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Le travail indépendant est une réalité ancienne qui a connu une renaissance dans bon nombre de pays occidentaux depuis le milieu des années 1970. Au Canada et au Québec, il s’agit de l’une des formes de travail atypiques ayant connu la plus forte croissance de 1976 à 2004 (Vosko, 2007). Mais, fait encore plus important que cette croissance, il faut prendre acte de la reconfiguration qui s’est opérée au sein de la catégorie : 90 % des nouveaux travailleurs indépendants oeuvrent seuls, sans employés (Statistique Canada, 1997), en renversement de la tendance des années 1980, où les deux tiers des indépendants étaient des employeurs. Parmi ces nouveaux indépendants, on compte un nombre croissant de femmes et de travailleurs à temps partiel. En outre, une proportion importante d’entre eux ont des entreprises pour clients, ce qui modifie potentiellement le rapport de forces et le besoin de protection (D’Amours, 2006).

Tout en reconnaissant l’hétérogénéité de la catégorie, des auteurs tant canadiens (Fudge, Tucker et Vosko, 2002 ; Chaykowski, 2005 ; Vosko, 2007) que français (Burnay, 2002) concluent que les travailleurs indépendants ont davantage de parenté avec le travailleur précaire qu’avec l’entrepreneur prospère[1]. Parmi les caractéristiques de la précarité, ils ont surtout mis en lumière la faiblesse du revenu. Chaykowski (2005) estime que 42 % des indépendants sont faiblement rémunérés, contre 11 % des salariés[2] ; l’ampleur et la gravité de la pauvreté s’y révèlent en général plus élevées que chez leurs contreparties salariées. Selon Fleury et Fortin (2006), plus de 40 % des travailleurs pauvres au Canada en 2001 étaient des travailleurs indépendants avec ou sans employés (alors que ce groupe représente 15 % de la main-d’oeuvre) et l’incidence de la pauvreté était quatre fois plus élevée chez eux que chez les salariés[3]. Par rapport aux salariés pauvres, les travailleurs indépendants pauvres sont plus susceptibles de posséder un diplôme postsecondaire (près de la moitié en ont), une plus longue expérience de travail et de travailler à temps complet dans leur activité.

Une autre caractéristique de la précarité, l’insécurité du lien d’emploi, est constitutive du statut : figure extrême du travailleur flexible, le travailleur indépendant est « embauché » pour la durée d’une prestation, sur le mode du contrat commercial et non sur le mode du contrat de travail, sans garantie aucune de voir ce contrat renouvelé. Cette instabilité d’emploi se manifeste notamment dans le fort taux de roulement des détenteurs de ce statut (42 % par année selon Lin, Picot et Yates, 1999).

Une troisième caractéristique de la précarité, celle du déficit de protection sociale, a été moins systématiquement explorée. Les travailleurs indépendants sont de manière générale exclus de l’aire d’application des lois du travail (normes du travail, santé et sécurité) ainsi que de la possibilité de négocier collectivement leurs conditions de travail[4]. La même règle générale s’applique aux régimes de mutualisation des risques associés au travail (assurance-emploi, indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles) (Bernier, Vallée et Jobin, 2003). Ils ont accès à une protection de base (soins de santé, prestation de sécurité de la vieillesse, régime des rentes et, depuis janvier 2006, prestations parentales), mais pour certaines modalités de ces protections, ils doivent payer double prime, celle de l’employeur et celle de l’employé. Chaykowski (2005) établit d’ailleurs un lien entre faible rémunération et déficit de protection : les travailleurs faiblement rémunérés sont aussi ceux qui ont un faible accès aux avantages sociaux et qui sont marginalisés par les politiques publiques.

L’objet de cet article est d’analyser le déficit de protection sociale comme dimension constitutive de la précarité d’emploi. Les travailleurs indépendants y sont vus comme emblématiques de cette frange de plus en plus importante de travailleurs qui supportent seuls, d’une part les risques économiques et sociaux associés au travail, et d’autre part la responsabilité de se protéger contre ces risques. Leur exclusion des régimes mutualisés de protection sociale et leur accès limité et inégal à d’autres types de ressources (marchandes, familiales ou professionnelles) en contraignent plusieurs à compter sur leur capacité de travail comme unique ressource. L’absence de mutualisation du risque explique non seulement que des travailleurs indépendants peuvent aisément basculer dans la pauvreté, mais aussi qu’ils sont contraints au travail, au détriment des autres temps sociaux. Les résultats de notre étude contribuent à mettre en évidence une facette particulière du précariat, défini comme « précarité permanente » (Castel, 2006), celle de l’insécurité permanente, en dépit d’une activité, ou tout au moins d’une disponibilité tout aussi permanente au travail.

L’article est divisé en cinq parties. Les deux premières présentent le cadre théorique et la méthodologie. La troisième partie analyse la contribution des ressources publiques, familiales, marchandes et professionnelles à la protection sociale des travailleurs indépendants ; la quatrième expose en quoi ces ressources sont inégalement distribuées et largement insuffisantes pour permettre de survivre hors du marché, alors que la cinquième explique comment leur exclusion des dispositifs de socialisation du risque contraint bon nombre d’indépendants à devoir compter uniquement sur leur capacité de travail.

Le cadre théorique

La notion de risque est centrale pour comprendre tant les transformations du travail que celles de l’État-providence. En effet, les nouveaux modes d’organisation de la production et du travail ont pour effet de reporter le risque sur le travailleur, alors que les transformations de l’État renvoient l’individu à ses propres ressources, incluant la famille, le marché et la communauté.

En étudiant la transformation des modes d’organisation des entreprises (notamment le déclin relatif de l’entreprise intégrée verticalement au profit de la constitution de réseaux complexes d’entreprises), Morin a fait l’hypothèse que cette évolution procède « d’une modification des conditions de la prise en charge du risque lié à toute entreprise économique » (2005 : 13). L’organisation en réseau permet en effet à des entreprises donneuses d’ordre de contrôler en bonne partie leurs sous-traitants, tout en reportant sur eux une partie du risque économique, du risque de l’emploi et même du risque sur le travail lui-même. Une analyse similaire (Morin et al., 1999) peut être appliquée au travail indépendant et à diverses formes de salariat précaire, vues comme un moyen de reporter sur les travailleurs les risques économiques et sociaux naguère assumés, au moins partiellement, par l’entreprise. Dans le cas du travail indépendant, ce report du risque s’effectue parfois en conservant le contrôle sur plusieurs éléments de la prestation de travail, notamment les méthodes de travail et les tarifs.

Du côté des transformations de l’État, l’émergence d’une conception néo-libérale de la protection sociale tend à affaiblir les modalités de prise en charge collectives des risques sociaux, et à les reporter, d’une part sur le marché, d’autre part sur les ressources familiales et communautaires. Comme le précise Palier (Reynaud, 2006 : 15), le répertoire « libéral » de la protection sociale « privilégie le marché et attribue un rôle résiduel à l’État, il a pour objectif principal la lutte contre la pauvreté, favorise le ciblage et les prestations sous condition de ressources et accorde une place importante aux dispositifs privés ». Cette tendance peut être observée au niveau des entreprises, des États et des organismes internationaux, comme en témoigne la stratégie de gestion du risque promue par la Banque mondiale qui, autour de trois volets (prévention, atténuation, réaction), fait des ménages, des collectivités et des groupes sociaux les acteurs principaux de la gestion du risque, suivis par le marché et par l’État (Holzmann, 2001).

Alors que la mondialisation des marchés conduit à « la création d’un système de sous-emploi flexible, pluriel et saturé de risques » (Beck, 2001 : 295-316) et qu’au même moment on reporte sur les individus tant le risque que la responsabilité de se protéger (Beck, 1998), les auteurs de la société du risque ont insisté en parallèle sur l’émergence de l’individu réflexif, informé et conscient, qui réagit à ces changements en faisant ses propres choix (Quilgars et Abbott, 2000). D’autres (Castel, 2003) ont plutôt attiré l’attention sur le fait que les individus sont inégalement dotés de capitaux pour exercer cette réflexivité. Au terme de leur étude sur la manière dont les individus et les familles comprennent et gèrent le risque « chômage » sur un marché du travail flexible, Quilgars et Abbott (2000) constatent cette réflexivité et ce sentiment de responsabilité individuelle, tout en mettant en lumière les contraintes structurelles qui affectent la capacité réelle de se protéger.

Le travailleur indépendant est un analyseur intéressant de la double transformation des modes d’organisation du travail et de la configuration des régimes de bien-être. Même s’il s’inscrit parfois dans une organisation du travail contrôlée à des degrés divers par un donneur d’ouvrage, il assume seul le risque du sous-emploi puisque, de manière générale, ses clients ne s’engagent pas à lui fournir du travail au-delà d’une prestation. À l’exception des secteurs artistiques qui bénéficient d’un régime particulier de rapports collectifs de travail, les clients ou donneurs d’ouvrage du travailleur indépendant ne contribuent pas non plus à sa protection en cas de maladie, d’accident ou en vue de la retraite. En bonne partie exclu, quoique dans une mesure variable selon les différents types d’État-providence[5], des dispositifs de mutualisation des risques professionnels et sociaux, le travailleur indépendant est réputé prévenir ou gérer l’ensemble des situations qui peuvent affecter de manière temporaire ou permanente sa capacité de travail.

Les études disponibles donnent toutefois à penser que la norme de la responsabilité individuelle face au risque est hors d’atteinte pour la majorité des travailleurs indépendants. Moins du tiers d’entre eux seraient couverts par des régimes d’assurances maladie complémentaires ou invalidité, et un peu plus de la moitié posséderaient des Régimes enregistrés d’épargne retraite (REER)[6] (Delage, 2002), sans qu’on connaisse toutefois le niveau de remplacement du revenu fourni par ces ressources. Les professionnels scolarisés et disposant d’un bon revenu auraient tendance plus qu’en moyenne à contribuer personnellement, ou par le biais de leur conjoint, à des assurances invalidité, maladie ou médicaments, ainsi qu’à un REER, alors que les autres sont souvent réduits à leurs seules ressources pour affronter les aléas du travail et de la vie (D’Amours, 2006 ; D’Amours et Crespo, 2004). Par ailleurs, certains auteurs (Benner, 2003 ; Haiven, 2006) se sont interrogés sur le rôle possible de la communauté professionnelle à titre de pourvoyeuse de contrats et d’opportunités de carrière, de formation, de programmes d’assurances ou de régimes de retraite, sans que ces hypothèses aient été réellement soumises à l’étude.

La méthodologie

La recherche[7] dont le présent article présente certains résultats avait pour objectif de documenter les représentations, les stratégies et les ressources de gestion des risques économiques, sociaux et professionnels chez une catégorie de travailleurs en bonne partie exclus des régimes mutualisés de protection sociale. Elle s’est notamment intéressée au rôle palliatif joué par les modalités marchandes, familiales et professionnelles, aux caractéristiques des travailleurs qui y ont accès ainsi qu’à l’impact sur les individus, ainsi que sur le modèle social, de la tendance à reporter sur le travailleur, à la fois les risques et la responsabilité de se protéger.

La recherche a procédé par entretiens semi-directifs avec 60 individus ayant le travail indépendant pour occupation principale depuis au moins deux ans. L’échantillon a été constitué à partir de listes de membres d’associations, obtenues par le biais du Web, d’ententes avec certaines associations pour qu’elles envoient un courriel à leurs membres et de messages placés sur trois sites Web de travailleurs indépendants[8]. Il a été construit pour refléter la diversité présente au sein de la catégorie, tant du point de vue du statut professionnel du travailleur que du type de clientèle. Comme l’ont en effet révélé des travaux antérieurs (D’Amours, 2006 ; D’Amours et Crespo, 2004), le statut professionnel est associé avec le niveau de revenu, la scolarité, la participation à des associations et le fait de pouvoir se payer des protections contre les risques. Le type de clientèle est associé au plus ou moins grand contrôle que le travailleur indépendant exerce sur son travail, incluant la fixation des tarifs. Pour s’approcher de la composition de la population des travailleurs indépendants, l’échantillon comptait 13 professionnels[9] (professionnels libéraux, journalistes, consultants en services aux entreprises), 10 artistes (musiciens, auteurs, réalisateurs, comédiens, scénaristes) et 37 non-professionnels[10] (techniciens, ouvriers, employés). Parmi ce dernier groupe, 16 répondants avaient une clientèle surtout composée d’individus (praticiens des médecines alternatives, esthéticienne, agents immobiliers, hommes d’entretien, chauffeur de taxi) alors que 21 avaient une clientèle surtout composée d’entreprises (technicien en informatique, secrétaire, agent de développement des marchés, graphistes, illustrateurs, camionneur, distributeurs, courrier cycliste).

Les résultats de recherches menées à partir d’une perspective de genre (Hugues, 1999) ayant révélé que le fait d’être une femme travailleuse indépendante constitue un facteur particulier de risque, les femmes comptaient pour un peu plus de la moitié des répondants. L’échantillon tenait également compte du groupe d’âge, de l’état matrimonial et de la présence de personnes à charge, des variables susceptibles d’avoir une influence sur la représentation du risque (Quilgars et Abbott, 2000).

Les entretiens ont été menés de février 2006 à février 2007, essentiellement dans la grande région montréalaise, avec quelques incursions du côté de Québec et de Gatineau. D’une durée moyenne variant entre une heure et demie et deux heures, ils ont porté sur les perceptions et les stratégies concernant cinq situations susceptibles d’avoir une influence sur le travail ou les revenus de travail : le sous-emploi, la maladie ou l’accident, la parentalité, l’avancée en âge et la désuétude des connaissances[11], sur les ressources de diverses provenances dont les répondants pouvaient disposer pour affronter ces situations, ainsi que sur leurs aspirations en matière de protection[12]. La collecte et l’analyse des données ont été menées en simultané, suivant la stratégie itérative proposée par Miles et Huberman (1994). Transcrits intégralement, les entretiens ont ensuite fait l’objet d’un découpage thématique et d’un traitement avec l’aide du logiciel N’Vivo.

Les ressources pour affronter le risque

De manière congruente avec les résultats des enquêtes macroéconomiques et de la littérature scientifique, l’analyse des entretiens révèle que 43 % des répondants (26 sur 60) disposent d’un très faible revenu. Pour la vaste majorité toutefois, la précarité du revenu est aggravée par l’omniprésence du risque, surtout celui du sous-emploi et de la maladie. Le sous-emploi peut survenir en début de carrière, mais, fait plus inquiétant, il peut se manifester de manière récurrente tout au long de la trajectoire[13]. Son principal impact est bien sûr l’appauvrissement, mais aussi l’abandon éventuel de l’activité indépendante au profit d’un retour au salariat. Quant à la maladie, perçue comme risque principal par plus des deux tiers des répondants, elle comporte des conséquences plus graves que le sous-emploi, parce que le recours à la stratégie salariée n’est pas une issue possible dans ce cas. En l’absence de revenu de remplacement, certains perdraient leur entreprise ou leur maison, d’autres se retrouveraient à la sécurité du revenu.

Les ressources publiques

Quel que soit le risque à affronter, les ressources publiques sont rarement accessibles aux travailleurs indépendants : quand elles le sont, elles fournissent aux plus vulnérables un faible taux de remplacement du revenu.

De manière générale, les indépendants sont exclus du programme d’assurance-emploi, sauf pour certaines mesures actives (programme Aide au travail indépendant) par lesquelles l’État offre un soutien financier et de formation aux chômeurs qui s’établissent dans ce statut. Quatre répondants particulièrement vulnérables ont pu cumuler prestations d’assurance-emploi et revenus de travail durant la première année d’établissement, au terme de laquelle ils sont devenus inéligibles à recevoir de telles prestations lors de périodes ultérieures de sous-emploi. Plusieurs optent alors pour le cumul du travail indépendant faiblement rémunéré et d’un emploi salarié atypique, mais les nouvelles règles d’éligibilité font en sorte qu’ils cotisent alors à l’assurance-emploi, mais ont peu de chances de se qualifier pour des prestations.

Une autre forme de soutien public consiste à verser un supplément de revenu aux travailleurs pauvres, peu importe leur statut, à condition qu’ils aient des enfants. Deux répondants parmi notre échantillon ont eu droit à de tels suppléments. Certains parmi les plus vulnérables ont déjà eu recours à la sécurité du revenu, le programme d’assistance sociale de dernier recours, qui pose des problèmes parce qu’il n’intervient qu’une fois toute autre ressource épuisée, incluant les actifs (maison, épargnes) que nous avons assimilés aux ressources marchandes. Une autre forme d’intervention étatique (revendiquée par un petit nombre d’intervenants, mais appliquée seulement dans le secteur culturel) concerne l’étalement du revenu sur quelques années, pour répondre aux fluctuations de revenus d’une année sur l’autre.

Outre l’accès universel ou résiduel aux programmes d’assurance-maladie et d’assurance-médicaments, une minorité de répondants est éligible à l’indemnisation en cas d’accident du travail : il s’agit d’artistes, des distributeurs d’une laiterie et d’une acupunctrice qui est couverte quand elle pratique sa technique dans un hôpital. Tous les autres n’ont accès à aucune ressource publique de remplacement du revenu en cas de maladie ou d’accident. Le risque de perte de revenu associé à la maternité est le seul où l’intervention de l’État repose sur une logique assurantielle. Le régime québécois d’assurance parentale, en vigueur depuis janvier 2006, s’adresse à tous les travailleurs qui deviennent parents, contrairement à l’ancien mécanisme de prestations-maternité du régime d’assurance-emploi, qui excluait les travailleurs indépendants.

Concernant l’avancée en âge, plusieurs répondants mentionnent les programmes publics de retraite (Pension de sécurité de la vieillesse et Régime des rentes du Québec), mais les perçoivent comme une maigre source de revenus, largement insuffisante pour permettre la cessation complète de l’activité ; de surcroît, plusieurs craignent que les coffres ne soient vides au moment où ils voudront s’en prévaloir.

Les ressources familiales

Perçu comme essentiel, quoique souvent de dernier recours, le soutien familial se décline sur deux modes, selon qu’il s’agit de la famille d’origine ou du conjoint. Pour huit répondants, le soutien financier des parents s’étend au-delà de l’indépendance formelle, le plus souvent pour affronter un épisode de sous-emploi ou de maladie. D’autres mentionnent que la famille d’origine pourrait être une ressource, mais ne l’ont jamais utilisée. Ce soutien prend ou prendrait le plus souvent la forme financière, mais dans un petit nombre de cas, un membre de la famille aide ou aiderait à effectuer le travail pendant la maladie du travailleur indépendant.

Les répondants vivant en couple identifient souvent leur conjoint comme une ressource pour affronter le sous-emploi et l’ensemble des risques sociaux. Les répondants qui ont un conjoint protégé, c’est-à-dire salarié et bénéficiant de solides protections, situation souvent associée au fait d’être syndiqué, ont d’ailleurs moins tendance que les autres à considérer les situations proposées comme problématiques. L’aide du conjoint a été déterminante pour gérer le sous-emploi dans la période de démarrage pour trois répondantes qui sans elle, ne seraient probablement pas devenues travailleuses indépendantes. Le soutien financier du conjoint pour faire face à un épisode de maladie est mentionné par plusieurs répondants, qui ne l’ont pas nécessairement utilisé, mais croient qu’il serait disponible. Quelques répondants ont accès à une assurance-maladie complémentaire par l’intermédiaire de leur conjoint. Les conjoints sont finalement perçus comme des ressources importantes relativement au risque d’avancée en âge.

Les ressources marchandes

Les ressources marchandes incluent les assurances visant à remplacer le revenu (par exemple en cas de maladie ou d’invalidité), les placements, les REER et les actifs tels que maison, camion, permis de taxi, route de lait. De manière générale, les entretiens révèlent un assez faible recours aux assurances privées, dont les coûts sont prohibitifs et assumés entièrement par le travailleur (sauf pour les assurances gérées par les associations d’artistes). Pour d’autres qui ont de faibles revenus de travail, le coût des assurances est trop élevé pour le niveau de remplacement du revenu qu’elles confèrent. En outre, il faut souligner les limites de ces régimes privés qui n’assurent que les personnes qui n’ont pas eu de problèmes de santé antérieurement et ne couvrent ni les petits incidents (pas d’indemnisation les premières semaines), ni les problèmes importants (la prime n’est pas assez importante).

Pour affronter l’avancée en âge, plusieurs répondants mentionnent avoir ou vouloir épargner dans des REER. Il est difficile de connaître le niveau réel de protection qui sera fourni par ce type de ressources au moment de la retraite puisque les répondants y ont puisé ou y puiseraient pour survivre durant les périodes de sous-emploi ou de maladie. Au total, il appert que la majorité des répondants n’ont pas réussi à générer les ressources qui les mettraient à l’abri de la pauvreté (notamment parmi le groupe des 50 ans et plus) et qu’ils s’apprêtent à travailler, au moins à temps partiel, bien après l’âge habituel de la retraite. Quant à l’idée généralement admise, selon laquelle les travailleurs indépendants sont des entrepreneurs qui auront des actifs à vendre au moment de la retraite, elle s’avère pour quelques répondants seulement.

Les ressources professionnelles

Les associations professionnelles, syndicales ou de travailleurs indépendants rendent les membres visibles auprès de leurs donneurs d’ouvrage ou clients potentiels, permettent de bâtir un réseau de contacts et, pour certaines, négocient des conditions minimales de travail (cas des associations d’artistes) ou tentent de créer des marchés du travail protégés (cas des associations qui revendiquent la reconnaissance des médecines alternatives), mais chaque travailleur indépendant est responsable de générer sa clientèle. C’est ici que les réseaux interviennent, de manière informelle, pour prévenir ou gérer le risque du sous-emploi. Plusieurs entrevues mettent en évidence le rôle crucial des réseaux de collègues, de compétiteurs et même de clients qui font circuler les offres de travail ou qui servent à la référence ou à la sous-traitance en période de maladie ou de maternité.

Les associations sont toutefois beaucoup moins efficaces pour aider à prévenir ou à gérer les risques sociaux, sinon pour offrir des tarifs réduits pour l’accès à divers types d’assurances ou pour la gestion d’un REER collectif. Même à cela, les coûts sont si importants que cette dynamique ne fonctionne que pour les grands groupes. Seules les associations d’artistes ont des programmes de protection plus consistants, auxquels les donneurs d’ouvrage contribuent, mais certains répondants déplorent leurs conditions d’accès trop limitatives. Ces programmes exigent un minimum de revenus tirés d’une activité précise (activité couverte par la juridiction), alors que ces indépendants cumulent souvent plusieurs types d’activités dans le domaine artistique (auteur, scénariste, réalisateur, comédien), ce qui les rend inéligibles à la protection dans certains cas ; dans tous les cas, seule la portion de travail sous juridiction donne accès aux contributions des donneurs d’ouvrage.

Une protection minimale, inégalement distribuée

L’analyse des données recueillies révèle que tant l’existence de ces ressources que leur potentiel protecteur sont fort inégalement distribués, variant au gré du niveau de revenu procuré par le travail, des arrangements familiaux, des trajectoires et des régulations professionnelles. Elles offrent en outre une protection fort limitée, inapte à compenser l’absence de contribution des clients ou donneurs d’ouvrage et la timidité du soutien public.

La contribution des ressources familiales dépend évidemment de la présence d’une famille d’origine ou d’un conjoint, ainsi que du statut de ce dernier : les 24 répondants qui n’ont pas de conjoint ne peuvent évidemment pas compter sur cette ressource. Quand la situation d’emploi du conjoint est précaire, ce dernier n’est pas non plus cité comme une ressource. Quand le conjoint est protégé, il peut constituer une ressource, mais cela dépend aussi des arrangements entre conjoints : dans un petit nombre de cas, la travailleuse génère peu de revenus de son activité indépendante, et c’est le revenu et les ressources du conjoint, ou celles possédées par le couple, qui deviennent source de sécurité. Dans d’autres cas, la présence du conjoint permet le partage des ressources et aide à envisager l’éventualité de la maladie, du sous-emploi ou l’avancée en âge avec plus de sérénité.

L’existence de ressources de type marchand est intimement liée à la trajectoire professionnelle antérieure du répondant et, moindrement, aux circonstances entourant son établissement comme travailleur indépendant. Le caractère volontaire de l’établissement est en général associé à de meilleures conditions que l’établissement involontaire ou imposé par la situation de l’emploi dans le secteur. Par ailleurs, la trajectoire protégée (définie comme emploi salarié typique, syndiqué ou du moins fournissant des avantages sociaux du type assurances et régime de retraite) est souvent associée à la constitution de ressources (épargnes, actifs divers, régime de retraite, etc.) que la trajectoire précaire, qui est le lot de plus des deux tiers des répondants, ne permet pas d’accumuler. L’accès aux ressources marchandes est aussi lié à l’expérience (la longévité dans le statut d’indépendant), ainsi qu’au pouvoir individuel de marché conféré par des compétences en demande et des liens récurrents avec une clientèle régulière.

La présence de ressources formelles de type professionnel est tributaire de l’existence d’associations assez fortes pour rallier la majorité des acteurs et forcer une contribution des donneurs d’ouvrage, ce qui nécessite un cadre juridique créant l’obligation de négocier collectivement les conditions de travail. Au sein du secteur artistique, la différence est manifeste entre les travailleurs indépendants des secteurs où des ententes collectives ont été signées et ceux des secteurs où elles n’existaient pas encore au moment de l’entrevue. Le même type de constat peut être formulé au sujet de certaines professions régulées par des ordres professionnels qui offrent à leurs membres toute une série de protections contre divers types de risques.

Au total, un tiers de l’échantillon (soit 21 individus) a accès à des ressources marchandes. Cette catégorie est présente dans toutes les couches de revenus, à l’exclusion à peu près complète des faibles revenus. Elle compte une proportion égale de répondants des deux sexes, mais davantage de travailleurs âgés (plus de 50 ans) et expérimentés. Les répondants de ce groupe se distinguent par une position de marché avantageuse, comptant plus de spécialistes, de travailleurs ayant développé des liens récurrents avec la clientèle, un peu plus de professionnels et davantage de membres d’associations. Ils disposent par ailleurs de peu de ressources familiales, étant plus nombreux à ne pas avoir de conjoint et parmi ceux en couple, moins nombreux à avoir un conjoint protégé.

Sept individus (ou 12 % de l’échantillon), presque toutes des jeunes femmes établies récemment à la suite d’une trajectoire précaire et tirant de faibles revenus de leur activité indépendante, comptent essentiellement sur leur famille comme source de sécurité, une ressource aléatoire et génératrice de dépendance à l’égard du conjoint. Un autre groupe formé de 13 répondants (ou 22 % de l’échantillon), surtout des hommes, peut compter sur une combinaison de ressources marchandes et de ressources familiales, grâce notamment à la présence d’une conjointe protégée. Cette catégorie est hétérogène du point de vue du revenu, mais ces répondants sont beaucoup plus nombreux qu’en moyenne à avoir eu une trajectoire protégée ayant facilité la constitution de ressources marchandes, et à être membres d’associations. On peut donc dire que ce groupe cumule les ressources marchandes, familiales et professionnelles.

À l’opposé, le dernier tiers de l’échantillon est composé de 19 individus, répartis à parts égales entre les deux sexes, qui n’ont accès à aucun des trois types de ressources. Ces répondants ont en commun une trajectoire précaire, un établissement non volontaire et de faibles revenus pour la majorité d’entre eux. Ils ne peuvent compter sur des ressources familiales, n’ayant pas de conjoint ou alors un conjoint précaire. Ils sont sous-représentés parmi les membres d’associations. C’est parmi ce groupe que se retrouvent les répondants qui ont reçu le soutien des programmes publics d’assistance.

Le présupposé voulant que le travailleur indépendant génère suffisamment de revenus pour pourvoir à sa protection en cas d’interruption temporaire de travail ne s’avère pas : sauf pour trois répondants, les économies personnelles ne procureraient pas de quoi survivre plus de quelques mois. De manière similaire, la perception selon laquelle les travailleurs indépendants possèdent des actifs qu’ils pourront revendre pour financer leur retraite s’avère pour quelques-uns seulement. La vaste majorité des répondants, même ceux qui ont accès à des ressources marchandes, familiales ou professionnelles, comptent aussi sur leur capacité de travail comme ressource centrale pour affronter les risques.

Insécurité permanente et disponibilité permanente au travail

Parce que les donneurs d’ouvrage ne contribuent pas à la prise en charge du risque, que les systèmes mutualisés de protection sociale jouent un rôle minimal et que les ressources alternatives (famille, marché, communauté professionnelle) interviennent de manière limitée et inégale, un épisode un tant soit peu prolongé de sous-emploi ou de maladie est susceptible de faire basculer l’indépendant dans la pauvreté.

Ah ! c’est sûr que s’il m’arrive un accident puis que je ne peux plus travailler, qu’est-ce qui va arriver, c’est que probablement ces enfants-là vont être replacés ailleurs si ça dure trop longtemps. Alors moi quand je vais vouloir recommencer, il va falloir que je recommence à zéro, que je retrouve encore de nouveaux enfants puis tout recommencer. (F-03, éducatrice en milieu familial)

Une telle situation peut affecter également des professionnels bien payés, comme l’illustre le cas d’une répondante qui disposait d’un revenu élevé, d’un montant appréciable d’épargnes, d’une compétence pointue et d’une clientèle abondante, mais qui s’est tout de même retrouvée dans une situation précaire à la suite de problèmes de santé graves, qui l’empêchaient de travailler depuis neuf mois. Comme la maladie affecte sa vision, donc sa capacité de travail, c’est non seulement son revenu actuel, mais aussi son revenu à la retraite qui peut être compromis. L’entrevue illustre les impacts de l’absence de protection sociale, non seulement sur le statut de travailleur indépendant, mais à l’échelle de la carrière professionnelle, ainsi que les limites de la prévoyance personnelle lorsque la capacité de travailler est compromise sur une longue période. Devant la maladie, tout le construit visant à assurer la pérennité de l’activité économique (compétence, clientèle, épargne) s’effondre.

Je ne peux pas travailler si je ne vois pas, je ne peux pas fonctionner, c’est surtout, je pense, le stress au niveau financier. Même si j’avais, comme je vous dis, la discipline de prévoir ces choses-là. Mon coussin était d’à peu près six mois. Devinez quoi ? le coussin est parti, fini depuis septembre. (F-54, consultante en développement de marchés)

Leur exclusion des dispositifs de socialisation du risque contraint en quelque sorte les indépendants au travail. En l’absence de revenu de remplacement, ou encore par crainte d’indisposer les clients ou de disparaître des réseaux, et donc d’enclencher la spirale de la non-visibilité et du non-travail, les répondants se prévalent rarement de la flexibilité théoriquement permise par leur statut. Ils travaillent même malades ou font coïncider, lorsque cela est possible, périodes de convalescence et périodes de sous-emploi ; les femmes travaillent jusqu’à la veille d’accoucher et ne s’autorisent pas un long congé de maternité ; les indépendants âgés envisagent de demeurer en activité au moins à temps partiel jusqu’à un âge avancé, par intérêt professionnel pour certains, mais en raison de la faiblesse des revenus de retraite pour plusieurs.

En vertu de cette contrainte, leur capacité de travail est une ressource, et pour le tiers de l’échantillon l’unique ressource, qu’ils adaptent au besoin pour y inclure plusieurs statuts et types de compétences professionnelles et qu’ils sont incités à entretenir, notamment par la préservation de la santé, l’entretien de l’employabilité et le développement des réseaux. Ainsi, pour faire face au risque du sous-emploi, les répondants ont fréquemment recours à des stratégies de diversification de leurs compétences professionnelles. Cette diversification des compétences est également, avec la planification financière, la principale stratégie envisagée pour le jour où l’avancée en âge ne permettra plus de répondre aux exigences physiques ou de mise à jour des connaissances imposées par le métier actuel : « J’ai été faire un certificat en traduction […]. En fait c’est mon filet de sécurité. J’haïs ça en faire, mais je me suis dit, n’ayant aucun filet de sécurité, puis aucun fond de retraite, c’est toujours quelque chose sur lequel je vais pouvoir me rabattre » (F-47, réalisatrice).

Le cumul du travail indépendant avec un ou des emplois salariés atypiques, qui est le lot de 11 répondants, peut être analysé comme un cas extrême de diversification. Parfois vu comme une mesure transitoire destinée à faciliter l’établissement dans le travail indépendant, le cumul peut aussi intervenir plusieurs années après, pendant les périodes creuses ou encore pour assurer une rentrée d’argent régulière tout au long de l’année. Dans plusieurs de ces derniers cas, le travailleur indépendant est tellement précaire qu’il ne pourrait survivre sans un cumul permanent de l’activité indépendante avec un ou des petits boulots salariés. Le retour au salariat est aussi une stratégie anticipée par d’autres répondants au cas où leur sous-emploi deviendrait trop chronique.

La nécessité d’entretenir la capacité de travail donne lieu à toutes sortes de stratégies individuelles visant à préserver la santé par l’adoption de saines habitudes de vie ou même à éliminer toute situation à risque, même si cela implique, comme dans l’exemple suivant, de refuser des contrats. Ce type de prudentialisme semble être la stratégie qui reste à ceux qui n’ont pas accès au mécanisme extérieur à eux que constituent les assurances et pour qui le seul mécanisme de prévention accessible consiste à discipliner leur corps.

Elle [la question de la santé] se pose de façon de plus en plus urgente parce que je vieillis, j’ai 47 ans, je sais qu’en ce moment, je suis en santé, mais le coeur me débat juste à penser tout d’un coup qui m’arrive de quoi, cancer, qu’est-ce qui va m’arriver ? Je me sens sur une corde raide constamment. Il faut que je sois en santé, je ne fais pas de ski, je ne fais aucun sport, moi. Je veux dire risqué, rien où est-ce que je pourrais me casser de quoi, où est-ce que je pourrais avoir un accident. Je chauffe [conduis] tranquillement, je fais attention, il ne faut pas que j’aie un accident, il ne faut pas qu’il ne m’arrive rien à mon corps. Il faut que je prenne soin de mon corps, je mange bien, je suis paranoïaque sur ce que je mange. (H-39, nettoyeur de tapis et autres travaux d’entretien)

À l’inverse, tant que la capacité de travail n’est pas affectée, les répondants ont tendance à considérer que la situation n’est pas source de problèmes, même si le travail envahit les autres temps sociaux. Ainsi, F-11 (acupunctrice), dont le mari est aussi travailleur indépendant, a eu trois enfants. Chaque fois qu’un bébé était attendu, le couple voyait à mettre de l’argent de côté en prévision de la période où la répondante aurait à s’absenter de son travail. Chaque fois, la répondante a continué son activité professionnelle jusqu’au dernier mois de sa grossesse, et en général elle reprenait ses activités un mois après la naissance du bébé. C’est en vertu de la même logique que certains répondants ne voient pas l’avancée en âge comme un problème, même en l’absence de ressources suffisantes pour prendre une retraite, car ils pensent pouvoir travailler jusqu’à un âge avancé.

Moi je dis souvent que je vais arrêter de travailler quand je vais mourir. [silence] La retraite est difficilement envisageable. Là j’ai 46 ans. J’essaye de mettre de l’argent de côté, mais c’est pas évident, j’ai pas de pension ça fait que ça vient en bout de ligne. […] Moi je dis « Liberté 85 ». (H-18, graphiste)

Le précariat se conjugue ici avec une insécurité permanente, en dépit d’une présence ou tout au moins d’une disponibilité tout aussi permanente au travail. Cette insécurité s’applique à la fois au volume de travail (ne pas savoir s’il sera suffisant et, le cas échéant, combien de temps durera la pénurie) et à la survenance des risques (ne pas savoir sur quel revenu de remplacement on pourra compter ni si l’absence temporaire se traduira par la perte de clients ou le refoulement à la marge des réseaux). Même s’ils ne disposent pas en général des ressources suffisantes pour ce faire, les travailleurs indépendants considèrent souvent que la responsabilité de prévenir et de gérer le risque repose d’abord et avant tout sur eux-mêmes (D’Amours, à paraître, 2009). Cette prévention passe par la gestion prudente des revenus, la diversification des compétences, l’entretien des réseaux et la disponibilité à peu près totale pour les acheteurs de travail, même au détriment des autres temps sociaux. Les plus précaires sont ceux qui, n’ayant aucune autre ressource que leur capacité de travail, échappent au dénuement en cumulant le travail indépendant avec de petits boulots salariés et en disciplinant leur corps pour préserver intacte leur capacité de travail.

Conclusion

La croissance d’une catégorie de travailleurs indépendants exerçant un travail où le risque est omniprésent et multiforme est illustratrice de la double évolution du marché du travail et des régimes providentiels, qui tendent à transférer à l’individu la responsabilité de générer son travail et d’assurer sa protection contre les risques. Pour ce faire, les travailleurs indépendants comptent avant tout sur eux-mêmes (leur capacité de travail, leur adaptabilité à divers contextes de travail), ainsi que sur certaines ressources offertes sur le marché ou issues des solidarités familiales et professionnelles. Ces ressources sont toutefois inégalement réparties selon les individus et les types de risques, et elles demeurent largement insuffisantes pour permettre de survivre hors du marché. Si la démarchandisation signifie la capacité de survivre hors du marché (Esping-Andersen, 1990), le développement du travail indépendant hors de toute forme de socialisation du risque apparaît comme l’une des manifestations de la remarchandisation du travail.

Les aspirations des répondants révèlent autant de directions possibles pour la politique publique. Certains s’élèvent contre toute idée d’intervention de l’État en regard des risques, se contentant de réclamer le type d’intervention étatique traditionnellement souhaitée par les milieux d’affaires (allégements fiscaux, déréglementation, aide financière aux entrepreneurs). D’autres réduisent le rôle de l’État à celui de pourvoyeur d’informations sur les risques et les ressources disponibles (nouveau rôle de l’État dans des économies néo-libérales, soutenant l’idéal de prévention individuelle, selon Dean [1999]). Une large majorité des répondants aspirent toutefois à une certaine forme de protection sociale, surtout pour affronter le risque du sous-emploi et celui de la maladie. Les modalités souhaitées découlent de trois types de logiques fort différentes : une logique de soutien étatique à la responsabilité individuelle de se protéger, une logique de valorisation du travail faiblement rémunéré et l’affirmation d’un droit social à la protection.

Dans la première, l’État, qui est perçu comme encourageant l’établissement dans un statut d’indépendant (notamment par ses politiques d’activation favorisant la transition du chômage au travail indépendant), devrait aider davantage ces travailleurs, de manière à ce qu’ils puissent continuer à être autonomes et indépendants. La responsabilité individuelle demeure le principe dominant, mais elle est plus facile à exercer si elle est balisée et supportée. Selon la deuxième, l’État devrait soutenir le revenu des travailleurs pauvres, qu’ils soient salariés ou indépendants, pour les empêcher de « tomber » à l’aide sociale. Dans la pure lignée de l’activation des politiques publiques de l’emploi, on considère préférable (ou simplement plus réaliste) de compléter le revenu d’un travail précaire que d’instaurer des régulations visant à limiter la précarité. La troisième logique est celle d’une couverture pleine et entière du risque pour les travailleurs indépendants comme pour les salariés, par le biais de régimes mutualisés auxquels contribueraient les indépendants et ceux qui tirent profit de leur travail. Dans cette logique, divers scénarios sont possibles, d’une part la couverture de ces travailleurs par les régimes actuels de protection sociale (ou le renouvellement de ces régimes dans une perspective de sécurisation des trajectoires professionnelles), d’autre part la mise en place de cadres juridiques habilitant les associations de travailleurs indépendants à négocier de telles protections.