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Si les trois ouvrages présentés ici portent le regard sur la question des femmes dans la mondialisation, les perspectives sont différenciées et complémentaires à la fois par leurs questions de recherche et leurs interrogations théoriques que par les outils qu’ils proposent pour avancer dans nos réflexions. Le premier décortique les conséquences de la mondialisation en examinant des dimensions souvent occultées à partir, précisément, de leurs conséquences différenciées selon les genres et vise à dégager, à partir de ces caractéristiques, les conditions d’une perspective féministe globale. C’est ici la catégorie même de genre pour l’analyse de la mondialisation qui est proposée afin d’élargir notre compréhension du phénomène. Le second, quant à lui, tente de repérer et d’analyser les dynamiques de genres du point de vue des mouvements sociaux et de l’action publique, en portant plus spécifiquement le regard sur le caractère à la fois multi-niveaux et transnational de la catégorie de genre elle-même. C’est ici à la place des acteurs que l’on accorde une attention particulière dans cette double dynamique traversant les frontières, mais se situant également à des échelles diverses, et, ultimement, aux conséquences de la place que l’on accorde à l’État dans nos analyses, particulièrement du point de vue de la science politique. Le troisième ouvrage, enfin, cherche, d’une part, à définir les conditions de développement des solidarités transfrontières, leur approfondissement et leur élargissement, et, d’autre part, à cerner les apports théoriques utiles pour une meilleure compréhension de ces dynamiques en ciblant particulièrement les apports de la géographie et de l’anthropologie. Du point de vue analytique, d’ailleurs, les deux derniers ouvrages se rejoignent dans la considération particulière accordée à la dimension spatiale et située de la transnationalisation, exigeant une approche multiscalaire.

Si les approches féministes ou l’analyse de genre sont par nature, pourrions-nous dire, transdisciplinaires, chaque discipline porte un regard spécifique sur le phénomène de la mondialisation et on perçoit ici l’espace d’un dialogue fécond entre un ouvrage disciplinaire, un ouvrage interdisciplinaire et un troisième cherchant à dégager des apports caractéristiques entre disciplines spécifiques. L’ouvrage de Falquet et al. adopte ainsi d’emblée une perspective interdisciplinaire puisqu’il s’agit de faire dialoguer économistes, sociologues, politistes et historiennes de plusieurs continents en partant de la considération du genre comme organisateur clé de la mondialisation néolibérale, avec deux objectifs principaux : contribuer à une critique et à une déconstruction du concept souvent trop étroit de mondialisation, d’une part et, d’autre part, en cerner la signification pour le travail et l’emploi, mais également pour les mouvements sociaux et la pensée critique. L’ouvrage dirigé par Bérengère Marques-Pereira, Petra Meier et David Paternotte, quant à lui, vise clairement à enrichir les analyses de l’action publique en science politique à partir de la perspective de genre, en mettant en lumière la complexité des relations qui se nouent et, particulièrement, le rôle des acteurs, parfois même individuels, alors que l’ouvrage dirigé par Pascale Dufour, Dominique Masson et Dominique Caouette propose un dialogue original entre les approches féministes de la transnationalisation et la littérature des approches dominantes sur le sujet dans le champ des mouvements sociaux et des relations internationales. Ce faisant, par les études présentées, cet ouvrage illustre concrètement l’intérêt qu’il y a à accorder une attention particulière à la dimension spatiale de la transnationalisation par l’intégration d’une approche géographique à l’analyse.

Partant d’interrogations qui se rejoignent sans se confondre, les trois ouvrages contribuent, chacun à sa manière, à une meilleure compréhension de l’action féministe contemporaine. Il s’agit de comprendre à quelles conditions peuvent voir le jour des alliances féministes transnationales véritablement constructives pour toutes (Falquet et al., 2010 : 16), de comprendre les dynamiques d’action des acteurs et les relations qui se nouent à différents niveaux au-delà et en deçà de l’État en accordant une attention particulière aux mouvements, mais également aux personnes, dans la conduite de l’action publique (Marques-Pereira et al., 2010), ou de contribuer aux approches féministes de la transnationalisation en mettant au centre de l’analyse le travail politique nécessaire pour construire des solidarités (Dufour et al., 2010). Les deux derniers ouvrages se rejoignent notamment dans l’idée que penser la transnationalisation à la fois comme plus relationnelle et multiscalaire permet de l’appréhender plus clairement comme processus complexe et diversifié plutôt que comme état de fait.

À première vue, l’ouvrage dirigé par Jules Falquet, Helena Hirata, Danièle Kergoat, Brahim Labari, Nicky Le Feuvre et Fatou Sow semble porter sur les transformations des conditions de vie des femmes dans la mondialisation plutôt que, comme les deux autres ouvrages, sur les modes d’action collective des femmes et du féminisme. Il est divisé en trois parties qui portent respectivement sur l’impact des transformations économiques sur les rapports sociaux de sexes ; les mobilités, la mondialisation du care et du sexe, les arrangements autour des travaux de reproduction sociale non délocalisables, mais aussi la mondialisation comme ressource dans les stratégies de survie des femmes ; et la violence, sa réorganisation et les politiques de contrôle social de basse intensité que l’on voit se développer dans la mondialisation. Mais au-delà de l’analyse des transformations des rapports sociaux de sexe induits par la mondialisation que rendent bien les différentes contributions, on perçoit également une similarité de préoccupation avec les deux autres ouvrages. En effet, les analyses présentées mettent en lumière le fait que les transformations de ces rapports sociaux creusent les écarts et complexifient la construction d’un mouvement qui puisse représenter globalement la classe des femmes… On perçoit à certains moments, sous-jacente, l’idée d’un féminisme global, non pas dans une perspective normative et prescriptive, mais bien dans celle des occasions politiques ouvertes – ou non – par les transformations étudiées.

Les nombreux textes de cet ouvrage – seize – donnent à voir des problématiques spécifiques, parfois situées (Ito, Moizère, Nanerjee, par exemple), parfois transversales (Sassen, Elson, Morokvasic, par exemple), qui toutes cependant mettent en lumière les multiples aspects à partir desquels on peut percevoir la dimension de genre dans la mondialisation. Dans cette diversité apparaît toute la complexité de la question transversale de l’ouvrage, celle d’une possible solidarité globale des femmes, et les contradictions qui se déploient, les lignes de partage du care par exemple dans la deuxième partie de l’ouvrage, ou les rapports de pouvoir qui divisent les femmes dans le travail de reproduction (Beneria). Le dernier chapitre de l’ouvrage (Bacchetta), d’ailleurs, pousse la réflexion sur la domination dans ses ultimes frontières, dans les alliances féministes elles-mêmes, en proposant une classification de ces alliances qui tienne compte des rapports de domination qui les traversent (p. 261-267). C’est ici que cet ouvrage rejoint les deux autres en ce qu’il contribue à éclairer la compréhension de la transnationalisation de l’action politique des femmes et des féministes en tant que telle, au-delà des différents domaines d’action étudiés.

Le second ouvrage, celui de Bérengère Marques-Pereira, Petra Meier et David Paternotte, situe le concept de genre comme processus de construction sociale du sexe lui-même et comme manière fondamentale de signifier des rapports de pouvoir, et ce sont donc ces rapports de pouvoir qu’il s’agit de repérer et d’analyser dans une perspective transnationale qui croise les niveaux et traverse les frontières. Cette transversalité permet à son tour de repérer les transformations et les déplacements de signification et de contenu qui interviennent de manière différenciée, marqués par des rapports de force spécifiques et situés. La perspective transnationale adoptée permet de saisir l’action des acteurs qui connectent les niveaux entre eux de multiples façons qui ne correspondent pas à la compréhension usuelle de la répartition des pouvoirs formels puisque d’autres espaces que l’État peuvent ici être au centre de l’analyse. Les formes transnationales d’action supposent de fait des changements de cibles institutionnelles et s’inscrivent dans une transformation des structures d’occasions politiques, ce qui exige de remettre au centre de l’analyse les acteurs, leurs caractéristiques, leurs actions, leurs réalisations. La prise en compte de niveaux multiples, ici, doit dépasser la logique hiérarchique habituelle que l’on rencontre dans les analyses de l’action publique dans les cadres nationaux et exige de considérer la diversité des relations, y compris des flux indirects, ce qui amène à penser les groupes d’acteurs plutôt en constellations avec des passerelles et des intersections (p. 23), tenant compte de la porosité relative des lieux et des niveaux les uns par rapport aux autres et considérant comme signifiante la mobilité qu’elle induit. À ce titre, on verra par exemple dans l’ouvrage le cas de l’Amérique latine, où des groupes identifiés au premier chef à la catégorie d’action militante se retrouvent à assumer des fonctions de production de biens et de services collectifs dans un contexte néolibéral (p. 24). Mais l’apport le plus significatif des études présentées dans cet ouvrage se situe sans doute sur le plan de la mise en lumière du poids de certaines actions individuelles, notamment avec les concepts de triangle de velours (Woodward) et de triangle féministe (Holli) qui mettent l’accent sur la relation triangulaire entre militants, décideurs et experts, et sur l’importance de ces relations informelles et personnelles. Une des conclusions de l’ouvrage est bien de reconnaître que les choses n’auraient peut-être pas été les mêmes si les individus concernés avaient été différents.

Les deux premiers textes (Carlier et Jacques) nous rappellent que les luttes et les résistances féministes ne datent pas d’hier et ont, dès leur origine, intégré une dimension autre que nationale, partant du constat de l’oppression commune des femmes. Si le premier texte nous montre comment les liens formels et informels du national au transnational ont à la fois été influencés par la naissance et l’organisation des premières organisations féministes belges et les ont influencées, il met aussi en lumière l’importance, dans cette période, de comprendre les évolutions et de prendre en compte les rapports interpersonnels. L’histoire racontée, particulièrement avec la France, laisse songeur quant au sens de la frontière en situation de régimes juridiques similaires jusqu’à pouvoir concevoir nos régimes juridiques comme « métissés » à partir des transformations induites par les actions féministes et leurs stratégies transnationalisées. Le second texte, quant à lui, montre comment le contexte international et transnational a influé sur les groupes féministes, particulièrement dans les périodes des deux grandes guerres, et comment les femmes se sont retrouvées fortement influencées, dans leurs orientations, par les transformations du monde, notamment dans la transformation de la déclinaison de leurs revendications après la Seconde Guerre mondiale par l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH) qui les amènera à inscrire le contenu de leur action sous la désormais légitime appellation des droits de l’homme.

Un certain nombre de textes s’attardent ensuite à examiner les transformations institutionnelles plus contemporaines et les interactions qui se jouent entre les niveaux multiples, de l’ONU à l’Europe, où l’on constatera l’échec patent du Comité économique et social européen, y compris du point de vue de la stricte représentation numérique des femmes (Woodward), en passant par les influences sur les politiques nationales (Araujo et Marques-Pereira).

Le texte de Marques-Pereira, particulièrement, insiste sur les modalités d’exercice de la responsabilité politique exprimées dans les répertoires d’action des acteurs. Il souligne l’importance de la production de connaissances et de la participation à l’élaboration de la normativité sociale. Son attention porte sur les réseaux régionaux, encuentros, puisque c’est la transnationalisation du féminisme latino-américain qui constitue son objet central de questionnement. Ce faisant, l’auteure accorde une attention particulière aux formes d’interactions avec les institutions à différents niveaux, mettant en lumière les modes de relations des femmes et des féministes avec ces institutions : lobby, advocacy et même participation à l’élaboration de réformes administratives ; vigilance à l’égard des institutions et de l’appareil d’État. Elle souligne également l’importance de l’enjeu du suivi institutionnel – suivi des engagements, rapports alternatifs, indice de compromiso cumplido (ICC) – dans la transposition des programmes internationaux au niveau national, et montre bien l’incorporation sélective des demandes et les dynamiques de resignification de ces dernières par les gouvernements qui les incorporent. Son analyse montre bien en fait, comme le signalait déjà l’introduction, que les processus politiques ne sont pas linéaires mais circulaires et que les relations jouent dans des sens divers et avec des effets de rétroaction : « l’intégration de certains éléments dans un cadre discursif suppose à la fois la modification de celui-ci et la transformation de l’élément incorporé » (p. 25) On peut se demander d’ailleurs, à la suite des auteures, si la porosité entre mondes militant, institutionnel et académique, mise en lumière dans plusieurs textes de l’ouvrage, est propre aux questions d’égalité ou si elle se retrouve dans d’autres domaines. L’étude des mouvements écologistes et de l’action publique dans ce domaine tendrait à confirmer que cette porosité n’est pas spécifique et donc que les développements des approches féministes pour mieux appréhender cette dimension peuvent être utilement repris pour l’analyse de l’action publique en général.

Giraud et Dufour, pour leur part, s’intéressent plus spécifiquement aux relations entre les acteurs des mouvements proprement dits pour comprendre les dynamiques de construction des solidarités, condition préalable, en quelque sorte, à l’action sur les institutions pour la transformation sociale. La question de l’identité prend donc ici une place centrale et, dans un cas comme dans l’autre, on s’aperçoit que l’identité relève bien du construit et non pas d’une appartenance de sexe. L’étude de Giraud sur la section européenne de la marche mondiale des femmes, quant à elle, s’attarde à retracer « l’identité narrative du nous selon les termes de Della Porta » (p. 65) et compare pour ce faire le LEF (Lobby européen des femmes) d’un côté et l’alter de l’autre, afin de spécifier la diversification et la flexibilité des identités militantes. Elle s’aperçoit que chez les organisatrices on dénote une plus grande affinité avec les organisateurs alter qu’au niveau du LEF mais que la principale différence avec ces dernières tient au rapport aux institutions. Chez les participantes, si on peut percevoir une homogénéité semblable aux réseaux institutionnalisés, celle-ci semble ouverte à une identification plus idéologique que sexuelle des participants et participantes. Du côté de l’alter, les idées politiques apparaissent primordiales pour définir la stratégie envers les institutions, envers les participantes et envers les personnes défendues, ce qui les différencie du LEF où un « nous féministes laïques » apparaît comme la « construction d’un “cadre-maître” proprement féministe et non seulement féminin, [qui] passe par l’exclusion des personnes porteuses de discours religieux ou traditionnalistes » (p. 75).

Avec un parti pris plus large, Dufour propose dans son texte une analyse de la « production de la transnationalisation au quotidien » (p. 94), invitant à déplacer le regard du « pourquoi ? » au « comment ? », à s’interroger en quelque sorte sur les modalités de circulation de la solidarité (p. 95) selon deux axes : celui de la production des contenus des solidarités et celui du processus de mise en oeuvre. Elle constate que la transnationalisation des solidarités des femmes s’exprime sous deux grandes formes dont elle invite cependant à faire bouger les lignes dans la foulée des études de Conway, d’une catégorisation de provenance – élites ou institutions c. milieu populaire – à une distinction de substance, de contenu. Celles-ci peuvent se circonscrire dans les termes suivants : la première forme serait axée sur les droits des femmes et les problématiques du corps et on y retrouve une conception relativement unifiée du féminisme dont la finalité est de faire avancer la cause des femmes au sein des institutions nationales et internationales, alors que la seconde est repérable par des luttes locales, plus protestataires, et des revendications allant au-delà des questions de femmes. La finalité de la transnationalisation ici sera de construire des liens externes aux groupes de femmes, et une de ses conséquences en sera la présence de plus en plus marquée des féministes en dehors du champ des « questions de femmes ». Il y a donc entre ces deux formes une différence sur le contenu de la solidarité, dont la première tendra à l’approfondissement et la seconde à l’élargissement, et comprendre la circulation de ces contenus devient alors indispensable pour l’analyse de l’action collective.

Dufour insiste à ce titre sur l’importance d’une géographie des mouvements pour penser l’action collective transnationale, considération largement développée dans le troisième ouvrage, qu’elle codirige d’ailleurs. Elle fournit deux exemples pour mettre en lumière les processus de circulation qui ne correspondent pas au schéma du changement de niveau d’action, le premier portant sur le Mexique (Diaz, 1997), où l’action à l’échelle nationale est liée à l’action transnationale et s’en trouvera modifiée (p. 101), et le second portant sur Singapour, qui montre bien que la construction des solidarités transnationales s’effectue également à l’échelle locale ou nationale parfois. Cette étude de cas, qui fait l’objet d’un texte dans Solidarities Beyond Borders, illustre bien tout ce qu’ouvre comme potentiel de compréhension la distinction des formes de féminisme par le contenu plutôt que par l’appartenance ou l’institutionnalisation. Ses observations nourrissent largement les conclusions principales de l’ouvrage qui constatent les deux formes typiques du féminisme mondial sur le plan du contenu et soulignent que la transnationalisation est ancrée dans la pratique des acteurs et ne peut être définie a priori, d’où le constat de pratiques différenciées de transnationalisation représentant un défi conceptuel et méthodologique et nous renvoyant à un effort de théorisation, auquel s’attelle le dernier ouvrage.

D’entrée de jeu, enfin, c’est à une discussion théorique que nous convient les auteurs du troisième ouvrage, Solidarities Beyond Borders : Transnationalizing Women’s Movements. Partant d’une définition spécifique de la transnationalisation comme processus de construction qui demande donc une convergence d’intérêts et d’identités entre activistes qui ont des affiliations territoriales et organisationnelles diverses, l’ouvrage s’ouvre sur le constat que l’internationalisation de l’activisme féministe n’est pas nouveau mais qu’il demeure sous-analysé alors même qu’une telle analyse pourrait contribuer utilement à la théorisation de la transnationalisation. Par leurs analyses, les auteurs souhaitent contribuer aux approches féministes sur le sujet, mais également à l’étude des mouvements sociaux et aux théories des relations internationales. En dirigeant le regard sur les processus par lesquels la transnationalisation est produite quotidiennement dans les organisations, réseaux, événements et mouvements, les auteurs souhaitent éclairer à la fois la façon dont se produit l’élargissement des solidarités au-delà des frontières nationales, mais aussi comprendre comment elles s’approfondissent entre femmes et féministes. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’est organisé l’ouvrage qui, après une première partie de discussions théoriques et conceptuelles, présente une deuxième partie portant sur l’approfondissement des solidarités de femmes et féministes, puis une troisième partie consacrée à l’élargissement des solidarités.

Au point de départ, les auteures retiennent des théories des mouvements sociaux l’utilité de l’effet boomerang et du modèle en spirale pour considérer qu’il y a bien action collective transnationale même quand celle-ci n’a pas un effet direct sur les politiques, car ces actions jouent un rôle dans la politisation des enjeux globaux et leur mise à l’ordre du jour, participent à l’apprentissage des gouvernements et contribuent au remodelage du processus politique. Elles rappellent que les théories des mouvements sociaux ont identifié quatre obstacles à la construction des solidarités et à leur élargissement : la diversité culturelle, politique et linguistique ; la distance physique ; les barrières économiques à la circulation ; ainsi que la spécificité des contextes politiques locaux qui détermine pour les groupes locaux la possibilité d’agir au niveau global. Elles retiennent par ailleurs des approches féministes en relations internationales la grande importance qu’elles accordent à la question des normes, notamment de droits humains, la place accordée dans l’analyse au rôle joué par des ONG dans la mise à l’agenda de la question des femmes dans les institutions internationales, mais également le constat qu’elles font étant donné que les coalitions transnationales de mouvements sociaux étaient souvent aveugles – ou sourdes et muettes – sur les enjeux de genres. Elles reprennent, par ailleurs, de la perspective féministe la distinction utile entre mouvement des femmes et féminisme, qui permet de prendre en compte, dans les difficultés de solidarités, les localisations spécifiques et leurs conséquences sur les enjeux particuliers qui en découlent dans la lutte contre le patriarcat et le capitalisme, établissant deux grands courants : le premier qui examine comment les féministes et les mouvements de femmes se construisent et fonctionnent dans la sphère publique transnationale, et le second qui porte le regard sur la rencontre entre les batailles intérieures et le nouveau champ de la connectivité féministe dans l’espace transnational, ainsi que les effets contradictoires pour les groupes et mouvements intérieurs.

Elles constatent, sauf pour ce qui est de l’approche féministe en relations internationales, un isolement relatif, un développement en silo, dans la compréhension entre féminisme et approches dominantes. Elles constatent de plus qu’il ne semble pas y avoir de consensus sur la nature du phénomène transnational, et donc qu’une série de questions concernent l’objet d’étude lui-même, à commencer par : qu’est-ce qui est, au juste, transnationalisé ? Pas de consensus non plus sur l’enjeu des dynamiques contemporaines de transnationalisation : anciennes ou déterminées par la mondialisation ? Est-ce un produit de causes structurelles et abstraites ou de facteurs politiques externes ? Doit-on adopter le point de vue des acteurs pour essayer de comprendre comment ils – et elles – construisent la transnationalisation ?

Les approches dominantes se focalisant sur le caractère structurant de la restructuration économique globale, et les approches féministes, sur la tension entre coprésence d’acteurs collectifs différemment situés dans les relations de pouvoir. L’accent est ainsi mis sur le changement institutionnel, d’une part, et sur la manière dont est affecté le secteur des mouvements, d’autre part. La question de savoir comment tout cela peut contribuer au changement social dans des contextes spécifiques est toutefois remarquablement absente, du point de vue des auteurs, et c’est à cette tâche que se consacre l’ouvrage.

Ce qui en ressort principalement, c’est la grande diversité que recèle la transnationalisation des mouvements de femmes et féministes, tant dans leurs formes que dans leur localisation. Particulièrement intéressante et paradigmatique nous semble-t-il est l’idée que la transnationalisation suppose plusieurs échelles d’action collective. Les textes présentés montrent à l’envi l’importance d’élargir la conceptualisation à cet égard. Ainsi, la conceptualisation de la transnationalisation comme objet d’analyse dans les approches théoriques dominantes, notion élastique par excellence comme le reconnaissent d’emblée les auteurs, malgré son élasticité, demeure trop catégorique et ne peut capturer la diversité des mouvements et des pratiques qui traversent les frontières. Le chapitre de Lenore Lyons est particulièrement éclairant à cet égard. Dans son étude des organisations de travailleurs migrants à Singapour, on voit bien à quel point les dimensions « transnationalisées » de ce secteur n’auraient en aucun cas pu être « capturées » par une telle approche puisque c’est bien la manière même de définir leur sujet de préoccupation, de le conceptualiser, qui apparaît comme « transnationalisation », et non leur organisation et leurs actions.

Sur le plan théorique, un apport très significatif de cet ouvrage consiste en la tentative de mettre en perspective et de relativiser le poids explicatif du contexte de la globalisation. Contrairement à la littérature mainstream et à de nombreux théoriciens des mouvements sociaux, les analyses présentées ici montrent bien que, si la globalisation joue un certain rôle, celui-ci ne doit pas être pris d’emblée comme le facteur structurant principal, car cette posture empêche de comprendre le rôle et la place des facteurs contingents et des conditions liées à des contextes spécifiques dans la capacité/volonté/possibilité des acteurs de transnationaliser leurs actions. On pourrait d’ailleurs ajouter, à la lecture des études de cas présentées, que le surpoids explicatif du contexte de globalisation empêche de voir la diversité des facteurs explicatifs des choix stratégiques et tactiques des acteurs, mis en lumière par les choix méthodologiques des auteurs « d’écouter les mouvements », que ce soit chez Diaz ou chez Lyons.

Un second apport significatif de cet ouvrage, selon nous, est qu’il met en lumière, et en perspective, l’ampleur de l’activité des mouvements de femmes et féministes transnationaux qui ne s’inscrivent pas dans le courant largement analysé du plaidoyer institutionnel et de l’approche en matière de structure d’occasion ouverte par les institutions internationales à la perspective de genre. Si ces analyses ont bien sûr leur intérêt, les textes présentés ici permettent de mieux saisir la dimension transnationale d’actions qui ne visent pas les institutions internationales ni ne se situent dans les espaces ouverts par ces dernières tout en conservant une dimension transnationale certaine, renvoyant ainsi à l’importance de clarifier le contenu de ce concept de transnationalisation. Toutes les formes d’activisme transnational, signalent ainsi les auteurs (p. 229), ne sont pas comprises dans le plaidoyer en direction des institutions, le changement dans ou par les institutions, ouvrant ainsi un espace analytique à même de nous permettre de mieux saisir la diversité de l’action politique féministe contemporaine.

Du point de vue, par ailleurs, de l’analyse des stratégies des acteurs telle qu’elle s’est développée chez les théoriciens des mouvements sociaux, qui tendent à opposer le plaidoyer institutionnel et le contentious politics, la contestation politique, le grand mérite des analyses présentées dans ce livre nous paraît être de mettre en lumière quelque chose comme une « troisième voie », celle de la logique « identité-solidarité », particulièrement développée chez Alvarez, mais également présente dans d’autres études de cas (notamment Ferree et Mueller ainsi que Conway). En montrant que l’action politique ne se limite pas à changer les institutions ni à les affronter, les auteurs ouvrent ainsi un espace de réflexion sur la nature d’« action politique », à proprement parler, de l’action de construction de mouvements en tant que telle.

Dans une perspective féministe, y compris en relations internationales, les frontières ne sont pas que nationales ou régionales, mais aussi structurées par les relations de pouvoir selon plusieurs axes de différences et d’inégalités sociales, ce qui impose d’accorder une place centrale à la question du pouvoir pour mieux saisir la diversité des pôles d’alliance entre féministes et avec les autres mouvements. Mais c’est bien la prise en compte d’une approche géographique, de la dimension spatiale, qui fait l’originalité de l’ouvrage, car, d’une part, elle défie la conception de la transnationalisation comme une question de « niveau » de l’activité des mouvements et, d’autre part, elle permet de dépasser une analyse à un seul niveau pour comprendre les relations entre les niveaux, ce qui permet en retour une conception plus processuelle et relationnelle de la transnationalisation. Plus encore cependant, cette prise en compte de la dimension spatiale permet de comprendre la relation avec la « place », de situer l’action, et donc une meilleure compréhension des conséquences dans la vie quotidienne des femmes du point de vue du changement social.

Bref, pour mieux saisir les enjeux féministes dans la mondialisation, ces trois ouvrages apportent, chacun à sa manière, un éclairage spécifique sur la complexité des enjeux. Si l’ouvrage de Falquet et al. met l’accent sur la complexification de l’action engendrée par les dimensions matérielles de la mondialisation – travail, reproduction, violence – et sur la transformation des rapports sociaux de genre qui en découlent, l’ouvrage de Bérengère Marques-Pereira, Petra Meier et David Paternotte introduit pour sa part un questionnement propre à la science politique, celui de l’État, mais dans une ouverture riche à la sociologie des acteurs, recadrant ainsi la place des mouvements sociaux dans l’action publique, alors que Solidarities Beyond Borders, mettant en avant, comme l’ouvrage précédent, une approche plus relationnelle et multiscalaire de la transnationalisation, nous invite par ailleurs à des questionnements méthodologiques et conceptuels plus précis, mobilisant plusieurs disciplines. Des trois ouvrages cependant, on peut conclure qu’à l’évidence la recherche féministe ne concerne pas que les femmes, loin s’en faut, et que nos disciplines respectives gagneraient à se nourrir plus substantiellement de ces approches.