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Introduction

Au Canada, les services à domicile ont connu une croissance de 51 % au cours de la dernière décennie (ACSSD, 2008 : vii). Cette augmentation n’est pas étrangère au phénomène de vieillissement de la population et aux politiques récentes de rationalisation budgétaire des pouvoirs publics, qui considèrent ces services comme une stratégie permettant de freiner l’institutionnalisation des personnes en perte d’autonomie. S’inscrivant dans la continuité de travaux antérieurs (Vaillancourt et Jetté, 2009 ; Vaillancourt, Aubry et Jetté, 2003), le présent article vise à comparer l’évolution récente des services à domicile au Québec et en Ontario dans un contexte d’augmentation de la demande pour ce type de services. Rappelons que ces deux provinces regroupent près des deux tiers de la population canadienne et fournissent, à ce titre, une bonne indication de l’état de ces services au pays. Cherchant à faire éclater le cadre binaire État/marché, nous situons notre étude dans la perspective d’une économie solidaire et plurielle où le tiers secteur (organismes à but non lucratif, coopératives et mutuelles) et l’économie domestique (proches aidants)[1] ont aussi un rôle important à jouer. Le domaine du soutien à domicile se prête particulièrement bien à cette perspective dans la mesure où l’État, le marché, le tiers secteur et l’économie domestique y occupent tous une place significative. Nous examinons également la place qu’accorde chacune des provinces aux préférences exprimées par les usagers dans l’organisation et la prestation des services à domicile, une variable importante dans les débats actuels sur la transformation des États-providence.

L’article se divise en cinq sections. Les deux premières exposent les repères théoriques et méthodologiques qui ont guidé notre recherche. Nous y présentons d’abord la perspective de l’économie solidaire et plurielle pour ensuite insister sur l’influence du mode de régulation quant à la configuration des secteurs économiques. Nous identifions trois modes principaux de régulation des services à domicile : néolibéral, néo-providentialiste, démocratique et solidaire (Vaillancourt, Aubry et Jetté, 2003). Chacun de ces modes accorde une importance variable aux choix des usagers : la régulation néolibérale offre une grande liberté dans le choix des fournisseurs, la régulation néo-providentialiste règlemente de façon plus stricte l’accès aux services, tandis que la régulation démocratique et solidaire pose plutôt la question du choix des usagers sous l’angle de la participation démocratique de ces derniers. Les troisième et quatrième sections sont consacrées à l’évolution récente des services à domicile au Québec et en Ontario. Nous y dépeignons l’architecture des deux modèles en soulignant les modifications marquantes des quinze dernières années. Ces fondements théoriques et ces observations empiriques se croisent dans la dernière section dans le cadre d’une analyse comparative des services dans les deux provinces. Cette lecture transversale permet en conclusion de faire ressortir les caractéristiques particulières de chacun des modèles, mais aussi leur similitude quant à la place accordée aux choix des usagers.

La perspective de l’économie solidaire et plurielle

La perspective de l’économie solidaire et plurielle remet en question l’adéquation entre économie et marché en insistant sur l’existence d’une pluralité de principes et de secteurs économiques dans les sociétés. Nourrie de la pensée de Karl Polanyi (1983), cette approche soutient que les échanges de biens et de services au sein d’un territoire ou d’une communauté ne peuvent être restreints à la seule logique marchande (Lévesque, Bourque et Forgues, 2001). À partir d’une définition substantive de l’économie, l’approche de l’économie solidaire et plurielle postule en effet que les échanges économiques peuvent également s’inscrire dans une logique de réciprocité et de redistribution. La réciprocité fait référence à des échanges non monétaires associés à la dynamique du don (Caillé, 2000), alors que la redistribution renvoie à des transferts de ressources monétaires à partir d’une instance centralisée (Laville et Nyssens, 2001). Ainsi, la logique marchande (compétition), la réciprocité et la redistribution sont autant de principes qui modulent les rapports économiques en fonction, d’une part, des configurations socioéconomiques et institutionnelles nationales résultant du jeu des acteurs et des contingences politiques des territoires nationaux et, d’autre part, des structures mêmes des divers champs d’activités économiques à l’intérieur de ces entités nationales (production manufacturière, services, commerce, finance, etc.).

À ces principes économiques se juxtaposent quatre secteurs économiques : le secteur public (État), le secteur marchand (entreprises privées), le tiers secteur (économie sociale et action communautaire) et l’économie domestique (autoproduction individuelle, familiale ou communautaire). Chacun de ces secteurs est dominé par l’un des principes économiques évoqués précédemment, soit la redistribution pour l’État, le principe marchand pour le marché et la réciprocité pour l’économie domestique. Le tiers secteur, quant à lui, aurait la particularité de se développer en misant sur une hybridation des ressources économiques (marchandes, redistributives et réciprocitaires), ce qui en ferait des organisations particulièrement aptes à assurer la cohésion sociale et territoriale en plus de favoriser un développement démocratique des communautés (Laville, 2009). En outre, cet objectif de pluralité des principes économiques et d’hybridation des ressources est central sur le plan macroéconomique. Pour les tenants de l’approche de l’économie solidaire et plurielle, les sociétés ne peuvent en effet se développer sur la base d’un seul de ces principes qu’au prix d’un dangereux déséquilibre lui-même à l’origine d’importants dysfonctionnements des systèmes de production et de consommation. Comme le soulignait Caillé, « toutes les grandes catastrophes politiques et économiques du XXe siècle ont toujours tenu à une sorte de fétichisation d’un de ces trois pôles, à une tentative de vouloir résorber deux des trois logiques économiques en une seule » (Caillé, 1996 : 20). De toute évidence, le XXIe siècle, avec sa conjoncture marquée par un fort courant en faveur de l’ultralibéralisme et d’une application élargie des principes marchands, n’est pas à l’abri d’un nouveau désastre.

La question centrale du mode de régulation

Comme nous venons de le souligner, les principes marchands occupent à l’heure actuelle une position hégémonique sur le plan international, du moins dans les grandes institutions de régulation économiques (Stiglitz, 2010). Néanmoins, le poids de cette hégémonie se fait sentir à des degrés variables selon les domaines d’activité sur les réalités nationales et infranationales. Au Canada, par exemple, les provinces ont pleine juridiction sur les services sociaux et de santé et sont donc en mesure d’élaborer des stratégies particulières sur la base d’orientations politiques et de considérations socioéconomiques qui leur sont propres.

La perspective de l’économie solidaire et plurielle soulève donc la question des interactions entre les différents secteurs économiques et des formes d’hybridation qui en résultent sur les plans organisationnel et institutionnel. Elle renvoie à l’idée des modes de régulation mis en place pour assurer la cohérence entre les comportements parfois contradictoires des acteurs économiques (Boyer et Saillard, 2002). Cette fonction de régulation, assumée par l’État, apparaît centrale dans la mesure où elle détermine les règles du jeu auxquelles devront se soumettre les producteurs de services. L’État n’est donc pas un dispensateur de services comme les autres. En effet, en dernière instance, c’est lui qui impose le mode de régulation sous lequel se font la production et la livraison des services et qui a la tâche d’arbitrer les conflits susceptibles de survenir entre les divers producteurs de services (Lévesque et Thiry, 2008). Ce repère théorique est fondamental puisque le mode de régulation privilégié par les gouvernements provinciaux au Canada pour structurer le financement, la production et la livraison des services à domicile détermine au final les principes économiques qui seront mis en avant dans l’application de leur politique de soutien à domicile.

À partir d’une typologie développée antérieurement (Vaillancourt, Aubry et Jetté, 2003 : 30-31), nous distinguons trois modes de régulation dans le domaine des services de soutien à domicile : la régulation néolibérale (ou concurrentielle), la régulation néo-providentialiste (ou tutélaire) et la régulation démocratique et solidaire. La régulation néolibérale se traduit par un scénario où la logique concurrentielle tend à s’imposer à l’ensemble d’un champ d’activité et soumet les acteurs et les organisations au principe de la compétition ainsi qu’au jeu de l’offre et de la demande. Dans ce premier mode de régulation, ou bien le marché est considéré en lui-même comme un mode de régulation autonome (le marché autorégulateur évoqué par Polanyi), ce qui implique une intervention minimale de l’État, ou bien le marché est organisé et encadré par l’État à partir d’un certain nombre de paramètres administratifs qui permettent de baliser le système juridico-politique dans lequel se développera le marché (quasi-marché). Globalement, ce type de régulation trouve sa justification dans les économies attendues pour les administrations publiques et dans la plus grande liberté de choix accordée aux usagers dans l’offre de services étant donné la concurrence que se livrent les divers producteurs de services sur le marché (Laville et Nyssens, 2001).

La régulation néo-providentialiste, pour sa part, donne lieu à l’instauration d’une relation tutélaire entre l’État et les autres producteurs de services, notamment le tiers secteur. Nous disons « néo-providentialiste » étant donné le soutien financier accordé par l’État à certaines organisations du tiers secteur. Ce choix politique se démarque de l’État-providence traditionnel qui envisageait le développement social presque uniquement à partir du secteur public (notamment au Québec). À l’intérieur de ce mode de régulation, l’autonomie de gestion des organismes du tiers secteur subit de fortes pressions sous la contrainte des règles édictées par l’État, notamment en ce qui a trait au type de financement qui leur est accordé. Quant au secteur marchand, il occupe une plus large place que dans le modèle de l’État-providence première mouture, mais son développement reste encadré de manière stricte. À l’instar du tiers secteur, il tend à n’occuper que certains champs d’activité délaissés par le secteur public (par exemple l’hébergement des personnes âgées au Québec), et son intervention demeure résiduelle ou complémentaire par rapport à l’État. Les services étant encadrés de manière stricte par tout un éventail de règles et de normes administratives, syndicales et professionnelles, la marge de manoeuvre de l’usager quant au choix des prestataires de services et de leurs modalités de prestation demeure restreinte. C’est d’ailleurs là une critique récurrente adressée à ce modèle à la fois par les tenants du libéralisme et par ceux de l’économie plurielle ; les premiers lui reprochant son absence de flexibilité organisationnelle, les seconds, ses carences de participation démocratique.

Dans un troisième cas, celui de la régulation démocratique et solidaire, les relations entre les différents acteurs du soutien à domicile, que ce soit l’État, le secteur privé ou le tiers secteur, sont dites partenariales, c’est-à-dire basées sur la participation et la négociation. Ce dernier mode implique un dialogue entre les différents secteurs économiques et la mise en place de dispositifs de concertation favorisant l’implication des divers producteurs de services afin d’en arriver à une définition commune, mais pas nécessairement consensuelle, de l’intérêt général. Ce type de régulation n’exclut pas les conflits et les tensions, mais sous-tend la capacité des différents acteurs à se concerter et à opérer des compromis sur leur vision du développement. Quant à la question du choix des usagers, elle ne se pose pas de la même manière que dans les régulations précédentes en mettant l’accent sur sa dimension politique plus que sur sa dimension économique. C’est en effet par la participation active des usagers à la création et à la mise en place des organismes et par la suite aux instances démocratiques de ces organismes que peuvent s’actualiser leurs préférences. Plus qu’un simple choix axé sur un rapport qualité-prix (qu’ils peuvent difficilement opérer pour des raisons d’asymétrie d’information), la régulation démocratique et solidaire invite les usagers à une participation décisionnelle influençant directement les modalités de la prestation de services. L’enjeu de la participation et de la vie démocratique des organismes du tiers secteur devient ainsi fondamental pour le maintien et le développement de leurs « avantages concurrentiels » sur les autres modes de régulation.

L’analyse présentée repose sur trois sources de données : la littérature scientifique, la littérature gouvernementale et le contenu d’entrevues avec des informateurs-clés du domaine du soutien à domicile. Plus précisément, la section sur le Québec a été documentée à partir, d’une part, d’une recherche portant sur les arrangements institutionnels entre l’État et les entreprises d’économie sociale en aide domestique (Vaillancourt et Jetté, 2009) et, d’autre part, de données provenant d’entrevues et de sources documentaires gouvernementales. La section sur l’Ontario, quant à elle, s’appuie sur la littérature scientifique et sur la littérature gouvernementale.

Par ailleurs, afin d’établir une base de comparaison du panier de services offerts par les divers secteurs économiques au Québec et en Ontario, il nous a fallu déterminer une nomenclature des services à domicile applicable aux deux provinces. Pour ce faire, nous nous sommes inspirés, d’une part, de la nomenclature de l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS) (ICIS, 2007) et, d’autre part, de notre connaissance des services à domicile au Québec et en Ontario (Vaillancourt, Aubry et Jetté, 2003 ; Leduc Browne et Welch, 2001). Au terme de l’exercice, nous avons défini quatre grandes catégories de services : les services professionnels (ergothérapie, travail social, physiothérapie, soins infirmiers, etc.), les services de soutien à la personne (soins d’hygiène, activités de la vie quotidienne), les services d’aide familiale (aide ménagère, préparation des repas sans régime, activités de la vie domestique), et les services de soutien communautaire (visite de compagnie, transport, livraison de repas, etc.). Cette typologie permet d’établir des comparaisons et de raffiner nos analyses en mettant en lumière des dynamiques souvent occultées dans le cadre d’une simple division entre services professionnels et non professionnels.

Une régulation néo-providentialiste dans les services à domicile au Québec

Au Québec, l’architecture des services à domicile est définie par la politique de soutien à domicile du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) adoptée en 2003 (Québec, 2003). Les services offerts sont principalement rendus par des institutions publiques et des organismes du tiers secteur, et, dans une moindre mesure, par des agences privées et des travailleurs autonomes liés aux bénéficiaires par des ententes de gré à gré. La politique a fait l’objet de précisions en 2004 afin de clarifier la place de chacun de ces fournisseurs de services et a élargi la palette de producteurs pouvant dispenser des services de soutien à la personne (Québec, 2004a). Le MSSS est donc l’instance centrale qui définit les grandes orientations du soutien à domicile au Québec et décide de la répartition des ressources dans ce domaine.

L’organisation des services à domicile au Québec

L’organisation des services à domicile relève quant à elle des 18 agences régionales de santé et de services sociaux et des 95 centres de santé et de services sociaux (CSSS) répartis dans toute la province. Créées en 2003, ces institutions publiques ont, entre autres, pour mandat de veiller à l’application de la politique de soutien à domicile à l’échelle de leur territoire et de coordonner la mise sur pied et le fonctionnement d’un réseau intégré de services de première ligne, qui peut inclure des fournisseurs issus des différents secteurs économiques (Québec, 2004b). En plus d’être responsables de l’application de la politique de soutien à domicile, les CSSS donnent eux-mêmes des services à domicile, soit la grande majorité des services professionnels et des services de soutien à la personne.

Le tiers secteur assume également un rôle important dans la dispensation des services à domicile par l’entremise d’un réseau de 101 entreprises d’économie sociale en aide domestique (EESAD). Comme leur nom l’indique, ces entreprises exercent principalement leur activité dans le domaine de l’aide domestique (entretien ménager et menus travaux). Elles sont constituées d’organismes à but non lucratif et de coopératives financés principalement par l’intermédiaire du Programme d’exonération financière pour les services d’aide domestique (PEFSAD), programme gouvernemental allouant des ressources financières aux EESAD sur la base du nombre d’heures de services dispensé au domicile des personnes requérantes. Ces dernières doivent toutefois assumer une partie des coûts du service, variable en fonction de leur statut et de leurs revenus. Le PEFSAD structure ainsi à la fois l’offre et la demande de services parce qu’il permet simultanément de solvabiliser une demande de services auprès d’une clientèle souvent fragilisée sur les plans social et économique, tout en faisant des EESAD les seuls bénéficiaires d’une subvention ne pouvant être accordée qu’à une entreprise d’économie sociale dûment accréditée sur son territoire.

À l’origine, la création des EESAD visait à assurer la qualité des emplois ainsi que la continuité des services dans un champ d’activité où le secteur public n’avait jamais offert une pleine couverture de services. Au fil des ans, les EESAD ont toutefois connu des difficultés, notamment en ce qui a trait à leur financement, aux conditions de travail des employées et à leur vie associative (Vaillancourt, Aubry et Jetté, 2003). Des recherches récentes ont montré que plusieurs de ces problèmes n’étaient pas étrangers aux insuffisances des politiques publiques qui ont marqué leur développement : non-indexation du PEFSAD, sous-estimation des structures de coûts des entreprises, rapports hiérarchiques et autoritaires avec l’État, sous-financement chronique des services à domicile. À cela viennent s’ajouter, à l’interne, une fragmentation et une instabilité des regroupements d’EESAD qui n’ont pas toujours su faire preuve d’une cohésion d’ensemble favorisant la mise en place d’une action concertée venant appuyer leurs négociations avec l’État (Vaillancourt et Jetté, 2009).

Par ailleurs, la présence du tiers secteur dans les services à domicile au Québec est complétée par environ 500 organismes communautaires subventionnés par le Programme de soutien aux organismes communautaires (PSOC). Ces organismes sont actifs principalement dans le domaine des services de soutien communautaire. Leur histoire est bien antérieure à celle des EESAD puisqu’ils font partie des premiers organismes communautaires financés par le gouvernement québécois au cours des années 1970 (Jetté, 2008). Malgré la présence là aussi de revendications récurrentes concernant l’insuffisance du financement, ces organismes ont pu historiquement profiter d’un soutien financier de leurs activités sur une base globale, ce qui leur a permis d’échapper, du moins jusqu’à un certain point, aux rapports tutélaires qui caractérisent les rapports de l’État québécois avec les EESAD.

En résumé, le modèle de relations caractérisant les rapports entre l’État québécois et le tiers secteur pourrait être qualifié globalement de néo-providentialiste dans la mesure où l’État québécois reconnaît un rôle important au tiers secteur dans la dispensation des services. Mais cette reconnaissance sur le plan de la production des services ne s’est pas nécessairement accompagnée d’une implication accrue du tiers secteur dans les processus décisionnels concernant l’organisation des services à domicile. Ce constat est particulièrement valide pour les EESAD qui, après un épisode de partenariat au moment de leur création en 1997, ont rapidement évolué vers une dynamique de tutélarisation associée à une volonté de réduction des coûts des services de la part de l’État. Les organismes communautaires, quant à eux, ont pu bénéficier d’une plus grande autonomie liée à la dynamique générale d’émancipation et de reconnaissance de l’action communautaire autonome dans le domaine des services sociaux et de santé (Jetté, 2008). L’une et l’autre des composantes du tiers secteur souffrent toutefois d’un manque criant de ressources financières qui trouve sa source dans le sous-financement général des services de soutien à domicile au Québec.

La place du tiers secteur et du secteur marchand

Les acteurs du tiers secteur peuvent donc être considérés comme des producteurs marginalisés à l’intérieur d’un domaine d’activité faisant lui-même l’objet d’une faible reconnaissance institutionnelle. Malgré de nombreuses promesses au cours des vingt dernières années, le MSSS ne consacrait en 2005 que 3,9 % de son budget aux programmes de maintien à domicile. Qui plus est, les dépenses per capita de l’État québécois pour les services à domicile se situaient à 80 $ par année en 2004, soit en bien en deçà de la moyenne canadienne (93,60 $) et de celle de l’Ontario (99 $) (ICIS, 2007).

Ainsi, même si le tiers secteur exerce aujourd’hui un certain monopole dans la production des services d’aide familiale et de soutien communautaire, l’État a eu tendance à vouloir le considérer, non pas comme un partenaire à part entière dans une mission commune de services d’intérêt général, mais plutôt comme un sous-traitant au même titre que le secteur marchand. Cette politique d’instrumentalisation des organismes du tiers secteur tend à atténuer certaines retombées positives de leur action, notamment celles associées à la qualité du lien social (aspect relationnel du service) puisque le maintien du plus bas coût possible de production semble constituer l’une des principales raisons de l’engagement financier de l’État québécois à leur égard.

Si la présence du secteur public et du tiers secteur dans les services à domicile au Québec est assez facile à cerner, celle de l’économie domestique et du secteur privé l’est moins. Dans le premier cas, le gouvernement québécois reconnaît dans sa politique de soutien à domicile que les proches aidantes et les familles fournissent 75 % de l’aide apportée aux personnes à domicile, toutes les catégories de services confondues (Québec, 2003 : 3). Mais cet apport se réalisant dans la sphère privée, sa reconnaissance reste problématique comme en témoigne la timidité des politiques gouvernementales dans ce domaine.

Dans le cas du secteur privé, il demeure difficile de quantifier sa participation à l’offre de services en soutien à domicile. Sa contribution se déploie principalement par l’entremise d’ententes de services conclues entre des CSSS et des agences privées et l’octroi de prestations d’allocation directe aux bénéficiaires pour l’achat de services (ententes de gré à gré). L’absence de pratiques administratives et comptables centralisées permettant d’agréger les fonds alloués à ce secteur rend toutefois périlleuse toute opération d’évaluation systématique de ces pratiques. On peut cependant avancer que, jusqu’à présent, les services du secteur marchand occupent une part congrue en comparaison des services offerts par le secteur public et le tiers secteur. Ces services sont concentrés dans les soins infirmiers et dans les services de soutien à la personne.

Néanmoins, l’arrivée au pouvoir du Parti libéral du Québec en 2003 et les réformes qui ont suivi ont entraîné une intensification des pratiques managériales inspirées du secteur marchand et de la Nouvelle gestion publique : gestion par contrats de services, mesure des résultats, recours accru au secteur privé, ouverture du panier de services des EESAD. Avec ces nouvelles mesures, il était formellement reconnu par le MSSS que les producteurs du tiers secteur pouvaient élargir leur panier de services et livrer des services de soutien à la personne, au même titre que les producteurs des secteurs public et marchand, à partir d’ententes contractuelles définies localement par les CSSS (Québec, 2004a : 25). Dès lors, si nous ne pouvons conclure au recours généralisé au secteur privé, nous pouvons tout de même affirmer que la nouvelle régulation des services sur une base contractuelle ouvre des perspectives plus favorables à la participation du secteur marchand aux services de soutien à domicile au Québec. Cette situation fait surgir de nouveaux enjeux pour les organismes du tiers secteur en regard du maintien de leur autonomie, du risque accru de sous-traitance et de la compétition entre les organismes (Bourque et Lachapelle, 2010 : 8).

Une compétition balisée entre le tiers secteur et le secteur privé en Ontario

Alors que le système québécois de santé et de services sociaux s’engageait plus explicitement dans la voie de la Nouvelle gestion publique (NGP) au cours des années 2000, l’Ontario expérimentait déjà cette approche depuis le milieu des années 1990. L’arrivée au pouvoir en 1995 d’un gouvernement conservateur à forte teneur néolibérale a accentué la privatisation des services sociosanitaires. Dans le domaine des services à domicile, cette « révolution du bon sens » aux accents populistes a entraîné la mise en place d’un système qualifié de managed competition. Ce système repose essentiellement sur l’idée de mettre en compétition des fournisseurs de services provenant soit du tiers secteur, soit du secteur privé.

Le système de managed competition instauré sous Mike Harris

C’est en juin 1995 que le Parti progressiste-conservateur de l’Ontario, dirigé par Mike Harris, accède au pouvoir avec l’intention de faire prendre un virage marchand au réseau sociosanitaire ontarien. Ce changement de cap implique que le secteur public continue de financer les services de santé, tout en implantant un système de quasi-marché axé sur la concurrence de fournisseurs externes dans les services à domicile. Cette révision du mode de régulation des services est alors pilotée par le ministère de la Santé et des Soins de longue durée (MSSLD).

Afin de coordonner cette offre extérieure sur le plan local, le MSSLD met sur pied à la même époque un réseau de 42 centres d’accès aux soins communautaires (CASC) pour faire office de guichets d’accès aux services. Couvrant l’ensemble du territoire ontarien, ces centres administratifs, qui ont un statut d’organisme sans but lucratif (Jenson et Phillips, 2000 : 50), servent d’intermédiaires entre les usagers et les fournisseurs de services, c’est-à-dire qu’ils sont chargés d’acheter des services auprès d’agences privées ou d’organismes du tiers secteur pour ensuite y orienter les utilisateurs. L’attribution des contrats de services se fait par le biais d’un processus d’appel d’offres géré par les CASC. La qualité et le coût des services, qui comptent respectivement pour 80 % et 20 % de la note des fournisseurs sur les appels d’offres, sont les deux principaux critères de sélection utilisés par les CASC (Leduc Brown, 2000 : 105). C’est ainsi que sous l’influence de la NGP un système de managed competition est implanté en 1996 dans le domaine des services à domicile en Ontario. L’objectif du MSSLD était dès lors de séparer clairement les rôles de planificateur-acheteur et de dispensateur de services, afin de favoriser un contrôle plus serré des coûts et une amélioration de la qualité des soins.

Très peu de données sont disponibles quant au volume de services rendu par le secteur marchand et le tiers secteur en Ontario. On sait toutefois qu’ils ont entretenu historiquement une relation plutôt « amicale » qui se distingue du rapport de concurrence imposé par le système du managed competition à partir de 1996 (Leduc Brown et Welch, 2001 : 120). Durant les années qui ont suivi l’implantation du nouveau modèle, le secteur privé a cependant gagné en importance par rapport au tiers secteur (Leduc Brown, 2000 ; Randall et Williams, 2006 ; Skinner et Rosenberg, 2005 ; Jenson et Phillips, 2000). Ce gain peut s’expliquer par les difficultés d’adaptation des organismes du tiers secteur à ce nouvel environnement compétitif misant d’abord sur la diminution des coûts de production (Cloutier-Fisher et Skinner, 2006), ce qui a favorisé les grandes agences (Randall et Williams, 2006). Il s’explique également par la faible prise en compte des caractéristiques spécifiques du tiers secteur (enracinement dans les communautés, proximité des services, instances démocratiques) dans l’évaluation des appels d’offres. L’instauration de la régulation concurrentielle n’a toutefois pas entraîné l’effondrement du tiers secteur, la part du secteur privé s’étant stabilisée aux alentours de 50 % de l’offre de services (Leduc Brown, 2000 : 123).

Le virage du gouvernement libéral de Dalton McGuinty

En octobre 2003, le Parti libéral de l’Ontario avec à sa tête Dalton McGuinty défait les conservateurs et prend le pouvoir. Dès son entrée en fonction, le gouvernement libéral se montre préoccupé par la situation qui règne dans le domaine des services à domicile. Plusieurs acteurs du milieu critiquent en effet le système de managed competition implanté sous le gouvernement conservateur : instabilité de l’offre de services, manque de transparence dans l’attribution des contrats, lourdeurs administratives (Ontario, 2006 ; Abelson et al., 2004). Dans ce contexte, le gouvernement libéral met sur pied un comité d’enquête qui présente son rapport en mai 2005 (Caplan, 2005).

Le rapport Caplan met en évidence certains éléments défaillants du modèle ontarien, notamment l’absence de stratégie visant à identifier les meilleures pratiques, la trop courte durée des contrats (3 ans) responsable de la rupture des services, la méthode de calcul biaisée du financement des services axée sur le nombre de visites plutôt que sur les besoins des bénéficiaires et le roulement élevé du personnel découlant des mauvaises conditions de travail (Caplan, 2005 : 11-36).

Finalement, la quasi-totalité des recommandations (68 sur 70) du rapport Caplan sont retenues par le gouvernement ontarien, qui confirme par la même occasion que les services à domicile constituent la pierre angulaire de son plan de réorganisation du système de santé. De 2003 à 2007, le MSSLD verse ainsi 563 millions de dollars de plus aux CASC[2] afin d’augmenter l’offre de services en soutien à domicile (Ontario, 2007 : 2). Il injecte également 1,1 milliard de dollars entre 2008 et 2011 dans le cadre d’une nouvelle stratégie en matière de vieillissement à domicile (Ontario, 2008 : 2).

Dans la continuité du rapport Caplan, le MSSLD annonce également en 2008 des changements importants au processus d’appel d’offres. Ces nouvelles mesures forcent désormais les CASC à dévoiler publiquement les raisons à l’origine du choix des fournisseurs et permettent la prolongation des contrats de services jusqu’à neuf ans (Ontario, 2008 : 1). Les conditions de travail du personnel deviennent également un élément à considérer dans le processus d’évaluation des offres de services.

Ces décisions sont motivées par l’augmentation du coût des services à domicile en Ontario attribuables à l’application du managed competition, phénomène qui s’explique notamment par la difficulté à estimer avec précision les volumes de services requis (ce qui pousse les fournisseurs à gonfler leurs prix) et la propension des soumissionnaires à viser un prix plafond compte tenu du faible pourcentage des points accordés au coût des services offerts (20 à 25 %) dans les appels d’offres.

Le rapport Caplan, à l’instar des autres recherches auxquelles nous avons renvoyé précédemment, conclut également au recul du tiers secteur dans l’offre de services à domicile au profit du secteur privé depuis l’instauration du managed competition, ce recul étant particulièrement important dans le domaine des soins infirmiers. Or, le comité reconnaît du même coup que la perte d’un contrat pour un organisme du tiers secteur signifie dans bien des cas la dissolution des réseaux de liens sociaux au sein des communautés desservies étant donné les rapports de proximité tissés entre les travailleurs de ces organismes (eux-mêmes issus bien souvent des communautés concernées) et les personnes bénéficiaires (Caplan, 2005 : 40-41). Cette reconnaissance du tiers secteur comme générateur de lien social amène le comité à prendre position – quoique timidement – en faveur de ces organismes puisqu’il recommande au gouvernement de privilégier les fournisseurs du tiers secteur en cas d’égalité dans les appels d’offres.

En somme, le rapport Caplan ne remet pas en question le système du managedcompetition. Il propose plutôt de le bonifier en resserrant les règles d’attribution des contrats. Il favorise ainsi une intervention accrue de l’État en tant qu’agent central de régulation des services à domicile en Ontario. Au dire du comité, la concurrence demeure le meilleur mode de régulation pour maximiser la qualité des services tout en diminuant les coûts. Les faiblesses du modèle sont toutefois mises en relief, notamment sur le plan de la stabilité des services et du contrôle de la qualité des soins. Caplan conclut d’ailleurs que l’application de ses recommandations mènerait à l’instauration d’un système hybride, basé sur la philosophie du managed competition, mais influencé par les principes du contestability model qui encouragent la transparence dans le processus d’appel d’offres, l’allongement des contrats avec les meilleurs fournisseurs et la liberté de choix pour les bénéficiaires (Caplan, 2005 : 67). Malgré ces transformations apportées au système, les services à domicile ontariens demeurent principalement structurés selon la logique marchande. Même si le rapport Caplan a permis de corriger le tir quant à certaines dérives de la régulation concurrentielle, les organismes du tiers secteur offrant du soutien à domicile continuent d’évoluer dans un environnement institutionnel qui fait peu de place à leurs logiques de proximité, de participation et de réciprocité.

Un regard croisé sur la situation au Québec et en Ontario

Un regard croisé sur les modèles québécois et ontarien de services à domicile révèle à la fois des similitudes et des divergences importantes. La structure institutionnelle des services à domicile est probablement le premier aspect qui rapproche les modèles québécois et ontarien. En effet, les services à domicile relèvent dans les deux cas d’un seul ministère : le MSSS pour le Québec et le MSSLD pour l’Ontario. L’organisation des services repose également sur des administrations locales. Ainsi, la présence des 95 centres de santé et de services sociaux au Québec et des 14 centres d’accès aux soins communautaires en Ontario témoigne d’une volonté de décentralisation régionale et locale de la production et de la livraison des services dans les deux provinces. Cette production décentralisée des services ne présume pas toutefois de leurs modes de gestion qui peut davantage s’apparenter à une déconcentration, c’est-à-dire à la présence de lignes hiérarchiques fortes avec l’instance centrale lui permettant d’imposer ses priorités aux organisations chargées des services fournis sur les territoires locaux et régionaux. Cette orientation semble particulièrement prégnante au Québec, malgré les espaces d’autonomie accordés aux acteurs locaux et régionaux dans le choix des moyens menant à l’application des directives ministérielles. Conséquemment, tant au Québec qu’en Ontario, les négociations entre l’État et les fournisseurs externes (marchand et tiers secteur) sont menées localement, mais à l’intérieur de balises provinciales.

L’influence du contexte politique sur le mode d’organisation des services à domicile est une seconde constante des deux modèles. En effet, l’élection du Parti progressiste-conservateur en Ontario en 1995 et du Parti libéral au Québec en 2003 a entraîné au cours des dernières années des transformations importantes dans le domaine des services à domicile, en renforçant notamment les modes de gestion associés à la NGP. Mais au moment où l’élection des libéraux au Québec coïncide avec une volonté d’établir une influence – encore diffuse, mais bien réelle – des principes marchands dans la régulation des services à domicile, le gouvernement ontarien de Dalton McGuinty choisit d’aller en sens inverse et de marquer une pause dans l’avancée de la régulation concurrentielle. Le rapport du comité Caplan en 2005 donne ainsi le coup d’envoi d’un certain repli des principes marchands dans le champ des services à domicile en Ontario, du moins dans leur version la plus autorégulatrice. Certes, on n’abandonne pas la régulation concurrentielle puisqu’on maintient le principe de mise en compétition des producteurs de services. Le gouvernement ontarien opère toutefois de nombreuses transformations au modèle du managed competition mis en place par le gouvernement précédent. Ces transformations se traduisent par un plus grand encadrement de la part de l’État et ont pour effet de baliser cette compétition de manière à mieux protéger les travailleuses du secteur marchand et du tiers secteur ainsi que les personnes bénéficiaires des services. Les réformes apportées tendent également à soustraire les petits producteurs de services (tant du secteur marchand que du tiers secteur) des impératifs du marché afin de les protéger du jeu d’une concurrence qu’ils peuvent difficilement soutenir (Randall et Williams, 2006 : 1600). Ainsi, si le gouvernement conservateur de Mike Harris a été à l’origine, à partir de 1996, de l’introduction du système de managed competition, le gouvernement libéral de Dalton McGuinty a privilégié quant à lui un plus grand encadrement de la concurrence à partir de 2003.

Le même phénomène de transformation du système s’est produit dans le cas québécois. L’arrivée au pouvoir du Parti libéral du Québec en 2003 a suscité une restructuration majeure du réseau sociosanitaire. C’est principalement la philosophie de gestion du gouvernement dans le domaine de la santé qui a alors été modifiée. Les services à domicile québécois ont été affectés par cette réorientation, qui remettait en question la collaboration historique entre l’État et certaines composantes du tiers secteur. Mais alors que le gouvernement de l’Ontario choisit au milieu des années 2000 de mieux baliser le mode de régulation concurrentielle afin d’en atténuer les effets négatifs, le gouvernement du Québec semble aller en sens inverse en s’ouvrant à une mise en concurrence plus grande des producteurs de services sur le plan local. Même si cette mise en concurrence s’opère davantage de manière informelle – puisque aucun dispositif systématique d’appel d’offres n’a été mis sur pied comme en Ontario –, il n’en demeure pas moins que l’ouverture de certaines catégories de services (notamment les services de soutien à la personne) aux trois secteurs de production (public, marchand et tiers secteur) peut être interprétée comme une concession faite à la philosophie marchande et à la régulation concurrentielle. En somme, tout se passe comme si le Québec tentait de faire prendre un virage entrepreneurial à certaines composantes des services à domicile, alors qu’au même moment, en Ontario, on choisit plutôt de faire marche arrière étant donné les problèmes soulevés par l’application du managed competition sur les plans de la qualité et du coût des services à domicile.

Nous avons vu qu’il existait très peu de données récentes concernant le volume de services livré par chacun des trois secteurs au Québec et en Ontario, sinon celles provenant d’un rapport publié en 2007 par l’ICIS. Malgré son intérêt, ce document est d’un apport limité pour notre analyse, considérant que sa dernière année de référence (2003-2004) est celle où le Québec et l’Ontario ont tous deux élu un nouveau gouvernement. Malgré cette limite, d’autres sources de données nous permettent d’affirmer que l’État, le secteur marchand et le tiers secteur occupent tous une place significative dans les deux provinces. Il s’agit d’un autre point de convergence entre les modèles ontarien et québécois. Cette convergence trouve rapidement sa limite par contre lorsqu’on examine le rôle joué par chacun des secteurs à l’intérieur des catégories de services. En effet, le Québec semble accorder une plus grande protection au tiers secteur en lui réservant deux niches particulières (services d’aide familiale et services de soutien communautaire) dans l’offre en soutien à domicile, et ce, malgré l’influence croissante de la régulation concurrentielle. En Ontario, le tiers secteur occupe aussi une place importante dans les services à domicile, mais il ne jouit pas de la même protection, étant soumis aux règles de la concurrence aux côtés du secteur marchand. Hormis la règle de non-concurrence s’appliquant aux petits producteurs (et qui n’est même pas une mesure spécifique au tiers secteur) et la préférence accordée au tiers secteur en cas d’égalité dans le montant des soumissions, il ne fait l’objet d’aucune mesure particulière par le gouvernement ontarien.

Cette différenciation du traitement accordé au tiers secteur constitue un premier élément de divergence dans l’analyse comparative des services à domicile Québec-Ontario. Si le tiers secteur et le secteur marchand sont présents dans les deux provinces, ils n’occupent pas le même créneau de services. À défaut de données chiffrées sur chacun des secteurs, nous pouvons tout de même attribuer un certain ordre de grandeur à la place qu’ils occupent selon les types de services dans les deux provinces. C’est ce que présente le tableau 1 :

Tableau 1

Partage des responsabilités entre l’État, le tiers secteur et le secteur marchand dans les services à domicile au Québec et en Ontario en 2005

Partage des responsabilités entre l’État, le tiers secteur et le secteur marchand dans les services à domicile au Québec et en Ontario en 2005
Sources : Caplan, 2005 ; Vaillancourt et Jetté, 2009

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Un des constats les plus importants qui peut être fait à la lecture de ce tableau, c’est l’absence du secteur public en tant que producteur de services dans tous les types de services en Ontario, alors qu’il joue un rôle central au Québec, notamment dans les services professionnels et les services de soutien à la personne. Inversement, le secteur marchand et le tiers secteur sont présents à divers degrés dans l’ensemble de l’offre de services en Ontario, même si l’on sait que la participation du tiers secteur à la production des services est moindre que celle du secteur marchand dans plusieurs types de services. En 2005, par exemple, au sein de la catégorie des services professionnels, le tiers secteur ontarien offrait environ 47 % des services infirmiers (contre 53 % pour le secteur marchand) et 25 % des autres types de services professionnels : physiothérapie, ergothérapie, travail social, etc. (contre 75 % pour le secteur marchand). Il dispensait également environ 47 % des services de soutien à la personne (contre 53 % pour le secteur marchand) (Caplan, 2005 : 40). En comparaison, le tiers secteur est pratiquement absent des services professionnels au Québec et n’assume qu’un rôle complémentaire (tout comme le secteur marchand) dans les services de soutien à la personne qui sont prodigués principalement par les auxiliaires familiales du secteur public.

Par contre, les EESAD occupent pratiquement tout l’espace dans la catégorie des services d’aide familiale, compte tenu des critères d’attribution des subventions gouvernementales qui ont pour effet de créer une situation de quasi-monopole du tiers secteur dans ce domaine. On observe une situation assez semblable dans les services de soutien communautaire qui sont dispensés en majeure partie par des organismes communautaires, même si, en pratique, rien n’empêche les organisations du secteur marchand de dispenser des services (popotes roulantes, accompagnement, etc.). Mais, dans ce dernier cas, étant donné l’absence de dispositif de soutien gouvernemental à la demande, et le potentiel très limité de bénéfice sur le plan des revenus, on peut penser que ces services ont représenté, jusqu’à présent du moins, un faible attrait pour les promoteurs du secteur privé au Québec.

Ainsi, contrairement à l’Ontario, le Québec réserve certaines niches spécifiques au tiers secteur dans l’offre de services (services d’aide familiale et services de soutien communautaire). Cela a pour effet de mettre ce secteur à l’abri de la concurrence et de lui assurer une place prépondérante dans certains domaines de services que l’État a graduellement abandonnés depuis les années 1990 (l’aide domestique, par exemple) ou qu’il n’a jamais vraiment investis (accompagnement et repas). Le modèle ontarien, quant à lui, ne comporte pratiquement aucune mesure spécialement destinée au tiers secteur. Ce dernier participe malgré tout à la production de l’ensemble des services, quoique certains services professionnels soient largement dominés par le secteur marchand. En Ontario, le tiers secteur doit passer par le même processus d’appel d’offres que le secteur privé pour obtenir un contrat de services.

Le modèle ontarien fait donc preuve d’une plus grande ouverture au secteur marchand que le modèle québécois. Au Québec, la participation du secteur marchand se limite à deux catégories de services, tout en étant perçue comme une solution de dernier recours. Malgré cette distinction, il faut comprendre que le modèle québécois n’est pas non plus fermé au secteur marchand, celui-ci assumant un rôle de suppléance au secteur public dans la livraison des services professionnels. Quant aux services de soutien à la personne, la dynamique qui prévaut au Québec fait en sorte que le secteur public, le tiers secteur et le secteur privé s’y retrouvent en quelque sorte en compétition, même si cette compétition n’est pas institutionnalisée comme en Ontario. En effet, en l’absence de balises claires à l’échelle provinciale, les instances locales de santé et services sociaux (les CSSS) peuvent soit continuer à produire ce type de services par l’entremise de leurs auxiliaires familiales, soit se tourner vers des EESAD ayant élargi leur panier de services, soit faire affaire avec des agences privées.

Enfin, soulignons que le virage pris par le gouvernement McGuinty en faveur d’un rehaussement significatif du financement alloué aux services à domicile (plus de 560 millions de dollars entre 2003 et 2007) s’avère un trait distinctif de la politique ontarienne par rapport au Québec. Comme nous l’avons mentionné, malgré des promesses répétées, le gouvernement québécois tarde à concrétiser ses engagements en matière de services à domicile, ce qui place le Québec sous la moyenne canadienne pour l’investissement par habitant.

Conclusion

En matière de soutien à domicile, le gouvernement ontarien, à l’instar de son homologue québécois, a historiquement privilégié un financement favorisant la structuration de l’offre de services plutôt que celle de la demande. En outre, comme au Québec, l’évolution récente a été fortement influencée par les préceptes de la Nouvelle gestion publique. Malgré ces points communs, le modèle ontarien diffère fondamentalement de celui du Québec dans la mesure où le secteur public n’y dispense lui-même aucun service, préférant sous-traiter avec des fournisseurs externes provenant soit du secteur marchand, soit du tiers secteur. Le mode de régulation concurrentiel formellement utilisé en Ontario pour régir les rapports entre l’État, le secteur privé et le tiers secteur est également un élément majeur de distinction entre les deux provinces.

De manière générale, le modèle québécois se caractérise par une prépondérance de la régulation néo-providentialiste dans les services à domicile avec une tendance plus récente à intégrer des dynamiques relevant de la régulation concurrentielle. À l’inverse, le modèle ontarien est structuré principalement par les dispositifs de la régulation concurrentielle, avec une tendance plus récente à faire intervenir des principes liés à l’approche néo-providentialiste. On observe donc une hybridation des modes de régulation issue des mêmes approches concurrentielle et néo-providentialiste dans les deux cas, mais les éléments dominants et secondaires des modes de régulation sont inversés selon les provinces. Ces deux régimes de régulation ont toutefois en commun d’accorder peu d’importance à la question du choix des usagers. Si le modèle ontarien de mise en compétition des producteurs de services favorise une certaine liberté d’action, puisque ces derniers ont le loisir de participer ou non aux appels d’offres découlant du managed competition en fonction des conditions qui leur sont offertes, la situation de dépendance et de vulnérabilité des usagers ne leur permet pas d’exercer une telle option. Comme le faisait remarquer avec justesse un groupe de chercheurs, « for home care clients who do not have these exit choices, they bear the full and direct cost of changes that take place at each level » (Abelson et al., 2004 : 371). Au Québec, le quasi-monopole accordé au tiers secteur dans certains segments des services à domicile pourrait laisser croire à une prise en compte plus soutenue des préférences des usagers. Or, la prégnance du modèle néo-providentialiste tend à restreindre l’espace démocratique que pourrait ouvrir le tiers secteur aux usagers. Elle impose aux organismes du tiers secteur des conditions de production de services qui viennent miner leur capacité d’intégrer pleinement les préférences des usagers au sein de leurs dispositifs organisationnels et institutionnels.

Cette question des modes de régulation et du choix des usagers est centrale puisqu’elle permet, sur le plan analytique, de dépasser la simple identification sectorielle des acteurs comme source de caractérisation des dynamiques à l’oeuvre dans un champ d’activité. Ainsi, même si on ne peut exclure la présence d’éléments de régulation solidaire et plurielle dans ces deux provinces, notamment au Québec, ce ne sont pas les principes associés à ce mode de régulation qui dominent le champ des services à domicile. Même si certaines analyses, sur le plan international, tendent à attribuer aux régulations concurrentielles et partenariales l’essentiel des pulsions transformatrices des systèmes sociaux et de santé au cours des trente dernières années (Enjolras, 2008), l’analyse de la situation des services à domicile au Québec et en Ontario montre que la régulation tutélaire semble avoir encore de beaux jours devant elle.