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Le titre de cet article est paradoxal. Cependant, le paradoxe n’est qu’apparent : s’interroger sur l’autonomie des assistés revient simplement à se défaire de la prénotion selon laquelle les assistés sont passifs et dépendants, pour se demander comment des individus qui reçoivent une assistance de la part de la collectivité parviennent à faire face au stigmate et à la pauvreté. Plus précisément, la question « Les assistés peuvent-ils être autonomes ? » peut prendre deux significations. La première, la plus évidente, fait référence à la norme institutionnelle d’autonomie véhiculée par les institutions de l’État social. Elle renvoie à l’entreprise de responsabilisation par laquelle les institutions incitent les individus, à travers l’instauration d’un ensemble de contreparties au droit social (Dufour, Boismenu et Noël, 2003 : 12), à sortir du statut d’assisté. Par définition, les assistés ne peuvent se conformer en acte à cette norme institutionnelle d’autonomie, dont la définition se limite généralement au fait d’atteindre l’autosuffisance financière. Appliquée à des individus dépourvus des supports sociaux nécessaires pour la mettre en oeuvre, la norme d’autonomie engendre alors le développement d’une injonction paradoxale. Cette injonction l’est à double titre, d’une part, matériellement, puisque les allocataires sont, du simple fait de leur statut, incapables de répondre à la demande institutionnelle d’autonomie ; d’autre part, symboliquement, puisque l’intériorisation des normes promues par l’institution peut conduire les individus à se dévaloriser eux-mêmes et donc à s’enfermer dans une forme de dépendance.

La question de départ, « Les assistés peuvent-ils être autonomes ? » peut également s’entendre d’une autre façon, en ne retenant plus une définition de l’autonomie qui la réduit à une norme institutionnelle, mais comme la capacité effective des individus à déterminer leur propre règle de conduite et à s’y tenir dans le cadre de leur environnement social. Il s’agit de se demander quelles marges d’autonomie les individus peuvent négocier avec les institutions. On pourra alors également se demander pourquoi et surtout comment certains individus résistent à l’incitation à reprendre un emploi, emploi le plus souvent précaire et peu rémunérateur.

Pour répondre à ces questions, nous avons étudié comment les différentes populations présentes dans un dispositif d’assistance perçoivent la norme institutionnelle d’autonomie qui leur est appliquée. Pour comprendre le sens de l’expérience vécue des politiques d’insertion, nous avons retenu l’exemple du contrat d’insertion du Revenu minimum d’insertion (RMI)[1] en France et mené des enquêtes par entretiens approfondis avec plus de 70 allocataires du RMI ayant un contrat en cours de validité dans plusieurs départements de la région parisienne, de 2005 à 2007. Cette limitation de l’enquête s’explique parce que l’étude de la pauvreté dans des contextes urbains permet de saisir la « pauvreté disqualifiante » (Paugam, 2005 : 175) caractéristique des sociétés modernes avancées. Pour pouvoir articuler les caractéristiques sociodémographiques des individus interrogés avec la signification qu’ils donnaient à leur expérience, les entretiens ont porté sur trois dimensions : le parcours biographique des individus, le sens qu’ils donnaient à leur relation avec les institutions du service social, en particulier avec le référent avec qui ils signaient et renouvelaient leur contrat d’insertion, et enfin les thèmes de la citoyenneté et de la vie sociale.

L’analyse de ce matériau a permis d’élaborer une typologie des relations que les individus entretiennent avec la norme d’autonomie. Trois grandes logiques de relations aux institutions responsables de la contractualisation du RMI apparaissent à l’analyse du matériau recueilli. « L’autonomie intériorisée » caractérise l’expérience des individus des allocataires qui ont le plus de capacités malgré leurs difficultés. Ils adhèrent aux normes du contrat. « L’autonomie contrariée » renvoie à une prise de conscience de la difficulté de se conformer à la norme d’autonomie et à une prise de distance avec elle, et se traduit par une installation durable dans un statut d’assisté et l’établissement d’une relation de confiance avec la personne chargée de l’accompagnement social. Enfin, les individus les plus vulnérables se situent dans une attitude de « refus de la dépendance » et de retournement du stigmate[2].

Afin de comprendre comment les assistés peuvent être autonomes, nous montrerons d’abord en quoi le contrat d’insertion du RMI est exemplaire pour étudier les relations que les populations vulnérables entretiennent avec les institutions. Puis, nous développerons les trois grands types de relations aux institutions responsables de la contractualisation du RMI apparaissent à l’analyse du matériau recueilli.

Les populations vulnérables face à l’exigence institutionnelle d’autonomie

L’étude des relations que les populations vulnérables entretiennent avec les institutions suppose de prendre en compte un double contexte, institutionnel et scientifique. Par ses caractéristiques propres et les évolutions qu’il a connues depuis son adoption en 1988 au moment de la loi portant création du RMI, le contrat d’insertion permet d’appréhender deux évolutions concernant les relations entre populations vulnérables et institutions. La première est d’ordre politique, elle concerne la signification donnée par la société à un tel instrument. La seconde est d’ordre épistémologique, elle renvoie à l’évolution récente des travaux sociologiques portant sur les relations entre les populations vulnérables et les institutions de service social.

Le renversement du sens du contrat d’insertion

Sur ce premier point, le contrat d’insertion cristallise des transformations plus générales des politiques envers les populations défavorisées. En effet, depuis son instauration comme obligation légale au moment de l’adoption de la loi portant création du RMI, il a largement changé de signification. Dès l’origine, le contrat d’insertion des allocataires a pu être interprété de plusieurs manières par les responsables politiques. Il exprime à la fois l’idée que la société a une dette envers les personnes en difficultés sur le plan social et professionnel d’une part, et une forme de responsabilisation individuelle d’autre part. La première interprétation avait été retenue en 1988 au moment de l’adoption d’un revenu minimum universel (à quelques exceptions près) par la Loi nº 88-1088 portant création du RMI. Depuis cette date, l’interprétation qui fait du contrat une contrepartie s’est progressivement imposée (Duvoux, 2007), opérant ainsi un renversement de la signification originale du dispositif. La Loi nº 2003-1200 du 18 décembre 2003 portant décentralisation du RMI et création du Revenu minimum d’activité (RMA) a entériné l’idée d’une contrepartie en faisant du travail effectué dans le cadre de ce contrat une forme de remboursement de l’allocation sociale. Cette transformation des représentations et des dispositifs ne pouvait rester sans effet sur l’expérience vécue des individus. Les évolutions récentes ont en effet renforcé le stigmate qui est attaché au statut d’assisté. L’étude sociologique des relations entre les populations vulnérables et les institutions a elle aussi connu des évolutions profondes.

La complexification de l’analyse des relations de guichet

L’étude du contrat d’insertion se prête particulièrement bien à une intégration de l’acquis des travaux sociologiques récents sur les relations des populations vulnérables avec les institutions. Ces derniers ont rompu avec une vision essentiellement critique du travail social pour mettre en lumière le fait que les acteurs participent, pour une part au moins, à la définition de leur statut social. En effet, s’il institue explicitement une forme de négociation entre allocataire et référent, l’autonomie individuelle ne saurait se réduire à l’adhésion à la norme institutionnelle d’autonomie. Dans le contrat, les deux partenaires (un référent chargé de l’élaboration et un allocataire) sont certes inégaux et la demande d’autonomie s’apparente à une injonction paradoxale, mais il est trop réducteur de penser que le contrat n’est que le masque de la domination d’un partenaire sur l’autre. La demande institutionnelle d’autonomie est en effet très floue : la détermination de ce qu’il est possible d’exiger des individus en contrepartie de l’aide apportée par la collectivité étant reportée sur l’échange interindividuel et l’évaluation au cas par cas par les travailleurs sociaux des capacités des individus. Cette application lâche de la définition institutionnelle de l’autonomie a permis au contrat d’insertion d’englober les dimensions différentes de l’exclusion et d’inclure dans le « projet » d’insertion des actions relevant de différentes « problématiques » : santé, emploi, formation, etc. C’est par rapport à cette négociation où la règle collective s’efface devant la singularité des situations définies dans les interactions que les différentes stratégies d’autonomie mises en oeuvre par les individus par rapport à l’attente institutionnelle permettent de hiérarchiser les expériences vécues des populations.

L’autonomie intériorisée

Le premier type de relation à l’insertion consiste en une adhésion forte des individus à la philosophie des « engagements réciproques » du contrat. Ainsi, l’expérience vécue de la « fragilité négociée » dans laquelle Serge Paugam (1991 : 69) avait identifié une recherche de mise à distance des services sociaux par les individus les plus proches de l’emploi a été partiellement reconfigurée par l’emprise institutionnelle très marquée sur les populations les plus intégrées. Parce que les capitaux économiques et culturels que possèdent les individus leur permettent de maîtriser le code symbolique du langage institutionnel de l’autonomie, les mieux dotés socialement adhèrent à la norme institutionnelle d’autonomie. Cette adhésion peut être interprétée comme une stratégie de neutralisation des effets de la socialisation auprès des services sociaux responsables de l’accompagnement d’insertion : assignation au statut d’assisté ; intrusion du travailleur social dans la vie privée de la personne et surtout incitation à reprendre un emploi non désiré ou non conforme à leurs aspirations. Par leur adhésion même aux normes institutionnelles, ils négocient un report dans le temps des exigences institutionnelles qui ne convergeraient pas directement avec les leurs propres.

Des individus intégrés

L’autonomie intériorisée rassemble des allocataires qui sont dans l’ensemble plus jeunes (16 sur 21 ont de 25 à 35 ans) et dotés de plus capitaux sociaux que les autres allocataires du RMI rencontrés. Ainsi, 13 des 21 personnes possèdent un diplôme d’au moins Bac+2. En raison de cette dotation, ils se considèrent et sont proches de l’emploi et mènent une existence qu’ils estiment être socialement intégrée tant par leurs aspirations que leur mode de vie. Si on les compare à l’ensemble des allocataires interrogés, ils ont souvent des supports familiaux ou amicaux qui leur permettent de développer des stratégies autonomes par rapport à ce que le service social peut leur proposer. Ils ont en commun de vouloir faire la preuve de leur autonomie par rapport à un statut auxquels ils refusent de s’identifier, et comme l’extrait d’entretien suivant le montre, c’est sur la base de leurs capitaux qu’ils peuvent mener à bien leur projet, ici de création d’entreprise :

Question : Et comment vous faites très concrètement pour mener votre projet ?

J’ai d’autres ressources par rapport au RMI, mais je ne travaille pas. J’ai mes parents qui m’ont aidé.

Question : Et qui continuent à vous aider ?

Oui. J’ai eu de la chance d’avoir une structure familiale. On ne peut pas être entrepreneur sans avoir de capitaux, ni de réseau. Il faut être habillé, il faut avoir un portable. Il faut continuer aussi intellectuellement à agir, à s’instruire, à aller voir à l’extérieur comment ça se passe. Voilà, il faut regarder autour. C’est des choses qui n’ont aucune valeur par rapport à l’extérieur, mais qui construisent votre projet ou en tout cas qui lui donnent une réalité quand vous le présentez. (Homme, 32 ans, célibataire, locataire, DESS de gestion, RMI depuis 2 ans, 5e contrat, orienté « création d’entreprise »)

Ces individus sont inscrits dans des liens sociaux qui restent denses. C’est bien grâce à la force de ces liens sociaux qu’ils peuvent revendiquer une autonomie sociale par rapport aux services qui les prennent en charge et considérer que c’est vis-à-vis d’eux-mêmes qu’ils sont engagés plus qu’avec l’institution :

L’engagement qu’on me demande en contrepartie de ce contrat signé, c’est une recherche d’emploi, mais moi je sais que de façon salutaire pour moi-même, c’est plus simple de trouver un emploi par moi-même, pour trouver de quoi vivre par moi-même. (Femme, 45 ans, locataire, célibataire, intermittente du spectacle, au RMI depuis 1 an, contrat orienté « formation »)

Cependant, ils font l’objet d’une attention et d’une mobilisation très intenses de la part des institutions, parce qu’ils sont considérés comme les plus employables. Il est paradoxal que les allocataires qui se veulent les plus autonomes soient ceux qui sont les plus accompagnés. Il est également inéquitable que les plus dotés soient également ceux qui reçoivent le plus de la part des institutions.

Une adhésion négociée

Le premier type de rapport aux institutions est une réponse d’adhésion où l’allocataire anticipe l’attente formulée par le travailleur social pour éviter de se la voir imposée. L’enjeu pour les allocataires est de prouver et de se prouver à eux-mêmes qu’ils sont des individus autonomes, pour qui le RMI n’est qu’une aide bienvenue dans un moment critique. Ils opèrent ainsi une dénégation de leur statut et un détournement de l’image négative qui y est associée. Ainsi, une femme évoque en ces termes ses premières relations avec le service social : « Le RMI pour moi, c’est juste une aide, c’est un tremplin pour autre chose. Donc, me retrouver avec des gens qui sont RMIstes, c’est gênant » (Femme, 46 ans, mariée, bac+3, RMI depuis 2 ans). Ou encore cet autre allocataire : « Je me considère pas comme RMIste, je le suis, mais je ne me considère pas dans une situation de précarité telle… » (Homme, 32 ans, célibataire, Bac+2, RMI depuis 2 ans).

La logique à l’oeuvre dans ce premier type de relation à l’insertion renvoie à une appropriation de celle-ci pour résister au stigmate et au sentiment de déclassement. Le volet contractuel et la référence à l’insertion professionnelle sont valorisés, tandis que l’importance de l’accompagnement social est minorée. Les individus rationalisent leur situation en considérant le RMI comme un droit légitime :

Question : À partir de quel moment avez-vous été informée que vous pouvez bénéficier du RMI ?

À partir de 25 ans, ça, c’est sûr, je l’ai demandé direct, parce que… je sais pas pourquoi d’ailleurs, mais pour moi c’est un droit, donc je l’ai demandé direct, et avant je vivais chez mes parents, donc c’est eux qui subvenaient à mes besoins, donc y’avait pas de souci. (Femme, 28 ans, vit en couple, hébergée, DEA droit, au RMI depuis 3 ans, 5e contrat, orienté « emploi »)

La mobilisation du registre du droit permet aux individus dotés de capitaux sociaux et scolaires, mais placés dans des environnements sociaux dégradés ou précaires de neutraliser le stigmate et d’acquérir des marges de négociation supplémentaires avec leurs interlocuteurs. Dans le cadre de leur négociation avec les services sociaux, les plus jeunes allocataires du RMI, notamment ceux qui sont diplômés et disposent de solidarités familiales fortes, peuvent négocier le report de l’acceptation d’un emploi qu’ils considèrent comme indésirable, car les conduisant à un déclassement. Intérioriser le langage institutionnel de l’autonomie leur permet de faire reconnaître la légitimité et le caractère « réaliste » de continuer à mener le projet professionnel, voire intellectuel ou artistique dans lequel ils sont engagés et ainsi de se soustraire, fût-ce de manière temporaire, à la nécessité de reprendre les emplois qu’ils considèrent comme dégradants :

Je me suis dit, pourquoi ne pas trouver des petits boulots ? La question qui se pose, c’est jusqu’à quand est-ce que je devrai faire ça parce si je travaille, je peux pas chercher. […] Pour moi le RMI, c’est un appui, c’est un tremplin qui me permet… psychologiquement déjà, je suis mieux qu’avant parce que je sais que même si je ne trouve pas tout de suite, ce n’est pas la fin du monde. (Homme, 28 ans, célibataire, hébergé chez ses parents, DEA gestion, RMI depuis 1 an, contrat « emploi »)

Le soutien financier donne un appui psychologique qui permet aux individus de persévérer dans leurs recherches d’un emploi qui corresponde à leurs qualifications. Évoquant la période antérieure à son entrée au RMI, cet interviewé analyse les conditions de possibilité d’une recherche d’emploi qualifié que le dispositif lui permet de poursuivre :

C’est un cercle vicieux : on n’a pas d’argent, on ne peut pas chercher de travail, on n’a plus confiance en soi, donc on ne pourra pas retravailler, on se présente en entretien, on n’a pas confiance en soi, donc on le rate et c’est comme ça que ça marche chez les jeunes diplômés, c’est très psychologique. (Homme, 28 ans, célibataire, hébergé chez ses parents, DEA gestion, RMI depuis 1 an, contrat « emploi »)

Cette utilisation du RMI par de jeunes diplômés est confirmée dans l’extrait d’un entretien avec une allocataire du même âge (27 ans) ayant également un niveau Bac+5 :

Moi, mon objectif, c’est vraiment de pouvoir trouver un job, c’est pour ça que je m’investis un maximum, mais pas n’importe quel job, pas un job de vendeuse dans un magasin qui me rapporterait le SMIC, et le SMIC, c’est à peine si je pourrais être indépendante, mais un job qui aurait une valeur, bon égale je dis pas, parce que normalement je suis ingénieure, donc, égale ça serait un peu trop… mais au moins quelque chose qui pourrait me permettre maintenant d’être indépendante. (Femme, 26 ans, célibataire, hébergée, Master 2, RMI depuis un an, contrat « emploi »)

Dans le type de l’autonomie intériorisée, les individus conquièrent des marges d’autonomie par rapport à la demande institutionnelle de reprise d’emplois qu’ils jugent dégradants en intériorisant le discours du « projet », du « contrat ». Cette intériorisation ne va pas sans poser problème dans la mesure où elle peut conduire à une certaine forme de culpabilisation. Ainsi, cet ancien étudiant en gestion a peur d’être jugé comme il a lui-même considéré les « assistés » avant d’en devenir un : « J’ai un peu peur que les gens… Moi avant j’ai jugé sans connaître la réalité de la chose et j’ai peur qu’on me juge comme j’ai jugé… » (Homme, 28 ans, célibataire, hébergé chez ses parents, DEA gestion, RMI depuis 1 an).

L’inévitable stigmatisation

Le fait de devoir tenir un discours d’adhésion à une norme inaccessible est cependant une source de tensions pour les individus. L’intériorisation de la norme d’autonomie est susceptible de déboucher sur une dévalorisation de l’individu (Dubet, 2005 : 499). La culpabilité peut ainsi constituer un frein au développement d’activités et à la mobilisation : « La difficulté quand on est RMIste, c’est l’inertie. Il faut vous obliger à sortir, à faire des choses, à voir des gens. Moi je culpabilise énormément » (Homme, 32 ans, célibataire, locataire, DESS de gestion, RMI depuis 3 ans, contrat orienté création d’entreprise).

Le développement de cette culpabilité est lié à l’internalisation des causes de l’exclusion. Cette responsabilisation redouble le fait que les individus comprennent à leurs dépens qu’en entrant dans le RMI, ils sont pour ainsi dire sortis du « droit commun » et développent un sentiment de honte et des stratégies pour neutraliser le coût pour l’estime de soi lié à ce statut social : « Je dis plutôt que je suis au chômage que RMIste. Socialement, je n’aime pas cette idée. Non, j’ai honte. Honnêtement, j’ai vraiment honte. Parce que le RMI pour moi, c’est signe du plus démuni, ce que je ne suis pas, ce que je ne veux pas être » (Homme, 32 ans, célibataire, locataire, DESS de gestion, RMI depuis 3 ans, contrat orienté création d’entreprise).

On comprend ainsi qu’en anticipant l’injonction qui leur est adressée, ils cherchent à minimiser le coût pour l’image de soi qu’entraîne le fait d’être suivi par un travailleur social en plus du fait d’être allocataire du RMI. Quand la perspective d’une sortie à brève échéance du dispositif est moins crédible, soit du fait du manque de dotations des individus, soit de celui du temps déjà passé dans le dispositif, la justification du maintien dans le statut d’assisté ne peut se faire que grâce à d’autres formes de rationalisation.

L’autonomie contrariée

Quand l’objectif explicite de sortie du dispositif devient moins réaliste à court ou même moyen terme pour les allocataires, l’ensemble des caractéristiques qui donnaient sens à l’expérience vécue des individus correspondant au type précédent se renversent. Les individus mettent plus volontiers en avant dans les entretiens leurs difficultés, notamment celles relatives à leur santé ou à leurs difficultés de transport, pour attester le maintien de leur adhésion, cette fois-ci contrariée, à la norme institutionnelle d’autonomie. Face au sociologue, ils s’efforcent ainsi de justifier des raisons objectives qui les contraignent à rester dans le dispositif. Ils rationalisent ainsi leur installation en présentant parfois comme des victimes. L’autonomie contrariée est également un type dans lequel se retrouvent les expériences vécues d’individus moins dotés en capitaux économiques et culturels.

Ces individus, qui sont plus faiblement dotés en capitaux culturels et économiques, sont dans un rapport de forces beaucoup moins favorable lorsqu’ils négocient avec les représentants des institutions. Au contraire des individus favorisés évoqués précédemment, ils ne maîtrisent tout d’abord pas le code symbolique qui leur permettrait de retourner à leur profit les normes institutionnelles en vigueur. Ensuite, leur situation matérielle ne leur permet pas de prendre le risque de refuser les gains d’emploi qu’ils peuvent espérer obtenir grâce à la reprise d’un emploi aidé.

Une inversion par rapport à l’autonomie intériorisée

Si, dans l’autonomie contrariée, l’enjeu pour les allocataires est de rendre crédible un discours d’adhésion à la norme d’autonomie, de minimiser le poids des obstacles proprement sociaux qu’ils rencontrent, dès lors que l’installation est avérée, l’ensemble des paramètres s’inverse pour que les individus et leurs interlocuteurs institutionnels puissent maintenir un cadre d’interaction légitime pour le maintien dans le droit au RMI sur le support du contrat : les freins sociaux vont être mis en avant et la relation avec le travailleur social qui leur donne une validation sociale va devenir essentielle. L’aspect « contrat » de l’insertion est moins important, car il devient en quelque sorte le prétexte à cette scène de reconnaissance mutuelle. Le rapport de la personne au travailleur social prime sur le rapport abstrait du contrat et la référence au statut de citoyen qui était très forte dans le type de l’autonomie intériorisée. Prenons l’exemple paradigmatique d’une mère célibataire d’origine populaire qui fréquente les services sociaux de manière régulière depuis plus d’une dizaine d’années au moment de l’entretien. La neutralité dont elle fait preuve dans la présentation du contrat est l’indice que la dimension de rapport abstrait d’interdépendance ou de reconnaissance de l’autonomie ne fait pas réellement sens pour elle :

Question : Qu’est-ce que ça signifiait pour vous ce contrat ?

Si vous voulez, c’est comme un contrat. Vous allez avoir aussi un suivi et de temps en temps quand elle vous donne rendez-vous, la personne elle va vous demander ce que vous avez fait, est-ce que vous faites des recherches et où et comment. C’est plus ou moins un contrat. C’est un contrat, c’est ça oui et il note le parcours que j’ai fait. (Femme, 46 ans, célibataire, niveau CAP, allers-retours dans le RMI depuis 13 ans)

Cela ne signifie pas qu’elle ne valorise pas le suivi qu’elle reçoit. Cela veut plus simplement dire que sa compréhension des enjeux du contrat ou la reconnaissance de son autonomie sociale par l’institution sont secondaires pour elle. Ce qu’elle reçoit et qu’elle attend relève d’une forme de soutien moral permise par une attention, un soin, un souci de la part du travailleur social :

Question : Le contrat, c’est plutôt de l’aide ou c’est plutôt rendre des comptes ?

Non, mais c’est vrai que ça fait du bien, parce que c’est vrai que parfois y’a des personnes qui veulent pas parler. Ils gardent tout en eux et c’est pas bon. Ça c’est comme si vous avez des choses à dire entre amis, si vous voulez vraiment lâcher, soit vous allez leur confier et ça va vous faire du bien ou alors vous allez rester sur vous-mêmes, mais c’est pas bon. (Femme, 46 ans, célibataire, niveau CAP, allers-retours dans le RMI depuis 13 ans)

Parmi les entretiens réalisés, l’expérience vécue de 28 personnes renvoie à second type. Ils sont en général beaucoup moins dotés que les précédents, tant du point de vue des diplômes (ils se répartissent entre les niveaux Bac, le niveau CAP et l’absence de diplômes) que de la possibilité de disposer de soutiens autres que des solidarités de proximité. Ils sont également plus âgés que les individus du type précédent : 24 des 28 individus ont de 40 à 60 ans. Les profils sociodémographiques sont diversifiés, allant du cas des anciens ouvriers ayant perdu leur emploi depuis plusieurs années à celui des mères célibataires d’origine populaire ayant arrêté leur activité pour s’occuper de leurs enfants. Aux deux extrêmes de l’éventail des situations, on trouve des individus issus des classes moyennes « tombés » dans la dépression et l’isolement à la suite d’un licenciement ou d’une maladie, et des personnes qui se trouvent dans une situation de reproduction intergénérationnelle de la pauvreté, mais qui ont réussi à stabiliser, au moins relativement, leur situation grâce au RMI.

Le trait commun entre ces situations fortement contrastées est que la prise en charge de ces individus par les institutions est large et diversifiée. Cependant, le suivi contractuel est scandé par de plus longs intervalles entre les contrats que dans le type précédent parce que les perspectives de retour à l’emploi sont considérées comme plus lointaines. Le sens que les individus donnent au contrat d’insertion ainsi qu’aux démarches qui y sont associées est celui d’un accompagnement social et d’une médiation avec les institutions.

De la mobilisation institutionnelle à la différenciation individuelle

Les individus font l’apprentissage de rôles et de statuts de substitution au rôle de producteur qui constitue toujours la norme de l’intégration sociale. La référence permanente et obligée à l’autonomie sociale nourrit une recherche permanente de justifications de la part des individus. Pour que cette référence reste dans le cadre discursif légitime de l’allégeance aux attentes institutionnelles, l’insertion professionnelle reste indiquée comme l’objectif ultime de l’ensemble des démarches. L’enjeu du « dialogue » instauré avec les individus dans les interactions donnant lieu à la signature et au renouvellement du contrat d’insertion est alors la reconnaissance par l’institution des motifs de disqualification des individus. Nous pouvons prendre l’exemple d’une femme de 32 ans, souffrant d’une maladie chronique et qui accepte peu à peu son statut d’assistée en rationalisant la nécessité qu’il y a pour elle de faire reconnaître son handicap. Ainsi, parlant de sa décision de constituer un dossier de demande d’Allocation d’adulte handicapée pour faire reconnaître son handicap, une allocataire évoque tout d’abord ses résistances :

Elle [l’assistante sociale] m’a proposé de faire ce dossier COTOREP, moi j’ai toujours refusé jusqu’à maintenant. Je me disais qu’avec ce dossier, reconnue comme travailleur handicapé, je serais encore plus handicapée au niveau du travail pour trouver quelque chose.

Puis elle évoque le rôle de son interlocuteur institutionnel :

Petit à petit, elle a su m’en parler, elle a su me renseigner. J’ai beaucoup écouté la chargée d’insertion m’en parler. Au début, elle m’en parlait un petit peu, puis elle m’en parlait un peu plus en m’expliquant davantage et c’est là que j’ai changé de point de vue parce qu’elle a développé beaucoup ce terrain-là et c’est là que j’ai compris que c’était pas un handicap, au contraire. (Femme, 30 ans, hébergée, vit en couple, niveau BEP, RMI depuis 6 ans, dossier COTOREP)

Avant de dire comment elle perçoit sa situation au moment de l’entretien : « Maintenant, vu mon état de santé, je me dis que ça serait peut-être un petit plus ».

Des rationalisations s’opèrent ainsi dans l’interaction avec les référents institutionnels. La négociation d’une identité qui se déroule dans le cadre du parcours d’insertion doit ménager un équilibre entre les justifications des individus et la référence à l’objectif de l’autonomie qui ne doit, en théorie, jamais cesser de guider les actions. Au prix de simulations et de dissimulations de part et d’autre, un « consensus temporaire » (Goffman, 1973 : 18) s’instaure et se maintient entre les partenaires, allocataire et travailleur social. Pour attester leur bonne volonté, les individus opèrent des retournements du discrédit, le plus souvent par la dénonciation des « assistés ». On constate ainsi une intériorisation du discours de stigmatisation des « assistés » par une frange de la population des allocataires. Faire part de cette critique intériorisée leur permet de manifester leur bonne volonté individuelle et de se différencier : « Je connais des personnes qui sont RMIstes. Il y en a qui sont des profiteurs aussi, c’est ça qu’il faut voir. Je connais quelqu’un qui touche le RMI et la COTOREP en même temps… » Avant de spécifier son argumentation : « Ben, je vois qu’il y a plus d’aides pour certains que pour d’autres. Bon, je vais pas faire du racisme, mais que ce soit en mairie, à la Sécurité sociale, au service social… Les Français quand ils demandent une aide, c’est non et quand c’est les Maghrébins ou noirs, ils ont tout » (Femme, 46 ans, célibataire, niveau CAP, allers-retours dans le RMI depuis 13 ans).

Cette dynamique de différenciation permet de relire la tendance à la « racialisation » ou à l’« ethnicisation » des relations sociales à la lumière des analyses de Norbert Elias sur les relations entre les « établis » et les outsiders. Les premiers cherchent à délégitimer le droit des seconds à la protection sociale en « racialisant » le racisme sans race qui oppose les différentes populations présentes dans les espaces populaires. On peut donc rendre compte de l’effet de la dynamique de retournement du discrédit en parlant d’une racialisation d’un racisme sans race (Elias et Scotscon, 1997).

Le rôle des protections rapprochées

Cet équilibre relatif où la légitimité des institutions est étayée par la confiance interindividuelle entre un allocataire et son référent ne peut durer qu’à condition que les individus puissent mobiliser des supports sociaux relativement stables : relations familiales, solidarités de proximité des quartiers disqualifiés, etc., qui forment les protections rapprochées[3]. Au sein des groupes de populations installées dans le dispositif pour une longue durée, l’existence de solidarités familiales diminue la stigmatisation : « Il y a (dans ce quartier) tout ce qu’on demande. Les gens sont formidables, solidaires. S’il arrive quelque chose à quelqu’un, toujours la famille est là. Par exemple, s’il y a un mort on va trouver tout le monde avec cette personne, s’il y a un problème, c’est pareil » (Femme, âgée de plus de 60 ans, originaire du Maroc, renseignements non disponibles).

Les couches de la population qui bénéficient de solidarités de proximité dans leur quartier ou auprès de leur famille peuvent gérer l’installation dans la durée grâce aux moyens de résistance à la stigmatisation que leur environnement leur procure. Il existe ainsi une différence importante entre la vie au RMI dans un environnement pavillonnaire et dans un grand ensemble. Dans la plupart des cas, les individus disent qu’il est moins difficile de vivre au RMI dans un grand ensemble où le stigmate est moins fort et les solidarités interpersonnelles plus développées. Les individus n’y sont pas des atomes isolés, ils évoluent dans un milieu fortement marqué par des capacités de résistance collectives, notamment familiales, mais qui peuvent être étendues à un réseau plus large. Ainsi, une allocataire dresse une comparaison entre le moment où elle vivait dans un HLM et sa situation actuelle dans un quartier pavillonnaire :

Dans une cité, vous savez qu’il y a beaucoup de gens qui sont comme vous. À l’école, si vous dites que vous ne pouvez pas payer la cantine, mais que, dès que vous touchez le RMI, vous pourrez, on vous dira, pas de problèmes. Ici, ça n’est pas possible. Déjà, je trouve les gens beaucoup plus froids. Des exemples tout bêtes, c’est qu’à l’école dans une cité, tout est partagé, s’ils prennent un petit déjeuner, ils ramènent des gâteaux et mettent tout en commun. Ici, c’est chacun son petit déjeuner. Donc, celui qui n’en a pas n’en a pas. (Femme, 47 ans, 3 enfants, vit en concubinage, hébergée, niveau Bac, RMI depuis 3 ans, contrat « santé »)

La participation aux réseaux de l’économie informelle peut aussi aider les individus à gérer la situation matérielle fortement contrainte à laquelle ils sont confrontés sans entrer en rupture avec les institutions. L’instauration d’un rapport de forces peut également servir à atténuer la difficulté à s’adapter à la norme d’autonomie en la pliant à son avantage. Quand ces soutiens de proximité font défaut aux individus, ils se trouvent en général dans un autre type de relation à l’insertion, où celle-ci est perçue beaucoup plus négativement.

Le refus de la dépendance

La transformation de la personnalité rend l’injonction à l’autonomie de plus en plus paradoxale, car la prise en charge croissante par les services sociaux, pourtant justifiée par la recherche d’autonomie, a pour effet de renforcer la dépendance des allocataires envers les services sociaux. Les populations les plus éloignées du marché du travail et les plus précarisées expriment un refus de se conformer à la demande institutionnelle d’autonomie, c’est-à-dire, comme nous venons de le voir, à une forme de demande d’allégeance (Supiot, 2005 : 169). Ainsi, les individus dont l’expérience vécue se rapproche du type du refus de la dépendance sont caractérisés par un cumul de difficultés : les problèmes de santé graves concernent 10 des 21 interviewés ; 11 ne disposent pas d’un logement autonome ; 9 n’ont pas fait d’études. Certains se sont d’ailleurs présentés comme des « cas extrêmes » au début des entretiens, comme pour marquer leur distance avec la société. Ainsi, les entretiens commençaient souvent par une énumération de difficultés :

J’ai été en prison, emprisonné pour coups et blessures. J’ai pété un câble depuis, je suis sous traitement psychologique, je prends pas mal de traitement pour les nerfs et des médicaments aussi pour l’alcoolémie. Je sors d’un sevrage de quatre jours. Je suis suivi par un alcoologue, je suis suivi par un psychologue, mais j’ai arrêté, j’ai fait une connerie depuis. (Homme, 39 ans, célibataire, locataire, CAP non obtenu, RMI depuis 2 ans)

De même, l’évocation de sa situation par cet autre allocataire s’apparente à une litanie :

Je pète un peu les plombs parce que le fait que je ne bosse pas, que je n’ai pas de relations, je me retrouve tout seul. Je suis nulle part, j’ai pas de travail, j’ai pas de relations, je connais personne, je suis seul, je marche mal, j’ai mal au dos, je commence à ne presque plus avoir de mémoire, j’ai de très grosses difficultés… (Homme, 46 ans, célibataire, locataire en cohabitation, non scolarisé, RMI depuis 6 ans)

Dans tous les cas, ce type de présentation de soi renvoie à une intériorisation du statut qui colle littéralement à la peau des individus : « Les gens se promèneraient avec une pancarte dans le dos. Oui, c’est un statut, un RMIste, il a un statut de RMIste. Profession RMIste » (Femme, 54 ans, mariée, deux enfants adultes, niveau bac, RMI depuis un an) ; « Même le nom de RMIste, l’insertion, moi ça me fait penser au type qui a fait une connerie et qui a été en prison » (Homme, 57 ans, marié, deux enfants adultes, diplômé d’école de commerce, RMI depuis un an).

Si la dénonciation et le retournement du stigmate sont les stratégies les plus souvent utilisées par les individus dépourvus de capitaux, certains individus, à l’instar des interviewés précédemment, sont relativement bien dotés en capitaux économiques et culturels et expriment leur refus du déclassement par le refus de leur statut et de la place qui leur est faite.

La dénonciation d’une injonction paradoxale

L’exigence d’autonomie tend à être vécue comme une contrainte par les allocataires les plus marginaux. L’ambivalence affective vis-à-vis des travailleurs sociaux place la relation sous la modalité du conflit ou de la revendication d’une autonomie que le dispositif ne permet pas d’atteindre. L’exigence d’autonomie est perçue comme irréaliste et apparaît comme une stratégie d’euphémisation de la domination que les individus disent subir. En effet, la tension entre les mots et les choses que l’on voit à l’oeuvre dans le type précédent se développe, car le RMI n’a pas été conçu pour gérer de façon permanente la vie des individus. L’intégration sociale qu’il permet tant en termes matériels que d’activités se révèle précaire et insatisfaisante. De plus, l’allégeance envers le travailleur social peut devenir difficile à supporter dans la mesure où elle place l’individu dans une situation où il ne peut jamais rendre quoi que ce soit à celui auprès de qui il se sent débiteur (Dubet et Vérétout, 2001 : 433). L’ensemble de ces éléments conduit à la montée de tensions et à des ruptures avec la norme institutionnelle d’autonomie. Ces ruptures peuvent prendre plusieurs formes que nous détaillons dans notre travail de thèse (Duvoux, 2008).

Retenons ici que ces différentes modalités ont en commun de renvoyer à des situations où la norme d’autonomie apparaît avant tout comme une contrainte pour les allocataires tenus de s’y conformer malgré la fragilisation souvent très avancée de leurs différents liens sociaux et un déficit d’intégration sociale. Les entretiens manifestent sous différentes formes un décalage entre les normes promues par l’institution et les dispositions intériorisées par les individus. Évoquant ses entretiens avec son référent, un allocataire évoque ce décalage : « Ça se passe comme ça, on parle emploi. Son but, c’est de me garder le moins longtemps possible. Il est pas lucide. Il sait pas à quel point je suis loin… » (Homme, 39 ans, célibataire, locataire, CAP non obtenu, RMI depuis 2 ans).

Des logiques de retournement du stigmate se mettent en place sur le fond de ce refus de la forme d’autonomie proposée par les institutions de service social responsables de la mise en oeuvre des politiques d’insertion. Les individus critiquent la société qui ne leur donne pas de travail ou les institutions qui ne répondent pas à leurs besoins tant en termes matériels que moraux. La perte de l’estime de soi est la plupart du temps exprimée par un discours très général de refus de la société. Un individu exprime ainsi sa colère et son humiliation en passant d’un discours politique à un discours d’attente eschatologique d’un renversement de l’ordre du monde :

Le RMI, c’est bien, mais c’est l’effet de la précarité voulue par la mondialisation. Je pense que la France laisse sur le bord du chemin les plus faibles, les moins instruits, ceux qui paraissent différents. Donc ce sont des humains qui dégradent d’autres humains, donc il faut que ces humains qui se croient intouchables pensent que demain la mort les touchera et que les choses évolueront et leur enfant un jour subira ce qu’ils font subir à ces gens qu’ils trouvent si différents d’eux. (Homme, 46 ans, célibataire, locataire en cohabitation, non scolarisé, RMI depuis 6 ans)

Cependant, ces refus peuvent prendre plusieurs formes et significations, mais celles-ci ont en commun d’être des revendications par les individus d’une place différente de celle qui leur est attribuée par les institutions dans et par le contrat d’insertion. Ce décalage entre la place souhaitée par l’individu et la place accordée par l’institution peut parfois conduire au conflit, parfois au surinvestissement affectif par les allocataires, et donc à une exposition accrue à la rupture. Le processus le plus courant est, selon les intervenants, l’alternance de soumission et d’explosion.

À l’issue de cette présentation de la typologie des relations à la norme institutionnelle d’autonomie promue dans et par le contrat d’insertion, il est possible de répondre à la question « Les assistés peuvent-ils être autonomes ? » L’analyse du matériau recueilli lors des entretiens semi-directifs réalisés avec des allocataires du RMI ayant un contrat d’insertion en cours de validité permet même de lier ensemble les deux aspects de la question distingués en introduction, à savoir l’adhésion à la norme institutionnelle d’autonomie d’une part, et la capacité des individus à se ménager des marges de manoeuvre par rapport à celle-ci d’autre part.

Les individus dont l’expérience renvoie à l’autonomie intériorisée se distinguent des autres par leur capacité de s’approprier, au moins pendant un certain temps, l’exigence institutionnelle d’autonomie et de la mettre au service de leur projet. Pour ces individus disposant des capitaux économiques et culturels qui peuvent être importants, on observe une coïncidence entre l’adhésion à la norme institutionnelle d’autonomie et la capacité de développer des marges de manoeuvre et de négociation par rapport à cette norme.

Il en va très différemment pour les individus dont l’expérience vécue correspond au type de l’autonomie contrariée. Pour eux, c’est en mettant l’accent sur les facteurs qui les empêchent de se conformer à la norme institutionnelle qu’ils peuvent conquérir une marge de négociation avec les institutions. En effet, la justification du maintien dans le statut d’allocataire du RMI est un élément qui permet à l’individu de manifester sa bonne volonté et donc son adhésion maintenue à la norme sociale en vigueur malgré son installation. Cependant, sauf dans les cas où l’individu subit un handicap physique manifeste ou un problème social construit et reconnu comme tel, la négociation s’opère par la médiation d’une double référence. Il y a d’abord celle qui est faite à une dimension affective de la relation d’accompagnement social. Il y a ensuite une référence ambiguë à l’environnement social. Celui-ci est en effet pourvoyeur de protections rapprochées qui soutiennent l’individu contre la désocialisation, mais celui-ci est aussi un environnement dont l’individu va chercher à se différencier pour prouver sa bonne volonté. Le maintien d’un consensus temporaire avec le référent dépend de la capacité de l’individu de donner des preuves de son allégeance. Les deux dimensions de l’adhésion à la norme institutionnelle d’autonomie et de la négociation de marges de manoeuvre se disjoignent sans toutefois se rompre.

Enfin, pour les individus dont l’expérience vécue se rapproche du « refus de la dépendance », leurs faibles marges de négociation ou d’autonomie dans le dispositif ne peuvent se conquérir que par le refus de la norme institutionnelle d’autonomie. Ils expriment un refus des deux dimensions du contrat et de l’accompagnement social.