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Les entreprises d’insertion sociale se définissent exclusivement par rapport aux populations vivant le délitement des liens sociaux, l’exclusion des structures de production d’une vie décente ou de mobilisations des ressources indispensables à l’existence sociale[1]. Elles s’adressent aux « vaincus dans la lutte symbolique pour la reconnaissance, pour l’accès à une existence sociale socialement reconnue, c’est-à-dire en un mot, pour l’humanité » (Bourdieu, 1997 : 284). Ce sont les personnes en « situations de grandes urgences sociales » (Lévesque et Mendell, 2004). La métaphore est tout à fait significative. À l’instar des malades qui entrent d’urgence à l’hôpital, les entreprises d’insertion recrutent leurs travailleurs parmi les gens les plus affectés par les inégalités sociales, dans leurs raisons de vivre, qui sont en bute à l’insignifiance. Nous nous appuyons ici sur une thèse de Pierre Bourdieu dans Méditations pascaliennes pour analyser le statut de participant à l’entreprise d’insertion sociale. Selon lui, « c’est par le travail que s’opèrent les distributions du capital symbolique, c’est-à-dire de l’importance sociale et des raisons de vivre » (Bourdieu, 1997 : 284). Alors, dans quelle mesure, par la place qu’elles occupent dans les mesures d’employabilité, les entreprises d’insertion redonnent-elles de l’importance sociale aux participants ?

Nous suggérons l’idée que les entreprises d’insertion sociale représentent la figure économique et solidariste novatrice des années 1980 en tant qu’elles insèrent les exclus pour les réhabiliter à jouer le jeu du marché et à recouvrer leur citoyenneté tout en ayant pour mission de produire corollairement la cohésion sociale (OCDE, 1999 ; Defourny, 2004 ; Ulysse et Lesemann, 2004 ; René et al., 2001). Pour ce faire, elles jouent un grand rôle parmi les réponses de l’État québécois aux transformations des marchés du travail et des politiques sociales. Elles resituent, sous l’angle de la « remarchandisation » de la relation salariale, les transformations des modes de présence de l’État dans le domaine de la lutte contre le chômage et la pauvreté et de l’insertion en emploi. Elles transforment le revenu d’assistance en salaire d’emploi.

Dans leur double rôle d’entreprise authentique et d’organismes prestataires de services publics, elles réajustent les participants en les focalisant, tout à la fois, sur la production en entreprise, la socialisation au travail, la dynamique de fonctionnement des marchés du travail et la réalisation d’un projet de vie. Elles forment ainsi une structure intermédiaire entre les exigences du marché du travail, les normes et valeurs des politiques sociales, et les aspirations légitimes associées au fait d’être travailleurs salariés. Ne sont-elles pas dérogatoires par rapport à la nouvelle protection sociale que doit offrir le marché du travail ? Sont-elles conçues comme un mécanisme de lutte contre la pauvreté et l’exclusion ou comme une simple passerelle vers les marchés du travail qui active les dépenses sociales de l’État ?

Cet article est centré sur l’analyse de trois segments de trajectoire sociale des participants, entendus comme trois moments de leur trajectoire d’insertion socioprofessionnelle : les moments ante, in et post insertion sociale. Nous questionnons la capacité des entreprises d’insertion de lutter contre la pauvreté et la précarité par la réinsertion en emploi. Nous nous proposons ainsi de montrer d’abord comment les modes d’interventions publiques québécoises en matière de réinsertion en emploi appliquée aux entreprises d’insertion se situent par rapport à la lutte contre le chômage, la pauvreté et la précarité. Ensuite, nous chercherons à montrer comment se maintient la pauvreté ou la précarité des personnes en insertion sociale à Montréal à partir d’un portrait des mères de jeunes enfants et des jeunes qui ont suivi récemment un parcours individualisé d’insertion. Nous soutenons l’hypothèse que si le statut de participant est dérogatoire par rapport au statut du travailleur, l’emploi occupé par les participants dans les entreprises d’insertion sociale n’est pas pourtant la forme la plus dégradée des emplois précaires. De ce fait, les participants à un parcours d’insertion, souvent perçus comme éloignés des marchés du travail, s’insèrent en fait dans un segment des travailleurs les plus précaires, où le simple statut de travailleur salarié, qui définit ailleurs la précarité et la pauvreté au travail, constitue en soi un objectif à atteindre. La particularité de ce processus tient à un glissement de sens du concept sociologique d’intégration à l’insertion sociale dans le champ de l’intervention.

De l’intégration à l’insertion sociale et professionnelle : une double déclinaison

L’insertion sociale et professionnelle constitue un processus d’acquisition des savoirs sociaux préalables à l’entrée sur le marché du travail – les sociabilités, le savoir-faire, la ponctualité, la confiance en soi, le savoir-communiquer, la vente de soi, etc. Il s’agit du préalable à l’exercice du droit à l’emploi. Cette acception diffère du concept sociologique de l’intégration sociale, entendue dans le sens durkheimien d’un processus de réalisation de soi en tant que citoyen à part entière. Dans Le suicide, l’intégration sociale acquiert le double sens de structuration de l’existence sociale de l’individu à partir de groupes sociaux significatifs et du sentiment d’utilité de soi. Elle est doublement fondée sur un ancrage social immédiat (structures intermédiaires) et un ancrage institutionnel (« la société politique », « un être collectif qui le dépasse ») (Durkheim, 1990 : 429).

La théorie sociologique contemporaine restitue ces deux dimensions dans les débats sur l’insertion sociale. Pour Robert Castel, l’appartenance de l’individu à la société se distribue dans quatre zones d’intersection du rapport salarial et du réseau relationnel : zone d’intégration, de vulnérabilité, d’assistance et de désaffiliation (exclusion sociale) (Castel, 1991 ; 1995). Cependant, c’est par le travail que s’édifient les droits et les devoirs et se construit la citoyenneté économique, mais aussi sociale. La zone d’intégration est habitée par les affiliés, qui maintiennent à la fois des liens ethniques importants et un lien sociétaire défini par l’emploi salarié permanent et protégé, qui leur confère une propriété sociale. La vulnérabilité vient de l’entrelacement de la précarité d’emploi et de la fragilité relationnelle. En revanche, la zone de désaffiliation (d’exclusion sociale) s’entend comme la double érosion du droit de travail et de protection sociale : c’est « l’absence d’inscription du sujet dans des structures qui portent un sens » (Castel, 1995 : 673).

Chez André Gorz (1991), le travail salarié et le travail communautaire déterminent l’individu moderne en lui conférant respectivement le statut d’un être social universel et l’appartenance communautaire. Il replace l’emploi au coeur de la problématique des sociétés postindustrielles : un univers culturel dans lequel « la plénitude des droits économiques, sociaux et politiques reste attachée aux seuls emplois, occupés de façon régulière et à temps plein » (Gorz, 1997 : 108). Dans cette acception sociologique, l’intégration sociale sous-tend doublement la possibilité pour l’individu de s’affirmer comme sujet autonome et la reconnaissance de la société comme telle. Ainsi, si l’emploi est à la fois un droit et une source de droits (Gorz, 1997), l’insertion sociale comme préalable à l’employabilité est une déclinaison du lien social citoyen. Le même glissement est observé avec l’employabilité qui ne s’entend plus comme la configuration spatio-temporelle de la relation d’embauche et d’emploi aux formes de compétences socialement valorisées. Elle est définie comme un capital individuel autogéré par le travailleur (Gautié, 2003). Il se produit ainsi un double glissement de sens de la sociologie à l’intervention menant au précariat : des activités salariées qui ne relèvent pas des conditions salariales et qui dérogent sur plusieurs points en matière de statut de travail et de protection sociale (Castel, 2007). Cette insécurité permanente affecte négativement la citoyenneté sociale par la non-disposition du minimum de ressources et de droits nécessaires à assurer l’autonomie de soi (Castel, 2008).

Cette double déclinaison s’est imposée respectivement en France et au Québec à partir des années 1980. L’insertion sociale et l’employabilité font désormais figure d’une pratique sociale innovante qui consiste, selon la formule de Pierre Rosanvallon, à « réencastrer la solidarité dans la société » (Rosanvallon, 1981) et à constituer une sphère économique intermédiaire entre le marché et l’État (Rosanvallon, 1995) en transformant un revenu d’assistance en salaire d’emploi. Émanant de la société civile, la sphère d’insertion sociale traduit un changement de la pratique militante. Le militant politique revendicatif des années 1960 trouve désormais une structure intermédiaire – l’entreprise d’économie sociale ou d’insertion sociale — pour encadrer les exclus et participer à la transformation de l’État-providence. Il en résulte un renversement du « militantisme politique » en « militantisme économique » où les intervenants jouent le rôle « d’entrepreneurs sociaux de plus en plus capables d’entrevoir ce qui n’existe pas encore et de mobiliser les ressources locales et externes pour y arriver » (Favreau et Lévesque, 1999 : 167).

Si cette dynamique caractérise bien les transformations des politiques sociales, elle ouvre la voie à une nouvelle compréhension de la pauvreté en revisitant Georg Simmel (1998) et Serge Paugam (1991 ; 2005). À l’instar du premier, Paugam définit la pauvreté post-fordiste comme un rapport disqualifiant dans l’assistance sociale : le processus de refoulement hors du marché du travail. En l’occurrence,

être assisté est la marque identitaire de la condition du pauvre, le critère de son appartenance sociale à une strate spécifique de la population. […] Être assisté, c’est recevoir tout des autres sans pouvoir s’inscrire, du moins dans le court terme, dans une relation de complémentarité et de réciprocité vis-à-vis d’eux.

Paugam, 2005 : 7

Les participants à l’insertion sociale au Québec tout comme les allocataires du revenu minimum d’insertion (RMI) en France qui combinent l’emploi avec le RMI ne sont pas totalement dépendants. Ils sont dans un certain rapport de réciprocité. D’un côté, ces participants travaillent 35 heures par semaine pour gagner leur revenu d’emploi assisté et mériter des contributions. Tandis qu’ils viennent a priori pour travailler, les contributions qu’ils reçoivent sont adaptées aux besoins du marché du travail. De l’autre côté, nombreux allocataires du RMI combinent l’emploi peu rémunéré et l’aide sociale (Guillemot et al., 2002 ; Zajdela, 2001 ; Strobel, 2001). Ces travaux arrivent à la conclusion que le RMI fonctionne moins comme facteur incitatif au loisir (trappes à chômage) que les mesures de désincitation au chômage conduisent à la pauvreté en emploi (trappes à pauvreté). Comprises dans la dialectique du marché du travail et des politiques sociales à l’Ilona Ostner (1999), les trappes à pauvreté sont le résultat de l’interaction entre un marché de travail dérégulé et un État-providence polarisé où les sous-emplois sont la seule alternative à l’aide sociale. Cela dit, la situation des gens rendus actifs par les politiques sociales ne répond pas au cadre d’analyse des assistés sociaux. Parce qu’ils sont dans « une position mixte et inconfortable entre travailleurs et assistés » (Castel, 2008 : 139).

On assiste donc à un renversement tendanciel du cadre d’analyse de la pauvreté de Simmel (1998) tel que considéré par Paugam : « les assistés et les marginaux, contrairement aux fragiles, sont écartés durablement du marché de l’emploi […] sont désignés institutionnellement comme “pauvres” » (Paugam, 1991 : 83). Les travailleurs assistés sont tout aussi des fragiles ; on ne peut plus réduire la pauvreté au rapport d’assistance tel que considéré. En effet, Simmel lui-même en est parvenu a posteriori. Dans le premier temps de son analyse, il tenait à montrer que la pauvreté se caractérise par le déni des droits des pauvres dans les finalités poursuivies par l’État et par l’absence de leur participation dans la gestion des mesures les concernant : deux niveaux d’exclusion entraînant leur assujettissement par et pour le système qui pèse sur eux. Car ils sont traités comme un « objet inerte démuni de droits dans les objectifs globaux de l’État » (Simmel, 1998 : 55-56). Or, l’État est celui qui régule le système économique dans sa globalité et pas seulement dans sa dimension redistributive. Ne pas avoir de finalité dans ses objectifs globaux est beaucoup plus qu’être assisté : c’est ne plus avoir la capacité d’appropriation des richesses. Et c’est peut-être à cette remise en question qu’on assiste actuellement avec l’activation de politiques sociales qui interpellent les plus démunis comme étant acteurs de la lutte contre la pauvreté[2].

En analysant la participation à l’emploi dans les entreprises d’insertion sociale à Montréal par rapport à la précarité, notre réflexion prend corps dans l’interface de trois critiques du travail au Canada et au Québec : l’économie sociale et d’insertion, la vulnérabilité des travailleurs et la précarisation de l’emploi. Nous mettons à profit la réflexion de Pierre Bourdieu sur la précarité comme un nouveau mode de domination et celle de Patrick Cingolani (2005) qui met l’accent sur la dimension discontinuité comme tactique de contournement de la condition ouvrière et source de réflexivité. Nous montrerons que, parmi les réponses de l’État à la remarchandisation du travail, l’entreprise d’insertion occupe une place importante dans le mode de présence étatique dans le domaine de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion par la réinsertion en emploi.

Aspect méthodologique

Cette recherche est qualitative et axée sur un échantillon de 52 entretiens en profondeur : 19 avec des responsables d’entreprise, des intervenants professionnels et psychosociaux ; 33 avec des participants, dont 23 sont des femmes. Nos répondants proviennent principalement de quatre entreprises évoluant dans des domaines d’activités et des quartiers différents et travaillant avec une clientèle différente : femmes immigrantes, jeunes décrocheurs et jeunes adultes peu scolarisés. Nous nous sommes basé sur une stratégie de reconstruction de trajectoire et de « récits de pratiques » (responsables et intervenants) pour comprendre la dynamique de structuration de la lutte à la pauvreté : les principaux déterminants individuels, institutionnels et organisationnels qui empêchent de s’en sortir ; les stratégies individuelles et les opportunités qui permettent de s’en sortir. Plusieurs critères de sélection des répondants permettaient de cerner l’impact des entreprises d’insertion en la matière. Au premier chef se trouvent la formation et l’expérience professionnelle des encadreurs interviewés : ils sont choisis parce qu’ils avaient un minimum de 3 à 5 ans dans l’entreprise et y occupaient un poste stratégique. Pour les participants, ils répondaient à deux critères : 1) avoir terminé leur parcours d’insertion depuis un minimum d’un an et un maximum de trois ans ; 2) avoir été sélectionné sur une liste d’ex-participants fournie par les intervenants et avoir accepté volontairement de participer à la recherche. Par stratégie de reconstruction de segments de trajectoire des participants, nous entendons les trois moments ante, in et postparticipation au programme d’insertion sociale. Le moment ante est structuré autour de leurs récits d’expériences, des conditions de vie avant de participer dans le parcours d’insertion. Le moment in concerne le comment du parcours d’insertion et le moment postparticipation, ce qui advient après le parcours : emploi occupé, changements réalisés, les nouvelles sociabilités, l’appropriation du parcours, etc.

L’interrogation des données, fondée sur une méthode d’analyse ancrée, nous a permis de dégager des trajectoires types de participants : les expériences similaires conduisant à un type de rapport au monde pour dégager des tendances communes. C’est ainsi qu’a émergé le rapport à la maternité des femmes précaires comme une catégorie d’analyse ; parce qu’elles sont une catégorie de travailleurs pauvres qui luttent pour s’en sortir. La reconstruction de leur trajectoire permet de montrer les obstacles qui rendent difficile la sortie de la pauvreté : les obstacles liés à la structure du marché du travail, aux politiques sociales et aux contraintes structurelles des entreprises d’insertion. Quant à la catégorie de jeunes, elle est indissociablement liée aux dispositifs d’insertion. Être jeune est un critère d’accès aux entreprises d’insertion : les 16 à 35 ans au Québec. La reconstruction de leur trajectoire d’insertion socioprofessionnelle permet de confronter l’approche de la resocialisation par le travail à la dynamique de structuration de la précarité d’emploi et de la pauvreté. Pour illustrer nos propos, nous utiliserons, dans l’analyse des données, des noms fictifs pour désigner les répondants. L’âge des participants figure à côté du nom fictif contrairement aux professionnels d’insertion.

Les entreprises d’insertion sociale à Montréal : une structure intermédiaire

Ce type d’entreprise à mission d’employabilité associe ses activités productives à un encadrement psychosocial des travailleurs génériques appelés participants. Ils combinent le triple statut de salarié, de stagiaire en formation et d’assisté. Tout en produisant, ils réapprennent à se parler, à communiquer aux pairs et aux supérieurs hiérarchiques, à s’affirmer et à se faire confiance : ils développent ainsi des habilités, des compétences sociales. Ainsi, les entreprises d’insertion se distinguent des autres types d’entreprises par trois principales caractéristiques :

  1. Elles recrutent a priori leurs travailleurs sur la base de leurs caractéristiques sociales (le fait d’être sans emploi et d’avoir des problèmes pouvant limiter leur productivité) plutôt que professionnelles (le fait d’être actif sur le marché et d’être potentiellement performant et concurrentiel) ;

  2. Elles permettent aux sans-emploi et aux désaffiliés de renouer le lien avec le marché et les institutions sociales (Emploi-Québec) et de mobiliser d’autres ressources disponibles dans le milieu pour boucler leur fin de mois ;

  3. Elles constituent le seul secteur d’emplois dans lequel « ne pas avoir d’expériences québécoises et le diplôme du secondaire 5 » est un atout favorable à l’embauche[3].

De ce fait, les entreprises d’insertion sociale à Montréal sont une structure intermédiaire entre le social (recentrement psychosocial des travailleurs désappointés) et l’économique (travail salarié). Par leur rôle d’insérer les exclus, de densifier les solidarités informelles et leur ancrage territorial et communautaire, elles restent une réponse citoyenne au problème de l’emploi et de fragmentation sociale. Financées par Emploi-Québec, elles sont prestataires de services publics tout en étant une entreprise authentique, c’est-à-dire une entreprise de marché qui produit et commercialise des biens et services pour générer un profit communément appelé « revenu autogénéré » (Ulysse et Lesemann, 2004). Tout en étant filles de la société civile, elles ont leur mission inscrite dans les politiques sociales d’insertion (Dufour et al., 2001). Elles se situent ainsi dans les interstices du marché et de l’État, dans les domaines complémentaires à ces deux sphères sociétales. Plusieurs travaux ont reconstitué d’une certaine manière leurs caractéristiques (Valadou et al., 1995 ; Mottet, 2003). Ce qui n’est pas fait encore et que nous tenons à montrer est comment situer les participants de ces entreprises dans l’échelle de la précarité par rapport aux travailleurs vulnérables ou précaires.

Les travailleurs assistés des entreprises d’insertion sociale : dérogation et opportunité ?

Le statut du salarié au Québec renvoie à l’obligation d’une personne à exécuter personnellement un travail contre rémunération et à la perte de contrôle sur le processus de travail (Bernier et al., 2003). Le participant à une entreprise d’insertion sociale fait face à une pratique dérogatoire pour plusieurs raisons. Tout d’abord, son embauche doit être socialement justifiée comme un « cas social ». Recrutée par l’entreprise, la personne doit justifier ce statut auprès d’Emploi-Québec qui, en le validant, acceptera de financer le salaire et la formation de ce participant et de lui donner sa qualification de personne inscrite à un « parcours individualisé vers l’insertion », c’est-à-dire un itinéraire personnalisé d’intervention qui facilite l’insertion et le maintien d’une personne en emploi. Autrement dit, en se reconnaissant elle-même comme « un cas social », la personne se soumet à un encadrement psychosocial, elle s’engage à faire des changements dans sa personnalité. Un document du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale précise que ce parcours est « en grande partie tributaire de la nature et de l’efficacité de l’accompagnement » (MESS, 2005 : 19). En d’autres termes, il est indépendant de la structuration des marchés du travail.

Aussi le participant à une entreprise d’insertion sociale est-il dérogatoire au statut de salarié. Comme le dit un cadre d’entreprise d’insertion, le seul fait de donner aux participants « le statut de travailleur, c’est déjà beaucoup » (Victor). Dans cette logique, ce statut est en soi un objectif à atteindre bien au-delà du salaire et des conditions de travail. Cette réalité qui se situe en dessous de la précarité d’emploi est bien enviable dans certains milieux sociaux des participants. Pourquoi ? Avoir son chèque de paye et pouvoir le montrer aux autres est un signe de distinction : « cela signifie que la personne travaille, elle est comptée », souligne Victor. Autrement dit, elle a pu vaincre le verdict économique de son insignifiance. Mais il ne faut pas croire que ces propos traduisent une situation de pénurie d’emplois ou celle des personnes peu aptes à travailler. La perception est celle d’une pénurie de travailleurs, tandis que les personnes concernées sont tout autant des décrocheurs scolaires, des ouvrières tombées au chômage et des immigrants récents. L’appellation participant renferme toute la particularité de ce statut. Ils sont des travailleurs, puisqu’ils travaillent contre rémunération pour un employeur. Mais ils sont aussi en situation d’apprenti formé à un métier spécifique sur le tas (aide-cuisinier, informatique, commis d’entrepôt, couture, etc.). Ils apprennent des « savoir-faire transférables » dans d’autres secteurs d’activités et à être polyvalents.

Pour sa part, l’entreprise d’insertion est innovatrice. L’innovation réside dans le fait d’accorder le statut de travailleur salarié au minimum aux participants qui engendre une double mutation sociale : le revenu d’assistance devient le salaire d’emploi et l’assisté un « contribuable ». Ces travailleurs particuliers vivent dans les interstices de l’assistance sociale et de l’emploi précaire : financés par Emploi-Québec, inscrits dans un parcours individualisé vers l’insertion et soumis au contrôle social, ils sont des « travailleurs assistés ». En travaillant contre rémunération pour un employeur qui assure directement le contrôle social, ils sont dans un entre-deux, à la lisière entre le marché du travail et l’assistance sociale, dans un espace interstitiel. Voilà en quoi ce statut est dérogatoire vis-à-vis le salariat. Est-il pourtant le plus précaire des statuts de salarié ?

Dérogatoire au statut de travailleur, mais meilleur que certaines conditions ouvrières

Comme l’ont bien montré Vosko et Zukewich (2006) avec l’exemple du travailleur indépendant, la précarité engendre diverses vulnérabilités. Les travailleurs au statut précaire varient, allant de « travailleurs indépendants permanents employeurs » aux « indépendants à temps partiel sans employés » en passant par les « indépendants permanents » ou « temporaires à leur propre compte ». Parmi les employés, les permanents à durée indéterminée sont généralement moins précaires, mais dépendamment de certaines conditions salariales, de travail et de protection sociale. Certains participants ont préféré ce statut à celui de salarié qu’ils avaient auparavant. Ils ont travaillé à temps partiel ou sur appel avec des conditions salariales et de travail moins généreuses ainsi que des horaires moins intéressants. Par exemple, une entreprise compte une cohorte dont la moitié des femmes participantes ont travaillé de 10 à 15 ans comme ouvrières dans les manufactures. La crise du secteur les jette au chômage. Elles suivent un parcours d’insertion, malgré le nombre d’années d’expérience à Montréal, parce qu’elles ont été confinées trop longtemps dans la condition ouvrière taylorienne, dans les tâches spécialisées et répétitives (intervenantes). Elles sont abandonnées à elles-mêmes sans pouvoir se reconvertir quand vient la déconnexion (Boltanski et Chiapello, 1999). Elles sont donc dans le parcours pour réapprendre à se parler, à communiquer avec les pairs et les supérieurs et pour développer des compétences transférables sur le marché et ainsi devenir polyvalentes. Travailler en tant que participantes au salaire minimum leur est plus avantageux parce qu’elles sont traitées comme des êtres humains. Alors qu’elles peuvent parler à des collègues, les intervenantes psychosociales leur viennent en aide pour gérer leur stress et faire face à la dépression ou les dirigent vers d’autres ressources. Avec l’ère de la mobilité, la stabilité dans la condition ouvrière taylorienne rend inemployable. Ces femmes, souligne un coordonnateur d’insertion, sont victimes du « terrorisme industriel ». Pour elles, le statut de participantes est dérogatoire à celui de travailleur, bien que leur situation soit parfois meilleure à celle d’ouvrière.

Comme l’entend Patrick Cingolani (2005), la discontinuité des précaires a un côté subversif qui permet d’échapper à la condition ouvrière : la certitude dans le travail pénible et l’adhésion à une éthique de travail. « La discontinuité devient alors un élément de construction de soi où s’affirme parfois, sans que celui-ci soit formulé explicitement comme tel, un non-consentement et une résistance expressive à la normativité sociale du travail avec son mode d’imposition disciplinaire » (Cingolani, 2005 : 72). L’expérience précaire serait donc empreinte de la réflexivité. Nous vivons évidemment une situation paradoxale, puisque beaucoup des participants sont dans un parcours d’insertion pour cause d’incapacité de garder un emploi (CEIQ, 2004). Ne pas pouvoir garder longtemps un sous-emploi serait-il une preuve de non-employabilité ?

L’insécurité d’emploi et le rapport à la maternité : une porte ouverte à l’aide sociale

Vingt-trois des trente-trois participants interviewés sont des femmes ; seize sont des mères qui ont de jeunes enfants à charge. La littérature reconnaît et notre recherche confirme que ces mères monoparentales ou qui ont de jeunes enfants sont parmi les travailleurs les plus précaires. L’élément nouveau qu’apporte notre analyse concerne la façon dont le rapport à la maternité affecte la relation d’emploi des travailleuses précaires. Ici, c’est le statut de mère plutôt que le sexe de la travailleuse qui a émergé comme une catégorie d’analyse de la précarité d’emploi. Par rapport à la maternité des travailleuses précaires, nous entendons la configuration du lien d’emploi à la condition de mère de ces travailleuses. L’événement de la maternité est un facteur qui fait basculer ces dernières dans l’assistance sociale et les déqualifie indépendamment du nombre d’années d’activité. La grossesse et l’éducation d’un enfant deviennent les moments charnières du saut dans l’assistance sociale, ce qui est évidemment révélateur d’un ensemble de déficits de protection sociale liés autant aux politiques sociales qu’aux marchés du travail. Ainsi, si la discontinuité d’emploi est chose courante avant et après la participation à un programme d’insertion, elle ne signifie pas simplement le passage d’un emploi à un autre ou au chômage (Cingolani, 2005) ; elle désigne aussi une forme de polyvalence qui consiste à passer d’une filière professionnelle à une autre.

Pour ces mères de jeunes enfants, le rapport à la maternité présente trois configurations : une socialisation ante-insertion forte ; une socialisation ante-insertion faible ; ou une déficience marquée d’expériences québécoises (immigrantes). La première caractérise les femmes qui avaient une socialisation professionnelle assez forte sur le plan du temps d’activités avant leur participation au programme d’insertion sociale. Ces mères continuent souvent d’être actives sur le marché malgré les discontinuités. Pour elles, vivre sans travail et grâce à l’assistance sociale est un moment très difficile, elles l’assimilent à une « chute dans un trou ». Le changement est constant dans leur parcours professionnel. Plusieurs pensent avoir déjà fait « le tour des métiers ». Si le programme d’insertion a facilité le retour en emploi, elle n’a pas pu mettre fin aux discontinuités : « mais après L’Entrepôt montréalais, j’ai vraiment toujours changé d’emploi, c’est fou le nombre d’emplois que je peux avoir fait » (Jeannine, 23 ans). Nombre d’elles sont actives sur le marché du travail dès l’âge de 17 ans et ont réussi à toujours avoir un emploi. Dans tel cas, la discontinuité ne traduit ni une désorganisation ni une incapacité de garder l’emploi, mais une exigence de rupture avec un travail qui aliène leur humanité. Cette discontinuité est constitutive d’une stratégie de survie dans laquelle la recherche d’emploi est quasi permanente. Certaines profitent des jours de congé pour passer des entrevues. Ainsi, quand l’emploi qu’elles ont ne nourrit plus d’espoir, elles donnent parfois deux semaines de préavis à l’employeur pour trouver un remplaçant. Cette discontinuité diffère donc de la rupture du lien d’emploi qui survient souvent avec une grossesse. Pour ces femmes au statut précaire, l’entrée dans la vie maternelle coïncide avec un saut dans l’assistance sociale : « J’ai toujours travaillé dans une boulangerie, la pâtisserie ; mais j’ai toujours vécu des changements jusqu’à ce que j’aie ma fille en 2002 » (Melissa, 40 ans). Cela est doublement significatif. Une trajectoire non sécurisée amène à l’aide sociale après 17 ans de vie active tout en ne permettant pas de réintégrer l’emploi après un congé de maternité. Ces travailleuses perdent tous leurs acquis en se voyant obligées d’entreprendre un parcours d’insertion sociale pour se requalifier. Cette tendance des travailleuses précaires à faire un saut dans l’assistance chômage traduit la chute accélérée du taux d’accès à l’assurance emploi au Canada qui est ramené en 2008 à ce qu’il était à sa création en 1941 : 42 % des actifs (Viprey, 2008).

La deuxième configuration est constituée de mères qui n’avaient pas une socialisation professionnelle réussie avant d’entreprendre le parcours d’insertion. Ces femmes ont en commun une vie maternelle assez précoce, parfois juste au cours de leur première année d’expérience professionnelle. Mais deux situations se présentent : certaines ont choisi de prolonger leur séjour dans l’assistance sociale pour élever leur(s) enfant(s), alors que d’autres se sont mises au travail jusqu’à ce que la difficulté de conciliation « travail-famille » les contraigne au chômage et à l’assistance sociale : « Mon gars, il ne voit pas sa mère. La voisine d’en haut, c’était elle qui en prenait soin. Moi, quand j’étais là, lui il était parti à l’école » (Marie-Anne, 42 ans). Force est de constater que, dans les deux cas, l’éducation de l’enfant constitue en retour le mobile de la réactivation sociale des mères assistées. À un certain âge tout converge vers la nécessité de construire la dignité de l’enfant et de rompre avec l’assistance.

La troisième configuration est celle des femmes immigrantes qui, en raison de manque d’expérience dans des emplois aux Québec et des discriminations sociales et systémiques conjuguées aux effets de réseaux, sont souvent canalisées vers les manufactures. Membres des minorités dites visibles, elles sont caractérisées par un accès difficile à l’emploi et par un nombre d’enfants plus élevé. Ayant fait leur parcours en couture industrielle, elles sont affectées par le déclin du secteur et se trouvent souvent en transit vers d’autres secteurs. Leur situation s’avère plus difficile en raison, d’une part, de leur « spécialisation professionnelle » et des exigences de « savoirs transférables » et, d’autre part, de leur inéligibilité à l’assistance sociale au cours des 10 premières années d’établissement. Elles forment ainsi une figure marquante des mères vivant dans l’insécurité complète (Stephenson et Emery, 2003) et qui sont obligées d’être employables. Ces trois visages ainsi décrits retracent la configuration de l’employabilité des femmes précaires au contour d’une vie maternelle et de l’éducation des jeunes enfants. Quant à leur trajectoire postprogramme d’insertion, elle se structure entre l’occupation successive des sous-emplois et le retour à l’aide au revenu.

Nos données confirment le succès des entreprises d’insertion sociale en matière de placement postprogramme en emploi, soit un taux supérieur à 75 %. Bien entendu, la machine mise en place pour atteindre ce résultat est importante : la formation à la recherche d’emploi conduite par un conseiller en emploi placé dans l’entreprise durant tout le mois précédant la fin du programme. Cette formation est très systématisée. Selon un formateur, elle comprend le montage du dossier du participant, les techniques de recherche d’emploi avec des journées payées et les similis qui peuvent aller jusqu’à l’accompagnement du postulant devant l’employeur : « Ils font des similis d’entrevues pour répondre aux questions qu’un employeur pourrait leur poser. Comment s’habiller, les postures, quoi dire, quoi pas dire… » (Édouard). Tout cela, parce que le placement en emploi et le retour aux études en sont la mesure du succès. Car, en deçà d’un taux de 70 %, Emploi-Québec a le droit de réduire le budget de l’entreprise. Tout laisse dire que la recherche d’emploi et la polyvalence sont parmi les principales spécialisations des participants.

Cependant, si ce résultat mesurable régule bien l’exclusion sociale, il ne dit rien quant au rapport à la pauvreté et à la discontinuité d’emploi postprogramme d’insertion sociale. Notre objectif a été d’apporter un éclairage sur ce point. Parmi les mères étudiées, deux groupes se distinguent. La majorité d’entre elles était encore en emploi, dont quelques-unes depuis cinq mois à un an, mais rares sont celles qui avaient assez d’heures. La seule qui gagnait 15 $ de l’heure ne dépassait jamais 16 heures de travail par semaine sur appel. Pour ces femmes, l’attitude à l’égard des collègues qu’elles remplacent est hostile : « Nous autres, on a quasiment hâte qu’il y en ait qui tombent malades pour les remplacer. C’est bizarre. C’est ça qui est plate, des fois on fait des deux heures par jour ou des quatre heures » (Géraldine, 36 ans). Elles ont toutes de soucis à terminer leur fin de mois et sont dépendantes des transferts familiaux du gouvernement. Pourtant, aussi réduits que soient les besoins de subsistance, l’emploi occupé ne les garantit pas. Plusieurs pensent à trouver un autre emploi, à faire le cumul de tâches ou à travailler à leur propre compte. Celles qui ont fait leur programme d’insertion en tant qu’aide-cuisinière et couturière cherchent à migrer dans la garderie familiale. En revanche, l’autre groupe se résigne au chômage, soit parce que ces mères de jeunes enfants ne trouvent pas d’emploi notamment dans la couture, soit parce qu’elles font face à des exigences contradictoires : faible salaire et obligation de travailler la nuit. La primauté des soins à l’enfant les fait basculer à nouveau dans l’aide au revenu. Dans l’ensemble, les cas analysés illustrent bien la persistance de la pauvreté au-delà du lien d’emploi et l’imminence d’une rechute dans l’assistance sociale des travailleuses non protégées. Même en étant toujours occupées sur le marché, ces femmes ayant un rapport d’emploi très précaire dans la vie maternelle font une entrée médiatisée par un saut dans l’assistance sociale. Elles séjournent en permanence à la frontière du travail non protégé et du dénuement, tandis que d’autres dépendent des soldes pour leur alimentation quotidienne. Dans quelle mesure la situation des jeunes précocement actifs sur le marché est-elle différente ?

Les jeunes précocement actifs sur les marchés du travail

Peu de temps après être actifs sur les marchés du travail, les jeunes interviewés font état d’un nombre impressionnant d’emplois qu’ils ont occupés. En quatre ans, Fabius en a eu 20 ; entre 16 et 23 ans, François compte 32 emplois à son actif ; Boischaut a atteint la quarantaine de postes à l’âge de 25 ans. Les entreprises d’insertion adressent généralement ce problème en termes « d’incapacité de garder un emploi » (CEIQ, 2004). Leur réponse tourne vers la resocialisation par l’emploi, c’est-à-dire cette approche psychosociale qui consiste à aider chaque personne à prendre conscience individuellement de son problème pour le résoudre. La socioanalyse des cas étudiés déborde largement cette perspective individuelle. Force est de constater que l’objectif de rétention en emploi est rarement atteint même après avoir suivi avec succès leur programme d’insertion sociale. Il y a certes des améliorations.

S’il est vrai que ces jeunes sont souvent peu qualifiés, il convient aussi de relativiser l’idée qu’ils n’ont pas atteint leur scolarité minimale (le secondaire 5). Une bonne part de nos répondants ont fait des études collégiales (cégep). Faut-il aussi penser que ce niveau d’instabilité d’emploi est directement lié à des caractéristiques d’inadaptés sociaux ? Loin de là, on trouve parmi la clientèle des entreprises d’insertion, de moins en moins de toxicomanes, mais de plus en plus des personnes maladives qui y arrivent à la suite d’une crise dépressive et d’autres qui y arrivent par simple coïncidence. Ils découvrent l’entreprise d’insertion en recherchant un emploi et sont fascinés par cet univers de travail plus humain. D’autres encore sont dirigés vers les entreprises d’insertion pour prévenir leur accession à l’aide sociale. On peut ainsi les classer par l’évolution de leur trajectoire postprogramme d’insertion sociale en trois groupes : une évolution confiante, une évolution mitigée, une évolution stagnante (l’échec). Cette dernière concerne quelques-uns qui sont très peu aptes au travail et ne sera pas décrite ici. À l’exception de quelques interviewés qui ont peu travaillé avant leur programme d’insertion, la plupart des répondants se caractérisent par une socialisation précoce au travail.

Une évolution confiante : des jeunes sursocialisés au travail

Plusieurs des jeunes interviewés entendent changer constamment d’emploi dans l’espoir d’en trouver un qui répond mieux à leurs aspirations. Malheureusement, les emplois occupés sont souvent considérés comme des « jobs plates », qu’ils nomment la « marde » (la merde). Selon eux, il ne vaut pas la peine de garder ce type de travail. Cette logique est au coeur même de l’instabilité constatée. Certains jeunes n’aménagent point leur courage, ils passent d’une filière à une autre : « J’ai tout essayé. Je me suis dit : je suis jeune, je vais tout essayer et ce que je vais aimer, je vais rester là » (François, 23 ans). D’autres s’étonnent de leur degré de socialisation au travail avant même leur participation au programme d’insertion sociale. « Je savais pas trop comment travailler. Ils m’ont tout montré. Pis, j’ai appris des valeurs de travail que j’ai remarqué qu’il n’y a pas beaucoup de personnes qui ont » (Boischaut, 25 ans). Comme le constate Paul Grell, ces jeunes travailleurs précaires sont autant attachés au travail salarié qu’ils « découvrent que ce monde est rythmé par l’impératif dépenser-consommer » (Grell, 2004 : 49). Il ajoute : « La plupart se montrent capables d’établir des ruptures, d’abandonner un tracé, de bifurquer. Cette capacité à se repositionner, à faire des choix et à développer d’autres figurations, est leur force » (Grell, 2004 : 49). Autrement dit, la discontinuité est pour eux une tactique de lutte leur permettant de ne pas être submergés. Ce groupe a la particularité d’avoir une certaine confiance dans l’avenir. Certains comme François intériorisent l’idée qu’une « belle vie est encore possible » tout en projetant une migration interne future.

Soulignons que, même dans les cas à succès, le passage du parcours d’insertion aux marchés comporte parfois des sauts dans l’assurance emploi. Lorsqu’on arrive à remonter la pente, notamment au moyen de contrats d’entreprises comme travailleurs indépendants, on enregistre une tendance à accroître constamment le nombre d’heures travaillées : « 60 heures par semaine, ça laisse pas grand temps » (Boischaut, 25 ans). Il précise : « Je suis même allé à 90 heures ». Mais, pour quel résultat ? « Je vis très bien, mais à la fin de la semaine, il ne reste plus d’argent. Je ne suis pas capable d’en mettre de côté ». Pour lui, « le travail, c’est l’argent et un passe-temps. J’adore travailler. Je suis un bourreau de travail ». Ainsi, s’il échappe à la condition ouvrière, il reste subit l’une des deux malédictions des travailleurs, celle de « devoir travailler sans pouvoir vivre » (Gorz, 1980 : 218).

Une évolution mitigée : entre échec et inquiétudes

Bon nombre de participants qui nous ont conté leurs récits de pratiques évoluent dans l’inquiétude profonde. Ils ont de sérieuses difficultés à se stabiliser en emploi sur le marché après leur programme d’insertion sociale. Quelques-uns finissent par se retourner aux études. Nombre d’entre eux valorisent la formation reçue : ils se sentent plus en confiance et mieux outillés sur les marchés du travail, bien qu’ils n’arrivent pas à se tirer d’affaires. Lorsqu’ils ne sont pas aux prises avec des formes de discriminations sociales, ils partagent un rapport précaire à la santé et un espoir mitigé en l’avenir. Plusieurs sont de jeunes femmes maladives qui passent d’un programme d’insertion sociale insatisfaisante à un autre depuis leur décrochage scolaire. D’autres y sont venues à la suite de crises dépressives liées à la perte d’êtres chers ou après l’obtention d’un diplôme d’études collégiales dans des domaines non prometteurs, comme les soins animaliers. Elles vivent de profondes inquiétudes quant à leur évolution postprogramme d’insertion. Passant, par exemple, de « la gouverneure de maison privée » à n’importe quoi, Vézelise se questionne ainsi : « Je suis restée là trois semaines puis j’ai quitté. Ça me fait tellement un mauvais nom là, c’est pas bon ça ». Cette jeune lutte pour son existence en allant d’un parcours d’insertion à l’hospitalisation répétitive : « Je vais être hospitalisée et lorsque je vais sortir de là, je ne sais pas si je vais être acceptée pour un nouveau programme » (Vézelise, 22 ans). Passant de la crise dépressive au dégoût pour leur métier, d’autres qui ont suivi leur programme d’insertion sociale en agriculture sont déçues. Les sous-emplois ne leur permettent ni de combler les fins de mois ni de payer le loyer. Certaines pensent à se reconvertir dans des domaines dictés par l’expérience de leur maladie comme les techniques de réadaptation.

Le statut au sein d’une entreprise d’insertion représente pour une large part des participants interviewés, au-delà du fait qu’il déroge au statut juridique du travailleur, une meilleure situation que la porte qu’elle ouvre sur le marché. L’emploi y est plus stable. Le salaire est garanti, alors que les emplois sur appel les mettent dans l’insécurité totale de revenu. Dans l’insertion, ils peuvent mobiliser d’autres aides comme l’assurance médicaments et la carte d’autobus. De plus, le climat de travail paraît socialement moins dégradant en raison de l’appui psychosocial qu’ils reçoivent. Bien entendu, cet appui peut être une pierre d’achoppement dans la mesure où certaines personnes ont du mal à accepter de se faire contrôler. Elles sont celles qui y arrivent par hasard et qui pensent ne pas avoir des problèmes de confiance.

Comme prévu, nous venons de jeter un regard transversal sur l’évolution de la trajectoire postprogramme d’insertion en emploi des participants. Il nous reste à discuter ces résultats en lien avec notre objectif de comparer le statut de participant des entreprises d’insertion avec d’autres formes de précarité d’emploi sur le marché. Pour ce faire, il est important de situer la démarche d’insertion dans la dynamique commune des marchés du travail et des politiques sociales : celle de la « remarchandisation » du travail sans laquelle l’analyse de trajectoire perdrait son pouvoir explicatif.

L’insertion sociale, la remarchandisation du travail et la réponse de l’État

Appelons remarchandisation la double tendance déstabilisatrice de la relation d’emploi fordiste et d’instillation du marché au sein même de la relation de travail (Gautié, 2003). La première se caractérise par la précarisation de l’emploi et la logique de compétences et de services ; la seconde correspond à une double exigence d’autonomie et d’initiative qui remplace la prescription des tâches et institue l’insécurité. Elle s’opère en inversant le principe de subordination des travailleurs par celui des contrats d’entreprises qui produit des indépendants. Ce mécanisme est révélateur des transformations du travail (D’Amours, 2006).

Dans les diagnostics récents des marchés du travail canadien et québécois, la dynamique de remarchandisation sociale tend à substituer l’instabilité et l’insécurité d’emploi à la carrière professionnelle sécurisée. Environ le tiers des travailleurs canadiens et québécois sont vulnérables vis-à-vis de la protection sociale et d’un revenu de travail décent. Ces transformations s’accompagnent d’une logique de flexibilité des entreprises et des politiques publiques peu protectrices (Arthurs, 2006 ; Bernier et al., 2003). D’un côté, les entreprises recentrent leur fonctionnement sur un noyau de travailleurs permanents tout en recourant momentanément aux travailleurs à temps partiels et d’agences pour combler les besoins de production (Bernier et al., 2003). Comme pour le Canada, le choix de gestion adopté au Québec tend à soustraire les avantages sociaux tout en payant moins cher les travailleurs. De l’autre, les politiques d’emploi visent moins à protéger des travailleurs qu’à octroyer des primes de travail pour compenser l’écart entre le faible gain d’emploi et le seuil de faible revenu.

Ce double mouvement a des effets croisés sur les travailleurs. Il dévalue le travail et le situe à l’antichambre de l’intégration sociale entendue comme le processus de réalisation de soi en tant que citoyen à part entière, sujet autonome et de droit. Aussi important soit-il, le rapport à l’emploi ne peut à lui seul déterminer le statut social de l’individu qui reste lié au rapport à la protection sociale (Schnapper, 2007). Ce que montre l’analyse de trajectoire postprogramme d’insertion est un bilan mitigé de reconnexion des personnes exclues aux marchés du travail et aux institutions sociales garantes de la citoyenneté. Les entreprises d’insertion sociale rendent actives les mesures sociales, mais elles sont doublement limitées pour retenir les travailleurs en emploi et assurer leur intégration sociale. Les conditions de possibilité sociologiques de tels objectifs sont largement décrites et analysées dans deux critiques de remarchandisation sociale : la vulnérabilité des travailleurs et la précarisation du travail.

Comme l’entend Ron Saunders (2006), la vulnérabilité réfère à un danger imminent qui menace le bien-être des travailleurs actifs. À la dimension de faible rémunération mesurant le risque d’exposition au seuil du faible revenu s’ajoutent quatre manques :

manque d’accès aux protections de base concernant les conditions d’emploi, manque d’accès aux programmes de sécurité de revenu comme l’assurance-emploi, manque d’accès à des avantages non statutaires communs (l’assurance-maladie complémentaire, assurance-invalidité) et le manque d’accès aux soutiens pour les besoins de base, comme le logement et les garderies abordables.

Saunders, 2006 : 25

Ce bilan néglige un aspect crucial du problème sur lequel Richard P. Chaykowski a beaucoup insisté : la « discrimination systémique et directe » (2005 : 10) de certains groupes sur le marché du travail qui relie cette critique à celle de la précarité du travail et au mécanisme par lequel des pans de travailleurs sont réduits à l’insignifiance : l’exclusion aux marchés du travail, en particulier les plus protégés. Plus qu’une critique du risque, la précarité analyse un nouveau rapport social, une réalité segmentée doublement ancrée dans la structuration des relations d’inégalités sociales et dans les formes de réponses apportées par l’État. D’une part, sur le plan des marchés, la précarité varie selon les milieux sociaux (social locations) comme le sexe, l’ethnie, le statut d’immigrant, l’âge et le contexte occupationnel comme occupation et industrie (Vosko, 2006). Dans « Precarious by choice ? », par exemple, Vosko et Zukewich (2006) montrent les continuums des quatre formes de travail indépendant avec la précarité d’emploi et leur médiation par le genre. D’autre part, dans le domaine de la protection sociale, les réponses de l’État visent plutôt à réguler la précarité qu’à la combattre. Dans le sens que la distribution du salaire social attaché aux salaires des travailleurs crée des voies nouvelles et continues de précarité d’emploi qui ont pour effet de « racialiser » et de sexualiser la précarité d’emploi (Vosko, 2006).

La contribution des chercheurs européens à cette posture est tout à fait significative. Pierre Bourdieu considère la précarité comme un nouveau mode de domination qui institue « un état généralisé et permanent d’insécurité visant à contraindre les travailleurs à la soumission, à l’acceptation de l’exploitation » (Bourdieu, 1998 : 99). Ce changement a pour enjeu la sursécurisation des investisseurs et la « flexexploitation » des travailleurs, c’est-à-dire une exploitation au travail qui va très au-delà de l’exploitation économique. Elle déborde sur la non-reconnaissance de la personne et un impératif de lutte pour accéder à l’humanité. Cela est possible par une hantise du chômage qui rend les travailleurs faiblement diplômés substituables les uns aux autres tout en annulant leur sentiment de résistance.

Une autre dimension importante de la précarité est la discontinuité de l’emploi qui caractérise le nombre de passages de l’emploi au chômage ou d’un emploi à un autre, alors que les travailleurs sont de moins en moins protégés. La discontinuité est

ce qui distingue la précarité d’hier de celle d’aujourd’hui, c’est la manière dont les intermittences et les incertitudes sont sous la pression directe de la monnaie, sous la contrainte directe du marché, tandis que l’État et les dispositifs sociaux apparaissent comme les seuls recours devant ces contraintes.

Cingolani, 2005 : 33

Cette dimension discontinuité est d’autant plus importante qu’elle ne constitue pas simplement un désavantage pour les précaires. Elle détient une portée réflexive qui leur permet de rompre avec la « condition ouvrière ».

En cela, la vulnérabilité et la précarité ont en commun l’affirmation d’une double exigence de redéfinir le travailleur et de protéger les travailleurs atypiques. Bien que les deux diagnostics récents commandités par les gouvernements canadien et québécois valident ces conclusions (Arthurs, 2006 ; Bernier et al., 2003), les politiques d’emploi vont à l’encontre des recommandations. Elles sont très peu protectrices et visent moins à resocialiser le travail et sont « pro-insertives ». Ce faisant, l’économie sociale d’insertion apparaît jouer le rôle du choc absorbeur du néolibéralisme. Cela expliquerait un plus grand intérêt des pouvoirs publics pour les initiatives innovantes de la société civile comme mécanisme de bonne gestion de la précarité et de la pauvreté. En effet, dans le pacte pour l’emploi, la réponse de l’État québécois à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion repose sur la stratégie d’employabilité axée sur l’insertion sociale par l’emploi, la valorisation du travail incitée par différentes primes de travail (Gouvernement du Québec, 2008). On s’attendait à un renforcement des structures d’employabilité, au premier chef les entreprises d’insertion sociale. Pour la première fois, Emploi-Québec verra son budget augmenter substantiellement. Cette priorité accordée à l’insertion socioprofessionnelle des « personnes très éloignées du marché du travail » écarte la question de la précarisation du travail (voir Québec solidaire, 2008[4]) pour fonder l’hypothèse d’une pénurie de main-d’oeuvre et de lutte contre le parasitisme. Comment celle-ci peut-elle coexister avec la logique de la précarité qui, ailleurs, se fonde sur la hantise du chômage ?