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Depuis les deux dernières décennies, on assiste à l’apparition de nouvelles formes d’action collective contestataire en Amérique latine ou, plutôt, au renforcement d’anciennes formes d’action qui, en s’appuyant mutuellement et en se modifiant en fonction de nouveaux contextes – qu’elles ont contribué à changer –, ont fini par marquer le pas du devenir politique du subcontinent (Goirand, 2010). Ces nouvelles formes de protestation sociale incluent des grandes marches autochtones ou paysannes, des barrages de routes (ou piquetes), des occupations de terres agricoles ou de terrains urbains, d’usines, de places centrales (comme le Zócalo) ou d’institutions (comme les universités ou les bureaux gouvernementaux) ainsi que des explosions sociales ou des manifestations de masse se transformant en soulèvements populaires, conduisant parfois à la destitution de présidents[1], ou encore à des remaniements ministériels, mais, dans tous les cas, à un repositionnement des forces politiques et sociales des pays affectés.

La spécificité de la période contemporaine ne réside certes pas dans l’apparition de ce type d’actions directes plus ou moins « spontanées », mais bien dans leur intensification, leur massification et leur radicalisation au cours des deux dernières décennies[2]. À partir de la perspective des nouveaux mouvements sociaux[3], certains auteurs insistent sur les dimensions identitaire, ethnique ou culturelle des nouvelles formes de contestation en Amérique latine, supplantant l’ancienne forme « classiste » de l’action collective qui aurait caractérisé les mouvements sociaux de la région jusqu’aux années 1980. D’autres auteurs, à partir de la perspective des processus politiques, tout en reconnaissant le déclin des conflits liés au travail, insistent plutôt sur le maintien des mêmes « intérêts » et « demandes » des « groupes sociaux », expliquant les changements des formes d’action contestataire en fonction d’un élargissement des répertoires d’action collective, induits par des changements dans les « structures économiques et politiques qui rendent les grèves plus difficiles et risquées » (Wickham-Crowley et Eckstein, 2010 : 42). Ainsi, « la nouveauté des mouvements ne [refléterait] pas tant un changement culturel qu’un changement dans les modes d’expression et de contestation : les anciens se révélaient insuffisamment efficaces, et la démocratisation de l’accès aux médias et de leur couverture donnait à de tels actes de défi un impact bien plus important que par le passé » (ibid.). Sur une base davantage institutionnaliste, d’autres auteurs l’interprètent en fonction de la crise de la représentation politique (Paramio, 2002) ou comme un prélude des virages à gauche (Cameron et Hershberg, 2010).

Indépendamment des nombreuses différences et divergences au sein de la littérature qui a traité des transformations de l’action collective en Amérique latine au cours des 20 dernières années, la plupart des études tendent à aborder le phénomène en fonction d’éléments relativement stables et unifiés, tels que la culture, l’identité, les intérêts, les demandes, la structure (économique, politique, sociale ou culturelle), les institutions, etc. Pourtant, ce qui semble caractériser ces deux dernières décennies est plutôt l’hétérogénéité des acteurs et des formes de lutte, de même que l’importance que prennent les « actions contestataires transgressives » (McAdam, Tarrow et Tilly, 2001) : des actions se déroulant non seulement en dehors de la sphère politique ou partisane instituée, mais aussi en dehors des mécanismes relativement « routinisés » ou « maîtrisés » (contained) de l’action collective ou des mouvements sociaux.

C’est précisément cette hétérogénéité et cette contingence que la littérature scientifique cherche à « maîtriser » en les ramenant à des éléments plus généraux et abstraits. On tend alors à minimiser l’écart existant entre les formes transgressives et les formes davantage instituées d’action collective et à subordonner l’analyse des premières aux secondes, tout en reprochant aux actions directes spontanées leur manque d’organisation et l’absence d’une définition claire de leurs intérêts (Arditi, 2008 ; Oxhorn, 2011). Il est pourtant essentiel de parvenir à interpréter ces actions transgressives en elles-mêmes et pour elles-mêmes, en tenant compte de leur tumultueuse effervescence, dans la mesure où c’est dans ces débordements des cadres institués du politique et de l’action collective que se situe l’essentiel de leur valeur politique (Peñafiel, 2008a) et de leur radicalité.

L’apparition de positions absentes de l’espace public

En effet, comme nous chercherons à le montrer, le caractère inorganique, équivoque et hétérogène des actions directes spontanées, loin d’être une faiblesse, constitue l’une de leurs principales conditions de possibilité (Foucault, 1969), permettant leur massification et leur radicalisation. En d’autres termes, ce qui fait en sorte qu’une « demande » sectorielle se « politise » ou se « radicalise » et devienne le symbole de la remise en question des fondements d’un système est précisément la capacité de cette demande à se vider de son contenu particulier pour devenir un signifiant vide (Laclau, 2000), constitutif d’une chaîne d’équivalence entre une série de « demandes » (positions, griefs ou aspirations). Cet évidement de la « signification » particulière d’une certaine position rend ainsi possible la convergence stratégique de positions divergentes et l’inscription d’autres positions « absentes » de l’espace public qui, du fait de leur irruption « par effraction » dans cette sphère d’où elles étaient exclues, procèdent à un réaménagement profond des scènes politiques.

Il ne s’agit pas d’ignorer la nécessaire relation qui s’établit entre une action contestataire transgressive et les mouvements sociaux, les institutions politiques ou les structures sociales, mais bien de renverser la perspective, de manière à cesser d’expliquer l’action à partir de structures préexistantes pour chercher plutôt à voir comment les mouvements de contestation transgressive ont changé le « sens » de ces structures pour engendrer quelque chose qui ne s’y trouvait pas auparavant. Les soulèvements populaires (et autres actions directes spontanées) ne supplantent pas les mouvements sociaux ni les luttes sectorielles. Au contraire, ils permettent le passage d’une série segmentée de demandes ou de revendications – généralement adressées à l’État – vers la formulation d’exigences, exprimées « directement » (de manière non médiatisée), s’adressant moins à l’État qu’à l’ensemble du social pris à témoin et interpellé[4], appelé à « prendre position », voire même à « prendre part » à la lutte.

À cette dimension « intersectionnelle » des actions directes spontanées s’ajoute une dimension transnationale. Ces actions semblent se renforcer mutuellement – d’un bout à l’autre du continent et même de la planète – et constituer entre elles leurs propres conditions de possibilité. Il ne s’agit pas de simplement constater la circulation transnationale de « répertoires d’action collective » – comme les cacerolazos, les longues marches, les barrages routiers, etc. – mais, au-delà, de voir comment ces actions s’interpellent les unes les autres, sur une base symbolique ou discursive. Ces actions contestataires transgressives ne font pas que reprendre des formes d’action qui ont donné des résultats ailleurs – comme s’il ne s’agissait que de simples outils ou moyens pouvant s’appliquer à n’importe quelle fin – mais tendent à se reconnaître mutuellement comme « équivalentes » et à s’incorporer (faire corps) dans une forme de subjectivation politique marquée par la capacité des « exclus » d’un système de représentation à interrompre le cours normal de la reproduction du social pour exiger d’être « pris en compte » (Rancière, 1995) et, de manière encore plus radicale, pour exercer leur égale participation au droit (isonomie). Cette dernière ne signifie pas uniquement le « droit à avoir des droits » ou l’égalité de tous devant une loi (édictée d’en haut), mais l’égale capacité de tous à statuer sur le droit (Breaugh, 2007 et 2012).

Le printemps chilien

Ces considérations générales relatives à la radicalisation de l’action collective en Amérique latine seront abordées ici par l’analyse du cas du « printemps chilien », cet immense mouvement de protestation sociale enclenché par des grèves étudiantes dénonçant le caractère mercantile et ségrégationniste du système éducationnel, mais qui – au cours d’une lutte qui aura duré six mois[5] – est devenu le symbole d’un vaste spectre de positions convergeant autour de leur relation négative commune vis-à-vis d’un système d’exclusion. En procédant à une analyse diachronique de l’évolution des « demandes » du mouvement, nous verrons comment celles-ci changent en cours de route, en même temps que s’élargissent le « référent » et les « protagonistes » de l’action.

Cette analyse s’appuie sur les théories discursives ou non essentialistes du politique (Laclau et Mouffe, 1985), de même que sur une perspective « pragmatique », commune à diverses traditions d’analyses du discours[6], appliquée au domaine des mobilisations sociales et de la construction interactive et conflictuelle des scènes politiques. Proche de ce que Claire Oger (2005) appelle une « socio-anthropologie des discours institutionnels » ou encore d’une « approche pragmatiste à la sociologie de l’action collective » (Cefaï, 2009) ou encore de l’approche « argumentative » à la sociologie des mobilisations (Rennes, 2011), notre démarche vise à rendre compte des conditions de possibilité de même que des effets des actions directes spontanées, en étudiant les symboles utilisés et créés par ces actions collectives contestataires, de même que le sens attribué à celles-ci par leurs propres protagonistes, ainsi que les luttes pour le sens qui se déploient à partir d’elles.

Cette approche implique la construction de corpus transversaux et hétérogènes abordant, sur le même plan épistémologique, les pratiques discursives des acteurs politiques institués et les formes populaires d’expression. Dans le cas spécifique du Chili, le corpus est constitué des principales allocutions, relatives au conflit, du président Sebastián Piñera et des ex-ministres de l’Éducation Joaquín Lavín et Felipe Bulnes ; de déclarations d’acteurs politiques et sociaux circulant dans l’espace médiatique ; et de « récits de vie » de participants anonymes des actions, abordés dans une perspective ethnosociologique (Bertaux, 2010). S’ajoute à ces corpus « verbaux » une analyse sémantique ou sémiotique de l’action (Ricoeur, 1977 ; Rastier, 2001), cherchant à situer le « sens » engendré par les actions collectives en tant que telles, considérées comme des actes signifiants.

L’analyse de ces corpus tend à montrer que la radicalité de ce mouvement de protestation sociale ne réside pas tant dans les caractéristiques de leur acteur principal (les étudiants) ou de leurs « demandes », ni dans la violence des affrontements contre la police ou dans les stratégies d’occupation des espaces publics (rues, universités, écoles secondaires, édifices publics), mais bien dans la mise en évidence d’un déni systématique du principe d’égalité (Rancière, 1995) par le système éducationnel, mais surtout par un système politique et un ordre symbolique (Laclau et Mouffe, 1985) naturalisant ou niant les injustices qu’ils tendent à reproduire. En nous intéressant notamment aux relations dialogiques[7] s’établissant, d’un côté, entre le mouvement de protestation et les opposants qu’il se donne et, de l’autre côté, entre les différentes positions relatives aux « protagonistes » de l’action, nous verrons comment le surgissement, dans l’espace public, de locuteurs non autorisés de la langue politique (Peñafiel, 2008a ; Joignant, 2007) engendre de profonds changements dans le fonctionnement de la scène politique.

Manifestations et grèves étudiantes

Le mouvement débute le 4 avril 2011, alors que 6 000 étudiants de l’Université centrale du Chili (UCEN) se déclarent en grève générale illimitée pour dénoncer la prise de contrôle de leur université par le groupe d’investisseurs privés Norte Sur S.A. qui, en devenant propriétaire de l’institution, serait en mesure de court-circuiter les instances académiques et d’engendrer des bénéfices, notamment en faisant payer un loyer à l’université pour l’usage de ses propres locaux (Figueroa et Araya, 2011  ; Muñoz, 2011). En effet, bien que la très néolibérale Loi organique constitutionnelle de l’enseignement (LOCE) – édictée par le régime militaire de Pinochet – rende possible le développement d’institutions privées d’enseignement supérieur, celle-ci prévoit néanmoins que ces établissements doivent être « sans but lucratif ».

Le ministre de l’Éducation de l’époque, Joaquín Lavín, balaie la question du revers de la main en arguant qu’il s’agissait de problèmes « entre privés », internes à l’institution, qui ne regardaient en rien le Ministère. Pourtant, en dehors du système de sens duquel est issu l’ex-ministre, fétichisant une conception marchande de l’enseignement, la question incombait directement au Ministère, puisqu’il s’agissait d’une violation systématique de la loi, non seulement par les administrateurs de l’UCEN, mais aussi par l’ensemble des établissements privés d’enseignement supérieur. En niant l’existence de telles entorses à la loi et en banalisant la génération de bénéfices par des institutions censées être sans but lucratif, le gouvernement Piñera[8] engendre l’inverse de ce qu’il visait par cette dénégation du conflit.

De fait, dès la mi-avril, c’est l’ensemble des étudiants universitaires qui se mobilise avec le surgissement de manifestations convoquées par la Confédération des étudiants du Chili (Confech)[9]. Plutôt que de se limiter à dénoncer la marchandisation de l’enseignement et la violation systématique de la LOCE, les demandes du mouvement s’élargissent pour englober une augmentation du financement public dans l’éducation supérieure, une démocratisation de la gestion des universités et une série de mesures tendant à combattre la « ségrégation sociale » reproduite et aggravée par le système d’éducation[10].

Ces demandes concrètes et parfaitement intégrables dans et par les institutions politiques[11] ne sont pourtant pas adressées exclusivement à l’État ou aux étudiants. Comme le souligne la conclusion de cette convocation :

Il s’agit d’un problème qui n’est pas seulement des étudiants, mais bien de toute la société, parce qu’il n’y a pas de futur sans éducation publique et de qualité. Mobilise-toi ce 12 mai pour la récupération de l’éducation publique.

Par contre, tant qu’elle en reste au niveau des demandes – se pliant implicitement à une contrainte énonciative institutionnelle les situant dans un espace de négociation « corporatiste » –, cette interpellation de la société (mobilise-toi) ne parvient pas à dépasser le cercle des étudiants universitaires. Les premières manifestations « nationales » convoquées par la Confech se limitent d’ailleurs à quelque 15 000 personnes, directement concernées par le thème de l’éducation supérieure.

Cependant, le déni du statut d’interlocuteur valide aux étudiants et le refus, de la part du gouvernement, de reconnaître la rue comme un espace légitime d’expression démocratique poussera la lutte vers des degrés de plus en plus élevés de « radicalité ». En effet, en bloquant les canaux d’acheminement des demandes, le gouvernement rend paradoxalement possible l’expression de critiques beaucoup plus profondes et générales, « inénonçables » dans un cadre institutionnel de gestion pacifiée des conflits.

Des manifestations étudiantes au mouvement de protestation sociale

Le 1er juin, à la suite d’une convocation de la Confech à la « Grève générale et à la manifestation », les étudiants universitaires sont rejoints par ceux du secondaire et reçoivent l’appui du Syndicat national de la fonction publique (ANEF), du Collège des professeurs ainsi que de quelques recteurs d’universités « traditionnelles ». À partir de cette marche nationale (qui regroupa 20 000 personnes), la Confech – au sein de laquelle existent de nombreuses divergences tactiques et stratégiques – laisse ses différentes fédérations libres de choisir les formes d’action que chaque université considèrera appropriées. Dès le 3 juin, on compte 17 universités traditionnelles en grève ou « occupées » par les étudiants. Quatre jours plus tard, on en compte 20, tandis que trois nouvelles écoles secondaires se joignent aux six déjà occupées. Le 15 juin, alors que 180 écoles secondaires sont occupées et que les étudiants de théâtre de l’Université du Chili entament un « marathon » de 1 800 heures consécutives de course à relais autour de La Moneda (siège du gouvernement), une marche convoquée par les étudiants du secondaire et des travailleurs contractuels du cuivre en grève rassemble 7 000 personnes derrière une consigne qui fera tache d’huile : « Renationalisation du cuivre, sous contrôle ouvrier, afin de financer les réformes de l’éducation ». Le 16 juin, alors que le nombre d’écoles secondaires occupées monte jusqu’à 300, les manifestations dépassent le cap des 100 000 personnes à Santiago et des 200 000 personnes dans l’ensemble du pays (selon les estimations des étudiants). Le 22 juin, des étudiants du secondaire réalisent une « funa[12] » (dénonciation publique) du maire de Providencia (commune aisée de Santiago) à la suite de l’annonce de son intention de déloger les occupations. Le lendemain, ils sont 45 000 étudiants du secondaire à manifester dans plusieurs villes du pays, et le surlendemain on compte 500 écoles secondaires occupées ; en ce jour du premier anniversaire de la mort de Michael Jackson, 3 000 étudiants déguisés en zombies exécutent une chorégraphie de Thriller devant le palais présidentiel pour signifier l’état de « mort-vivant » du système d’éducation ou, comme on pouvait le lire sur les écriteaux accrochés sur les « zombies » : « L’éducation me tue » ou « Je suis mort en payant mon éducation. » Et ainsi de suite, d’autres occupations festives simultanées (coordonnées par Twitter) des places centrales de diverses villes du pays s’ajoutent à des occupations de bureaux comme ceux de la compagnie nationale du cuivre (Codelco), de la Banque centrale, de partis politiques (de droite comme de gauche), de chaînes de télévision (avec diffusion de messages), pour culminer le 30 juin avec la plus grande des manifestions jamais enregistrées jusqu’alors depuis la fin de la dictature, rassemblant 400 000 personnes dans l’ensemble du pays, dont 200 000 à Santiago.

Ce mois de juin est marqué par la diversification des moyens d’expression, mais aussi des acteurs et des « demandes » qui se transforment en « exigences ». Ainsi, en plus d’assurer une présence et une permanence au conflit par l’occupation et la subversion du sens de l’espace, les occupations d’universités et de lycées[13] se sont transformées en lieux de convergence de la solidarité (notamment par l’apport d’argent et de denrées alimentaires de la part de la population) de même qu’en expériences d’une forme assembléiste de constitution de sujets politiques. Le mouvement n’appartenait plus aux « représentants » étudiants mais à l’ensemble de la collectivité étudiante, réunie de manière permanente en assemblées, et à la société en général qui, non seulement se solidarisait, mais s’investissait directement dans la lutte.

Ainsi, la diversification des formes de protestation (occupations, grèves, marches, funas, rassemblements éclairs ou flashmobs, blocages de ponts, occupations temporaires de bureaux, affrontements directs avec la police, barricades, caceroleos[14], etc.) et l’adhésion au mouvement de nouveaux secteurs (tels la Centrale unitaire des travailleurs (CUT), les travailleurs du cuivre et plusieurs autres syndicats, les associations de parents ou les maires de certaines villes, les organisations de pobladores[15] et des sinistrés du tremblement de terre de février 2010, etc.) font en sorte que les revendications initiales de la Confech se voient dépassées de toutes parts : non seulement en incorporant de nouvelles « demandes » provenant des étudiants du secondaire (comme la « ré-étatisation » ou la « dé-privatisation » de l’enseignement primaire et secondaire) mais, surtout, en s’élargissant au point de devenir des bannières de lutte pour une « éducation gratuite et de qualité », impliquant des « réformes fiscales et constitutionnelles », des propositions de « renationalisation du cuivre » et de « nationalisation des ressources naturelles » en général[16], des mouvements pour des « plébiscites populaires contraignants » et des « assemblées populaires constituantes », etc.

Négativité et subjectivation politique

En passant d’une dénonciation locale (UCEN) à une demande « corporatiste » (étudiants universitaires) puis sectorielle (éducation), pour finalement aboutir à une prolifération de demandes et d’exigences, le mouvement de protestation ne fait pas que cumuler des positions disparates, il engendre un espace d’expression pour des positions « exclues » des règles énonciatives et constitutives de la langue politique (Peñafiel, 2008a). Ces positions ne sont pas unies entre elles de manière positive – en fonction d’une identité ou d’un intérêt commun – mais de manière négative par rapport à un système de représentation ou un ordre symbolique qui les nie toutes « également », bien que chacune de manière différente (Laclau, 2005).

Au-delà des demandes et exigences, c’est sur le plan « expressif » que se situent la condition de possibilité, la radicalité et la force de cette convergence de positions divergentes. Car avant de revendiquer et d’obtenir des gains matériels ou symboliques, encore faut-il « exister » publiquement. Non seulement pour l’opinion publique – que le mouvement a réussi à gagner[17] – mais surtout pour « soi-même », en tant que « collectif » ou subjectivation politique procédant à la réactivation du social, c’est-à-dire à la remise en jeu de ce qui semblait pouvoir se reproduire indéfiniment, dans l’harmonie factice d’un système d’exclusion.

Pensons, par exemple, aux flashmobs ou aux manifestations ludiques qui, après la chorégraphie de Thriller ou les 1 800 heures de course autour de La Moneda, se multiplient et envahissent la Toile autour de thèmes aussi loufoques que Lady Gaga, les Super Héros, Dragon Ball, besotón (marathon de baisers), die-in, « à poil pour/par l’éducation », etc. Caractéristiques de la Révolution des pingouins[18], s’appuyant sur les nouvelles technologies (Twitter, Facebook, YouTube) pour convoquer et diffuser des manifestations éclairs et ludiques, ces nouvelles formes d’expression ne demandent rien au gouvernement. Pas plus qu’elles ne sont une expression identitaire – à moins qu’on les considère d’un point de vue générationnel. Il ne s’agit pas d’affirmer son identité « Lady Gaga », « Dragon Ball » ou nudiste ; il s’agit plutôt de subvertir des espaces et des symboles par l’absurde. Par exemple, en montrant l’écart existant entre, d’un côté, une société rassemblée autour d’une consigne aussi simple qu’efficace : « ¡No al lucro ! » (Non au profit !) et, de l’autre côté, un système de représentation fétichisant une conception marchande de la société au point de permettre au président Piñera d’affirmer sans la moindre gêne que « l’éducation n’est pas seulement un bien de consommation […] mais également un investissement financier » (Radio Cooperativa, 19 juillet 2011).

Dans leur ensemble, ces formes d’expression tendent à dévoiler, de manière carnavalesque, l’absurdité d’un ordre symbolique qui les bafoue. À partir d’elles, le « consensus sur les consensus », qui a caractérisé la langue politique post-dictatoriale chilienne, se désagrège au point de devenir contre-productif. Plus le gouvernement et les partis politiques en général se réfugient derrière les topoï (lieux communs)[19] qui tenaient lieu d’évidence jusqu’alors, plus ils se discréditent face à une société chez qui ces constructions idéologiques n’opèrent plus.

Le retour du refoulé. Réactivation des symboles de la lutte antidictatoriale et de la lutte en général

Il n’est pas possible de rendre compte ici de toutes les formes précises de subversion du sens auxquelles ont procédé ces manifestations étudiantes. La force du symbolique réside justement dans l’impossibilité de réduire le signifiant à une seule signification, permettant ainsi l’évocation indéfinie de multiples sens (négativité). Toutefois, certaines tendances générales peuvent être dégagées de l’analyse des actions, des récits d’actions et des relations dialogiques qui s’établissent entre ceux-ci et les locuteurs autorisés de la langue politique instituée.

Par exemple, lorsque des étudiants du secondaire procèdent à des funas de politiciens, ils ne font pas que dénoncer une position adverse en utilisant un répertoire d’actions ayant donné des résultats ailleurs et autrement : ils réactivent (et confirment ainsi la légitimité de) la forme de dénonciation de l’impunité des bourreaux du régime de Pinochet, utilisée par les familles de détenus disparus. Ils établissent ainsi une relation symbolique entre le système politique actuel et le régime dictatorial, établissant du même geste un lien d’équivalence entre la lutte des étudiants et celles contre l’impunité et pour la justice.

Cette mise en équivalence peut aussi être observée dans le surgissement de barricades dans les quartiers populaires (poblaciones) ou le retour des caceroleos un peu partout dans les rues. Ces formes d’expression populaire, typiques de la période des Protestas[20], n’ont jamais cessé au cours des deux décennies de « transition permanente ». Elles surgissaient minimalement deux fois par année, les 11 septembre et 29 mars de chaque année, lors de commémorations spontanées du coup d’État et du Día del joven combatiente (jour du jeune combattant). Ce que permet la conjoncture ouverte par le mouvement de protestation, c’est l’élargissement et la perpétuation d’espaces d’expression du mécontentement de ces jeunes des quartiers populaires qui manifestent : « parce qu’on n’ira jamais à l’université » ; mais aussi « parce qu’on n’existe pas pour eux[21] ».

De manière plus large, on peut également observer comment la reprise de certaines chansons, l’esthétique de certaines affiches ou peintures murales, ainsi que le contenu de certaines propositions, telle la « renationalisation du cuivre, sous contrôle ouvrier », renvoient à l’époque de l’Unité populaire. De la même manière, les bannières des « plébiscites populaires contraignants » et d’« assemblées constituantes » renvoient à certains processus contemporains des « virages à gauche » (notamment au Venezuela, en Équateur et en Bolivie). Ces « propositions » (affiches, chansons, etc.) sont lancées par divers collectifs, sans nécessairement être repris par les étudiants comme des « demandes » ou des éléments programmatiques. Elles entrent en résonance avec l’ensemble du mouvement, qui tend à s’aménager pour lui-même un espace de possibilités lui permettant d’agir politiquement, malgré des contraintes institutionnelles adverses.

Relations dialogiques avec la « démocratie de consensus »

Ces mises en équivalence tendent ainsi à dévoiler le caractère autoritaire[22], ou du moins élitiste, du « pacte entre élites modérées », fondateur de la transition chilienne, voyant dans la participation citoyenne et les demandes sociales des dangers de « surchauffe » du système politique, et dans l’expression des conflits le germe du totalitarisme, du populisme ou de la polarisation[23]. Cette relation dialogique avec la « démocratie de consensus » ou de « basse intensité » (Moulian, 1997 : 351-364 ; Gills et Rocamora, 1992) se voit constamment réactivée par le gouvernement, qui cherche à asseoir sa légitimité sur ce discours, pourtant l’un des principaux objets du litige.

Par exemple, cherchant à discréditer le mouvement étudiant après la grande manifestation du 30 juin, l’ex-ministre de l’Éducation affirmait :

Ils n’ont même pas de votes dans les urnes, seulement des cris dans la rue. Dans aucune démocratie moderne ces questions ne sont débattues avec les étudiants, ce sont de grands débats nationaux sur lesquels on se concerte au Congrès. Le thème de l’éducation va être défini par une grande discussion au Parlement. C’est là l’endroit où doivent se manifester toutes les visions et où l’on doit atteindre des accords transversaux.

Joaquín Lavín, 30 juin 2011

De même, le 18 août, alors que le mouvement de protestation ne cessait de prendre de l’ampleur, le président Piñera déclarait :

Je suis absolument convaincu que le chemin pour faire du Chili un pays plus libre et juste, plus prospère et plus solidaire, ce n’est pas le chemin des pierres, de la violence des bombes molotov […] Ce chemin, nous l’avons connu par le passé et il nous a conduits à la rupture démocratique, à la perte de la saine convivialité et à plusieurs autres conséquences.

Sebastián Piñera, 18 août 2011

Ces énoncés tendent à délégitimer l’expression citoyenne en l’assimilant à des cris dans la rue ou à la violence, aux pierres et aux cocktails Molotov, opposés à la démocratie, aux urnes, au Parlement et à la saine convivialité. Ce type de discours anti-conflits n’est pas exclusif à Piñera, ni à la droite, pas plus qu’il ne se limite au conflit de 2011 en particulier. C’est en fonction de ce même récit fondateur – présentant le coup d’État (rupture démocratique) comme une conséquence (« inévitable ») de la polarisation des extrêmes et de la culture de la violence qui aurait prévalu dans les années 1960 et 1970 – que les gouvernements de la Concertation (de partis pour la démocratie) ont notamment procédé à l’« accusation des victimes » de la répression du terrorisme d’État (Lefranc, 2002) ainsi que de leurs familles luttant contre l’impunité, en leur reprochant de mettre en danger la démocratie par leur attitude « revancharde » et « conflictuelle » (Doran, 2006 ; 2010). C’est aussi en s’appuyant sur ce discours que l’action contestataire en général sera criminalisée et réprimée de manière démesurée, voire même traitée en fonction de la Loi antiterroriste – comme dans le cas des Mapuche au sud du pays (Le Bonniec, 2003).

Ce discours sur la « démocratie stable » n’est pas non plus exclusif au Chili. Il concerne l’ensemble des pays de l’Amérique latine qui ont vécu simultanément des processus de transition démocratique, sous l’influence idéologique des théories transitologiques (Dobry, 2000 ; Carothers, 2002). Cette conception restreinte et procédurale de la démocratie s’énonce au sein d’une « scénographie mercantile » où l’ensemble des déictiques de temps, d’espace et de personne prennent sens en fonction d’un discours hégémonique postulant le marché comme seule forme de vie en société (Peñafiel, 2008b ; 2012). En refusant de se situer au sein de ce cadre énonciatif (Non au profit !), les protagonistes du printemps chilien en dévoilent les limites. Ils montrent comme contingent et inacceptable ce qui se présentait comme l’objectivité même des choses. Ils s’inscrivent ainsi dans un vaste mouvement transnational qui, en plus de s’opposer aux réformes néolibérales de l’État, affirme l’égale capacité de tous à statuer sur la norme constitutive du social (isonomie).

Nouvelle scène politique post-transitionnelle

Le mouvement de protestation enclenché par les étudiants a ainsi fourni une surface d’inscription à une série de positions dispersées, leur permettant ainsi de se « manifester », d’apparaître dans un espace public d’où elles avaient été exclues, voire chassées, de sortir de l’anonymat ou de l’« invisibilisation » dans laquelle on cherchait à les maintenir, pour passer de ce statut infrapolitique à un statut de sujet politique, capable d’interrompre le cours normal de la reproduction du social et de remettre en question un ordre qui se présentait comme légitime, inéluctable, voire comme un exemple de prospérité économique et un modèle de transition démocratique réussie (Prognon, 2010).

Comme nous l’avons vu, ce statut est moins lié à un intérêt commun ou à une identité sociale qu’à une subjectivation politique négativement constituée. Au sein de la convergence de positions divergentes, il existe de réelles divergences : par exemple entre les dirigeants étudiants davantage « pragmatiques » ou « stratégiques » (notamment ceux du Parti communiste), les « ultras » (radicaux) ou les « autonomistes » (indépendants des partis politiques). Au-delà du mouvement étudiant, les divergences au sein du mouvement de protestation se sont manifestées notamment entre les formes d’expression, considérées comme violentes, de ceux qu’on désigne péjorativement comme des « lumpen » (dérivé de lumpenprolétariat) et les formes davantage institutionnalisées de revendication associées aux classes moyennes.

La radicalité du « printemps chilien » réside précisément là : non pas dans la violence des affrontements ni dans les stratégies plus ou moins « pragmatiques » des étudiants, mais dans sa capacité à permettre la rencontre improbable de positions que rien ne destinait à agir conjointement. Ces forces ou ces positions divergentes pouvaient difficilement converger autour d’une base « positive » ou programmatique commune. Lorsque cela arrive – comme dans le cas de certaines expériences des virages à gauche –, c’est tout de même sur la base d’une remise en question préalable de la naturalité d’un certain ordre social. Ainsi, cette négativité n’est pas simplement un « manque », puisqu’elle engendre une subjectivation politique qui potentialise l’ensemble des positions. Comme l’exprime Ernesto (pseudonyme), un sinistré du tremblement de terre chassé de son appartement du centre-ville « parce que le gouvernement a donné de l’argent aux propriétaires et aux compagnies de construction mais pas à nous, qui les habitions », qui lutte maintenant pour le droit de rester dans son quartier d’origine :

Ça a été une année merveilleuse. Nous avons participé aux marches et tout ça, même si nous ne sommes pas étudiants. Mais aussi pour nos enfants, pour qu’un jour ils puissent aller à l’université. Mais le mouvement étudiant a beaucoup contribué à notre lutte. La lutte des étudiants a engendré une sorte de volonté collective, une légitimité sociale. À mesure que les marches s’intensifiaient, nous, on accumulait du courage pour récupérer un, puis un autre édifice. Si le peuple est dans la rue, avançons ! Il y avait une licence pour le faire. Nous n’étions plus des terroristes ou des paresseux qui veulent avoir des choses gratuites.

Cette « licence » ou cette « légitimité sociale » ne viennent pas du système politique qui se montrerait davantage ouvert à l’expression de la dissidence. Au contraire, comme le montre l’attitude du gouvernement et le discours anti-conflit partagé également par la Concertation, c’est plutôt à la criminalisation de l’action collective qu’on assiste[24]. Cette « licence » vient de la subjectivation politique elle-même qui se donne à voir en tant que forme d’action légitime, engendrant ses propres conditions de possibilité (volonté collective).

Conclusion : L’affirmation politique des « exclus »

S’appuyant sur des actions antérieures, tant chiliennes que latino-américaines ou mondiales, le mouvement de protestation sociale déclenché par les étudiants se pose comme un autre jalon d’une longue chaîne d’interpellations plébéiennes (Corten, Huart et Peñafiel, 2012). Ces mouvements contestataires transgressifs ne peuvent être interprétés comme les effets paradoxaux d’opportunités politiques adverses (fermeture du système politique), dans la mesure où, sans leur effet de dislocation (Peñafiel, 2008a), sans leur capacité à remettre en question la réification du social, les règles constitutives des scènes politiques qui les excluent se seraient perpétuées indéfiniment. C’est à partir d’eux-mêmes que ces mouvements engendrent leurs conditions de possibilité et c’est donc à partir d’eux-mêmes qu’on doit les interpréter.

Se situant en dehors des règles énonciatives des langues politiques instituées, le sens de ces actions est moins à chercher au sein des catégories sociales et politiques préexistantes qu’au sein des nouveaux cadres d’interprétation (de jugement et d’action) établis par les actions elles-mêmes. Au-delà des diverses formes d’unification symbolique de cette convergence stratégique de positions divergentes, l’élément abstrait qui les relie toutes est l’affirmation d’une subjectivation politique posant l’égale capacité de tous à statuer sur la norme constitutive du social (isonomie). Cela engendre le rejet des relents autoritaires de la démocratie de consensus (procédurale, de marché, de basse intensité, etc.) mais également du fétichisme politique (Bourdieu, 1984) des « représentants » en général, prétendant être « la voix des sans-voix », l’expression raisonnée de ceux qu’ils réduisent pourtant au silence. En effet, l’absence de demandes concrètes ou la surabondance d’exigences « irréalistes », de même que la prédominance de la dimension expressive sur la dimension instrumentale, font en sorte que ces mouvements soient difficilement récupérables par les acteurs politiques institués.

Cette radicale remise en question de la représentation politique est à la source de la violence des affrontements. Si la violence conservatrice du droit (Benjamin, 1921) s’abat sur des manifestations, le plus souvent pacifiques, comme s’il s’agissait de mouvements insurrectionnels, c’est précisément parce qu’en ne revendiquant rien d’immédiatement intégrable dans les structures de représentation et de gestion pacifiée des différences les actions contestataires transgressives questionnent, à la racine, les fondements de la reproduction (naturalisée ou dépolitisée) du social. La violence des actions directes spontanées se comprend ainsi comme une violence pure (ibid.), une violence davantage symbolique que physique, dévoilant les fondements mythiques du droit, sans pour autant chercher à en fonder de nouveaux. C’est dans ce refus d’une violence fondatrice[25] – déploré par plusieurs comme une incapacité politique – que se situe la radicalité de ce type d’actions.