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L’allongement de l’espérance de vie et l’augmentation de la prévalence de problèmes de santé et sociaux de longue durée qui peuvent découler du vieillissement de la population appellent une importante révision de l’organisation des services aux personnes âgées en perte d’autonomie. Celle-ci doit en effet évoluer d’un modèle hospitalo-centrique dédié aux soins aigus vers un modèle domicilo-centrique voué aux problèmes chroniques, complexes et évolutifs caractéristiques de la perte progressive d’autonomie (Hébert et al., 2008). Ce recentrage sur les milieux de vie permet une actualisation des façons de fournir les services en fonction des besoins des usagers et des connaissances scientifiques et il mobilise plusieurs acteurs, professionnels ou non, provenant de services tant publics que privés ou associatifs. Cela contribue à la complexification et à la fragmentation de l’organisation des services, éventuellement compensée par des dispositifs intégrateurs (Kodner, 2006).

En réponse à cette fragmentation, diverses expériences ont été menées afin de soutenir l’intégration des services pour des clientèles présentant des problèmes complexes. Le modèle québécois PRISMA constitue l’une des plus importantes expérimentations nord-américaines en matière d’intégration des services (Kodner, 2008 et il a été évalué (processus et impact) dans le cadre d’un devis quasi expérimental (Hébert et al., 2008). Ces travaux ont inspiré, avec d’autres, l’importante réforme du système socio-sanitaire québécois en 2004. Au cours d’une recherche[1] évaluant le processus d’adaptation en France de ce modèle, nous avons analysé la réceptivité des acteurs à son égard, soit la perception que l’innovation comporte des avantages pour eux. Cette réceptivité est reconnue comme une condition préalable à l’adoption d’une innovation (Greenhalgh et al., 2004).

L’analyse présentée dans le présent article montre que, si en principe la réceptivité est bonne, l’adaptation de l’innovation au contexte français fut modulée par trois grands déterminants contextuels : 1) la politisation de la gestion des services, 2) le caractère concurrentiel du système, et 3) son inscription dans une tradition bismarckienne plutôt que beveridgienne, contrairement au Québec.

Alors que le projet d’intégration des services contribue au Québec à inverser le rapport entre offre de services et besoins des usagers, en faisant en sorte que les seconds définissent davantage la première[2], le contexte français module autrement ce rapport. En fait, en contexte français, le couple conceptuel offre/besoin s’articule à un troisième terme découlant de la tradition bismarckienne, celui de droit d’accès aux services.

Dans ce contexte, l’accès au service est conditionné par la présence de plusieurs régimes normatifs à fondements administratifs plutôt que cliniques. Alors que le Québec a travaillé à réduire la complexité constitutive de tout système socio-sanitaire par un important effort d’intégration[3], les participants au projet pilote français ont plutôt cherché à animer cette complexité, l’estimant essentiellement irréductible dans leur contexte. La suite de l’article cherche à reconstruire les conditions institutionnelles de la réceptivité de cette innovation et, par conséquent, à élucider certaines forces de la mise en forme actuelle de gestion publique du vieillissement démographique.

L’intégration comme condition de la qualité des services

Selon Kodner et Kyriacou, l’intégration se définit comme « un ensemble de techniques et de modèles d’organisation conçus pour la transmission d’information, la coordination et la collaboration à l’intérieur et entre les secteurs de traitement et de soin, les prestataires de services et de soins, et les secteurs administratifs ou financeurs » (2000 : 1). Elle a pour impact une meilleure continuité des services autour de la personne âgée en perte d’autonomie, et accroît l’efficacité et l’efficience des services (Béland et al., 2006). Pour ces raisons, elle constitue l’une des composantes fondamentales des modèles conceptuels récents de la qualité des services (Kröger et al., 2007).

Divers modèles d’intégration ont été conçus, expérimentés et évalués. Ils se répartissent en trois niveaux d’intégration, 1) de liaison, 2) de pleine intégration, et 3) de coordination (Leutz, 1999). Les modèles de liaison visent la rédaction de protocoles de transferts inter-organisationnels systématiques d’information ou de ressources pour répondre aux besoins des usagers d’un territoire donné. Toutes les organisations parties prenantes de cette entente contractée demeurent cependant indépendantes sur le plan opérationnel. Dans les modèles de pleine intégration, une organisation centrale est responsable de fournir aux usagers l’ensemble du continuum de services. Au besoin, elle contracte avec certains prestataires privés pour compléter l’offre de services[4].

Le modèle PRISMA, dont il est ici question, est un modèle dit de coordination. Ce type de modèle engage les différentes organisations d’un même territoire à mettre en place des dispositifs systématiques de coordination pour réduire les bris de continuité des services. Pour ce faire, elles mutualisent certaines de leurs ressources, compétences et prérogatives, déplaçant ainsi leurs frontières respectives. Le modèle PRISMA[5] comporte six composantes :

  1. Une concertation stratégique (décideurs), tactique (gestionnaires) et clinique (praticiens) visant à adapter le modèle à la réalité du territoire à intégrer.

  2. Un dispositif de gestion de cas incarné par un professionnel dédié à l’évaluation des besoins, à la coordination et à la planification des services sur une longue durée.

  3. La mise en place d’une porte d’entrée unique aux services qui permet une évaluation standardisée des besoins.

  4. Un outil valide d’évaluation, auquel peut être associé un système de classification produisant des profils de besoin[6]. Cet outil a avant tout un fondement clinique, et est reconnu par l’ensemble des partenaires du continuum de services.

  5. Un outil de planification des services standardisé et partagé par les différents partenaires cliniques.

  6. Un dossier clinique partageable qui permet la circulation efficiente des informa- tions cliniques nécessaires à la bonne intégration des services[7].

Si la puissance référentielle du modèle découle de la cohérence de ses six composantes, il s’agit cependant moins d’un modèle à reproduire à l’identique que d’une méthodologie dont un des fondements est précisément son adaptabilité locale par une activité continue et à tous les niveaux de gouvernance et de concertation.

La complexité du système français

En raison de sa très longue histoire, le système socio-sanitaire français est d’une extrême complexité. Si du côté du Québec l’essentiel du financement provient d’un payeur unique, du côté de la France quatre ordres de gouvernement (l’État, la région, le département et la municipalité) y contribuent. En plus des financements gouvernementaux, une part importante des coûts est assumée par de grandes caisses d’assurances découlant du modèle bismarckien de sécurité sociale. La couverture par ces caisses est historiquement tributaire du statut de travail de l’usager.

La complexité structurelle induite par la pluralité des logiques de financement engendre une très grande diversité de systèmes normatifs prescrivant l’accès aux services, chaque payeur édictant ses propres règles d’accès aux services. Le clinicien se doit donc de lire le cas clinique au regard de ces systèmes normatifs pour identifier qui paiera (vraisemblablement qui paieront) la prestation de services. Cette condition décentre les cliniciens d’une lecture strictement clinique des besoins et provoque chez les différents acteurs le déploiement de nombreuses stratégies d’adaptation. Cela suscite une ambiance de concurrence, renforcée par la politisation de la gestion des services publics, les élus des quatre ordres de gouvernement cherchant à conserver et faire valoir leurs prérogatives respectives dans la gestion des systèmes. Ce contexte favorise la mobilisation des acteurs dans une posture du projet a priori favorable à l’innovation. Pourtant, ces nombreux projets peinent à se fédérer en un tout véritablement intégré en raison de leur inscription dans cette logique concurrentielle, constitutive d’une importante force entropique[8].

La compétence publique en matière gérontologique est également fort éclatée. La Direction générale de la santé élabore la politique de santé publique et contribue à sa mise en oeuvre. Elle a notamment pour mission l’amélioration de l’état de santé des personnes dépendantes. La Direction générale de l’action sociale est chargée des missions relatives aux politiques d’interventions sociales, médico-sociales et de solidarité. Elle a entre autres des compétences relatives à la définition, à l’animation et à la coordination de la politique de prise en charge à domicile des personnes âgées. La Direction de la sécurité sociale, quant à elle, a les compétences relatives aux organismes de la sécurité sociale et participe à la surveillance des organismes de protection complémentaire. À ce titre, elle élabore et met en oeuvre les politiques relatives notamment à la couverture des risques vieillesse.

Par ailleurs, la Direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins a pour responsabilité d’organiser l’offre de services en liaison avec les directions précédentes. Son champ d’action s’étend au financement des activités spécifiques de soins aux personnes âgées, en établissement ou à domicile. Il faut ajouter la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, qui a pour missions de financer les aides en faveur des personnes âgées dépendantes, de garantir l’égalité de traitement sur tout le territoire et de développer une expertise en matière de qualité des services. La Caisse nationale d’assurance maladie définit pour sa part les orientations stratégiques en matière de paiement des prestations de soins et pilote un réseau de 132 caisses primaires.

De même, la Caisse nationale d’assurance vieillesse, qui finance les retraites du régime général, soit celles de 60 % de la population, a également en charge l’aide financière au soutien à domicile des personnes âgées. Enfin, sur le plan régional, les Agences régionales de l’hospitalisation ont des missions de définition et de mise en oeuvre de la politique régionale de l’offre de services hospitaliers.

Malgré les prérogatives de ces régulateurs nationaux et régionaux, la constitution française prévoit que « les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en oeuvre à leur échelon » (article 72). Ainsi, les 100 départements et 36  873 communes peuvent exercer des compétences en matière gérontologique, selon une infinité de configurations locales.

La complexité systémique esquissée ici se démultiplie dans le champ gérontologique en raison du caractère multidimensionnel, chronique et évolutif de ces problématiques, et par le fait que les services sont offerts en grande partie à domicile. L’absence dans le système français d’un acteur clinique pivot responsable de l’évaluation des besoins et de la cohérence de la mise en oeuvre des services contribue également à cette fragmentation. Cette dernière n’a pas qu’un caractère administratif, auquel cas il ne s’agirait que d’une question d’efficience budgétaire. Elle a aussi un impact clinique observable auprès de la personne âgée aux prises avec une raison administrative prévalant trop souvent sur la raison clinique. La dispersion des responsabilités fait en sorte que l’offre de services est peu lisible pour elle, mais aussi, dans une certaine mesure, pour les cliniciens.

Complexité et fragmentation trouvent leurs fondements dans le mouvement historique de structuration du système français. En fait, l’histoire de son développement fut « l’histoire de sa fragmentation » (Palier, 2005, 134). Palier explique cette histoire par la notion de sentier de dépendance. Ce concept néo-institutionnaliste soutient que les fondements institutionnels d’un système public ont leur propre capacité à orienter son évolution, notamment par l’inertie des règles qu’il produit et par l’attribution de ressources qui en découle. L’inertie est d’autant plus forte que le sentier est le fait d’un processus continu d’institutionnalisation qui s’incarne peu à peu dans des organisations, dans des dispositifs et, ultimement, dans des pratiques professionnelles.

Le système français est le produit de la rencontre d’un sentier fondateur et de deux sentiers réformateurs ayant chacun leur source conceptuelle distincte. Le premier a son origine dans le modèle corporatiste assuranciel bismarckien, caractérisé par la négociation tripartite (syndicat, patronat et État) en vue de la constitution d’une protection sociale négociée par secteur d’activités. Le système de caisses d’assurances prend sa source dans ce modèle.

Ce sentier premier a été influencé par deux sentiers réformateurs, soit le modèle beveridgien cherchant à établir une protection sociale plus universelle que sectorielle pour les risques dits universels, et le modèle concurrentiel inspiré de la Nouvelle Gestion Publique-NGP (Merrien, 1999). Le modèle concurrentiel vise le développement d’une protection sociale ciblée sur des populations à risque.

Le long processus en cours de mise à jour de la protection sociale française a produit un compromis historique qui consiste à respecter les droits acquis par le travail issus de la logique bismarckienne, tout en tendant vers une couverture universelle de services par une série de mécanismes compensatoires. Le système de protection sociale français est complexe, car il cherche à atteindre les objectifs de Beveridge avec les instruments de Bismarck, en les transformant à la marge (Palier et Bonoli, 1995).

Le modèle bismarckien étant assujetti aux contributions du travail, et donc aux aléas économiques, la crise économique des années 1980 a provoqué la mise en oeuvre d’une multitude de plans de redressement pour compenser la pression budgétaire des crises économiques de l’époque sur la capacité des divers financeurs à assumer leurs responsabilités. Au milieu des années 1990, l’État français instaura une loi de financement public de la sécurité sociale qui créa un déficit consolidé et légitima sa volonté de gérer le système de façon intégrée. On observa la signature d’un grand nombre de conventions d’objectifs de gestion avec des partenaires institutionnels visant l’accroissement de leur performance. Ces conventions s’inspirent des principes d’efficacité de la NGP (Contandriopoulos, 2008).

De même, la création de nouvelles prestations pour les personnes âgées en perte d’autonomie a conduit à renforcer le pôle assistanciel de la protection sociale, tout en l’« autonomisant » du pôle assurantiel historique. Cette autonomisation a produit un début de déconnexion entre le mode de financement et l’organisation des services. Cette juxtaposition de logiques d’action publique explique la complexité du système français et la difficulté de l’État à contrecarrer les inerties institutionnelles, organisationnelles et professionnelles, un acteur pouvant faire jouer une logique contre l’autre selon ses intérêts.

L’application dans le champ gérontologique des lois de décentralisation de l’État français, inspirées aussi de la NGP, a prolongé l’effet de ces inerties. Pour ce domaine d’intervention, les modalités générales des politiques sont formulées sur le plan national, tandis que leur mise en oeuvre est renvoyée à des dispositifs territoriaux négociés à des échelons régionaux, départementaux voire municipaux. Ces dispositifs « s’ajoutent aux dispositifs nationaux les concurrençant parfois directement [et] les démultiplient » (Gaudin, 2004 : 43).

Tout au long de cette lente transformation de la logique d’action publique, les services français destinés aux personnes âgées ont connu une croissance importante, notamment en matière de dispositifs de coordination (pensons aux Centres locaux d’information et de coordination (CLIC) ou aux Réseaux gérontologiques[9]). Alors que ces dispositifs sont a priori porteurs d’une certaine capacité intégrative, ils se sont déployés suivant une très grande variabilité de configurations locales, conditionnées par l’impératif de négociation de compromis locaux entre instances (Buttard, 2008).

En raison de la faiblesse relative de leurs ressources[10], les CLIC constituent pour l’heure une modalité non systématique de liaison, qui a pour réalisations premières la diffusion de l’information à la population et aux professionnels, et l’animation des activités de promotion d’une meilleure coordination auprès des divers acteurs. En plus de la modestie de leurs ressources, ces dispositifs ne couvrent pas les mêmes territoires, ce qui entrave une approche populationnelle ou territoriale efficace.

L’observation des pratiques nous a également permis de constater qu’au plan clinique, une même personne âgée pourra, dans ce contexte, faire l’objet de plusieurs évaluations, autant que l’exigera le montage financier requis pour combler ses besoins. Chacun de ces acteurs est en position de coordination partielle puisqu’il répond avant tout d’un système normatif clinico-administratif qui lui est propre. Chaque administration partie prenante du suivi clinique ne reconnaît que ses propres outils d’évaluation, dans certains cas faiblement valides sur le plan clinique puisque répondant d’abord à un besoin administratif de vérification de l’accès aux droits.

Cadre théorique et méthodologie

C’est dans ce contexte de fragmentation que nous avons étudié la réceptivité du modèle québécois PRISMA d’intégration des services. En contexte de grande complexité, les modèles linéaires de diffusion d’innovations sont inadéquats pour rendre compte des mouvements réels caractérisant la transformation des pratiques ou des organisations. Les travaux de Greenhalgh et al. (2004) montrent à ce propos l’importance de la primo-réceptivité chez les adoptants potentiels de l’innovation. La réceptivité est ici conçue comme la compatibilité de l’innovation aux normes, valeurs et besoins des adoptants potentiels, et à leur perception qu’elle offre un avantage relatif.

Le protocole de recherche consistait en une étude évaluative mixte de la mise en oeuvre de cette innovation. Elle s’est déroulée sur trois sites (méga-urbain, urbain et rural). De nombreuses collectes de données (entrevues ouvertes, entrevues fermées, observations de pratiques professionnelles et de concertation) ont été réalisées[11]. Nous avons effectué une soixantaine d’entrevues pendant la phase d’adoption de l’innovation auprès de gestionnaires de niveau national, régional et local, mais aussi auprès de cliniciens[12]. Nous avons fait une analyse de contenu de ces entrevues à partir de deux cadres théoriques, 1) la théorie de l’innovation sociale (Akrich, Callon et Latour, 2006) documentant le processus de traduction de l’innovation par les adoptants, et 2) une sélection d’attributs de la réceptivité (Greenhalgh et al., 2004).

L’analyse s’est effectuée par catégorie d’acteurs : stratégique (les décideurs), tactique (les gestionnaires) et opérationnelle (les cliniciens).

La section qui suit présente la réceptivité de deux des principes fondateurs du modèle PRISMA, celui d’intégration, au sens de Leutz (1999) présenté plus haut, et celui de coordination, au sens d’une pratique de gestion des interdépendances entre acteurs (Malone, Crowston, 1991). Nous avons également analysé les discours portant sur l’une des principales composantes du modèle PRISMA, soit la gestion de cas.

Nous verrons que la force de fragmentation documentée sur le plan institutionnel se prolonge dans les possibles stratégiques s’offrant aux acteurs, ce qui conditionne leur réceptivité à l’innovation.

Résultats d’enquête

L’enquête a fait ressortir que sur le plan des fondements de l’innovation, le principe même d’intégration apparaît sous-problématisé. Il est perçu par les répondants comme un effet de mode en provenance du monde de la gestion, même s’il est en principe porteur de changements plus fondamentaux que celui de coordination qui fonde la plupart des initiatives françaises actuelles.

L’intégration apparaît vectrice d’une standardisation des pratiques qui prend mal en considération les contraintes associées aux conditions singulières d’intervention. Pour les cliniciens, elle appelle clairement des réserves, même si chacun reconnaît les problèmes de fragmentation. Plusieurs distinguent donc coordination et intégration, la première étant plutôt affaire clinique, donc postulée positive, la seconde plutôt affaire institutionnelle, donc traversée d’enjeux de pouvoir.

Intégrer signifie recourir à une forme de supra-coordination qui exige que chacun des partenaires du continuum de services accepte de se voir déposséder de certaines prérogatives, alors même que la concurrence constitutive du mode d’organisation des services en France appelle plutôt à des stratégies défensives de protection des territoires d’intervention : « Il y a pas mal de Zorros qui arrivent et qui veulent tout faire. Chacun pense qu’il est là pour sauver la situation » [acteur opérationnel].

Le refus ou l’impossibilité de partager les territoires a limité dans leur capacité intégratrice certaines initiatives ayant pourtant du potentiel à cet égard. Par exemple, les CLIC ont été développés pour réaliser de la coordination, mais, dans bon nombre de cas, ils servent avant tout à trouver un référent externe qui aura pour mission de… coordonner : « Dès qu’on a une situation, la première chose qu’on cherche à faire, on cherche à trouver le référent ou le futur référent » [acteur opérationnel].

Les acteurs stratégiques sont plus ouverts à l’égard de l’intégration : « Un jour ou l’autre, il faut intégrer, c’est-à-dire accepter de réduire son territoire pour en donner un bout à l’autre et prendre un bout de prérogatives sur le territoire de l’autre » [acteur stratégique].

Le défaut de problématisation de l’intégration fait en sorte que les participants au projet pilote estiment que le modèle proposé porte avant tout sur la coordination des services auprès de personnes âgées dont la situation se caractérise par une haute complexité, entendue ici comme des difficultés à la fois médico-psycho-sociales, et pour laquelle la réponse des systèmes d’intervention existants a atteint sa limite. Or, cette intention de coordonner est présente chez tous les acteurs interviewés, ce qui crée une impression de faible plus-value de l’innovation au regard des pratiques existantes.

La perception de redondance exprime à la fois une crainte de dépossession de l’espace d’action de chacun des acteurs en coordination, mais aussi une occasion de reconnaissance par une participation à l’innovation. Le principe de coordination fait donc d’emblée l’objet d’une réceptivité beaucoup plus grande et immédiate que celui d’intégration, car il est reconnu par tous comme un attribut « naturel » de la qualité des services. Il se fonde sur le principe de l’autonomie des partenaires, alors que l’intégration paraît plus directive, car davantage centrée sur la cohérence globale du système. Les acteurs estiment d’ailleurs avoir déployé de multiples efforts en ce sens depuis de nombreuses années : « Ce n’est pas pour nous vanter, mais de facto nous le faisons » [acteur tactique].

Tous les acteurs tactiques évoquent des expériences visant à soutenir une meilleure coordination des services, mais avec des succès très variables et une incapacité évidente à les fédérer. La coordination première est interprofessionnelle et fondée sur des affinités entre individus, puis devient inter-organisationnelle, découlant d’ententes locales contractualisées dont la durée et la mise en oeuvre réelles sont tributaires de la bonne volonté des gestionnaires contractants. La coordination soutenue par le modèle PRISMA paraît alors plus directive en raison de son intention de systématisation, et sa velléité de transformation du rapport entre offre de services/ besoins des usagers et droit d’accèsaux services évoqué en introduction.

Sur le plan clinique, la désignation d’un coordonnateur dédié, comme un gestionnaire de cas, est difficile dans un contexte où aucun des acteurs n’est légitime pour faire une action qui engage, même indirectement, ses partenaires. Le défaut d’autorité du coordonnateur désigné de façon ad hoc pour chaque cas complexe explique pourquoi l’action de coordonner est surtout une affaire d’animation des formes spontanées de travail en réseau informel : « La coordination ne se passe souvent qu’entre pairs, pairs au sens proche du terme » [acteur stratégique].

La primo-représentation de la coordination s’élabore alors dans le registre de l’informel et consiste avant tout à animer de façon plus intense les pratiques collectives, et non à réduire la complexité du système, ce qui exigerait de modifier les prérogatives des partenaires. Cela explique pourquoi les micro-coordinations ne semblent pas se pérenniser autrement que dans une culture de la prise en charge volontariste, dont les contours sont très variables d’une situation clinique à l’autre. La coordination plus systématique apparaît néanmoins pertinente pour les cas complexes à la limite des capacités spontanées des partenaires à animer la complexité : « cette notion d’intégration, c’est peut-être une manière d’éviter le piège de la coordination, parce que je crois que la coordination, on en a fait le tour et qu’on n’a jamais vraiment réussi à coordonner » [acteur stratégique].

Plusieurs répondants reprochent aux formes spontanées de coordination leur caractère improvisé : « Non systématique, et non professionnalisée, non évaluée, j’appelle ça un peu du bricolage. Donc, on réinvente la roue à chaque fois » [acteur stratégique].

L’absence de systématisation surgit avec force lorsqu’on se place en surplomb, du point de vue du système, mais aussi de celui en contrebas de l’usager qui se doit de reconstruire les ponts entre des segments de continuité de services échappant aux bonnes volontés des acteurs proximaux cherchant à se coordonner.

Le caractère concurrentiel du contexte français permet, certes, l’expérimentation de nombreuses initiatives de coordination, souvent bilatérales et volontaires d’une organisation à l’autre. Mais il ne crée pas les conditions de leur pérennisation : « Ils s’entendent, mais ça fait quand même très château de cartes, c’est-à-dire que ça reste une expérience » [acteur stratégique], c’est-à-dire qui n’a pas les effets escomptés. Or, cette pérennisation adaptée localement par les utilisateurs est sans aucun doute le meilleur critère pour juger de la valeur d’une innovation.

Les inerties institutionnelles évoquées plus haut se prolongent dans l’absence d’outils systématiques et partageables d’évaluation des besoins, de coordination ou de planification. À ce propos, les répondants cliniques expriment clairement une crainte à l’égard de toute velléité de standardisation portée par de tels outils. La standardisation constitue une menace aux façons de faire traditionnelles, et donc aux identités professionnelles et organisationnelles, et nombre d’acteurs estiment qu’un projet de standardisation est forcément traversé d’une forme plus ou moins tacite de volonté de contrôler leur pratique. Ainsi, ils peuvent tout à la fois décrier les effets pervers d’une multitude de coordinations fragmentées et non systématiques : « On voit bien que chaque fois qu’on introduit des coordinateurs [sic] à gauche à droite, on n’a fait qu’agacer les gens de terrain, et complexifier au niveau administratif » [acteur stratégique].

On rejette aussi le principe de coordonnateure dédiée à les systématiser car cela est « vécu comme s’ils étaient des donneurs d’ordres » [acteur stratégique].

La gestion de cas, soit la composante la plus saillante du modèle pour les adoptants, a fait l’objet d’une réceptivité de principe relativement bonne, bien que sa valeur ajoutée soit perçue comme faible puisqu’elle redouble les formes naturelles de coordination : « On a l’impression que Prisma se rajoute encore à quelque chose qui fait de la gestion de cas. [x] en fait, le [x] en initie et le [x] en fait » [acteur opérationnel].

L’avantage relatif de la composante du modèle existe autour de trois dimensions : 1) elle permet de se centrer sur les besoins de la personne âgée plutôt que sur les logiques de système, 2) elle permet une meilleure liaison social-sanitaire, et 3) elle favorise une certaine standardisation, même si les acteurs la craignent. Plusieurs acteurs estiment faire depuis longtemps une forme naturelle de gestion de cas sans la désigner comme telle : « Sur le plan des identités, ça va être compliqué. Ils font du PRISMA sans faire du PRISMA, c’est-à-dire qu’ils sont gestionnaires de cas » [acteur clinique].

Il y a donc clairement ici réduction de la gestion de cas à sa seule fonction coordonnatrice, occultant par le fait même sa fonction intégratrice. Le gestionnaire de cas est représenté par l’analogie du « chef d’orchestre qui va utiliser les ressources locales » [acteur opérationnel]. Pour ce faire, il accompagne, conseille, oriente, réfère : « C’est un référent » [acteur opérationnel]. En ce sens, il apparaît moins gestionnaire dédié à l’intégration des services que clinicien dédié au cas clinique. Cela révèle une sous-problématisation du versant organisation des services de la gestion de cas, et de sa capacité à orienter l’offre des services sur une lecture rigoureuse des besoins.

Certains acteurs craignent que cette composante participe d’un effort de centralisation administrative : « Je suis contre la centralisation, mais dans ce genre de choses, la centralisation, est importante puisque il y va de l’efficacité » [acteur opérationnel]. Cette crainte révèle un débat quant à la légitimité découlant de la provenance puis du rattachement administratif des gestionnaires de cas, et donc de leur « légitimité sur le terrain » [acteur stratégique]. Elle illustre également la tension entre l’animation de la complexité, en vue de rendre la prise en charge plus fluide, et la réduction de la complexité, en vue d’agir sur les conditions structurelles de l’entropie dans l’organisation des services.

Un paradoxe conceptuel traverse l’ensemble de nos analyses, soit un désir relatif d’être plus efficace, mais nuancé par la crainte que l’innovation serve à des fins instrumentales de réduction de la complexité.

Au total, les acteurs interviewés affirment une adhésion de principe assez bonne à l’égard des objectifs généraux du modèle proposé, même s’ils expriment clairement un rapport stratégique à son égard, la voyant comme une occasion parmi d’autres d’avancer localement vers une meilleure coordination. L’innovation leur paraît doubler, parfois prolonger, d’autres initiatives locales en matière de coordination.

Ce foisonnement d’initiatives traduit l’engagement des acteurs à l’égard de la problématique de la coordination des services et constitue sans l’ombre d’un doute une condition forte de la réceptivité. Force est de constater que la plupart de ces initiatives ont une capacité modeste en matière d’intégration et que plusieurs d’entre elles n’ont pas eu le succès escompté du point de vue même de leurs initiateurs.

La mobilisation des acteurs en faveur d’un si grand nombre d’initiatives révèle une condition fondamentale à la bonne compréhension de la situation française dans le contexte de vieillissement global de la population, à savoir une concurrence inter-organisationnelle favorisant une forme d’activisme à l’innovation nécessaire pour se distinguer des concurrents. Paradoxalement, ce même contexte entrave la capacité des acteurs à engager des changements plus fondamentaux : « Ça va être plus difficile parce qu’il y aura plus de gens concernés, donc peut-être plus de conflits d’intérêts » [acteur opérationnel]. La concurrence, comme la complexité du contexte français, rendent ainsi difficile la formulation d’objectifs de politiques publiques forts, ce qui engendre une force d’inertie reproduisant le sentier de dépendance évoqué plus haut.

La quasi-totalité des acteurs ont formulé une condition d’adoption de l’innovation qui leur paraît importante : à défaut d’un investissement à la hauteur des attentes de changement que porte l’innovation, elle doit se réaliser à peu près à coût constant, c’est-à-dire en ne provoquant pas une trop grande pression budgétaire : « L’objectif était d’essayer de voir le plus possible au travers de l’existant comment on pouvait aménager cet existant pour qu’il soit performant, sans le modifier » [acteur stratégique].

Cette posture révèle trois conditions fondamentales de la réceptivité. La première est celle de systèmes d’intervention sous très forte pression budgétaire, ce qui provoque de facto une résistance au changement puisque son incidence budgétaire est telle que l’adoption impactera la capacité des acteurs à réaliser leur mission première, et souvent urgente, de services directs à des personnes en grand besoin. La seconde condition découle de la première : il y a concurrence inter-organisationnelle parce qu’il y a nécessité de protection des budgets historiques. On participe alors minimalement aux diverses innovations, au cas où l’une ou l’autre d’entre elles se révélerait porteuse de nouveaux financements. La troisième s’exprime à travers la crainte que les efforts budgétaires éventuellement consentis ne bénéficient pas à ceux qui les investissent, certains acteurs cherchant à se départir par exemple de clientèles lourdes à l’occasion d’une refonte de l’organisation des services.

Ces conditions provoquent un enfermement logique des acteurs, coincés par un impératif stratégique de participer à plusieurs initiatives sans avoir véritablement les moyens de s’y investir réellement. Cela provoque chez les adoptants une charge mentale importante, qui devient lassitude, puis fatigue de l’innovation (Alter, 2005).

L’engagement financier des décideurs nationaux est donc clairement une importante mesure du sérieux de toute volonté d’innover. À défaut d’un financement à la hauteur des ambitions affirmées par les promoteurs de l’innovation, le changement doit laisser libre cours aux bonnes volontés : « Si on peut encore améliorer les choses, tant mieux » [acteur stratégique].

Plus cyniques, certains acteurs estiment que les inerties règlementaires et politiques tueront dans l’oeuf toute velléité de transformations véritables, et que, par conséquent, « il ne faut pas trop rêver » [acteur stratégique]. Ainsi, la majorité de nos interlocuteurs estiment que le principe, même bon, se heurtera au réel, d’où la nécessaire prudence dans leur adhésion, question de ne pas être déçus.

Les interlocuteurs expriment là leur expérience du changement dans un contexte de forte inertie institutionnelle. Ils ont vu passer nombre « d’excellentes idées » [acteur stratégique] n’ayant pas les ressources nécessaires à leur développement. Ils craignent, dans ce contexte, que l’innovation soit elle-même porteuse de complexité, en ce sens qu’elle pourrait ajouter une strate supplémentaire à une organisation des services déjà fort alambiquée : « PRISMA, c’est une autre fusée, c’est un autre étage » [acteur opérationnel]. Ce risque de complexification est source de frustration à l’égard des institutions : « On vit dans un paradoxe institutionnel, qui est que les institutions créent de la complexité et après essaient de trouver des solutions pour la diminuer » [acteur opérationnel].

Conclusion : la gestion publique du vieillissement démographique

De façon générale, la réceptivité de principe est bonne pour l’ensemble des composantes du modèle PRISMA, mais elle est traversée par une série de tensions conceptuelles. Au premier titre, nous constatons une sous-problématisation du principe d’intégration. La qualité intrinsèque du modèle est secondaire à la question de son opérationnalisation, notamment quant au respect des modalités existantes d’organisation des services et de financement.

Même si les acteurs reconnaissent que la fragmentation du système comporte des coûts financiers et cliniques importants, ces difficultés sont minorées par l’affirmation que la complexité structurelle de l’organisation des services en France comporte de nombreuses valeurs, dont celle de permettre une adaptabilité stratégique de l’intervention à la complexité des cas cliniques. De ce point de vue, l’intégration des services est un principe qui conduit sans doute à la réduction de la complexité, mais au risque d’une simplification excessive de l’offre de services.

Il appert que les composantes du modèle sont lues non pas sous l’angle d’un projet intégrateur, mais plutôt sous celui d’un dispositif permettant éventuellement de fluidifier les rapports interprofessionnels et intersectoriels existants pour des cas cliniques très complexes, à la limite des formes existantes de prestations de services. Il s’agit alors de mieux se coordonner dans un contexte de complexité institutionnelle estimée irréductible, à moins d’une volonté forte des instances gouvernantes de la réduire, ce qui, pour les répondants, ne semble pas s’avérer pour l’instant.

La prudence, voire l’attentisme, des adoptants découle alors moins de la qualité de leur réceptivité à l’égard d’une innovation reconnue par tous comme utile et pertinente, que de leur expérience des changements institutionnels. En fait, le sentier de dépendance, un concept a priori macroscopique, permet de donner sens à un ethos du projet stratégique caractérisant les acteurs du système socio-sanitaire français.

Ce système de valeurs et de représentations sociales constitue leur réponse aux forces d’inertie inhérentes à un sentier de dépendance qui restreint, voire contraint, les possibles du changement. Activistes en matière d’innovation pour soutenir les micro-coordinations, ces acteurs sont nettement plus conservateurs à l’égard d’un projet intégrateur plus ambitieux. Le compromis raisonnable dans ce contexte consiste en effet à participer à tout projet permettant d’atténuer les effets de la complexité, par son animation, sans cependant s’attaquer à la logique systémique qui les engendre, par sa réduction.

Dans la mesure où ces initiatives ne peuvent se fédérer, la solution proximale du développement de divers projets d’animation de la complexité participe, probablement sans le vouloir, de l’accroissement continu de la complexité, prolongeant dans les pratiques cliniques les effets du sentier de dépendance. Alors qu’il se trace à la faveur de la rencontre, singulière dans sa forme à la France, de trois grandes traditions de gestion publique (bismarckienne, beveridgienne et NGP), sa mise à jour actuelle est moins freinée par une forme d’inertie, celle d’acteurs opérationnels qu’il serait facile de considérer résistants au changement, que par une force de résistance, au sens de Foucault, soit cette force vitale que les sujets déploient à l’encontre des forces sociales de mise en formes de leurs conduites.

Cette force inscrite dans les mémoires des cliniciens affirme que la complexité de l’offre de services est la condition fondamentale d’une forme proximale et stratégique d’humanisme clinique visant l’adaptation infinie de l’offre réelle de services à la complexité des situations cliniques rencontrées. Penser l’intégration des services dans un contexte de très haute complexité exige une gouverne du changement sensible à cette force et une action publique ciblant spécifiquement les formes incarnées du sentier de dépendance, de façon à agir sur les déterminants des possibles. Cette exigence est à la hauteur des défis que pose le vieillissement de la population, dont le plus important consiste sans doute à se rappeler que l’organisation des services est avant tout affaire de service à des personnes singulières.