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Les travaux menés par Gallie et Paugam au début des années 2000 ont très clairement montré que l’expérience du chômage et de la précarité engendre un risque supplémentaire d’isolement social (Gallie et Paugam, 2000). À partir d’une comparaison entre différents pays européens (basée sur les données de l’European Community Household Panel), les auteurs concluent que cet isolement est davantage présent dans les pays du nord de l’Europe, particulièrement en France et en Allemagne. Ces travaux s’inscrivent dans une longue tradition de littérature consacrée aux conséquences négatives de la perte d’emploi qui a probablement pris naissance avec les travaux novateurs de l’équipe de Lazarsfeld au début des années 1930 à Marienthal (Lazarsfeld, Jahoda et Zeisel, 1981). Ainsi, de nombreuses études ont examiné, depuis plus de 60 ans, les effets dévastateurs du chômage sur le bien-être psychologique et physique (Hepworth, 1980 ; Gallie, Marsh et Vogler, 1994 ; McKee-Ryan, Song, Wanberg et Kinicki, 2005) : tous ces auteurs soulignent la perte de repères, le repli sur soi, la honte et l’humiliation. La privation d’emploi est alors synonyme de manque, de carence et de déstructuration de l’individu.

L’objectif de cet article est de montrer combien les politiques publiques déployées dans les années 1980 en Belgique ont permis aux chômeurs de plus de 50 ans de quitter cette spirale infernale de la négation de soi et du repli identitaire occasionnée par leur situation de chômage. La création du statut de « chômeur âgé » en 1986 correspondait en effet à une forme de reconnaissance collective d’une quasi-impossibilité de regagner le marché du travail. Ainsi, cet article montrera combien la création de ce statut particulier a eu un impact positif sur la sociabilité et sur le bien-être des bénéficiaires. Ceux-ci s’écartent dès lors de l’expérience du chômage classique et de ses conséquences sociales et psychologiques. Le stigmate s’efface au profit de l’établissement d’un statut légitime : la norme sociale se fonde sur la généralisation des pratiques de sorties anticipées, mais aussi sur la légitimité sociale de telles pratiques. Son institutionnalisation dans des dispositifs publics scelle en quelque sorte un contrat moral entre le pouvoir politique, le travailleur (et leurs représentants syndicaux) et l’employeur.

Cependant, ces politiques volontaristes de départs anticipés ne semblent plus être d’actualité. L’Union européenne insiste sur un relèvement des taux d’emploi, notamment pour lutter contre le vieillissement de la population, relèvement nécessaire au maintien de la pérennité des systèmes de retraite et des soins de santé (Guillemard, 2003). La politique belge fait également volte-face en la matière. Ainsi, depuis 1999, de nombreuses réformes ont été menées de manière à durcir les conditions d’accès aux départs anticipés du marché du travail (Moulaert, 2005). L’enjeu de ces réformes est la transformation du modèle social prôné dans la gestion des fins de carrière.

Par conséquent, ce changement de mode de régulation conduit à une rupture de l’équilibre existant entre les pouvoirs publics, les chômeurs âgés et les employeurs, ce qui ne sera pas sans conséquence sur le devenir des chômeurs âgés. Ainsi, le changement structurel opéré par les pouvoirs publics s’inscrit aujourd’hui à l’encontre des logiques de retrait prématuré du marché du travail, notamment du dispositif de chômeur âgé. Ceux-ci risquent bien dès lors de se retrouver dans une situation paradoxale où, d’un côté, le pouvoir public déploie des politiques incitatives pour les âgés et, de l’autre, les employeurs continuent d’exercer des formes de discrimination à l’encontre des aînés, situation paradoxale qui risque bien d’affecter les vécus des chômeurs en fin de parcours professionnel, en imposant un retour quasi impossible sur le marché du travail.

Les « chômeurs âgés » : du statut à la reconnaissance

Le régime de protection sociale belge renvoie au modèle continental où coexiste un système d’indemnisations du risque de perte d’emploi généreux avec une multiplicité de dispositifs institutionnels de retraits anticipés du marché du travail, et où il n’existe que très peu d’instruments d’intégration des travailleurs seniors. Se développent alors une véritable relégation du marché du travail et une trappe d’inactivité en fin de carrière. Dans ce sens, ce modèle ne peut générer qu’un important retrait anticipé du marché du travail (Guillemard, 2003).

En effet, la Belgique se caractérise par un taux d’emploi des seniors très bas. En 1960, 85 % des hommes âgés de 55 à 59 ans se trouvaient sur le marché du travail. En 1980, cette proportion est descendue à 74 % pour se stabiliser en 2006 à 53 % (OCDE, 2007). Une diminution similaire a été observée dans le groupe des 60-64 ans, puisqu’en 1960, 71 % se trouvaient sur le marché du travail et en 2006, seuls 20 % l’étaient encore. Ces faibles taux d’emploi s’expliquent notamment par la position belge face à la crise des années 1970. En effet, pendant les années 1970 et 1980, les taux de chômage s’envolent dans un contexte de restructuration radicale de l’industrie. Les actions entreprises par le gouvernement en vue de lutter contre le chômage, à partir de 1975 environ, montrent d’emblée une préférence marquée pour les jeunes chômeurs au détriment des chômeurs âgés, voire au détriment des travailleurs âgés (Simoens, 1980). Les personnes de 50 ans et plus sont encouragées par le gouvernement à se retirer du marché du travail par le biais de la préretraite, du chômage, de l’incapacité de travail et des pauses carrière. Certains aménagements liés à la pénibilité des conditions de travail leur ont permis de suivre le même chemin. Ces politiques reposent sur un large consensus social. C’est l’État fédéral qui prend en charge le coût de ces dispositifs, de manière directe en payant davantage les chômeurs âgés et les préretraités, de manière indirecte par des subsides auprès des entreprises.

Les résultats suivants nous montrent combien ces dispositifs légaux sont socialement partagés, y compris chez les travailleurs âgés eux-mêmes. Les données proviennent du Panel Study of Belgian Households (PSBH), recherche longitudinale belge menée entre 1992 et 2002 auprès d’une population représentative. Les analyses effectuées reposent sur l’étude de deux concepts (sociabilité et bien-être) qui permettent d’appréhender les conséquences de l’expérience du chômage et notamment la question de l’isolement social. Le tableau 1 présente ces concepts ainsi que les indicateurs pris en compte dans les analyses.

Tableau 1

Concepts, dimensions et indicateurs

Concepts, dimensions et indicateurs

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Les formes de sociabilité recouvrent à la fois les pratiques de loisirs réalisés avec la famille élargie ou avec les amis (sociabilité secondaire) et l’appartenance à une ou plusieurs associations (sociabilité tertiaire). Dans ce sens, le manque de sociabilité peut être apparenté à une forme d’isolement social. Le bien-être est associé à deux dimensions : la satisfaction face à l’existence et la santé mentale (Paugam et Russell, 2000).

Le tableau 2 compare différents statuts en contrôlant par régressions logistiques différentes variables confondantes. L’emploi stable (CDI) constitue la modalité de référence. Les variables dépendantes ont été construites de manière à pouvoir identifier les individus ne pratiquant jamais aucune activité de loisir, n’appartenant à aucune association, n’étant pas satisfaits de leur vie et déclarant des problèmes de santé mentale. L’âge est également pris en compte de manière à pouvoir comparer les résultats obtenus dans les différents groupes d’âge. Ce tableau synthétique permet dès lors de comparer, sur les différents indicateurs, à la fois les statuts et les groupes d’âge. Ce double effet peut être intéressant à analyser si l’on veut identifier la population particulière que constituent les chômeurs de plus de 50 ans. L’intérêt de la démarche est de montrer comment ceux-ci constituent une catégorie spécifique de chômeurs dont l’appartenance préserve des effets néfastes du chômage, à savoir d’une forme d’isolement social par manque de sociabilité, d’une insatisfaction existentielle et d’une tendance aux problèmes de santé mentale.

Tableau 2

Régressions logistiques mesurant l’impact du statut sur l’isolement social par classe d’âge[1]

Régressions logistiques mesurant l’impact du statut sur l’isolement social par classe d’âge1

* p<0.10, ** p<0.05, *** p<0.01, n.s. non significatif

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Ce tableau met en évidence deux tendances significatives. Comme déjà souvent mentionné dans la littérature, l’expérience du chômage a un impact déstructurant sur les individus (Eisenberg et Lazarsfeld, 1938 ; Rosenberg, 1965 ; Jahoda, 1979 ; Hepworth, 1980 ; Paugam et Russell, 2000). Que ce soit en matière de sociabilité, de satisfaction existentielle ou de santé mentale, ces résultats montrent que les chômeurs ont davantage de difficultés que les travailleurs stables.

La deuxième tendance corrobore notre hypothèse de préservation du chômeur de plus de 50 ans. En ce qui concerne la sociabilité, il n’existe plus de différence significative entre les emplois stables et le chômage après 50 ans. Le bien-être des chômeurs de plus de 50 ans s’apparente davantage à celui des préretraités et, de manière significative, est meilleur que celui des travailleurs stables. La situation des chômeurs de plus de 50 ans se différencie donc bien des chômeurs plus jeunes.

L’hypothèse avancée pour comprendre ce fait repose sur l’existence d’un statut spécial réservé aux chômeurs âgés (Burnay, 2003). En effet, la catégorie chômeur âgé[2] résulte de dispositions légales prises en 1985. Au moment de l’enquête, les dispositions de la réglementation du chômage des plus de 50 ans comprennent la dispense d’inscription en tant que demandeur d’emploi et l’octroi de compléments d’ancienneté en plus des allocations de chômage normales. Ces mesures permettent aux chômeurs âgés, dans des périodes de chômage élevé, de se retirer du marché du travail à l’instar des préretraités conventionnels. Les principes généraux de ces mesures sont les suivants : à partir de 50 ans, les chômeurs peuvent, après un an de chômage, introduire une demande pour obtenir le statut de chômeur âgé ; ils sont alors dispensés de l’obligation de s’inscrire comme demandeurs d’emploi et de pointer. En outre, ces chômeurs peuvent, contrairement aux chômeurs adultes, entamer une activité complémentaire (en dehors des heures de travail normales) pendant leur période de chômage. Ces chômeurs n’apparaissent plus comme demandeurs d’emploi dans les statistiques officielles du chômage. Ce statut spécial correspond à une forme de reconnaissance publique d’une quasi-impossibilité pour ces chômeurs de regagner le marché du travail. Ces mesures sont socialement acceptées dans l’opinion publique sous l’argument suivant : ces chômeurs ont déjà rempli l’obligation morale qui les lie à la société en ayant déjà travaillé de nombreuses années.

Ainsi, les résultats statistiques précédents mettent en avant l’impact positif du statut de chômeur âgé sur la sociabilité et le bien-être de ceux qui peuvent en bénéficier.

Transformations des modèles politiques au tournant des années 2000

Le rapport Laroque (Laroque, 1962) en France, dans les années 1960, période de plein emploi, s’interrogeait sur les conditions qui devaient permettre au travailleur de rester en emploi après 65 ans ! Vingt-cinq ans plus tard, à la fin des années 1980, Bernard Cassou écrivait : « alors que le Rapport Laroque cherchait à valoriser la prolongation de la vie active, aujourd’hui, au contraire, on cherche par tous les moyens, à dévaloriser le travailleur âgé » (Cassou, 1988 : 7). Et son constat semble correct si on le compare aux nombreux dispositifs publics mis en oeuvre dans les années 1980 et 1990 pour exclure de manière prématurée les plus âgés du marché du travail. La gestion de la crise économique passe par le déploiement de politiques publiques en faveur de l’emploi des jeunes et du retrait anticipé des seniors (Guillemard, 2003 ; Guillemard, 2007).

Mais dans les années 1990, les instances internationales vont progressivement s’emparer de la question de l’âge. Dès 1995, l’OCDE tire la sonnette d’alarme en s’appuyant sur des données démographiques : le financement des retraites et de toute la sécurité sociale serait remis en question par un accroissement exponentiel des dépenses. Le vieillissement de la population inquiète les instances internationales qui voient le rapport entre le nombre d’actifs occupés et le nombre de retraités s’inverser durablement. L’accroissement de l’espérance de vie combiné à des effets générationnels liés à la forme de la pyramide des âges engendre une génération de seniors dont il faut financer la retraite. Dans ce contexte, l’OCDE préconise d’encourager le « vieillissement actif » et de lever toutes les barrières à la prolongation de l’activité avec l’âge, qu’elles résident dans des dispositifs de sortie précoce ou dans des systèmes de retraite couperet décourageant l’activité après un certain âge (OCDE, 1995 ; 1998).

En 1999, l’Union européenne érige la question des travailleurs vieillissants comme un élément majeur du programme politique. Dans son rapport Le marché du travail européen à la lumière des évolutions démographiques de 1999, le groupe d’âge des 50-64 ans est identifié comme étant le réservoir principal de main-d’oeuvre pour l’avenir. Le sommet de Lisbonne (mars 2000) propose aux États membres de conduire une politique active pour l’emploi se donnant un objectif global consistant « à porter le taux d’emploi des personnes âgées de 15 à 64 ans (actuellement de 61 % en moyenne) à un niveau aussi proche que possible de 70 % en 2010 et à faire en sorte que la proportion des femmes actives (actuellement de 51 % en moyenne) dépasse 60 % d’ici 2010 ». Le sommet de Stockholm (mars 2001) affirme la résolution des États d’atteindre l’objectif du plein emploi comme moyen de répondre au « défi du vieillissement de la population ». Il propose des objectifs intermédiaires pour 2005, soit un taux d’emploi de 67 % pour les hommes de 15 à 64 ans et de 57 % pour les femmes. Mais surtout il fixait un objectif spécifique de 50 % pour le taux d’emploi moyen des hommes et des femmes âgés de 55 à 64 ans pour 2010. Il demandait en outre un rapport sur les moyens d’atteindre ces objectifs. L’activation des travailleurs âgés est à l’agenda…

En Belgique, le gouvernement introduit au début des années 2000 une série de mesures encourageant les seniors à regagner le marché du travail ou à y rester. Le temps n’est plus à la diminution du taux de chômage, mais bien à l’accroissement du taux d’emploi. L’objectif est double : pérenniser les systèmes de retraite en augmentant les taux d’emploi (plus de cotisants, plus de cotisations pour gérer le déficit lié au vieillissement de la population) ; accroître le potentiel des entreprises en utilisant au mieux l’expérience professionnelle dont sont porteurs les travailleurs expérimentés.

Le programme du gouvernement belge est axé sur trois perspectives complémentaires :

  1. une politique préventive de maintien sur le marché de l’emploi ;

  2. l’aménagement du temps et des conditions de travail pour alléger la charge de travail au-delà de 50 ans ;

  3. une politique active pour réinsérer les chômeurs âgés.

La politique préventive mise en place par le gouvernement de l’époque vise à réduire les risques d’exclusion prématurée du marché de l’emploi en jouant sur les principaux facteurs d’exclusion, à savoir l’inadaptation aux nouveaux modes de production et aux nouvelles technologies. C’est dans ce sens qu’il convient de travailler sur de possibles réorientations professionnelles ainsi que sur la formation continue des plus âgés, souvent exclus des modules de formation sous le prétexte de leur départ prochain.

Des mesures visant à éviter le licenciement des travailleurs de 45 ans et plus sont également prises, mais uniquement sous la forme de campagnes de sensibilisation auprès des entreprises. En cas de licenciement d’un travailleur de plus de 45 ans, l’employeur devra lui offrir des mesures de reclassement (outplacement, encadrement psychologique, établissement d’un bilan personnel…). Ces mesures préventives font peser sur le travailleur âgé toute la responsabilité de son insertion sur le marché du travail. Des aides lui sont bien entendu offertes en matière de reclassement, mais, in fine, c’est à lui que revient la responsabilité de son insertion professionnelle.

Le dernier objectif de cette réforme de 1999 s’inscrit clairement dans une politique d’activation des chômeurs âgés. Le statut de chômeur âgé instauré en 1985 est progressivement revu. Un durcissement des mesures s’amorce et des programmes de remise au travail s’élaborent. Des avantages fiscaux sont également fournis aux entreprises pour tout engagement d’un chômeur âgé.

Mais l’ensemble des mesures prises en 1999 ne sera implémenté que progressivement. On se trouve alors dans une période transitoire qui augure de nouvelles réformes. En effet, le changement de politique amorcé par le gouvernement fédéral de 1999 se poursuit et se renforce dans la décennie suivante. Dans le Plan d’action national (PAN) de 2003, la Belgique fait de la promotion du vieillissement actif une de ses priorités.

Les mesures du gouvernement fédéral en matière de gestion de fins de carrière témoignent de la difficulté à concilier les impératifs macro-économiques et démographiques avec les politiques déjà existantes. Il s’agit également de pouvoir combiner dans un même espace juridique les différentes contraintes économiques et sociales et la défense des différents acquis sociaux : taux de chômage, licenciements massifs dans certains secteurs touchés de plein fouet par les mesures de restructuration, transformation du secteur public, garantie d’un système de soins de santé accessible et pérennité des pensions. Le législateur doit alors composer avec l’ensemble des paramètres propres au contexte belge tout en les insérant dans les lignes directrices imposées par l’Union.

Parallèlement à un changement de politique basé sur le maintien au travail des aînés, on assiste à une transformation du contenu même des mesures proposées. Le législateur belge suit là aussi les recommandations européennes en axant sa politique plus clairement sur le développement de politiques d’activation des travailleurs et des chômeurs seniors en proposant des formules d’accompagnement les plus individualisées possible. Dans les lignes directrices de la stratégie européenne, la démarche d’activation doit suivre une procédure individualisée : la définition de son contenu ne consiste pas dans une transposition de directives édictées à l’échelon national, elle doit au contraire être décidée au cas par cas en fonction des besoins et des compétences de chacun. Au lieu de verser des prestations généreuses en cas de chômage et de contribuer par une politique d’investissement à la création d’emplois, on cherche désormais à améliorer les capacités individuelles. À la démarche consistant à garantir des droits et des emplois se substitue une autre approche cherchant à doter l’individu des capacités nécessaires pour trouver sa voie sur le marché du travail (Bonvin et Burnay, 2000).

Un double mouvement s’amorce ainsi : la responsabilisation du travailleur âgé et l’individualisation des modes de sortie du marché du travail. Le senior est tenu de veiller à développer et maintenir son « employabilité », et de négocier avec son employeur un mode de sortie du marché du travail progressif et personnalisé. En 2005, le gouvernement fédéral, après de longues négociations avec les partenaires sociaux, farouchement opposés à cette réforme, édicte le Pacte de solidarités entre les générations. Ce texte renforce encore le double mouvement entamé précédemment. Ce durcissement de la gestion des fins de carrière ne correspond pas à une volonté de changement de l’opinion publique, qui ne remet pas en question la solidarité intergénérationnelle, bien au contraire. Les syndicats, très importants en Belgique, ont d’ailleurs pesé de tout leur poids pour freiner les réformes voulues par le gouvernement belge. On assiste cependant à peu de manifestations publiques au moment du vote : les travailleurs intègrent progressivement l’idée qu’il faudra bien travailler plus longtemps si on veut maintenir les acquis sociaux. Ces changements se font donc dans un climat social tendu, mais où l’opinion publique semble assez résignée (Moulaert, 2005).

Des formes de discrimination à l’encontre de l’âge

Dans un contexte de récession économique important, les employeurs ont bien souvent misé sur les travailleurs âgés pour réguler le flux de main-d’oeuvre, jouant par là le jeu des pouvoirs publics, dans un accord tacite : les restructurations économiques étaient rendues possibles par le déploiement de politiques favorables aux plus âgés. Ainsi, du côté des employeurs, le modèle du retrait anticipé a légitimé des pratiques de « dégraissage » en fonction de l’âge et cela d’autant plus que l’on fonctionne sur un système de rémunérations liées à l’ancienneté qui augmente considérablement les coûts salariaux des plus âgés. L’employeur y trouve dès lors une source de diminution importante des coûts du travail. Par ailleurs, l’enquête française ESSA (Enquête sur l’emploi des salariés selon l’âge) menée par la DARES montre très bien combien la question de l’âge au travail ne constitue pas une priorité pour les employeurs : seul un sur cinq s’en préoccupe (Brunet, 2002). Le choc démographique lié aux départs des baby-boomers n’inquiète que très peu les dirigeants d’entreprise…

Parallèlement, de nombreux auteurs ont insisté sur la présence de discriminations à l’égard du travailleur âgé sur le marché du travail. Apparu aux États-Unis en 1969, le terme âgisme est défini comme le processus par lequel préjugés et discrimination se créent à l’encontre d’individus par le simple fait qu’ils sont plus âgés. Sur le plan professionnel, deux types de discriminations fondées sur l’âge peuvent être identifiées : les discriminations directes ou indirectes (Leleu, 2001 ; Amauger-Lattes, 2007).

Les premières renvoient aux mesures qui visent les travailleurs âgés uniquement du fait de l’âge. On parlera de discrimination directe, par exemple, lorsque des limites d’âge figurent dans les offres d’emploi ou de formation, ou encore lorsqu’on impose l’âge de la retraite comme limite au-delà de laquelle il est interdit de travailler. Cette forme de discrimination a fait l’objet d’une réglementation particulière en Belgique (lois des 20 janvier et 25 février 2003) qui introduit des mécanismes de protection des travailleurs : il est interdit en cas de recrutement de personnel de faire référence à une limite maximale d’âge à partir de laquelle le candidat ne peut plus poser sa candidature ; il est également interdit dans le cadre de la sélection du personnel de fixer une limite d’âge maximale à partir de laquelle le candidat ne serait plus pris en considération pour une entrée en service.

Les discriminations indirectes sont des mesures qui, sans être directement liées à l’âge, affectent de manière disproportionnée et négative les travailleurs âgés par rapport à d’autres groupes d’âge (Drury, 1993). Les stéréotypes ou préjugés présidant à la sélection de candidats à l’emploi font partie des formes de discrimination indirecte puisqu’ils sont susceptibles d’influencer les attitudes et les comportements tant de la personne qui les subit que de celle qui les exerce.

Ces formes de discriminations demeurent opérantes (McGregor, 2002 ; Lackzo et Phillipson, 1991 ; Itzin et Phillipson, 1993), même lorsque les gouvernements tentent de légiférer. Ainsi, si les États-Unis ont été précurseurs en la matière, avec le vote de la loi réprimant la discrimination fondée sur l’âge dans le monde du travail (ADEA) dès 1967, les pratiques discriminatoires n’ont pas disparu. En témoignent les milliers de dossiers rentrés auprès de la Commission de l’égalité et des chances dans l’emploi ou de recours devant les tribunaux américains (Eglit, 2007).

Ces discriminations reposent notamment sur la présence d’idées préconçues, de stéréotypes, c’est-à-dire d’images mentales fortement ancrées dans les esprits.

Ainsi, une récente enquête[3] belge réalisée auprès de travailleurs tout âge confondu a confirmé la présence de stéréotypes sociaux liés à l’âge dans le monde professionnel. Le tableau suivant montre combien les stéréotypes positifs à l’égard des seniors sont très répandus dans le monde du travail. Mais on constate également que d’autres images mentales, moins favorables aux plus âgés, y sont également légion : il s’agit notamment de l’incapacité à maîtriser l’usage des nouvelles technologies et la résistance au changement.

Tableau 3

Fréquences des stéréotypes les plus prégnants et les moins prégnants (n=816)

Fréquences des stéréotypes les plus prégnants et les moins prégnants (n=816)

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Le tableau suivant, toujours construit à partir de cette même enquête, montre très clairement que les stéréotypes négatifs sont davantage présents dans la ligne hiérarchique que chez les ouvriers. Ces derniers ayant une vision plus nuancée et plus positive des travailleurs âgés.

Tableau 4

Fréquence des stéréotypes négatifs en fonction du statut professionnel

Fréquence des stéréotypes négatifs en fonction du statut professionnel

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Ces résultats confirment de nombreuses enquêtes portant sur la présence de stéréotypes sociaux à l’égard du travailleur âgé, Les stéréotypes étudiés dans ces différentes enquêtes concernent à la fois l’évolution de la santé physique et mentale du travailleur âgé et son insertion professionnelle. Certains stéréotypes demeurent prégnants quelles que soient les études réalisées. Les difficultés physiques, les difficultés cognitives ou mentales, la résistance au changement, les difficultés dans le rapport à la jeunesse ainsi que les difficultés d’apprentissage sont largement confirmées par les études (Rosen et Jerdee, 1976 ; Taylor et Walker, 1994 ; Hasell et Perrewe, 1995 ; Lyon et Pollard, 1997 ; Solem, 1998 ; Palonimi et Tikkanen, 2000 ; Chiu, Chan, Snape et Redman, 2001 ; McGregor, 2002, Remery, Henkens, Schippers et Ekamper, 2003 ; Büsch, Dalh et Dittrich, 2004).

Ainsi, quels que soient les contextes nationaux, ces stéréotypes demeurent prégnants et jouent à l’encontre des travailleurs plus âgés. En effet, les enquêtes précédemment citées proviennent de pays aussi différents que le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Norvège, la Finlande, Hong-Kong, la Nouvelle-Zélande… Ces enquêtes proviennent donc de contextes très différents du point de vue du régime de protection sociale en vigueur et montrent combien la prégnance des stéréotypes, et donc des formes de discrimination à l’encontre de l’âge, s’inscrit comme un véritable phénomène social global au sens de Marcel Mauss : ceux-ci ne constituant qu’une des facettes d’une dévalorisation culturelle de l’avancée en âge au profit d’une valorisation, voire d’une idéalisation, de la jeunesse, qui dépasse largement la sphère professionnelle. Si cette hypothèse devait se révéler pertinente, la présence de formes de discrimination à l’encontre de l’âge ne pourrait être éradiquée par un changement de politiques publiques en la matière.

Vers une nouvelle précarisation des chômeurs âgés ?

Les politiques publiques développées depuis les années 1980 en France, comme en Belgique, ont profondément contribué à transformer la représentation sociale des fins de carrière, créant, à côté du modèle institué, d’autres formes tout aussi légitimes de sorties. Les transformations actuelles des politiques publiques en matière de gestion des fins de carrière s’inscrivent dans un mouvement plus vaste de recomposition de l’État-providence. Si ces transformations apparaissent légitimes aux yeux de l’opinion publique sous couvert de pérennisation des retraites et des soins de santé, elles risquent bien de déstabiliser l’équilibre formé dans les années 1980 entre les pouvoirs publics, les bénéficiaires des aides publiques, et notamment les chômeurs âgés, et les employeurs.

En effet, cet équilibre reposait sur la constitution d’un consensus, parfois implicite, parfois explicite, de départ anticipé basé sur une reconnaissance collective d’une quasi-impossibilité de regagner le marché du travail pour une population fragilisée, celle des âgés. Dans ce contexte, les politiques publiques multipliaient les dispositifs de sortie anticipée de manière à garantir une fin de parcours professionnel la plus douce possible. Les employeurs voyaient dans ces mesures la possibilité de se débarrasser d’une main-d’oeuvre coûteuse et souvent associée à des stéréotypes sociaux négatifs. Enfin, les chômeurs âgés pouvaient prétendre à une fin de carrière digne, à la fois financièrement et socialement.

Mais cet équilibre tend à se rompre aujourd’hui sous l’impulsion des transformations des dispositifs publics : le maintien dans l’emploi et les politiques d’activation de cette population fragilisée transforment en effet de manière importante les possibilités de départ anticipé, les rendant plus aléatoires et plus difficiles. L’impact de ce changement de paradigme risque bien, à terme, de (re)précariser cette population de chômeurs qui avaient réussi ces vingt dernières années à échapper aux processus de stigmatisation, souvent associés à l’expérience du chômage. Il est en effet assez évident que soit leur éviction du marché du travail continuera à être définitive, soit leur retour au travail se fera dans des conditions salariales et statutaires précaires : les employeurs n’ayant pas changé leurs représentations sociales à l’égard de l’âge. On risque bien dès lors de se retrouver dans un paradoxe insurmontable pour le travailleur âgé qui repose, d’un côté, sur une obligation de maintien dans l’emploi et, de l’autre côté, sur une impossibilité d’y rester…

Le risque ne réside-t-il pas dès lors dans une modification de l’augmentation des salaires avec l’âge afin d’inciter les employeurs à garder une main d’oeuvre qui ne représenterait plus un surcoût important ? On assisterait alors à une précarisation, voire à une paupérisation des fins de carrière qui obligerait le travailleur à demeurer en emploi jusqu’au bout de ses forces…