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Plusieurs énoncés de politique culturelle ont été élaborés au Québec depuis la création du ministère des Affaires culturelles en 1961 ; mentionnons notamment de Livre blanc de la culture (Gouvernement du Québec, 1965), le Livre vert. Pour l’évolution de la politique culturelle du Québec (Gouvernement du Québec, 1976) et le Livre blanc. La politique québécoise du développement culturel (Gouvernement du Québec, 1978) [1]. Or, ce n’est qu’en 1992 que l’Assemblée nationale du Québec adopte la Politique culturelle du Québec intitulée Notre culture, notre avenir (Gouvernement du Québec, 1992). Élaborée dans un contexte constitutionnel particulier, quasi historique, cette politique d’État s’appuie essentiellement sur trois axe : l’affirmation de l’identité culturelle québécoise, le soutien aux créateurs – notamment avec la création du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) —, et l’accès et la participation du citoyen à la vie culturelle – principalement par le renforcement d’un partenariat sollicitant l’engagement des municipalités « pour un exercice conjoint de la responsabilité du développement culturel » (Gouvernement du Québec, 1992 : 130). Ce dernier levier constitue l’objet d’une réflexion qui vise à faire état des changements intervenus au cours des 15 dernières années en matière de développement culturel au Québec et du rôle des communautés locales en ce domaine. D’entrée de jeu, notre propos portera plus précisément sur la place des acteurs dans les processus de mise à l’agenda, d’élaboration, de mise en oeuvre et de suivi des politiques culturelles municipales québécoises à travers différentes perspectives à la fois théoriques et pratiques : d’une part le cadre des référentiels élaboré par Jobert et Muller (1987), qui a suscité plusieurs débats enrichissants auprès d’autres chercheurs, et d’autre part la notion de policy broker telle que conçue par Paul A. Sabatier (1999) dans son cadre des coalitions plaidantes. Nous examinerons quelques cas concrets de villes québécoises qui ont adopté un mécanisme de politique culturelle où la médiation culturelle occupe une place déterminante, tantôt en tant qu’application concrète de mesures découlant de ces politiques, tantôt en tant qu’application diffuse dans le discours et les stratégies politiques qui accompagnent ces processus.

La notion de médiation culturelle peut être comprise comme une stratégie d’action inhérente aux principes de démocratisation de la culture, d’accessibilité et de lutte à l’exclusion culturelle. Le terme « médiation » renvoie spontanément à l’idée qu’il y a conflit à résoudre, ou du moins qu’il existe un certain clivage entre deux univers distincts qui peinent à dialoguer. La médiation permettrait alors de comprendre la nature du clivage et de tout mettre en oeuvre pour faciliter la reprise du dialogue. En ce sens, la médiation culturelle permettrait de réduire les incompréhensions entre des univers culturels différents (Younes et Le Roy, 2002).

Les villes qui adoptent des stratégies de médiation culturelle le font dans des contextes précis, non seulement pour répondre à une situation conflictuelle, ou en voie de le devenir, mais également pour prévenir ou palier un déficit sur le plan soit de la participation citoyenne, soit de l’insertion sociale face à l’offre de service culturelle municipale. Dans ce dessein, elles mettent à contribution leurs différents partenaires, diffuseurs et autres organismes culturels. Il s’agit là d’une conception de la médiation culturelle suscitant de multiples applications.

Or, selon Younes et Le Roy, la médiation culturelle aurait le mérite de bien positionner l’intervenant dans le dialogue culturel en tant qu’intermédiaire au nom d’une instance publique et dans le cadre d’un mandat précis. L’intervenant culturel agirait ainsi comme le représentant d’une partie, et non comme le tiers neutre et impartial que semble devoir être le médiateur (Younes et Le Roy, 2002 : 12). Dans le contexte de l’intervention culturelle municipale, il serait le principal porteur du principe d’accessibilité à la culture et tenterait de mettre en oeuvre les stratégies nécessaires pour rendre les activités culturelles « accessibles » ou « démocratiques » dans tous les sens du terme. On comprend ici que la mission du médiateur diffère quelque peu de celle de l’animateur culturel qui se spécialise bien souvent dans un secteur particulier, soit les arts d’interprétation, les arts visuels, le patrimoine ou la diffusion, à titre d’exemples. L’animateur est responsable de programmes bien définis, dont il assure la gestion ou l’animation. Or,

le problème central n’est plus de sensibiliser la population à la culture (ciné-clubs, chorales, groupes de théâtre, etc.) mais de soutenir les mutations du champ culturel – en collaboration avec les élus, l’administration publique, les créateurs, la presse locale, etc. – et de promouvoir, par la culture, une certaine « esthétisation » du monde social et des villes qui se modifient.

Younes et Le Roy, 2002 : 12

L’action du médiateur culturel se veut alors plus horizontale que sectorielle : elle revient à créer des ponts, à favoriser les liaisons, surtout lorsque des « heurts culturels » sont prévisibles. Elle peut prendre, en ce sens, une dimension politique.

Loin d’être le point de départ de l’intervention culturelle des villes québécoises, nous sommes d’avis que la Politique culturelle du Québec de 1992 a exercé sur elles et sur les milieux des arts et de la culture un effet structurant dont nous sommes en mesure, à l’heure actuelle, d’identifier quelques retombées : évolution de la notion de culture notamment, à travers les différentes, bien que récentes, générations de politiques culturelles municipales ; importance grandissante accordée aux acteurs visant à inscrire la culture à l’agenda des décideurs de politiques urbaines ; et, conséquemment, inscription de plus en plus manifeste de préoccupations culturelles dans les planifications stratégiques locales. C’est dans ce contexte que nous souhaitons observer l’émergence et la portée de la médiation culturelle.

La Politique culturelle du Québec, politique d’État, reconnaît que « les municipalités locales constituent la structure de regroupement la plus proche de la population et la plus apte à déterminer ses besoins et à y répondre, et qu’à ce titre, elles sont désignées comme la première instance responsable de la planification et du développement culturel » (MCCCF, 2008 ; Site Web) [2]. Or, le partenariat entre les deux paliers de gouvernement, le provincial et le municipal, n’est pas nouveau en soi. Différentes ententes sectorielles ou « ententes de développement culturel » entre des municipalités et le ministère des Affaires culturelles (aujourd’hui le ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine – MCCCF) ont été mises sur pied depuis quelques décennies déjà. Les années 1990 ont toutefois permis une structuration et une consolidation de ce genre de pratique, pour ne pas dire une institutionnalisation, en posant les Ententes de développement culturel comme incitatif à une réflexion plus structurante pour la ville face aux enjeux culturels de son propre territoire, et ce, en incitant les élus locaux et autres acteurs de développement à entreprendre des réflexions structurantes quant au devenir « culturel » de leur ville.

C’est ainsi que le MCCCF du Québec incite les municipalités à élaborer leur propre politique culturelle fondé sur leurs préoccupations locales, préalable obligé, à quelques exceptions près, à la signature d’une Entente de développement culturel avec le ministère, qui permet un financement, à parité, de projets priorisés par la municipalité, mais qui font également l’objet de négociations entre les partenaires. En tentant de s’inscrire dans un contexte de développement des collectivités, l’entente de développement culturel convient d’une planification concertée des interventions culturelles gouvernementales, tant provinciales que locales sur le territoire concerné. Elle « stimule », en quelque sorte, l’adoption de stratégies en matière de planification culturelle.

Cette démarche donnera lieu à un véritable laboratoire culturel et politique à l’échelle locale et régionale, qui mobilisera de nouveaux réseaux d’acteurs arrivant à positionner la culture au coeur du développement de la ville et à constituer plusieurs réseaux à différentes échelles. Étant donné que plusieurs villes ont une politique culturelle, à défaut d’ententes de développement culturel signées avec des instances publiques telles que le MCCCF ou le CALQ, nous posons l’hypothèse que le phénomène ne s’appuie pas essentiellement sur l’incitatif financier, quoique cela demeure central, mais touche à d’autres besoins tout aussi structurants pour une municipalité.

Les politiques culturelles municipales au Québec : évolution d’un référentiel sectoriel de politique publique

Dans son Traité de la culture publié en 2002, De la Durantaye parle sans hésiter d’un phénomène de « révolution culturelle tranquille » du fait que, « depuis juin 1992, date de l’adoption de la politique culturelle de l’État du Québec, la situation des politiques culturelles municipales, locales et régionales a énormément évolué ». Elles sont devenues « des instruments stratégiques de développement local et régional » pour ces communautés territoriales (De la Durantaye, 2002 : 1005). L’auteur parle de « révolution », parce que le nombre de politiques culturelles municipales a plus que doublé en trois ans, de 1996 à 1999 ; de révolution « tranquille » parce que le ministère de la Culture lui-même savait jusque-là « bien peu de choses sur la situation globale des politiques culturelles municipales, sur leur contenu, sur l’impact des ententes de développement et sur les plans d’action qui accompagnent normalement ces politiques » (De la Durantaye, 2002 : 1006). On peut affirmer aujourd’hui que la situation, sur le plan de la connaissance du phénomène, a de nouveau évolué et qu’elle est de plus en plus documentée, discutée, débattue, à différentes échelles. Le travail de l’Observatoire de la culture et des communications du Québec sur la question des dépenses culturelles de municipalités québécoises en est un exemple.

En mars 2008, 87 villes, 46 municipalités régionales de comté (MRC) et 2 communautés autochtones réparties dans 15 régions du Québec avaient une politique culturelle adoptée par des élus locaux et actuellement en vigueur [3], ce qui représente une augmentation de 74% par rapport aux prévisions avancées par De la Durantaye en 1999 en ce qui concerne les villes et de 53% en ce qui concerne les MRC [4]. Ces politiques culturelles ont permis la signature d’Ententes de développement culturel avec le MCCCF qui sont actuellement en vigueur pour 44% des villes (38), 67% des MRC (31) et pour 6 communautés autochtones (alors que seulement 2 d’entre elles ont une politique culturelle). Déjà en 1999, ces municipalités représentaient la moitié de la population québécoise. En 2008, plus de 73% de la population habite une ville qui a une politique culturelle [5]. Notons également que 12 Conférences régionales des élus sont actuellement signataires d’une entente spécifique avec le ministère. Ce type d’entente, qui n’impose pas que les régions signataires possèdent une politique culturelle à l’échelle régionale, prend néanmoins en compte les politiques, stratégies et orientations gouvernementales et vise davantage à favoriser la concertation régionale et locale en matière de culture.

Constitution de réseaux de groupes d’intérêts autour du phénomène de la politique culturelle

On peut concevoir que l’inscription d’une politique culturelle à l’agenda local découle de la mise en réseaux d’acteurs influents, tant sur les scènes artistique, culturelle et citoyenne locales, que du côté du politique, et ultimement de l’administration publique qui devra en prendre le relais et voir à son application. Qu’elle s’inscrive en amont ou en aval, on observe aisément la constitution de réseaux d’intérêts autour du phénomène de la politique culturelle. Voici quelques exemples de ces réseaux actifs au Québec et qui ont une incidence sur l’activité culturelle locale.

Dans la tentative de mettre au point une approche globale, que l’on pourrait qualifier d’harmonisée, pour ne pas dire standardisée, du développement culturel local, l’Union des municipalités du Québec a travaillé à l’élaboration d’un cadre de référence visant l’entente de développement culturel et sa relation avec les municipalités. Le réseau nommé Les arts et la ville, destiné, en premier lieu, à réunir les intervenants des politiques culturelles municipales de partout au Canada, s’est finalement consolidé au Québec. Le Réseau canadien des villes créatives/Creative city, de création plus récente, a gagné du terrain au Canada depuis les années 2000 et a récemment tenté une percée au Québec. Mentionnons, dans un autre ordre d’idée, la reconnaissance prestigieuse décernée à chaque année par le gouvernement du Canada envers trois catégories de municipalités qui se disputent le titre de Capitale culturelle du Canada et qui a distingué quelques villes québécoises ces dernières années [6]. Enfin, un autre réseau actif au Québec, l’Institut du Nouveau Monde (INM), institut indépendant et non partisan issu des milieux universitaires et de la société civile et voué au renouvellement des idées et à l’animation de débats publics au Québec, a abordé le thème de la culture lors de ses « Rendez-vous stratégiques » en 2007, pour lesquels il a initié une tournée régionale, mobilisant du coup les acteurs culturels locaux.

L’évolution des réseaux d’intérêts autour des enjeux culturels de façon plus large, au Québec comme au Canada, rejoignent également des réseaux de chercheurs universitaires. Il est possible d’ailleurs d’observer une évolution au sein de la recherche culturelle au Québec, particulièrement depuis la dernière décennie. Mentionnons, à titre d’exemple, l’axe consacré aux politiques culturelles dans les travaux et activités de la Chaire Fernand-Dumont sur la culture de l’INRS-Urbanisation, Culture et Société, autrefois l’Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC) ; la présence d’équipes de recherche de l’Université Laval (en sociologie de la culture, géographie culturelle et dans le cadre d’un programme plus « appliqué » de formation d’intervenants culturels dans le cadre des activités du Réseau villes et villages d’art et de patrimoine, créé en 1998) ainsi que de l’Université du Québec à Trois-Rivières (en Sciences du loisir, de la culture et du tourisme), de l’Université de Montréal (en sociologie, communication, sciences politiques et l’École des hautes études commerciales, avec sa Chaire de gestion des arts), de l’UQAM qui, en partenariat avec l’organisation Culture pour tous a mis sur pied un groupe de travail abordant les questions de médiation et de démocratisation culturelle. Sont par la suite apparus des programmes de subvention à l’action concertée en matière de recherche culturelle, destinés à des équipes interuniversitaires de chercheurs et partenaires gouvernementaux [7]. Il faut souligner qu’entre-temps, le ministère de la Culture et des Communications du Québec (MCCQ) s’est aussi associé à l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) pour mettre sur pied l’Observatoire de la culture et des communications (OCCQ), auteur, partie prenante et bailleur de fonds de telles initiatives d’action concertée en matière de recherche culturelle.

Petit à petit, ce milieu de la recherche culturelle au Québec participe à l’évolution du propos sur la problématique du développement culturel et de la démocratisation de la culture, sous différentes formes ; le champ de la statistique culturelle arrivera, lui aussi, à se structurer. Il s’agit là d’ailleurs d’une tendance observable à l’international. En ce domaine précis toutefois, le phénomène des politiques culturelles municipales suscite un intérêt croissant. L’OCCQ a en effet mis sur pied un comité consultatif sur les municipalités réunissant les dirigeants des services de la culture des 11 plus grandes villes du Québec afin d’élaborer une méthodologie pour mesurer les dépenses culturelles des municipalités québécoises au titre de la culture.

Il serait difficile d’aborder le sujet des effets du phénomène des politiques culturelles, municipales sur la constitution de réseaux, sans aborder ce qui se passe à l’échelle locale elle-même. On se doit d’observer à quel point le seul projet d’élaboration d’une politique culturelle d’une localité peut susciter l’implication citoyenne des milieux culturels, communautaires, des affaires, du développement urbain, de l’économie sociale et peut également donner lieu à la création de réseaux d’acteurs, encore de groupe de pression.

Évolution des budgets

Comme nous l’avons dit précédemment, l’OCCQ a publié en 2005 une étude sur les dépenses culturelles de municipalités québécoises. Sur un échantillon de 11 municipalités [8] qui ont participé à l’étude et qui représentent 54% de la population québécoise, la totalité ayant une politique culturelle et une Entente de développement culturel signée avec le Ministère, il a été établi que les dépenses culturelles de ces villes avaient totalisé 371,2 millions de dollars en 2004, ce qui correspondait alors en moyenne à 7,2% de leur budget de fonctionnement. La dépense consentie par habitant s’élevait ainsi, en 2004, à environ 93$. Toujours selon cette étude, près de 80% de l’effort culturel des municipalités serait financé à même leur propre contribution, c’est-à-dire principalement des impôts fonciers, le reste provenant des subventions reçues des gouvernements provincial et fédéral et de la vente de biens ou de services culturels. Concrètement, pour le milieu culturel, cela représente plus de 50 millions de dollars versés annuellement sous forme de subventions, de cachets d’artistes et d’honoraires (Bernier, 2005 : 2).

Par ailleurs, bien que des progrès soient observables en matière de soutien public au secteur de la culture, le ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine constate, à partir d’une étude réalisée par Claude-Edgar Dalphond, que « le contexte de l’action en culture et communication varie selon les types de région » (Dalphond, 2006 : 9) :

Le territoire, la démographie, les revenus et la scolarité propres à chacun sont donc susceptibles d’avoir un impact sur la répartition des ressources et le déploiement de la vie culturelle dans les régions. En conséquence, l’adaptation des stratégies de développement en culture et en communication à l’environnement démographique et économique d’un milieu pourrait devenir un enjeu essentiel tant pour le Ministère que pour les régions elles-mêmes.

Dalphond, 2006 : 9

Ce constat nous porte à penser que, bien que les villes utilisent un modèle normatif relativement homogène dans la constitution de leur politique culturelle, ces dernières s’appuient néanmoins sur les caractéristiques culturelles propres à chacun des milieux.

Évolution de la terminologie et des contenus

À l’examen des contenus de politiques culturelles municipales québécoises, on peut remarquer une certaine évolution, concomitante à l’air du temps dira-t-on, sur le plan de la terminologie et des thématiques abordées. Soulignons d’entrée de jeu une certaine transition dans ces contenus qui se manifeste par le passage d’une approche vouée à la gestion des « affaires culturelles » (au soutien aux arts, à la pratique artistique, etc.) vers l’inscription d’une approche de développement plus globale, repoussant les frontières thématiques des notions d’accessibilité et de démocratisation de la culture pour y intégrer de nouvelles notions, dont celle de la médiation culturelle, laquelle se défini porteuse de préoccupations d’ordre plus citoyennes, sociales ou éducatives, visant la lutte à l’exclusion culturelle, à titre d’exemple. Ainsi, à partir d’une politique publique locale et somme toute sectorielle, celle de la culture, les villes en viennent à inscrire ce que certains auteurs européens appellent un « référentiel » [9] culturel, et ce, au coeur de réflexions plus transversales et stratégiques pour le développement urbain, social, économique et donc, à la limite, environnemental, au sens très large du terme ; le dénominateur commun à l’ensemble de ces stratégies de développement demeure la « qualité de vie ». Soulignons que la réforme territoriale municipale de 2000-2001 s’est présentée comme un contexte propice à ce genre de réflexion structurante et transversale.

La culture irait-elle jusqu’à influencer la planification urbaine en ce qui a trait à l’aménagement du territoire, l’urbanisme, voire les travaux publics ? Certains intervenants municipaux, interrogés dans le cadre d’une recherche en cours dirigée par Diane Saint-Pierre à l’INRS-UCS et portant sur la place de la culture dans le cadre de politiques de développement intégrées de la ville, semblent l’affirmer. Mentionnons d’autre part que la notion pour le moins incontournable de développement durable tente, pour sa part, d’englober les enjeux du développement culturel [10] et, vice-versa, le secteur culturel s’approprie à son tour, comme plusieurs autres secteurs d’ailleurs, le leitmotiv du développement durable.

Dès lors, d’un point de vue théorique, la question de l’évolution de la notion de culture proposerait de prendre conscience de la portée d’un référentiel culturel dans nos politiques publiques. La théorie des référentiels de l’action publique permettrait, selon Paulhiac, de « décrypter les mécanismes les plus en amont de la production d’une politique urbaine, en définissant les valeurs et les normes qui sous-tendent l’action collective » (Paulhiac, 2005 : 321). Le caractère actuel des nouveaux concepts et des applications découlant des politiques culturelles québécoises identifiés plus haut, médiation culturelle et autres, donnent lieu à des approches nouvelles qu’il convient d’étudier de plus près et qui ont leur part d’influence sur d’autres politiques intégrées de développement de la ville. Le référentiel porté par les politiques culturelles participerait à cette sorte d’ » intégration » et il viendrait s’inscrire en amont d’une politique urbaine ou d’une réflexion stratégique sur le développement de la ville.

L’examen du cadre des référentiels demeure un exercice théorique qui, dans le cadre d’un questionnement scientifique en Études urbaines, incite à réfléchir sur le rôle des idées dans les processus politiques et sur le rôle de la référence, culturelle en l’occurrence, dans la construction des politiques publiques visant un développement intégré de la ville. Devant le constat que nous assistons, en quelque sorte, à une « politisation » de la politique culturelle municipale [11], nous en sommes venu à nous poser cette question du rôle des références dans la construction de ces politiques et du rôle des idées à l’intérieur des processus qui mènent à leur adoption, guidé par les travaux de Faure, Pollet et Warin (1995) sur « la construction du sens dans les politiques publiques », en réaction à la thèse de Jobert et Muller (1987) sur la notion de référentiel. Certes, les idées évoluent et elles prennent forme dans un discours politique où l’on se sert de la culture pour mettre de l’avant certains enjeux de développement urbain, principalement des enjeux liés à la qualité de vie, à la compétitivité et à la question identitaire. Il s’agit ici d’entrevoir la politique culturelle dans sa dimension cognitive et non seulement normative, c’est-à-dire dans ce qu’elle apporte comme production de sens, production de connaissances et apprentissages partagés par les acteurs qui y participent [12]. Faure parlerait ici d’un phénomène de « rhétorique territoriale en formation » (Faure, 1995 : 72). Le questionnement de l’auteur selon lequel les politiques locales ne seraient qu’un instrument de rhétorique consensuelle territorialisée nous interpelle de façon particulière en lien avec notre objet de recherche : les politiques culturelles municipales québécoises. Son hypothèse sur la « démocratie différentielle » voulant que « chaque gouvernement urbain traverse le processus de décentralisation avec le puissant filtre de sa propre culture politique du changement et des apprentissages institutionnels » (Faure, 2007 : 14), nous conduit vers une approche théorique de l’analyse des politiques publiques que l’on peut résolument qualifier de « cognitive ».

Dans un article cosigné avec Edella Schlager, Paul A. Sabatier (2000) propose de sortir quelque peu des théories systémiques pour s’attarder aux systèmes de croyances des acteurs de l’action publique et à l’apprentissage que ceux-ci acquièrent dans le cadre du processus politique. Les auteurs distinguent ici deux types d’apprentissage : l’apprentissage qui concerne le contenu des politiques, soit la réalisation des objectifs d’une politique, et l’apprentissage résolument « politique » qui concerne l’acquisition de ressources, en particulier informationnelles, leur permettant de maintenir ou d’améliorer la situation d’une organisation sur l’échiquier politique. Dans leur article, Sabatier et Schlager évaluent quelques cadres théoriques d’analyse de politiques publiques à la lumière d’une typologie simplifiée de la notion d’apprentissage. Les approches sont ainsi classifiées en fonction de leur contenu cognitif fort ou faible et de la place accordée aux idées dans les processus politiques étudiés. De ce fait, selon eux, les approches à contenu cognitif faible abordent les théories de la prise de décision politique et des arrangements institutionnels, parmi lesquelles les intérêts matériels sont pratiquement toujours antérieurs aux idées. Les maximalismes cognitifs rejoindront, pour leur part, des approches qui permettent de construire socialement une situation ou un cadre d’action publique jusqu’alors plus ou moins structuré, « une manière de sélectionner, d’organiser, d’interpréter et de donner un sens à une réalité complexe, afin de fournir un point de référence pour savoir, analyser, persuader, agir » (Sabatier et Schlager, 2000 : 220). Le cadre des coalitions plaidantes élaboré par Sabatier et Jenkins-Smith apporte pour sa part l’explication fondamentale que certains changements au sein de domaines spécifiques de politiques publiques reposent sur la compétition entre les réseaux d’acteurs en présence (leaders de groupes d’intérêts, politiciens, fonctionnaires, journalistes, chercheurs, etc.) au coeur de l’arène politique : « Ces coalitions sont alors sujettes à la médiation d’un autre groupe d’acteurs, les policy brokers, qui proposent des compromis acceptables afin de réduire les conflits » (Saint-Pierre, 2002 : 48). C’est bien là que nous entrevoyons des similitudes entre les notions de policy broker chez Sabatier et de médiateur politique chez Muller, à travers un type d’acteurs dont on repère aisément la présence et la participation active dans les processus d’élaboration des politiques culturelles québécoises, et ce, à différentes échelles gouvernementales, bien que le palier municipal retienne ici particulièrement notre attention.

Que les municipalités du Québec se soient tournées vers un modèle normatif semblable dans la constitution de leur politique culturelle, il n’en demeure pas moins que la référence à leurs spécificités sociales, territoriales, culturelles ou économiques se manifeste à travers les processus d’élaboration engendrés. Les milieux se consultent pour identifier leurs marqueurs culturels territoriaux distinctifs, qu’ils soient d’ordre patrimonial, artistique, événementiel, marqués par une diversité culturelle ou tournés vers une pratique artistique précise, dans lesquels les villes souhaitent investir pour développer une image de marque : la poésie à Trois-Rivières, la peinture à Baie-Saint-Paul, la sculpture sur bois à Saint-Jean-Port-Joli, la chanson à Petite Vallée, le jazz et le spectacle à Montréal, le patrimoine et la création artistique à Québec, emblèmes de la revitalisation de son quartier Saint-Roch, en sont quelques exemples. Il s’agit ici, comme le suggère Faure, de « repérer les ingrédients symboliques qui expliquent que la communication politique diffère en fonction de chaque configuration territoriale » (Faure, 2007 : 16).

La culture en vient à prendre sa place dans les stratégies du développement urbain et gagne en reconnaissance, au-delà des « affaires culturelles » principalement encadrées jusqu’alors par des services communautaires ou de loisirs municipaux. On accorderait ainsi à la culture une portée plus substantielle en l’inscrivant en amont d’une image territoriale qu’une administration locale souhaite véhiculer ; d’un sentiment d’appartenance qu’elle tente de susciter auprès de ses citoyens ; d’un souci esthétique recherché et d’un idéal de qualité de vie convoité, s’adressant autant aux touristes de passage qu’aux résidents locaux. En somme, c’est autour du dynamisme, de la créativité, du souci d’esthétique et de la préservation d’un milieu que viennent se nourrir une réflexion et une vision structurantes pour la ville.

Conséquemment, cette sorte d’instrumentalisation de la culture offre à la ville, à ses élus et autres acteurs politiques locaux l’occasion de réfléchir sur l’identité locale, sur les potentialités de développement et sur la façon de les mettre en valeur, de les exposer, de les diffuser, de les percevoir comme « quelque chose de grand », pouvant susciter un attrait ou une valeur ajoutée. Les élites politiques se serviraient, en somme, de ce référentiel culturel pour apporter au programme politique des villes des réflexions fondamentales dont on reconnaît l’apport structurant et qui dès lors font partie de réflexions stratégiques, voire même de planifications stratégiques urbaines. La reconnaissance que le phénomène des politiques culturelles locales a un effet porteur, devient de plus en plus corroborée par certains chercheurs des pays industrialisés en particulier. C’est pourquoi il nous apparaît légitime d’aborder le questionnement du rôle de la culture dans la politique de la ville, de ce qui en constitue l’empreinte concrète ou les principales manifestations dans nos villes québécoises.

On peut ainsi affirmer aisément qu’un vent de culture a soufflé sur les administrations publiques locales québécoises depuis une quinzaine d’années. La culture s’inscrit et se veut plus présente dans les préoccupations locales, dans le discours politique, dans la façon de se référer à elle pour arriver à d’autres fins, le développement urbain, à titre d’exemple. Que le thème de la culture soit à ce point inscrit à l’agenda politique des villes québécoises des années 2000, sur les lèvres des élus, des médiateurs politiques qui y trouvent un lot de références intéressantes à exploiter, un noyau centrifuge des aspirations de développement, puisées à même l’identité d’un lieu, d’un milieu, d’une historicité à laquelle on accorde peut-être un intérêt passager, ou encore, cyclique, n’est peut-être pas nouveau en soi. Cependant, ce qui fait consensus est que ce thème est à l’agenda et il tente de se positionner en tant que facteur de qualité de vie, facteur que plusieurs villes aspirent à s’approprier et d’en faire la promotion.

Mobilisant de nouveaux réseaux d’acteurs qui arrivent à positionner la question culturelle au coeur du développement de la ville, les enjeux de politiques culturelles tendront à prendre une nouvelle voie au lendemain des fusions municipales. Ainsi, le phénomène des politiques culturelles locales, qualifié de « révolution culturelle tranquille dans les municipalités québécoises » (De la Durantaye, 2002 : 1005) témoigne aujourd’hui de l’évolution de la notion de culture, a priori dans le discours, mais également dans ses applications et ses usages. On peut dès lors affirmer aisément que la culture occupe une place importante à la table des grandes réflexions stratégiques de développement des nouveaux ensembles urbains, contribuant à la construction identitaire des nouvelles villes fusionnées.

À cette approche traditionnelle de gestion des affaires culturelles s’ajoute de nos jours cette tendance des municipalités à adopter une vision de développement culturel plus globale. L’élargissement des thématiques abordées dans les politiques culturelles municipales tend à approfondir, mais surtout à dépasser les notions d’accessibilité et de démocratisation de la culture en faisant appel à de nouvelles notions, telle la médiation culturelle, laquelle se veut porteuse de préoccupations d’ordre plus citoyennes, sociales ou éducatives, visant notamment la lutte à l’exclusion culturelle. Plusieurs villes récemment fusionnées adhèrent à ces approches dans la reformulation de leur politique culturelle.

Le caractère actuel de ces nouvelles terminologies et approches qui transcendent les politiques culturelles (médiation et autres) sont, bien entendu, à étudier de plus près, notamment quant aux processus politiques engendrés, qu’il s’agisse de processus de consultation, de formulation, d’adoption ou de mise en oeuvre des politiques culturelles, des politiques de développement de la ville ou de toute autre planification stratégique urbaine se voulant transversale. La place des acteurs qui prennent part à ces processus s’avère, dans ce contexte, être un objet d’étude fécond.

La place des acteurs politiques dans le cadre des processus de politiques culturelles : une approche de médiation

Qui sont ces acteurs qui inscrivent la culture à l’agenda des politiques de développement intégré de la ville [13] ? On pourrait, selon le cadre théorique de Sabatier et Jenkins-Smith, les appeler policy brokers [14], ou encore, selon la perspective de Muller et Jobert « médiateurs culturels ». Au Québec toutefois, comme ailleurs, le terme « médiation culturelle » est de plus en plus présent dans le jargon des politiques culturelles municipales et rejoint parfois, d’autres perspectives liées à l’action culturelle, sur lesquelles nous reviendrons grâce à quelques cas concrets [15].

Certains acteurs politiques, institutionnels ou plus largement de la société civile se sont récemment retrouvés au coeur de processus de mobilisation importants, autour de l’enjeu culturel local au Québec, et ce, de façon particulière au lendemain des fusions municipales. Leur rôle était stratégique en ce sens qu’ils ont été à la fois témoins et porteurs d’un discours favorisant l’évolution de la notion de culture à l’intérieur de politiques culturelles sectorielles, puis de son inscription dans une vision stratégique plus large du développement de la ville, redéfinissant alors la référence à un nouveau territoire en quête de légitimité identitaire. Affaire de rhétorique ou actions structurantes ? Le rôle des médiateurs ne tiendrait, selon Faure, « pas tant de leur expertise sectorielle que de leur argumentaire circonscrit et contextuel pour permettre de saisir la portée opérationnelle et symbolique d’une action sectorielle » (Faure, 2005 : 22).

Les nouvelles approches découlant des politiques culturelles, notamment la question de la médiation culturelle, se prêtent bien à l’étude de la place des acteurs dans la construction et le véhicule d’un référentiel culturel en émergence, dans l’exercice d’élaboration et de mise en oeuvre de politiques culturelles et de planifications stratégiques locales. Ces acteurs participent à la construction d’une « vision » du monde (ou vision de développement), expression très présente dans le discours actuel et dans le développement d’énoncés de politique à l’échelle locale. On rejoint là une dimension des politiques de développement de la ville qui se veut intégrée et « transversale ». Le référentiel porté par les politiques culturelles participerait à cette intégration et viendrait alors s’inscrire en amont d’une politique urbaine ou d’une réflexion stratégique.

Pour tracer le portrait de quelques catégories de médiateurs culturels ayant pris part à l’émergence des politiques culturelles en tant que levier de développement des villes québécoises, il nous faut nous appuyer sur quelques exemples d’acteurs, de coalitions ou de réseaux d’acteurs qui ont réussi à inscrire la culture parmi les principaux enjeux de développement municipaux. Ces exemples abordent d’ailleurs la médiation culturelle de façon différente. Ainsi, l’organisation Culture Montréal fait figure de lobby puissant dans la mise à l’agenda, la constitution et le suivi de la politique culturelle montréalaise, dans le but avoué de faire de cette ville une véritable « métropole culturelle » à l’échelle internationale, ce qui n’empêche pas, par ailleurs, la Ville de Montréal elle-même de se doter de programmes concrets de médiation culturelle dans ses différents quartiers et arrondissements. Il est clair que l’on parle ici de deux conceptions différentes de la notion de médiation culturelle, l’une visant une action sociale et communautaire, l’autre se voulant résolument politique. Du côté de la Ville de Gatineau, ce sera plutôt aux acteurs institutionnels municipaux que reviendra l’initiative de doter la ville d’une Politique de la diversité culturelle, une première au Québec, et ce, en réponse à la démographie en mutation sur ce territoire. Le cas de Trois-Rivières, pour sa part, avec sa Politique de lutte à l’exclusion culturelle résulte d’un processus de médiation culturelle porté à la fois par les milieux culturel, communautaire et institutionnel, approche qui semble d’ailleurs avoir précédé des programmes mis en place à la Ville de Montréal et visant à contrer l’exclusion culturelle. Enfin, c’est en favorisant la culture lors du Sommet de Lévis que les acteurs institutionnels municipaux responsables de la culture ont réussi à conscientiser les élus de la Communauté métropolitaine de Québec (CMQ) d’identifier la culture comme un élément de diversification économique dans une planification stratégique à l’échelle métropolitaine.

Il se dégagerait ainsi deux conceptions différentes de ce qu’est la médiation culturelle. L’une se veut très appliquée et a pour but de créer des ponts entre les instances culturelles ou artistiques, communautaires et institutionnelles pour lutter contre l’exclusion culturelle de populations en marge d’une pratique culturelle ou artistique quelconque. L’autre se voudrait résolument politique et concernerait ces acteurs qui oeuvrent à positionner la culture dans le programme politique de la planification urbaine. Cette seconde approche nous interpelle ici, particulièrement.

« L’acteur médiateur » se retrouverait donc au coeur d’un processus de politisation territorial et local de l’enjeu culturel et contribuerait à l’inscription de ce référentiel sectoriel dans une approche globale du développement de la ville. Notre participation à une recherche mentionnée plus haut nous a permis d’obtenir une bonne connaissance, à ce jour, de démarches et de processus de planification stratégique menés par de nouvelles villes du Québec qui intègrent une dimension culturelle [16]. Les exemples les plus révélateurs nous conduisent à considérer que l’avènement de la préoccupation culturelle au sein du programme politique des villes résulte, en somme, de l’implication d’acteurs spécifiques et, en définitive, peu nombreux si on considère l’ampleur des enjeux qu’ils portent et du leadership qu’ils arrivent à exercer, notamment en sollicitant une participation citoyenne et un appui de la société civile relativement importants. C’est bien là que résiderait l’essence même de la médiation culturelle, en lien avec la seconde approche annoncée précédemment et que l’on pourrait en fait tout aussi bien appeler médiation politique dans le domaine de la culture…

Pour illustrer notre propos, rappelons qu’au lendemain des regroupements municipaux, les « acteurs médiateurs » militant en faveur d’une politique culturelle, en ont fait le credo d’une nouvelle identité territoriale en formation, ou encore, du nouveau rapport que doit entretenir la localité face au plus grand ensemble auquel elle appartient désormais. L’acteur médiateur se retrouve à la croisée des chemins entre une politique culturelle et la place qu’elle occupe dans des réflexions stratégiques plus larges sur le développement de la ville. Cette lecture rejoint, en quelque sorte, les écrits de Faure, Pollet et Warin (1995), dans l’avant-propos d’un ouvrage collectif portant sur la construction du sens dans les politiques publiques et posant en débat la notion de référentiel telle que développée par Jobert et Muller et stipulant que « les médiateurs sont les agents qui élaborent le référentiel des politiques publiques » et qu’ainsi, ils « construisent le leadership sectoriel » (Jobert et Muller, 1987 : 72-73). L’ouvrage critique porte donc sur le processus de politisation des énoncés de politique publique et sur l’approche par les référentiels qui propose, du point de vue de ces critiques, « un certain nombre d’outils qui détaillent le processus de médiation entre la société globale et les différents secteurs qui la composent » (Faure, Pollet et Warin, 1995 : 10). La notion de référentiel viserait selon Jobert à « cerner le jeu des représentations les plus immédiatement associées à la négociation des politiques publiques » (Jobert, 1995 : 89). L’acteur serait ici responsable d’un processus de transformation. « Cette opération d’encastrement du référentiel sectoriel dans le référentiel global est une étape décisive de la construction d’une nouvelle politique » (Jobert et Muller, 1987 : 71). C’est ainsi que les médiateurs s’attarderaient à construire le leadership sectoriel, le rendant intelligible (fonction cognitive), puis tenteraient par la suite de l’inscrire à l’intérieur d’un rapport global/sectoriel de manière à structurer un nouveau champ normatif en projet politique, voire socioculturel, cohérent et structurant. Muller reconnaît d’ailleurs ce lien entre ses propres travaux et ceux de Sabatier :

Le médiateur, qui regroupe les notions d’advocate et de broker dans les travaux de Sabatier, est l’acteur, groupe ou individu qui produit le référentiel, la « vérité du moment ». En cela, il créé les conditions politiques de la définition d’un nouvel espace d’expression des intérêts sociaux, à partir d’un code de référence à la fois normatif ou cognitif.

Muller, 1995 : 165

Si selon Sabatier, le policy broker oeuvre à la réduction des conflits et à la recherche de compromis ou de consensus, le médiateur chez Muller, oeuvre à la construction d’un leadership sectoriel, en somme à l’inscription de préoccupations sectorielles, au coeur de perspectives de développement plus transversales ou globales.

Pour employer les mots des auteurs,

il s’agit d’une sorte d’opération d’alchimie idéologique à travers laquelle un acteur social va transformer une réalité socio-économique relativement opaque en un programme d’action politique cohérent […]. Au-delà des débats techniques, le rôle des médiateurs consiste à élaborer un nouveau projet socioculturel qui vient conforter le nouveau champ normatif.

Jobert et Muller, 1987 : 72

On comprend ici que la mission du médiateur diffère quelque peu de celle de l’animateur culturel, qui se spécialise bien souvent dans un secteur précis de l’action culturelle : les arts d’interprétation, les arts visuels, le patrimoine ou la diffusion. L’animateur est responsable de programmes bien définis dont il assure la gestion. Or, tel que déjà souligné, le problème central soulevé par Younes et Le Roy, à propos de la médiation culturelle, n’est plus seulement de sensibiliser la population à la culture ou à une pratique culturelle, mais de soutenir les mutations du champ culturel, en collaboration avec des acteurs locaux de toutes instances et de promouvoir, par la culture, « une certaine “esthétisation” du monde social et des villes qui se modifient » (Younes et Le Roy, 2002 : 12). L’action du médiateur culturel se voudrait alors plus horizontale que sectorielle : elle revient à créer des ponts, à favoriser les liaisons, surtout lorsque des « heurts culturels » sont prévisibles. Elle deviendrait conséquemment « politique ».

Quelques exemples de programmes de médiation culturelle à vocation communautaire à l’échelle locale

En ce qui concerne les administrations municipales québécoises, outre la Ville de Trois-Rivières, qui s’est donné une politique de lutte contre l’exclusion culturelle accompagnée d’un plan d’action encadrant le travail d’une personne désignée « médiatrice culturelle », on voit apparaître des mesures ou initiatives similaires ailleurs, adaptées à d’autres contextes. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la Ville de Montréal a lancé, en 2005, sa toute première politique culturelle, posant la médiation culturelle comme un champ d’intervention important. On peut comprendre que le contexte multiethnique de la métropole rend le principe de médiation culturelle incontournable, aux visées différentes de celui que nous avons abordé jusqu’à maintenant.

En dehors des administrations municipales, mais la plupart du temps en collaboration avec celles-ci, certaines organisations artistiques participent, à leur façon, à des stratégies de médiation culturelle. Plusieurs activités développées par les réseaux de bibliothèques publiques pourraient en constituer des exemples. Il s’agit dès lors d’ouvrir les portes de la culture au plus grand nombre, en tentant de rejoindre principalement les « non-initiés », tout en démontrant que la culture peut « s’adresser à tout le monde ». Auprès de clientèles plus spécialisées ou marginalisées, plusieurs organismes culturels, troupes de théâtre, collectifs d’artistes en arts visuels, cercles d’écrivains offriront des ateliers adaptés à ces clientèles et arriveront à démystifier la chose culturelle. Le développement personnel de la personne est ici visé, tout autant, il faut l’avouer, que le développement de publics potentiels…

Ainsi, on verra des poètes et des écrivains faire des ateliers de poésie avec des groupes de personnes en alphabétisation ; des metteurs en scène monter un spectacle avec des enfants trisomiques ou des personnes avec un handicap ; des libraires organiser des campagnes de dons de livres neufs destinés aux enfants défavorisés ; des diffuseurs mettre à la disposition d’organismes communautaires des billets de spectacles de dernière minute ; des musées, ouvrir leurs portes, en dehors des heures habituelles, pour avoir l’espace-temps nécessaire à l’accompagnement de « non-initiés » que l’on souhaite voir revenir d’eux-mêmes par la suite. En définitive, des réseaux se forment entre les milieux culturel, communautaire, scolaire, institutionnel, économique et autres, et ce, bien souvent par le concours de médiateurs culturels qui arrivent à créer l’événement et à assurer les liaisons nécessaires. Cette autre conception de la médiation culturelle se veut donc tout aussi valable.

L’exemple de Montréal

Reconnaissant la spécificité ethnoculturelle sur son territoire et dans le but de soutenir le dialogue et la mixité des cultures, la Ville de Montréal, en collaboration avec le ministère de la Culture, par l’entremise de l’entente de développement culturel, a entrepris depuis 2005 une révision de ses programmes, dans la foulée de l’élaboration de sa première politique culturelle. Ainsi, la Ville de Montréal s’est dotée d’un Programme de médiation culturelle des arrondissements montréalais, afin « d’offrir aux arrondissements, les crédits nécessaires à la réalisation de projets en vue d’accroître la participation des membres des communautés culturelles aux activités culturelles de leur arrondissement » (MCCCF, 2008). À cela viennent s’ajouter quelques nouveaux programmes de soutien pour les organismes culturels montréalais, notamment le Programme montréalais d’action culturelle et le Programme de partenariat culture et communauté. Par « activités de médiation culturelle » dans le cadre de ces programmes, la Ville de Montréal entend

des initiatives qui créent une opportunité de rencontres et d’échanges personnalisés favorisant l’apprentissage et l’appropriation de la culture par les clientèles plus éloignées de l’offre culturelle professionnelle. Ces actions mettent l’accent sur un travail de contact et permettent de faire le pont entre le citoyen et l’activité culturelle.

MCCCF, 2008

Si a priori le thème « médiation » renvoie spontanément à cette idée qu’il y a conflit à résoudre ou, du moins, qu’il existe un certain clivage entre deux univers distincts qui ont de la difficulté à entrer en dialogue, il s’agirait plutôt ici de tenter de comprendre la nature de ce clivage et de tout mettre en oeuvre pour faciliter la reprise d’un dialogue. En ce sens, cette nouvelle terminologie qu’est la « médiation culturelle » permettrait de réduire les incompréhensions entre des univers culturels différents. Ce retour à l’essence du concept de médiation nous permet de saisir la portée, voire l’hybridité, des deux approches susmentionnées, qu’elle soit d’ordre politique ou communautaire.

En quelque sorte, la médiation est souvent bien présente dans les interventions culturelles, « sans qu’elle soit toujours consciente d’elle-même et des modèles sociaux qu’elle véhicule » (Younes et Le Roy, 2002 : 8). Elle sollicite le dialogue et l’ » échange engageant » (Younes et Le Roy, 2002 : 199) au-delà de la simple argumentation, et ce, dans le but d’en venir à « penser le vivre ensemble à travers sa conflictualité et sa complexité dans la diversité des horizons culturels, sociaux et professionnels » (Younes et Le Roy, 2002 : 7). C’est donc en prenant toute la mesure de la différence, qu’elle soit culturelle, sociale, économique ou générationnelle, que la démarche de médiation prend tout son sens. Si le contexte urbain constitue le lieu par excellence de cohabitation des différences, la médiation culturelle permettrait selon Younes et Le Roy de faire face aux différents enjeux et défis du pluralisme. Elle viendrait illustrer ce va-et-vient entre les « différents univers culturels », entre « devoir vivre ensemble et vouloir vivre ensemble » (Younes et Le Roy, 2002 : 9).

Pour ces auteurs, la médiation culturelle aurait aussi le mérite de bien positionner la place de l’intervenant dans le dialogue culturel, en tant qu’intermédiaire au nom d’une instance publique et dans le cadre d’un mandat précis. L’intervenant culturel agirait ainsi comme « le représentant d’une partie et non comme le tiers neutre et impartial que semble devoir être le médiateur » (Younes et Le Roy, 2002 : 12). Dans le contexte de l’intervention culturelle municipale, il serait en quelque sorte le principal « porteur » du principe d’accessibilité à la culture et de sa démocratisation. Il tenterait de mettre en oeuvre les stratégies nécessaires pour rendre les activités culturelles « accessibles » ou « démocratiques », dans tous les sens du terme.

Dans cette logique à la mode nommée « développement durable », où les politiques publiques se posent en reflet de la culture locale d’un milieu, cette culture en question, ne serait-elle pas en phase de s’inscrire comme étant « le » référentiel par excellence de nos politiques publiques ? Sans adhérer entièrement à cette idée, nous pensons que ce discours, pour le moins « transcendant », est porté actuellement à l’échelle locale au Québec, et ce, par une nouvelle catégorie de médiateurs culturels.

Par induction analytique face à ce phénomène de politisation de la culture sur la scène locale, nous nous sommes tourné vers une approche théorique proposant une analyse cognitive des politiques culturelles. Or, comme le souligne Muller, « il faut concentrer l’effort de recherche, non pas sur la question de savoir “s’il existe” un référentiel ou non pour telle politique ou tel secteur » [la notion de référentiel étant, en elle-même, suffisamment contestée par la communauté scientifique…] « mais de déterminer à travers quel processus se déploient, pour un secteur ou une politique, les processus de médiation (c’est-à-dire, d’articulation du champ cognitif et du champ de pouvoir), que ces processus débouchent ou non sur la production d’un référentiel en bonne et due forme » (Muller, 1995 : 175-176). L’auteur nous rappelle que ces réflexions sur l’approche du référentiel et la notion de médiation vont bien au-delà de l’analyse des politiques au sens strict. Ce qui est en jeu ici est bien la compréhension des transformations. Et c’est en ce sens que les travaux de Jobert et Muller rejoignent ceux de Sabatier et Schlager sur la capacité que peuvent avoir certains acteurs, réseaux ou coalitions d’acteurs à s’inscrire en tant que vecteur de changement dans les processus politiques, en participant à la « mise en cohérence de la sectorialité » (Muller, 1995 : 169), dans le cas présent, le secteur de la culture. Il nous a donc semblé ici que le phénomène de la politique culturelle municipale au Québec en proposait une démonstration éloquente, se positionnant au coeur des questionnements sur la construction du sens dans les politiques publiques et des liens rétroactifs à mettre à jour entre les approches sectorielles et transversales dans la constitution de ces politiques.

Fernand Dumont écrivait que « l’idée de développement désigne une sorte de métapolitique ; non pas certes une unification des projets sociaux mais tout au moins, la possibilité d’en discuter » (Dumont, 1995 : 40). L’idée que la notion de référentiel culturel apporte une certaine ouverture dans l’interprétation, voire le renouvellement du discours sur la culture, sur la ville et dans la conduite des politiques publiques locales, constitue pour nous une piste de réflexion stimulante à poursuivre.