Corps de l’article

La maladie, la vieillesse, la mort [c’est pas dans] la mentalité des baby-boomers, ça, c’est inacceptable pour nous autres ! (Aidante)

Le vieillissement est souvent perçu comme une déchéance où la personne âgée « est âgée avant d’être une personne » (Ennuyer, 1999 : 15). Pis encore, le vieillissement est généralement conçu comme un problème social (Puijalon et Trincaz, 2000), que les vocables « aîné » au Québec, ou « senior » en France, ne réussissent guère à faire oublier. On parle ainsi des « problèmes du vieillissement », en insistant particulièrement sur la perte des facultés physiques et cognitives, ainsi que sur le coût du vieillissement de la population pour les contribuables actifs (Jacobzone et al, 2000), en oubliant que les vieillissements sont multiples, que ce n’est pas, en réalité, un phénomène catastrophique et que les coûts sociaux sont bien relatifs[1].

Mais les baby-boomers vieillissants portent une tare supplémentaire. En effet, les baby-boomers sont souvent considérés comme une peste générationnelle (Samson, 2005 ; Ricard, 1992 ; Remy, 1990) qui, ayant fait table rase des valeurs de leurs parents, se sont employés méthodiquement à saper le terrain social et économique des générations suivantes. Or, comme le montre Olazabal (2009), en s’appuyant entre autres sur Dumont (1986), Langlois (1990), Dufour, Fortin et Hamel (1993), cette génération est bien plus multiforme qu’il n’y paraît. Cette complexité est à la fois démographique (trois générations du baby-boom pouvant être discernées à l’intérieur de la période 1945-1965) et sociologique (le « destin de génération » favorable ne s’appliquant qu’à une tranche constituée tout au plus de 40 % parmi les plus vieux des baby-boomers, tandis que les plus jeunes, qui appartiennent à la génération dite X n’ont pas, loin s’en faut, connu le « destin de génération » des aînés). Or, malgré un destin socioéconomique très variable, les baby-boomers constituent un ensemble plutôt cohérent au regard d’un certain nombre de valeurs qui, pour beaucoup, tiennent aux expériences vécues lorsqu’ils étaient jeunes (Olazabal et al., 2009).

Mais être baby-boomer aujourd’hui, c’est aussi, très souvent, faire partie de la génération dite « sandwich ». Beaucoup de baby-boomers doivent en effet prendre soin d’un proche malade (que ce soit d’une conjointe ou d’un conjoint atteint de maladie dégénérative, d’un frère ou d’une soeur ayant des incapacités dont on « hérite » à la mort de ses propres parents, d’un parent âgé en perte d’autonomie ou d’un enfant ayant des incapacités dont on continue de prendre soin à l’âge adulte)[2], tout en gérant des obligations intergénérationnelles à l’égard de leurs enfants et de leurs petits-enfants.

Souvent porteurs de la culture jeune des années 1960-1970, qu’ils ont érigée en modèle à travers des faits de culture (Sirinelli 2003, Owram 1997), les baby-boomers vieillissent, qu’ils le veuillent ou non. Comment les valeurs d’une culture jeune et, en un certain sens, insouciante, sont-elles actualisées, alors que les boomers vieillissent, qu’ils sont devenus des grands-parents et, très souvent, des retraités ?

Dans cet article, nous verrons tout d’abord ce que pensent les baby-boomers qui prennent soin d’un proche du vieillissement en général, et du leur en particulier, et comment ils se préparent à cette étape de la vie[3]. Nous verrons que l’idée qu’ils se font du vieillissement se fonde simultanément sur leur expérience d’aidant et sur des conceptions âgistes. À ce propos, nous ferons appel à Foucault (1972) pour montrer que ces conceptions âgistes sont fondées sur la construction d’une « figure repoussoir » de l’aîné, socialement perçu comme un déviant par rapport aux normes de l’identité contemporaine basée sur la productivité et l’autonomie.

Soulignons que peu de recherches ont véritablement, à notre connaissance, porté sur l’auto-perception du vieillissement par les membres de la génération des baby-boomers vieillissants. C’est que le temps n’était probablement pas venu quelques années auparavant. Certes Faircloth (2003) a déjà, sans en traiter spécifiquement, montré comment les nouveaux paramètres de l’image qui a été intériorisée par les baby-boomers découle de la corollaire « figure repoussoir » foucaldienne ci-dessus mentionnée. Des recherches épidémiologiques ont certes montré que les comportements de santé des baby-boomers vieillissants sont loin d’être optimaux (Wister, 2005), notamment en ce qui a trait au diabète et à la surconsommation de drogues et d’alcool, au tabagisme, etc. On sait aussi qu’ils souffrent davantage de certaines pathologies de santé mentale que les ensembles de cohortes les ayant précédés, notamment de dépression (Piazza et Charles, 2006 : 111). Les femmes du baby-boom sont beaucoup plus proactives à l’heure de gérer leur vieillissement, non pas pour des raisons uniquement esthétiques (Thoër et de Pierrepont, 2009 ; Thoër-Fabre, 2005). Vannienwenhove (2009a et b) est l’un des premiers à traiter du discours du corps vieillissant tel qu’il est énoncé par les baby-boomers. Il est intéressant de constater que ce vieillissement s’énonce en termes de « corporéité » plutôt que relativement au reste de la persona, suivant l’empire de l’image, même chez les hommes. Le présent article s’inscrit ainsi de manière novatrice dans l’exploration des enjeux liés au vieillissement des baby-boomers. Nous verrons que les raisons de demeurer actif et en bonne santé ne découlent pas uniquement d’une conformité aux canons de beauté, mais aussi de raisons plus pragmatiques, comme celle de repousser la dépendance le plus loin possible.

Présentation de l’étude et méthodologie

Les résultats présentés procèdent de deux recherches portant sur les baby-boomers qui prenaient soin d’un proche âgé, d’un enfant handicapé ou ayant des problèmes de santé mentale, ou d’un membre de leur fratrie[4]. Les études émanaient d’un constat énoncé par le personnel du Centre de soutien aux aidants naturels du CLSC René-Cassin, remarquant que les aidants de cette génération étaient beaucoup plus demandants et exigeants que ceux de la génération de leurs parents à l’égard des services publics. Pour les fins de la première recherche qui portait sur la réalité de cette cohorte de personnes aidantes, nous avons rencontré 39 aidants au Québec (8 hommes et 31 femmes, ce qui correspond aux statistiques sur la différence de genre entre les aidants au Québec), dont 26 prenaient soin d’un parent âgé, 3 d’un frère ou d’une soeur, 6 d’un conjoint et 4 d’un enfant adulte. Une large majorité d’entre eux (32) sont francophones (7 anglophones) ; 12 ont un revenu familial global inférieur à 20 000 $ par année et 14 supérieur à 60 000 $ (3 n’ont pas souhaité partager cette information). Parmi eux, 28 aidants sont d’origine canadienne-française, 3 d’origine canadienne anglaise et 8 d’origine ethnique autre. Leur niveau de scolarisation est assez élevé puisque 20 d’entre eux ont un diplôme universitaire (contre 10 qui ont un niveau de secondaire terminé). Nous pouvons distinguer trois ensembles de cohortes : ceux entre 56 et 60 ans (15), ceux entre 51 et 56 ans (14) et ceux entre 45 et 50 ans (10). Il y en a 21 d’entre eux qui vivent en couple au moment de l’entrevue (marié ou conjoint de fait). Les personnes aidantes ont été recrutées par une diversité de moyens. Nous avons fait appel aux groupes communautaires et aux groupes d’entraide des personnes aidantes afin de diffuser de l’information sur l’étude et faire du recrutement. Nous avons fait des affichages dans des milieux de travail, des centres sportifs et de loisirs, des buanderies et des dépanneurs, etc., mis des annonces dans des journaux communautaires et effectué des présentations dans des organismes communautaires.

Pour les fins de la seconde recherche, nous avons animé cinq groupes de discussion d’une durée de trois heures chacun. Nous avons animé cinq groupes de discussion avec un total de 35 aidants baby-boomers que nous avons regroupés selon les problématiques vécues par l’aidé : problème de santé mentale (8 participantes), personne âgée ayant des pertes cognitives (10), personne âgée ayant des incapacités physiques (6), adulte ayant des incapacités physiques (5). Nous avons ajouté un groupe anglophone, toutes problématiques confondues (6). Les discussions ont porté sur le sujet plus général et moins intime des relations entre les aidants et les intervenants. Les participants ont été recrutés dans les associations de proches ou par la clientèle des services à domicile. Tous les entretiens des deux études ont été enregistrés, transcrits et puis codifiés par l’entremise du logiciel N’Vivo.

L’analyse du matériau s’est faite en fonction de deux grands axes : le premier a consisté en une analyse thématique ou inter-sujet, le deuxième en une analyse de type monographique ou intra-sujet. Sur le plan de la codification, nous avons employé une approche intermédiaire entre une démarche déductive, qui prévoit la codification avant la production de données, en fonction d’un modèle conceptuel (qui se doit d’être très élaboré), et une approche inductive (« ancrée empiriquement ») qui crée les codes à partir du matériel produit (Glaser & Strauss, 1967). Nous avons rassemblé les extraits de verbatim des premières entrevues ou groupes de discussion et, par une démarche progressive, avons attribué des codes proches des segments de texte. Ces codes étaient, en général, assez descriptifs, mais en recourant à la comparaison constante des différents extraits d’une transcription à l’autre, ils sont devenus plus denses et plus analytiques. Au fur et à mesure que nous achevions de nouvelles entrevues ou menions des discussions de groupe, nous avons intégré le matériel de celles-ci, ce qui nous a amenés à ajouter ou à revoir les codes créés. Cette analyse nous a permis de faire émerger une préoccupation qui s’est avérée cruciale pour les participants, à savoir leur propre vieillissement.

Résultats de la recherche

« Vieillir, vraiment, c’est pas drôle ! (rire) » (Aidante)

Les baby-boomers aidants interrogés conçoivent le vieillissement comme quelque chose qui va leur arriver… mais plus tard. Alors qu’un tiers des personnes interrogées (13) voient leur vieillissement comme quelque chose de relativement positif, les deux tiers (26) perçoivent celui-ci vraiment négativement, tout en l’envisageant comme un événement lointain[5]. En effet, si pour les quadragénaires, le terme « personne âgée » évoque un individu dans la soixantaine avancée et plus, ceux qui sont âgés de cinquante ans et plus se réfèrent aux personnes dites du « grand âge », soit les plus de 80 ans. Vieillir, c’est donc ce qui leur arrivera dans vingt ou trente ans, voire plus tard encore. Car pour les aidants baby-boomers, ce n’est pas tant le fait de gagner de l’âge qui fait la personne vieillissante que son état de santé, l’appauvrissement et le rétrécissement du réseau social. Plutôt qu’une étape naturelle qui se profile lentement, devenir vieux est un événement brutal, qui survient dans la vie par l’entremise d’une maladie incapacitante et qui se jouxte des effets collatéraux que sont l’appauvrissement et la perte du réseau social. Jadis considérée comme une étape normale de la vie, le vieillissement est désormais perçu comme une pathologie, tant par nos répondants que par la société plus largement.

Événement redouté, la question du vieillissement soulève chez ces aidants une série de dénis. Certains répondants ont tout d’abord refusé de parler de leur vieillissement, se disant incapables de se projeter dans l’avenir, prétextant que la situation d’aide, trop lourde, n’est vivable qu’en étant vécue au jour le jour, ou encore en raison d’une philosophie de vie, d’un éthos du carpe diem hérité des années 1960. En effet, rester jeune demeure le mot d’ordre, comme le dit cette aidante : Je ne veux pas me voir vieille, là ! On veut toujours être jeune, mais on le sait qu’on va vieillir nous autres aussi.

D’autres affirment tout simplement qu’ils ne veulent pas vieillir, car ils refusent le fait d’être malades. Les personnes évoquant la maladie insistaient sur la crainte de finir leur vie avec une incapacité cognitive de type Alzheimer, qui leur ôterait leurs facultés décisionnelles (alors qu’un handicap physique, même grave, semble bien moins les effrayer) : Si j’ai une incapacité cognitive, que je deviens Alzheimer un jour […] je ne serai plus capable de vivre ! Vieillir avec des pertes cognitives leur fait si peur qu’ils envisagent plutôt de mourir « jeune » (avant d’être malade) que de vivre ce qu’ils perçoivent comme la déchéance ultime, qui reviendrait à la perte de leur personnalité et de leur identité. Ne plus être capable de prendre soin de soi, de prendre ses propres décisions, bref, dépendre d’autrui, va à l’encontre de la perception qu’ils ont d’eux-mêmes en tant qu’êtres maîtres de leur destin, comme en témoigne le propos suivant : Je veux mourir jeune parce que […] je me sens humiliée de devoir demander de l’aide, de voir que quelqu’un va me laver les fesses.

Ce souci de l’autonomie par rapport aux autres se retrouve dans un second type de déni. Personne ne pense ni ne souhaite recevoir des soins de ses enfants ou de sa famille. En effet, tous disent refuser que leurs enfants leur prodiguent des soins, surtout médicaux et intimes (la toilette, l’habillement etc.). Or bien souvent, les aidants donnent eux-mêmes ces soins à leurs parents ou proches ayant une incapacité, mais c’est parce que, selon eux, ces derniers ont des valeurs plus familialistes. Ainsi, pour leurs parents, les soins intimes (médicaux ou de toilette) sont une responsabilité familiale et ne doivent pas être dispensés par des étrangers. Nos données montrent que pour ces aidants baby-boomers, au contraire, se dévêtir devant leurs propres enfants serait plus gênant que de le faire devant un professionnel (ce qui dénote un tout autre rapport au système de santé, mais aussi à la famille).

Peu d’aidants cohabitent avec l’aidé lorsqu’il s’agit d’un ou des deux parents âgés (seulement 6 aidants sur les 26 qui prennent soin d’un parent âgé cohabitent avec l’aidé), et ce, de commun accord de part et d’autre, préférant faire des trajets parfois très longs (Montréal-Québec) plutôt que de perdre leur liberté et leur intimité. Nos entrevues révèlent que les femmes aidantes particulièrement, en ne cohabitant pas avec leur parent âgé, ont l’impression de ne pas se laisser enfermer dans une identité d’aidante comme ce fut le cas de leurs mères, qui prenaient souvent l’aidé sous leur toit. Même si cela est parfois une source de conflit de valeurs avec l’aidé, ce refus de cohabitation symbolise pour ces aidantes du baby-boom la rupture avec la notion de l’aide telle qu’elle a été vécue par la génération précédente.

S’ils refusent d’être un fardeau pour leurs enfants et envisagent parfois d’aller en structure résidentielle, les aidants baby-boomers refusent également les conditions d’hébergement que les personnes âgées connaissent aujourd’hui. Perçus comme des mouroirs déprimants, les centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) contemporains demeurent des endroits à éviter. Le souhait de mourir avant d’avoir à vivre en résidence est énoncé par plusieurs des personnes interviewées.

Cette volonté est exprimée également par ceux qui ont une vision plus positive de la vieillesse. Tous, sans exception, nous ont dit refuser de « se laisser faire », c’est-à-dire d’accepter, comme le font leurs parents, les conditions de placement actuelles. Ainsi, désirent-ils non seulement se faire entendre et être écoutés quant à la qualité de vie qu’ils souhaitent avoir tout au long de leur vieillissement, mais également prendre en charge les conditions matérielles de celui-ci (même si, paradoxalement, la plupart ne veulent même pas en entendre parler). Ils refusent donc, implicitement, de se laisser aller, de déléguer les conditions de leur vieillissement à d’autres personnes, tout en ayant des attentes bien précises en matière de services que l’État providence devrait leur fournir.

Ils se perçoivent, en somme, comme de futurs aînés inscrits dans une logique de l’action visant à retarder ou à empêcher les désagréments de la dépendance ; bref, ils voient dans leur vieillesse le reflet de leur jeunesse revendicative et active. Ils pensent d’ailleurs que le poids démographique des baby-boomers sera un facteur de changement important et que les services publics sauront s’adapter en conséquence. De plus, ils ont confiance en leur capacité d’organisation pour faire bouger les choses. S’ils sont généralement d’avis que leur mobilisation a changé la société du temps de leur jeunesse (Olazabal et al., 2009), ils croient pouvoir toujours influer sur le cours des politiques en revendiquant, collectivement, une amélioration dans la qualité des services.

Les baby-boomers aidants dévoilent un portrait peu encourageant de la vieillesse, en articulant autour de la maladie deux fléaux supplémentaires : la pauvreté et la solitude.

Ainsi, pour ces aidants, et ce quel que soit leur niveau de revenu, être vieux c’est aussi être pauvre ou à tout le moins vivre une situation économique précaire, éventuellement aggravée par l’allongement de la vie. Mais vieillir, cela veut aussi dire être seul. Le rétrécissement du réseau social des personnes âgées suivant le décès des amis et des autres membres de la famille effraie les aidants, tout comme le manque de ressources et d’écoute qu’ils remarquent en général envers les personnes âgées et qui les empêchent de nouer de nouveaux liens et de profiter de réseaux de solidarité. Le commentaire suivant, qui contraste radicalement avec l’illusion de cette indépendance rêvée, illustre bien cette angoisse :

Vieille ? C’est une hantise pour moi ! […] Je me demande : qui va s’occuper de moi ? […] Quand ça va être le temps de vivre seule, et qu’il va m’arriver quelque chose, qui va le savoir ? Si je me sens même disons, isolée, seule : […] où est-ce que je vais prendre la perche pour avoir de l’aide ?

Si l’isolement social leur fait peur, ils déclarent cependant être rétifs à compter sur leur réseau familial pour trouver de l’aide ou pour rompre leur isolement. Ils se retrouvent donc aux prises entre une hantise grandissante de la solitude (qu’ils expérimentent déjà souvent en tant qu’aidant) et leurs valeurs d’autonomie et d’indépendance qui les empêchent d’envisager des stratégies familialistes, perçues comme liées à la dépendance.

Conscients que ce vieillissement qu’ils veulent remettre à aussi tard que possible finira bien par advenir, certains aidants ne cherchent pas moins à contrecarrer ces trois aspects négatifs de la vieillesse en adoptant de saines habitudes de vie. C’est qu’il faut rester en santé. On consolide ainsi le réseau social, tout en sécurisant son espace de vie autour d’un maître mot : autonomie.

En effet, nombreux sont ceux qui thésaurisent la santé comme d’autres emmagasinent leur épargne dans un régime enregistré d’épargne retraite (REER) :

Je le vois négatif […] mais en même temps je me mets sur pied en me disant « tu vas prendre soin de toi-même ! Tu vas faire de l’exercice ! Tu vas bien manger pour que tu [puisses] bien vieillir ! »

La santé est ainsi perçue comme une épargne destinée à l’avenir. À cet égard, la bonne alimentation et l’exercice sont considérés au premier chef. Cela contribuera à pouvoir vivre chez soi, le plus longtemps possible, malgré les incapacités qui viendront se greffer en cours de route. Le logement, considéré à la fois comme extension de leur personne et comme principal investissement, est ainsi réaménagé en fonction de leur futur vieillissement :

Oui, j’ai acheté un condo. […] I don’t need a house, and I want to live in one level, and I want an elevator […] before I moved in […] I made a gigantic shower, so if I am in a wheel chair or I need the assisted chair, you know !

Alors que certains disent avoir commencé à « songer » à déménager, d’autres affirment avoir déjà entamé des démarches pour aménager un « chez-soi » adapté, tandis que d’autres encore se disent prêts à acquérir une plus petite maison ou un appartement qui leur permettrait de réaliser une plus-value. Si, par ailleurs, les résidences pour aînés sont mal vues (des endroits ennuyants, voire dangereux, où les personnes âgées sont maltraitées), certains voudraient y emménager avant d’être contraints de le faire (« placés » par leurs enfants), pour pouvoir « s’habituer » à y vivre, à en faire un « chez-soi ». Une aidante allait ainsi déménager dans les mois suivant l’entrevue dans une résidence où vivent déjà des collègues de travail à la retraite et où elle aura à la fois accès à des services et à une partie de son réseau social, sans que cela ne lui coûte trop cher.

Pour nombre d’aidants, il est important de pouvoir compter sur ces amis afin de s’entraider « plus tard ». Ce ne sont donc plus des solidarités verticales (ou intergénérationnelles) qui sont envisagées, mais des solidarités horizontales (entre pairs), fondées sur le mode de l’échange. La préférence pour les solidarités horizontales découle de la remise en question des rôles familiaux traditionnels et des devoirs qui s’y rattachent. Plutôt que de dépendance, certains aidants semblent plutôt promouvoir ce que nous appellerions des formes de co-autonomie. C’est ainsi que plusieurs indiquaient qu’ils souhaitent vieillir en groupe, certains envisageant même fonder des petites communautés d’amis pour leurs vieux jours, voire refonder des communes comme du temps de leur jeunesse. Ils pensent que des pratiques novatrices de vie en société (maison multi-générationnelles, coopératives de personnes âgées, etc.) verront le jour sous la pression politique et démographique des baby-boomers, qui ne voudront aller ni en CHSLD, ni dans les résidences telles qu’on les connaît aujourd’hui.

Discussion

Entre le refus du vieillissement… et une forme d’âgisme

L’âgisme (Butler, 1969) n’est pas seulement un phénomène constitué d’un ensemble d’attitudes discriminatoires envers certains groupes d’âge, mais intervient quand on assigne normativement une identité à un ensemble social en raison de sa catégorie d’âge (Ventrell-Monsees, 2002). L’âgisme participe donc aussi à la peur de vieillir, au fait de ne pas vouloir faire partie d’un groupe d’âge qui subit une exclusion à la fois symbolique et identitaire (Billette, 2008) découlant de la construction particulière de la figure de l’aîné. L’exclusion symbolique renvoie à l’ensemble d’images et de représentations négatives utilisées pour décrire un groupe d’appartenance (ici les personnes âgées). Quant à l’exclusion identitaire, elle cantonne l’individu à son seul groupe d’appartenance tout en niant les autres aspects de son identité (Billette, 2008). Il s’agit donc bien de la construction d’une image appauvrie (par rapport à la complexité du réel) d’une classe d’âge reposant sur des présupposés plutôt que sur des faits empiriques.

Ces multiples discours autour du vieillissement révèlent une construction particulière de la figure de « l’aîné ». Michel Foucault (2001) montre comment, à partir d’une certaine époque (qu’il situe autour du XVIIIe siècle), on commence à réguler les conduites à partir de dispositifs constitués autour de « figures repoussoirs », comme celle du fou ou du déviant sexuel, constituées elles-mêmes par un ensemble de savoirs-pouvoirs à la fois scientifiques, juridiques et sociaux. Ces figures de la déviance sont autant de repoussoirs qui invitent les individus à se surveiller eux-mêmes et à surveiller les autres et qui amènent donc in fine à une autorégulation des conduites qui n’est pas imposée par la force de la loi, mais intériorisée, incorporée sous la forme de la norme sociale. L’individu déviant est constitué dans cette seule déviance et perd tout autre attribut identitaire. Ces pratiques sont sous-tendues par un savoir scientifique qui construit des vérités (qui changent au fur et à mesure que ce savoir évolue et que la morale politique sur laquelle il se fonde se transforme).

La figure de l’aîné qui prend forme dans le discours des aidants baby-boomers (mais qui elle même n’est que l’écho de tout un savoir véhiculé par le monde médical, scientifique, politique, économique, etc.) se construit en opposant à ce qui est valorisé dans nos sociétés, soit aux règles de l’individualité contemporaine (Otero, 2003) qui s’articulent autour des notions d’autonomie et de responsabilité (Martuccelli, 2005 ; Erhenberg, 1998), donc de productivité et d’action. Ce faisant, la figure de l’aîné (construit comme un être improductif, passif, dépendant, malade, isolé) devient une figure repoussoir, celle à laquelle on ne veut pas s’identifier, qui va faire qu’on se surveille soi-même pour ne pas vieillir, vieillir le moins rapidement – ou le « moins mal » – possible.

Une tension permanente se retrouve dans le discours de ces baby-boomers aidants, fluctuant entre une dénonciation du « jeunisme social » (sous tendu par une construction de la figure du jeune, et par extension du baby-boomer, comme étant celle d’un être égoïste et individualiste ayant perdu le sens des valeurs collectives) et un recours aux stéréotypes âgistes quand il s’agit de parler du vieillissement. L’âgisme joue donc dans les deux sens, mais les attributs de la jeunesse sont plus enviables que ceux de la vieillesse, en particulier celui de la santé. Nous avons vu que ce qui se dégage du discours des aidants, c’est que, tant qu’on est en santé, on est jeune (i.e n’est pas vieux). Vieillesse et jeunesse sont donc ici directement liées à la santé (ce qu’une aidante dans la jeune cinquantaine confirme en disant qu’elle a l’impression d’avoir toujours eu 90 ans car elle a toujours été malade). Être vieux, c’est donc « ralentir », être « moins performant » et surtout être « malade ». Cette vision pessimiste est pourtant de plus en plus contredite par les faits, certaines études montrant que l’espérance de vie sans incapacités augmente plus vite que l’espérance de vie. Ainsi vivons-nous plus vieux et plus longtemps en bonne santé (Clément, Roland et Thoer-Fabre, 2005).

Les modes de préparation au vieillissement que nous avons dégagés tournent autour de la notion d’autonomie et de responsabilité et sont donc essentiellement liés à l’individu lui-même, à son corps, à son espace physique et à son espace émotionnel. La question du régime de vie (qu’il s’agisse du régime alimentaire ou de la pratique régulière d’exercice physique) est particulièrement éclairante à ce propos.

Il s’agit bien de « pratiques de soi » (dans le sens foucaldien du terme), visant à s’émanciper des problèmes de l’âge, d’autant plus que ce ne sont pas des buts esthétiques qui sont poursuivis, mais simplement le fait de pouvoir demeurer en santé le plus longtemps possible, soit de retarder ce que les répondants considèrent comme le vieillissement. L’esthétique du corps est ici bien moins importante que sa fonctionnalité. Ainsi les questions de séduction, souvent avancées par les personnes qui suivent un régime alimentaire en pratiquant de l’exercice (Duboys de Labarre, 2005 ; Lemoine-Darthois et Weissman, 2000), ne semblent pas pertinentes (ou du moins centrales) dans le cas des aidants du baby-boom. Ici, le régime n’est pas cette pratique dans laquelle Lash ou Baudrillard lisent une dimension narcissique des individus contemporains, mais bien un rapport à soi, plus proche de ce que Foucault appelle le « gouvernement de soi ». Signe du repli de l’individu sur soi-même pour Lash et d’aliénation chez Baudrillard (Duboys de Labbare, 2005), le régime alimentaire est ici vécu, affirmé, en tant que « responsabilité » à la fois individuelle (je prends ma santé en main) et sociale (je ne coûterai pas cher au système de santé).

Ces « pratiques de soi » que sont l’exercice et le régime alimentaire, s’articulent donc autour des notions d’autonomie et de responsabilité, où l’individu est non seulement responsable de lui (de ce qu’il fait) mais aussi – et c’est plus pervers – de ce qui lui arrive. « Bien vieillir » devient alors une responsabilité individuelle, que Rowe et Kahn (1998) ont érigée en injonction normative, évacuant du coup les facteurs sociologiques, ce qui contribue à renforcer l’âgisme dans les sociétés contemporaines. Autonomie et responsabilité vont ainsi de pair, et demeurer autonome le plus longtemps possible devient une démonstration de l’exercice plein et entier de ses responsabilités tant individuelles que sociales.

L’espace physique est, en l’occurrence, choisi en fonction de ce que l’on pense pouvoir assumer ou non. On vend une maison dont on pense qu’on ne pourra s’occuper seul (ou assumer les coûts d’entretien), pour aller vers un milieu plus sécurisant dont on peut assumer « seul » la charge. Il en va de même pour le combat contre l’isolement social des personnes âgées, non plus perçu comme phénomène social, mais comme un problème relevant de l’individu qui se doit d’assurer la pérennité de son réseau social. L’idée que les personnes âgées soient coupables de leur isolement – elles ne sont pas assez proactives – (Grenier et Guberman, 2009) semble ici largement partagée par nos répondants.

Or ce déni de la vieillesse et du vieillissement ne relève pas uniquement de l’âgisme, mais aussi de cette réalité voulant que l’on devienne de plus en plus pauvre au fur et à mesure que l’on avance en âge, et à plus forte raison lorsqu’on a une longue expérience d’aide à un proche.

Le refus du vieillissement : les implications financières de l’expérience d’aidant

Cette vision pessimiste de la vieillesse et la manière de préparer (ou, plutôt, de retarder le plus possible) le vieillissement renvoient à l’expérience d’aidant et, plus particulièrement, à un aspect non négligeable de l’aide souvent considéré comme second : ses impacts financiers. Si les aidants du baby-boom associent pauvreté et vieillissement, c’est souvent à cause de leur propre situation économique, qui se trouve fortement affectée par l’aide qu’ils apportent à leur proche. Ainsi, même les aidants qui envisagent sereinement le fait de vieillir associent vieillesse et pauvreté. Si on connaît bien l’impact financier direct de l’aide[6] (payer pour les soins, pour le confort de l’aidé, subvenir à ses besoins lorsqu’il ne peut le faire, etc.) ; moins connu est l’impact indirect du nombre d’heures passées à prendre soin de l’aidé[7], soit la prise de congés non rémunérés, le repli sur des emplois à mi-temps ou encore le refus de certaines promotions (Guberman, Maheu et Maillé, 1993). L’inquiétude ne tient alors pas tant au fait de cesser une activité rémunérée à la retraite – que beaucoup ont mis entre parenthèses à cause de la situation d’aide – qu’à l’anticipation des répercussions à long terme de l’impact financier de l’aide, notamment sur les sommes épargnées pour leurs vieux jours. Si la situation d’aide dure trop longtemps et que les économies de l’aidé tarissent, dans le cas d’un parent âgé par exemple, on se dit qu’on espère qu’il « partira » avant que cela ne devienne trop onéreux. Dans le cas d’un conjoint malade, on s’inquiètera de ce qu’il va rester au survivant du couple, puisque leurs économies, notamment leurs REER, auront été fortement ponctionnées pour offrir une qualité de vie convenable à l’aidé. Dans le cas d’un enfant malade, il arrive que l’un des parents doive cesser de travailler pour pouvoir s’en occuper à plein temps, même à un âge adulte, ce qui est exposé par nos répondants et dans les écrits (Guberman, Maheu et Maillé, 1991, 1993).

Ainsi, cette inquiétude reflète ce que nous trouvons ailleurs, c’est-à-dire qu’à niveau de scolarisation égal, les aidants baby-boomers sont plus pauvres que les personnes de la même génération qui ne sont pas aidants, les coûts, colossaux, de l’aide à un proche au Canada ayant été estimés par Hogenbirk et al. (2005). Cet impact financier, bel et bien réel, revêt également une dimension symbolique plus marquée chez les baby-boomers que chez les générations précédentes, notamment chez les femmes actives, fortement scolarisées de la classe moyenne ou supérieure. Ainsi, ces aidants de la classe moyenne voient dans la vie des autres baby-boomers (amis, mais aussi frères et soeurs qui ne s’investissent pas dans l’aide) un miroir inversé de ce qu’ils n’auront jamais. Lors des entrevues, ils caricatureront ainsi ceux-là qui bénéficient d’une retraite dorée, occupés à voyager et à jouer au golf. Pour les plus démunis, ils ne projettent qu’une vie marquée par la précarité. Malgré cela, être autonome financièrement représente pour les participantes (essentiellement) une avancée par rapport à la situation de leurs mères. Certaines aidantes nous ont en effet confié que l’indépendance financière est garante d’une indépendance émotionnelle impensable pour leurs mères.

Par ailleurs, ces aidants ne veulent pas demander d’aide à leurs enfants (encore moins pécuniaire, sujet d’ailleurs qui n’est jamais abordé), bien qu’ils aident eux-mêmes souvent financièrement leurs proches. Pour finir, la perte financière engendrée par l’aide inquiète les aidants qui estiment ne pas pouvoir se payer des services privés et qui pensent que le système aura du mal à accéder à leurs demandes. Souvent appauvris par la situation d’aide, beaucoup s’inquiètent de l’éventuelle privatisation des services de maintien à domicile qu’ils n’auront pas les moyens de se payer. Cette crainte de manquer d’argent pour « plus tard quand ils seront vieux » est amplifiée par leurs relations actuelles avec un système de santé qu’ils estiment « en perdition ». Les aidants baby-boomers se battent en effet pour pouvoir trouver un hébergement de qualité à leur proche, ou avoir des heures de soins, ou de répit. Aux prises avec les limites du système, ils sont en mode conflictuel avec les services (Guberman et al., 2009 ; Lavoie et al., 2009). Mais si leur peur de vieillir est évidemment liée à leur expérience du système, ils n’envisagent toutefois pas de palier les manques du système en retournant à des stratégies familialistes : ils comptent sur eux, leurs amis et sur le système de santé publique lorsqu’ils en auront besoin.

Conclusion

La conception que les baby-boomers qui prennent soin d’un proche se font de la vieillesse relève d’une éthique de soi fondée sur la responsabilité et l’autonomie. Ainsi, même les personnes ayant une vision positive du vieillissement participent de l’élaboration de la figure de l’aîné, la polarisant entre les figures du « bien vieillir » et du « mal vieillir ». Cette polarisation renvoie aux mêmes normes centrées sur la responsabilité et la prise en charge de soi. Suivant cette typologie, le « mauvais aîné » serait celui qui se « laisse aller », qui est « passif », et c’est de cette passivité dont découleraient tous ses maux (de la santé qu’il a négligée et de la solitude dont il n’a su se sortir seul). Le « bon aîné », c’est celui qui organise lui-même ses actions, est actif dans la prise en charge de sa santé, autonome dans ses décisions et participe activement à la vie sociale. Son activité est donc gage à la fois de la préservation d’une bonne santé et de son bien-être. La réponse au mal ou au bien vieillir se trouverait donc dans l’individu lui-même et non pas dans les conditions sociales du vieillissement.

De ce fait, la « figure repoussoir » de l’aîné engendre des pratiques de soi visant à contrer les traces du vieillissement, dont le thème central demeure l’autonomie. À travers les discours des baby-boomers aidants, se dessine le portrait de futurs aînés qui refuseront d’être des aidés, bien qu’ils aient été aidants eux-mêmes. Cela risque de poser des problèmes aux services de santé, encore trop habitués à compter sur les familles, tout en posant de nouveaux défis pour la société québécoise puisque ces aidants, appauvris par l’aide, attendent que la société (i.e. les services de santé publique) les soutiennent dans leur autonomie le plus longtemps possible. Un juste retour des choses, pour ceux qui se perçoivent comme ayant construit et soutenu le système social québécois depuis la Révolution tranquille.