation embrouille les finalités de l’action culturelle, essentiellement pour prendre les voies de la spectacularisation artistique et de la requalification urbaine, dans l’espoir de conforter le sentiment d’appartenance.

Jonathan Veillette insiste pour ramener au coeur de la définition de la médiation culturelle sa dimension politique. Le cas des «  collectifs culturels » argentins qui naissent dans une période de crise peut apparaître alors comme une illustration d’un processus très répandu aujourd’hui, et pas seulement dans des contextes de dictature ou de retour à l’ordre néolibéral, où le travail de l’imagination et de la mémoire devient un instrument critique. Cela remet en question les notions convenues de la médiation culturelle qui l’associent trop rapidement à la seule recherche du consensus. Ici comme dans les autres études, le médiateur n’est pas un personnage neutre.

Les pratiques de médiation culturelle

Dans la troisième partie de ce numéro, l’accent est mis sur le rôle très concret des pratiques de médiation entendue au sens large, leurs succès et leurs échecs, les reconquêtes et les régressions, face à la recomposition des inégalités de tous ordres. Cet axe concerne les nouvelles pratiques artistiques dites participatives ou communautaires en tant qu’agent de changement social, mais également des pratiques de prime abord plus traditionnelles, comme le récit, et plus diffuses, comme le travail de la mémoire ou la représentation de l’altérité.

Delphine Saurier et Sylvia Girel se placent toutes les deux du point de vue des publics. La première s’interroge sur les modalités de réappropriation, par les publics, des dispositifs de médiation culturelle. Elle souligne avec justesse la part active que jouent les visiteurs dans l’appropriation des oeuvres muséales. Les informations sur les oeuvres d’art sont toujours pénétrées de ce que les visiteurs eux-mêmes apportent à l’exposition, notamment leur capacité à s’approprier librement les discours savants et à les articuler à leurs propres savoirs et savoir-faire. Dans ces conditions, loin de se résumer à une simple mise en relation oeuvre-public, un examen des modalités de la réception de l’oeuvre qui apparaissent dans les entretiens réalisés auprès des visiteurs démontre que l’expérience de médiation apparaît vraiment comme une occasion d’approfondir un jugement esthétique ; elle suscite également la réflexion sur les rapports entre l’art et les pouvoirs de l’argent ou les pouvoirs politiques, etc.

La seconde soulève la question des publics et non-publics de l’art contemporain à partir d’un terrain original et expérimental : le projet de création d’un pôle d’arts visuels à vocation internationale dans un petit village du Lubéron en France. Sylvia Girel analyse la genèse de ce projet, ses objectifs et les résistances qui ont émergé au fil de son élaboration. Elle cherche ainsi à atteindre les « publics » qui n’ont pas forcément de pratiques d’amateurs ou de visiteurs. L’art contemporain est dès lors étudié comme une pratique culturelle dans un contexte artistique, mais aussi une expérience sociale dans un contexte de vie quotidienne. La parole et l’attitude des détracteurs deviennent alors l’analyseur des enjeux d’une pratique de médiation, son ancrage dans le territoire, et singulièrement son rattachement à un élément important du patrimoine local, le château de Lauris. La démarche permet de s’interroger sur les enjeux sociaux de l’art qui entend sortir des lieux consacrés. Dans le cas étudié, ce n’est pas tellement l’art contemporain qui est l’objet du rejet (une posture somme toute habituelle et bien présente), mais surtout les dispositifs financiers, les formes de participation et le processus de décision, qui génèrent des différends au sein de la population du village.

Lilyane Rachédi se penche sur l’oeuvre romanesque de deux écrivains québécois issus de l’immigration maghrébine. Le récit romanesque permet de relire et transmettre une histoire qui est indissolublement individuelle et collective, et qui concerne tout aussi bien l’identité du sujet migrant que celle du sujet qui l’accueille, les lieux et les savoir-faire d’avant le départ, et ceux qui sont en devenir. Le récit agit donc à la fois sur les plans intrapersonnel et interculturel. L’oeuvre témoigne et fait apparaître des contrastes, des passages, devenant ainsi politique à sa manière.

Enfin, Ève Lamoureux revient sur la question du rôle de l’artiste. Elle demande si l’artiste engagé ne doit pas simplement rejeter la notion de médiation. Les expériences issues des milieux de l’art sont des pratiques discordantes dans le champ même de la médiation culturelle. Des considérations sociologiques, institutionnelles et proprement artistiques exigent plutôt de distinguer le sens de l’engagement ou la dimension politique de l’art engagé, et les activités de médiation qui nous renverraient toujours essentiellement aux dilemmes de la démocratisation des arts et de la culture telle qu’elle prend forme dans les institutions officielles. Or, si les artistes engagés refusent de se présenter comme des « experts », et s’ils favorisent plutôt la circulation des signifiants et du pouvoir d’agir, l’auteure constate qu’ils entretiennent souvent une croyance en la singularité de l’action et du savoir artistiques, et demeurent ambivalents quant à l’autorité du pouvoir de création.