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Il est généralement admis que les pays occidentaux connaissent en leur sein une désaffection citoyenne sans précédent. Si le faible taux de participation électorale témoigne du désabusement actuel face à la politique des partis, on note également une diminution de l’implication dans certains milieux associatifs comme le mouvement syndical ou les groupes communautaires[1]. Pourtant, les initiatives militantes qui prennent forme à l’extérieur des voies de participation institutionnalisées se multiplient. Au Québec, après le moment fort de contestation qu’a représenté le Sommet des Amériques de 2001, les contraintes que pose une mobilisation d’une telle envergure, de même que la volonté d’enraciner la lutte dans des réalités concrètes, amènent de nombreux individus à créer leurs propres espaces d’organisation politique. Les questions relatives à la migration des personnes, la guerre, l’environnement, la situation des personnes gaies, lesbiennes, trans et queers[2], la gentrification des quartiers urbains ou encore les luttes autochtones et la colonisation deviennent alors autant de foyers de résistance à (ré)investir par des groupes radicaux qui situent leur action en parallèle des mouvements communautaires et d’économie sociale.

Il apparaît dès lors plus nuancé d’évoquer un changement dans les modes contemporains de la représentation politique et de l’engagement, conduisant à l’exploration de formes de militantisme en dehors de la sphère politique traditionnelle, plutôt que d’un processus généralisé d’apathie et de dépolitisation (Quéniart et Jacques, 2004 ; Tormey, 2004). L’émergence de ce nouveau type de militantisme a notamment été documentée dans les analyses du mouvement altermondialiste qui repèrent dans cette « multitude » (Hart et Negri, 2004) l’expression d’une nouvelle subjectivité radicale (Benasayag et Sztulwark, 2003). La désaffection partisane et associative a en ce sens parmi ses corollaires la radicalisation vers un type d’investissement politique qui n’a pas pour finalité la quête du pouvoir au sein des institutions existantes, mais vise plutôt à préfigurer dans des expériences concrètes la nouvelle société à construire. En dépit de leurs objets de lutte divers, les initiatives en apparence fragmentées qui suivent cette dernière voie partagent une conception de l’action politique dont la forme et la finalité s’inspirent d’un renouveau de la pensée et des pratiques anarchistes (Graeber, 2002 ; Day, 2005 ; Milstein, 2010). Ce faisant, elles constituent un nouveau « champ militant » (Péchu, 2001 : 76) dont la radicalité se mesure à son degré de différenciation et d’autonomisation par rapport aux espaces d’engagement plus traditionnels.

Le présent article explore cet engagement politique radical au Québec en dressant un portrait du mouvement social animé par la perspective anarchiste contemporaine dans la province. L’intérêt de cette étude de cas tient notamment à la nécessité d’actualiser les rares travaux qui se sont intéressés à la question de l’enracinement québécois du phénomène global de résurgence du courant libertaire (Delisle-L’Heureux et Kruzynski, 2007 ; Dupuis-Déri, 2007 ; Lambert-Pilotte et al., 2007 ; Gaudet et Sarrasin, 2008). Cette recherche poursuit ainsi la démarche de même nature portant sur l’incarnation récente de l’expérience libertaire en Europe (Della Porta, 2004, Agrikoliansky et al., 2005), aux États-Unis (Epstein, 2001 ; Williams et Lee, 2008 ; Williams, 2009) ou encore en Israël et en Palestine (Gordon, 2008), pour ne nommer que quelques-uns de ces travaux. Même si l’anarchisme est présent dans les luttes sociales au Québec depuis la fin du xixe siècle (Houle-Courcelles, 2008), on peut en effet convenir que la tradition libertaire y était moins bien implantée qu’en d’autres contrées avant les mobilisations altermondialistes qui ont marqué les décennies 1990 et 2000. Depuis, un ensemble varié de groupes, collectifs et réseaux forment aujourd’hui dans la province une communauté antiautoritaire dont l’analyse et les pratiques sont orientées par cette option politique libertaire.

Un premier objectif de ce texte consiste donc à démontrer que la logique fédératrice de cette communauté est marquée par une culture politique partagée par ses différents acteurs et relayée par une interface organisationnelle transversale. Les initiatives qui s’inscrivent dans cet ensemble, au contraire d’être isolées les unes des autres, ont plutôt en commun un projet politique qui repose sur la promotion de l’autonomie collective, soit la mise en oeuvre des principes d’autodétermination et d’autoorganisation. En ce sens, tout en participant au renouvellement de la pensée et des pratiques anarchistes, nous soutenons dans un deuxième temps que l’option libertaire actuelle porte les germes d’une façon novatrice de se réapproprier le politique par la pratique de la préfiguration, contribuant à la radicalisation du répertoire des formes d’engagement disponibles dans le paysage social et politique québécois.

Méthodologie et collecte des données

Le Collectif de recherche sur l’autonomie collective (CRAC) s’intéresse depuis 2006 aux initiatives visant la création de projets alternatifs aux structures sociales et politiques dominantes au Québec, dans une quête pour l’autonomie collective. Ces expériences partagent une perspective qui s’inspire d’un anarchisme contemporain, que certains préfèrent désigner par l’appellation antiautoritaire[3]. La méthodologie de recherche utilisée par le CRAC dans ce travail de documentation s’inspire de la recherche-action participative (Bevington et Dixon, 2005). Cette démarche est caractérisée par le fait que les personnes qui mènent ces recherches sont elles-mêmes impliquées dans les groupes, collectifs et réseaux étudiés. En retour, les autres membres de ces groupes, collectifs et réseaux sont impliqués dans les étapes de la recherche, de la validation des analyses et de la mise en forme des documents. Enfin, le CRAC lui-même est un collectif basé sur des affinités antiautoritaires et (pro)féministes qui cherche à appliquer en son sein des pratiques émancipatrices. La posture adoptée dans la recherche est donc intentionnellement engagée dans le sens de la promotion de travaux qui auront des impacts positifs sur le milieu étudié.

Le travail de recherche du CRAC a d’abord consisté en la réalisation d’une recension des groupes antiautoritaires ayant émergé au Québec au tournant de la dernière décennie du xxe siècle. Par la suite, des entrevues ont été réalisées avec 125 militants et militantes impliqués dans une dizaine de groupes et réseaux antiautoritaires. Certaines de ces entrevues ont mené à la réalisation de monographies portant chacune sur un groupe ou réseau particulier, notamment le groupe féministe libertaire Ainsi squattent-elles (Pirotte, 2009), le groupe écoradical Liberterre (Kruzynski et Guilbert, 2008), le groupe queer radical Les Panthères roses – Montréal (Boucher, 2010), ainsi que deux projets de jardins autogérés (Lambert-Pilotte et Delisle-L’Heureux, 2010). D’autres entrevues ont été réalisées avec des militants et militantes de la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC) (Breton, à paraître), de Qteam (groupe queer radical), du Ste-Émilie Skillshare (lieu de création et de partage queer), du réseau des féministes radicales, de même que du réseau des (pro)féministes organisant dans les groupes antiracistes/anticoloniaux (Eslami et Maynard, à paraître).

Parallèlement, le CRAC a effectué une analyse globale des données afin de mettre en lumière les éléments transversaux qui caractérisent le milieu antiautoritaire. Les résultats préliminaires de cette analyse ont été discutés par une soixantaine de militants et militantes issus de divers groupes et réseaux de ce milieu au cours d’une fin de semaine de réflexion réalisée en février 2011. Le présent article s’inspire de l’analyse collective réalisée par le CRAC et des documents qui ont été produits dans le cadre de cet exercice de validation[4] (CRAC, 2011a, 2011b, 2011c). Une liste des documents réalisés à ce jour par les membres du CRAC et sur lesquels se base le présent article est présentée en annexe.

La communauté antiautoritaire au Québec

Le Sommet des Amériques en 2001 a représenté un moment fort de consolidation du courant libertaire au Québec. Incarné par des groupes comme la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC) à Montréal et le Comité d’accueil du Sommet des Amériques (CASA) à Québec, le point de vue antisystémique qui fondait le principe d’opposition de ces groupes s’accompagnait d’une stratégie d’action importante, développée autour de l’idée du respect de la diversité des tactiques et de formes d’organisation inspirées de la démocratie directe. Une décennie plus tard, la pensée anarchiste contemporaine est actuellement portée à la fois par des groupes et des réseaux qui se revendiquent explicitement de la pensée libertaire et d’autres qui expriment des affinités idéologiques avec cette perspective sans pour autant se déclarer ouvertement anarchistes (Graeber, 2002 ; Dupuis-Déri, 2005). Pour cette raison, l’appellation antiautoritaire est l’objet d’une acceptation plus consensuelle auprès de ces acteurs qui ont investi des fronts de lutte variés dans la foulée des mobilisations altermondialistes du tournant du siècle.

La conception de ces différentes initiatives militantes comme formant un ensemble unifié trouve son fondement dans la proposition selon laquelle un mouvement social est un « network of informal interactions between a plurality of individuals, groups and/or organizations, engaged in a political and cultural conflict, on the basis of a shared collective identity » (Diani, 1992 : 13). Cette constellation d’acteurs informellement liés[5] peut elle-même être composée de différents « réseaux submergés » qui ne se manifestent publiquement qu’à l’occasion (Melucci, 1996). À ce titre, si le milieu antiautoritaire s’exprime au grand jour lors de mobilisations publiques comme celle du Sommet des Amériques en 2001 ou celles, plus récentes, contre les rencontres du G8 et du G20 à Toronto en 2010, les acteurs qui l’animent sont actifs à longueur d’année à l’ombre des projecteurs, enracinés au quotidien dans différents milieux et intervenant sur une variété d’enjeux.

Dans cette lignée, la notion de communauté de mouvement social nous permet d’appréhender l’infrastructure qui soutient le travail des militants autant lors de périodes clés de mobilisation qu’à l’extérieur des expressions publiques d’un mouvement (Buechler, 1990). Cette communauté vient soutenir les pratiques des acteurs dans une perspective donnée lors des moments d’accalmie et assure ainsi la survie de ce mouvement (Staggenborg, 1998). En ce sens, un mouvement social ne se développe pas seulement en fonction de changements dans la structure d’opportunité politique, mais également en raison des effets produits par la présence d’une communauté de mouvement social qui favorise la mobilisation continue des militants, offrant différentes opportunités d’organisation et d’action hors des grandes campagnes d’action.

Suivant cette perspective, la communauté antiautoritaire au Québec est active sur l’ensemble du territoire de la province, mais concentrée essentiellement dans les milieux urbains, et particulièrement à Montréal. Bien qu’une estimation du nombre de militants et militantes associés à cette communauté est hasardeuse étant donné la nature mouvante de leur implication, on peut néanmoins avancer qu’environ quelques milliers de personnes sont associées plus ou moins directement à la communauté antiautoritaire. Cette dernière est formée dans un premier temps d’un terreau composé de groupes, collectifs et individus interreliés et qui s’organisent autour de divers enjeux de lutte. Pour la plupart, ces groupes et collectifs sont composés de cinq à vingt personnes rassemblées autour d’une affinité politique, identitaire, affective ou géographique[6]. À un deuxième niveau, ces groupes, collectifs et individus en lutte sur des thématiques connexes sont regroupés en réseaux entretenant entre eux des liens plus ou moins directs, plus ou moins soutenus selon les cas[7].

Aujourd’hui au Québec, la communauté antiautoritaire est ainsi constituée de plusieurs réseaux dont le travail respectif est orienté vers les enjeux concernant la lutte antiraciste/anticoloniale/anti-impérialiste ; la violence et la répression étatique ; la solidarité internationale ; le syndicalisme/travail/pauvreté ; la gentrification des quartiers urbains ; l’écologisme ; le milieu étudiant ; le féminisme radical et la perspective queer radicale[8]. Ces réseaux ne sont bien entendu pas mutuellement exclusifs et se recoupent régulièrement dans leurs thématiques de lutte, notamment en raison de la circulation des militants qui se déplacent souvent tels des électrons libres dans la communauté, gravitant autour de divers enjeux en fonction d’une cause qui leur est chère, d’un besoin exprimé par le mouvement ou d’un projet ponctuel (Pleyers, 2004). Ces connections sont surtout renforcées par le fait que la communauté antiautoritaire se structure autour d’une culture politique et de la création d’une interface organisationnelle qui assurent la consolidation du lien politique entre les acteurs qui la composent.

Une culture politique libertaire

L’absence d’un positionnement idéologique clair et explicite qui traverserait l’ensemble de la communauté antiautoritaire s’explique en partie par le refus d’être associé à un cadre d’analyse statique et mécanique dont les notions de base seraient ancrées dans un sens univoque. L’unité politique de la communauté antiautoritaire se reconnaît plutôt à l’existence de relations mutuelles entre des acteurs connectés les uns aux autres par un sentiment d’appartenance. Ce sentiment du « nous » qui traverse la collectivité est fondé sur la perception d’une relation ou d’un statut partagé entre les membres : il alimente des inclinaisons positives à l’égard des autres individus qui composent la communauté (Taylor et Whittier, 1992 : 107).

Suivant cet esprit, le fil conducteur qui tisse l’appartenance des membres à la communauté antiautoritaire peut être envisagé comme une culture politique apparentée à la pensée anarchiste contemporaine[9] (Gordon, 2007, 2008). Transgressant les impératifs d’unité théorique habituellement reliés à la conformité idéologique, cette culture politique peut se concevoir comme une « boîte à outils incluant tout à la fois les croyances, les pratiques, les schémas narratifs et les visions du monde, autant de formes symboliques qui servent à informer les stratégies d’action disponibles » (Fillieule, 1997 : 209-210, dans Luck, 2008 : 17). Elle réfère à un ensemble d’orientations conjointes qui teintent les manières de penser, d’être et de faire des membres de la collectivité (Gordon, 2008 : 14)[10]. Cette culture politique libertaire imprègne donc les différentes initiatives de la communauté antiautoritaire au Québec et construit une impression de familiarité sur la base de positions politiques, de stratégies d’action et de formes organisationnelles communes aux acteurs qui la constituent.

Au premier rang des caractéristiques partagées par les membres de cette communauté antiautoritaire se trouvent des positions politiques qui se cristallisent autour d’une analyse des différentes manifestations de la domination dans nos sociétés. La source de cette dernière est ramenée aux fondements du système d’organisation capitaliste et de ses formes d’oppression corollaires, entre autres le patriarcat, l’impérialisme, le racisme et l’hétérosexisme. La reconnaissance de l’imbrication de ces différents systèmes d’oppression fonde la compréhension de l’engagement dans une lutte commune qui va au-delà des enjeux spécifiques ciblés par les acteurs. Les membres de la communauté rejettent également toutes les formes d’autorité jugées illégitimes, au premier chef desquelles l’État est perçu comme l’institution centrale soutenant l’expression de ces différents rapports d’oppression. L’action politique gouvernementale est donc considérée comme inapte à enrayer les causes fondamentales des injustices dénoncées.

Enfin, ces prises de position ne se limitent pas à un principe d’opposition contre toutes les formes d’autorité illégitime mais affirment également des valeurs alternatives au système qu’elles dénoncent. L’adhésion à ces valeurs positives se formule notamment, et de manière non exhaustive, par la promotion de la justice sociale, l’égalité, la liberté, l’entraide, l’autonomie, la créativité et le respect de la diversité dans chacun des projets lancés par les membres de la communauté. Ces valeurs combinées à la prise de position contre toutes les formes d’autorité illégitimes sont traduites, par exemple, par des déclarations en faveur de la libre circulation des personnes, de l’abolition des frontières, de la justice environnementale, du respect de la dignité et du consentement dans toutes les relations humaines, de l’autonomie reproductive, de la souveraineté alimentaire, etc.

Dans un souci de cohérence avec ces prises de position, les acteurs qui composent la communauté antiautoritaire privilégient le recours à l’action directe dans le choix de leurs stratégies d’action, c’est-à-dire une prise en charge collective par les personnes directement concernées par un enjeu et leurs alliés, en dépendant le moins possible de l’intervention d’organisations intermédiaires. Au besoin, les militants et militantes antiautoritaires concentreront leurs énergies sur certaines « luttes de front[11] », se solidarisant avec les personnes et communautés de base vivant de multiples oppressions dans une lutte commune pour l’amélioration dans l’immédiat des conditions de vie. Les membres de la communauté prônent également le respect d’une diversité des tactiques, soit d’un spectre varié d’actions dont la sélection se fait selon les situations et besoins particuliers, sans se restreindre à une forme particulière d’opposition. Ces tactiques peuvent prendre la forme de l’éducation populaire, de la désobéissance civile, de l’intervention artistique, d’un geste de subversion, de la mise sur pied d’un service alternatif ou de la perturbation du fonctionnement des institutions dominantes.

Par ailleurs, les groupes et réseaux qui composent la communauté visent également à préfigurer dans leur fonctionnement ces positions politiques et stratégies d’action. Le type d’organisation privilégié ne cadre pas avec les définitions conventionnelles qui ont pour indicateurs une structure formelle ou hiérarchique, ni avec le principe de la délégation politique au coeur des institutions de la démocratie libérale. Les acteurs de la communauté antiautoritaire adoptent plutôt un mode de fonctionnement non hiérarchique, caractérisé par le recours à la démocratie directe et à la décentralisation du pouvoir.

Concrètement, dans les activités de tous les jours, le rassemblement en groupes d’affinités fait en sorte que les militants s’identifient à leur « gang », à leur « famille » ou à leur « communauté intentionnelle ». Les liens avec d’autres groupes et collectifs antiautoritaires dans des coalitions thématiques ou régionales se font sur la base de structures de coordination flexibles et décentralisées. Plutôt que de créer des plateformes ou de grandes organisations structurées, différents groupes, collectifs et réseaux convergent vers quelques principes communs, tout en préservant leur autonomie et leur spécificité identitaire. La reconnaissance d’une familiarité entre les participants se fait alors sur la base du partage de cette culture politique commune. Ce même sentiment d’identification à la perspective libertaire permet à l’occasion de construire des coalitions régionales, voire internationales, avec des acteurs issus de différents milieux géographiques.

Quelle que soit l’échelle de la mobilisation, les militants antiautoritaires privilégient la création d’espaces et de mécanismes favorisant la délibération collective. Afin de permettre la prise en compte de cette diversité des intérêts et des besoins, eux-mêmes sujets à transformation au gré des expériences et des événements, un processus décisionnel collectif et continu est encouragé. Il prend forme dans les rencontres en assemblée générale, au moment des conseils de délégués de différents groupes d’affinité à l’occasion des actions de grande envergure, ou encore par le biais de mécanismes qui permettent de démasquer les rapports de pouvoir dans les groupes et réseaux (notamment la rotation des tâches, la prise en compte des émotions, le partage des connaissances, etc.).

Une interface organisationnelle

La culture politique libertaire constitue la trame de fond qui oriente la participation politique des acteurs de la communauté antiautoritaire et enracine leurs différentes initiatives dans un objectif commun de transformation sociale. Par ailleurs, cette culture politique est relayée par une interface organisationnelle propre à la communauté qui permet d’articuler la coopération entre ses composantes. Cette interface constitue en quelque sorte un embryon d’infrastructure institutionnelle[12] alternative de nature culturelle, économique, sociale et politique (Adamovsky, 2006). Elle offre des lieux et des moments de rencontre qui favorisent la mise en commun des projets, analyses et pratiques des acteurs qui partagent la culture politique libertaire. D’autre part, cette interface permet de préfigurer en son sein le type de relations sociales souhaité par les antiautoritaires, entre les individus, les collectifs et les réseaux, de manière à en dégager le potentiel d’extension à plus grande échelle[13]. Il s’agit enfin d’un lieu de collaboration qui permet d’accroître le pouvoir de la communauté sur elle-même en assurant son fonctionnement autonome par la mise sur pied de ressources communes. Cette interface organisationnelle ne constitue pas une fin en soi dont les éléments, une fois créés, seraient immuables : les espaces et les ressources qui la composent sont plutôt appelés à se faire et à se défaire au gré des analyses et des besoins formulés par les membres de la communauté[14].

Actuellement, l’infrastructure organisationnelle de la communauté permet de relier les collectifs et les réseaux entre eux par l’entremise d’une participation conjointe à des mobilisations inspirées par la conjoncture politique, sociale et économique. Ces campagnes ou coalitions autour d’enjeux rassembleurs constituent des espaces de rencontre et de réseautage pour l’ensemble des acteurs de la communauté. Plusieurs de ces mobilisations sont des projets ponctuels, mis sur pied par un appel lancé par un ou plusieurs groupes ou individus. Dans cet esprit, mentionnons l’initiative d’une mobilisation anticapitaliste dans le cadre du Sommet des Amériques en 2001, la marche « Un statut pour tous » en 2004, le rassemblement contre le Sommet sur le partenariat nord-américain sur la prospérité et la sécurité (PSP) à Montebello en 2007, la mobilisation sur le thème « Guerre à la guerre en 2007 », la coalition contre les Jeux olympiques sur les terres volées à Vancouver en 2010, et les manifestations contre le G8 et le G20 à Toronto en 2010. Par ailleurs, certaines de ces campagnes sont des moments de convergence récurrents où se côtoient les membres de la communauté antiautoritaire, comme les conférences et manifestations annuelles du 8 mars à l’initiative du comité des femmes de diverses origines, du 15 mars contre la brutalité policière et du 1er mai anticapitaliste. Ces différentes mobilisations pour la plupart axées sur les manifestations publiques constituent l’expression visible de la communauté antiautoritaire. Elles composent l’image de la communauté captée par le radar médiatique et diffusée au sein de l’opinion publique.

Par ailleurs, les ressources propres à la communauté soutiennent les militants dans leur travail, créant une infrastructure qui facilite la consolidation des liens au sein d’un même réseau, ainsi qu’entre les différents réseaux qui forment la communauté antiautoritaire. Ceci favorise des moments de rencontres formels et informels entre eux, permettant le renforcement des liens par le biais du réseautage, le partage de connaissances et d’analyses dans une optique d’autoformation. Ces ressources tentent également de sortir de la logique économique dominante en misant sur les pratiques Do-It-Yourself et la récupération, limitant ainsi autant que possible les interactions avec le marché capitaliste. Elles forment en quelque sorte un bien communal qui permet aux acteurs antiautoritaires d’assurer eux-mêmes la satisfaction de leurs différents besoins individuels et collectifs, sur la base du respect des valeurs qui leur sont chères.

Dans cette veine, certains services[15] dont se dote la communauté antiautoritaire permettent aux acteurs qui la fréquentent de réduire leur dépendance à l’économie capitaliste en facilitant l’autosatisfaction des besoins. À Montréal et à Québec, par exemple, les membres de la communauté peuvent se procurer de l’information alternative dans une librairie ou une bibliothèque antiautoritaire. Une brasserie artisanale et des cuisines collectives alimentent les rassemblements de la communauté et certains événements publics. Au besoin, un collectif de gardiennage assure un service de halte-garderie pour soutenir les parents militants lors des rencontres et activités. Un atelier de sérigraphie, de couture et de fabrication de macarons met à la disposition de la communauté le matériel nécessaire à la fabrication d’outils de promotion ou encore de vêtements de tous les jours. Les ateliers de vélos, quant à eux, sont des lieux d’entraide pour l’autoréparation et le recyclage des bicyclettes. Un centre de médias, équipé d’ordinateurs branchés sur Internet, facilite l’accès aux équipements, ainsi qu’à l’apprentissage des logiciels qui sont à la base des communications internes et médiatiques.

Le travail accompli dans la plupart de ces dernières initiatives n’est pas rémunéré. Cependant, il existe aussi des milieux de travail autogérés qui deviennent des lieux d’expérimentation de relations de travail et de relations sociales alternatives. Généralement organisés sous forme de coopératives, les moyens de production de ces milieux de travail sont gérés collectivement, sur la base des éléments propres à la culture politique antiautoritaire. Cafés-bars et restaurants autogérés, maisons d’édition, entreprise de soutien informatique, ferme biologique proposant un programme d’agriculture soutenue par la communauté, association d’électriciens, collectif de production artistique ou groupe de recherche[16] : voilà autant d’exemples de ces milieux de travail autogérés que construisent et fréquentent les membres de la communauté. Certaines activités ou campagnes de mobilisation, dont notamment des spectacles de financement, se produisent dans de ce type d’espaces autogérés.

D’autre part, des outils de création, de production et de diffusion réduisent la dépendance de la communauté envers les « industries culturelles » et les sources d’information dominantes. Ils permettent de créer, de se renseigner, de se divertir sur des bases autres que celles de la logique capitaliste. La communauté a en son sein toute une panoplie de cinéastes, d’artistes visuels et d’artistes de la scène qui se produisent sur une base régulière. Les antiautoritaires sont aussi journalistes, éditorialistes, essayistes, chercheurs et chercheuses, et se donnent les moyens de faire circuler les informations de manière autonome et autogérée. Les sites Internet, blogues et listes de diffusion sont multiples, résultat du partage de connaissances lié aux logiciels libres au sein de la communauté. Malgré la prépondérance des technologies de l’information, la communauté publie des revues, des journaux et des webzines qui circulent largement entre les réseaux, voire au sein du grand public. Plusieurs membres de la communauté animent des émissions de radio en français, en anglais et en espagnol sur les ondes communautaires. Un réseau informel d’affichage et de distribution de tracts dans différents quartiers facilite la promotion des activités de la communauté.

Enfin, les membres qui forment cette communauté se retrouvent à l’occasion d’événements ou de rassemblements périodiques favorisant les échanges, le réseautage, le partage des connaissances et l’éducation populaire entre les différents réseaux. Chaque année les membres de la communauté organisent des ateliers et des conférences afin de se ressourcer, de mieux comprendre les enjeux de lutte et de peaufiner les analyses, de s’outiller pour améliorer leurs modes de fonctionnement ou apprendre des expériences vécues ailleurs. Les festivals ou semaines thématiques sont des espaces de regroupement périodique pour les différents acteurs de la communauté antiautoritaire. Parmi ceux-ci, le Festival de l’anarchie et le Salon du livre anarchiste de Montréal sont les plus grands rassemblements annuels de ce genre en Amérique du Nord. Les Journées autogérées à Québec s’inscrivent dans ce même esprit de rencontre. D’autres événements sont organisés par des réseaux de la communauté : Back-Off et Ya Basta ! organisés par des féministes, Queer Between the Covers Book and Zine Fair et Radical Queer Semaine organisés par le milieu queer radical, et la Conférence boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) contre l’apartheid israélien ou encore la Semaine annuelle contre l’apartheid israélien organisées, entre autres, par des militants antiautoritaires impliqués dans les réseaux antiracistes et anticoloniaux en solidarité avec la lutte des Palestiniens.

L’autonomie collective comme choix politique

Le projet politique porté par la communauté antiautoritaire dévoile sa radicalité à l’aune des autres options politiques qui émergent en parallèle dans la province. Dans cette perspective comparative, le cycle de contestation qui a alimenté la construction de la communauté antiautoritaire au Québec a contribué à la même période à un éveil citoyen plus général (Lamoureux, 2008). Ce renouveau de l’intérêt politique peut notamment être interprété comme un phénomène de ressac par suite de plusieurs décennies de promotion du néolibéralisme dont témoigne la remontée des idées et des partis de la droite idéologique au Québec[17]. Générant dans son sillage la remise en cause des modèles sociopolitiques de l’après-guerre, ce déploiement néolibéral renforcé par la chute du bloc de l’Est a alimenté dans les années 1980 et 1990 un sentiment d’impuissance collective à l’égard du processus électoral, encourageant en contrepartie la recherche de nouvelles voies de participation politique à développer (Mouterde, 2005).

Faisant ainsi écho à la pluralité des tendances qui s’expriment au coeur de la mobilisation altermondialiste, les chemins proposés au tournant du xxie siècle pour réinvestir le champ du politique sont multiples. On assiste alors dans la province à une diversification des modes d’action collective qui se cristallisent chacun à leur façon autour d’un projet politique particulier. D’une part, la représentation au sein de la sphère politique traditionnelle se diversifie en raison de l’arrivée de nouveaux protagonistes dans l’arène électorale (Dufour, 2007). Par exemple, au niveau provincial, le parti politique Québec solidaire naîtra en 2006 de la fusion du mouvement Option citoyenne avec l’Union des forces progressistes dans cette optique d’intervention directe dans le jeu électoral pour faire la promotion d’un programme politique de gauche (David, 2008 ; Khadir, 2008)[18].

Suivant une perspective similaire, d’autres acteurs issus de l’univers des mouvements sociaux choisissent de construire des organisations aptes à canaliser les revendications de la société civile vers la sphère politique conventionnelle, dans un objectif de démocratisation de cette dernière et d’approfondissement des pratiques de la citoyenneté. Des véhicules comme le collectif non partisan D’abord solidaires, puis le Réseau de vigilance, se donnent entre autres pour mandat de dynamiser la vie politique au Québec en faisant la promotion de la participation citoyenne dans l’exercice électoral, en période de vote tout autant qu’en cours de mandat des élus (Lamoureux et Guay, 2008). La proposition d’un Agenda citoyen et la formation du Réseau national pour la démocratie municipale explorent à leur façon cette orientation en proposant, en dehors des partis politiques, de soutenir l’investissement citoyen dans la vie politique à l’échelle des villes (Guay, 2005).

Le processus de politisation[19] que connaissent les acteurs sociaux à l’origine de ces dernières initiatives, principalement issus du milieu communautaire et syndical québécois, est ainsi notable en raison de l’intensification de leurs interventions dans le champ de la représentation politique. En décentralisant les modes de participation citoyenne, ces initiatives ont pour effet de faire perdre aux partis politiques « le monopole de la médiation des intérêts dans l’arène électorale » (Dufour, 2007 : 263). Pour ce faire, certains investissent cette arène en se constituant en tant qu’acteurs partisans, d’autres préfèrent agir depuis la sphère des mouvements sociaux, mais la cible de leurs actions demeure en bonne partie les institutions politiques officielles.

Parallèlement à ce phénomène, le processus de politisation qui génère la construction de la communauté antiautoritaire a pour effet de radicaliser le répertoire de l’engagement politique en complexifiant les modes d’interventions en dehors de la relation avec l’État et le pouvoir institutionnalisé. Les différents acteurs qui forment cette communauté se distinguent alors des autres formes d’action collective en cherchant à promouvoir un projet politique qui favorise l’émancipation des modes de représentation conventionnels. Critique de la démocratie représentative et de la politique électorale, l’option libertaire aspire à une reconstruction fondamentale de la société en ramenant la gestion des enjeux sociaux, politiques et économiques dans des espaces de proximité, contrôlée par les individus regroupés sous des formes décentralisées (Kruzynski et Sévigny, 2005). La viabilité de cette option libertaire peut être repérée empiriquement dans les multiples initiatives qui forment aujourd’hui la communauté antiautoritaire et qui, sans qu’il y ait nécessairement de concertation explicite ou préalable entre elles, sont néanmoins unies dans la construction d’un projet politique basé sur l’autonomie collective.

Ce projet est ancré dans la promotion d’une société fondée sur les principes de l’autodétermination – possibilité pour une collectivité de disposer d’elle-même – et de l’auto-organisation – possibilité pour cette même collectivité de contrôler les moyens qui orientent sa destinée. En ce sens, le projet politique de la communauté antiautoritaire ne se révèle pas tant dans le rapport qui est établi avec les autorités politiques que dans un mode de résistance déployé au quotidien et des espaces de proximité, sur la base des expériences concrètes vécues par des collectivités. Il ne s’agit donc pas d’orienter l’activité politique en fonction d’une éventuelle prise du pouvoir des institutions étatiques ou de l’exercice d’une pression politique sur les détenteurs de ce pouvoir, mais plutôt de mettre en pratique dans le moment présent des initiatives susceptibles de répondre aux besoins et aux visées de collectivités autodésignées.

Au coeur du projet politique de la communauté antiautoritaire se trouve en effet le respect des principes de l’auto-identification des individus et de la diversité des associations qui se construisent sur cette base. Conséquemment, des différences et des débats dans la manière de s’organiser sont notables au sein de la communauté antiautoritaire, entre les acteurs et d’une région ou d’un enjeu à l’autre, selon les particularités identifiées collectivement par des individus regroupés sur la base d’affinités communes. Vue de l’extérieur, l’expérience de l’autonomie collective semble ainsi faire planer le spectre de la fragmentation des initiatives en fonction des priorités déterminées par chacun des groupes et collectifs. Or, en dépit des variations propres à chacune des expériences, l’autonomie collective telle qu’envisagée par les antiautoritaires prend forme dans un processus basé sur l’entraide et orienté par des valeurs qui servent de « boussole éthique » aux membres de la communauté (Milstein, 2010 : 49). Dans cette optique, plutôt que de travailler à la formulation d’un programme social et politique qui viserait à englober les intérêts de la majorité, il s’agit d’encourager les individus se reconnaissant une appartenance commune à penser et à agir collectivement, sans intervention ni besoin de reconnaissance extérieure, à partir d’un ensemble de valeurs et de principes fédérateurs[20].

L’objectif de l’autonomie collective s’inscrit dans une stratégie à doubles volets visant d’une part à déstabiliser l’ordre établi et, d’autre part, à construire dans l’immédiat de véritables projets d’ordre économique, politique, social et culturel sur la base des valeurs libertaires[21]. La première dimension de cette stratégie est la mieux connue des chercheurs et de l’opinion publique en général, alors que le deuxième aspect est moins documenté et plus discret. Il implique qu’une partie importante du travail politique de la communauté antiautoritaire repose sur la « pollinisation[22] », par le soutien à la création d’espaces propices à l’expérimentation de l’autodétermination et de l’auto-organisation par le plus de gens possible, dans leur contexte et leurs conditions actuels. À travers cette expérience, les gens entrent en contact direct avec l’option antiautoritaire et sont alors en mesure de vivre concrètement ce projet politique sans que celui-ci leur soit imposé. L’autonomie collective fait ainsi advenir de nouvelles habiletés organisationnelles pour les personnes impliquées dans cette démarche et de nouvelles solidarités dans les rapports qu’elles entretiennent avec les autres. Dans la perspective antiautoritaire, le changement social se réalise alors progressivement au gré de l’intégration de ces pratiques par les individus dans leurs milieux respectifs et de la réappropriation du pouvoir d’organisation collective.

Conclusion

Cette représentation de l’option libertaire consolidée au Québec dans le sillage des mobilisations altermondialistes fait ressortir le fait que la communauté antiautoritaire contemporaine forme un tout qui est plus grand que la somme de ses parties. L’articulation de ces différentes initiatives en un ensemble possédant sa propre logique d’action est bien entendu une construction conceptuelle qui va au-delà de l’interprétation qu’ont d’eux-mêmes la plupart de ces acteurs. La vision proposée ici est partielle et partiale : tous les groupes qui pourraient s’en réclamer et en faire partie n’ont pas nécessairement été étudiés. De plus, l’attention portée au plus petit dénominateur commun qui transcende ces différentes initiatives court le risque de faire apparaître un portrait aseptisé de la communauté, faisant l’économie des tensions, des débats et des conflits internes qui ne lui sont pourtant pas étrangers. Une fois ces limites reconnues, l’exercice possède néanmoins une utilité analytique certaine en offrant une vue synoptique de la diversité des luttes menées au Québec dans le cadre de cette perspective libertaire. Elle permet entre autres de relever que les acteurs qui s’inscrivent dans cette tendance portent, dans l’ensemble, un projet politique commun fondé sur l’autonomie collective qui se distingue des autres formes d’engagement politique dans la province.

Reposant sur les principes d’autodétermination et d’auto-organisation des collectivités, ce projet est animé par une culture politique qui lui est propre et relayé par une interface organisationnelle qui relient les différents acteurs entre eux. La mise en place de ce projet alternatif se réalise progressivement, au gré des expériences concrètes d’organisation collective vécues ici et maintenant. Ce volet préfiguratif est une dimension importante de la stratégie de résistance déployée par la communauté antiautoritaire, tout comme le sont également les actions plus médiatisées qui visent à perturber le fonctionnement du système dominant. En reconnaissant l’importance de ces deux aspects complémentaires d’une stratégie de lutte, soit la construction et la perturbation, il est alors possible de mieux saisir toute la complexité du rapport de force établit par la communauté antiautoritaire.

Dans cette optique, alors que le potentiel de résistance des mouvements sociaux est souvent envisagé en fonction de leur capacité à engendrer des résultats concrets dans la sphère politique conventionnelle, comme par exemple la modification d’un projet de loi, la participation à un processus décisionnel ou la délégation de responsabilités par l’État, l’action de la communauté antiautoritaire nous invite à revoir notre conception du changement social et politique. Face à la transformation de l’État-providence, à l’émergence de nouvelles structures de gouvernance mondiale et, plus globalement, à la crise de légitimité des modes traditionnels de représentation politique, le pouvoir est revendiqué par les acteurs de la communauté antiautoritaire comme la capacité d’action que possède chaque collectivité d’agir sur ses propres conditions d’existence et de se prendre en charge de manière autonome.

Cette interprétation du projet politique de la communauté antiautoritaire a pour corollaire l’idée que l’anarchisme contemporain n’est pas un état fixe, mais plutôt une construction permanente ouverte à une multitude de possibilités. Bien sûr, les membres de la communauté antiautoritaire continuent de lutter pour ce « grand soir » où adviendrait un basculement des forces et le renversement du système en place. L’objectif de ce moment révolutionnaire demeure présent et constitue une source importante de motivation. Toutefois, la communauté est dès maintenant engagée dans un processus révolutionnaire qui se construit au jour le jour. Ce dernier aspect de la stratégie de lutte du mouvement antiautoritaire viserait, en quelque sorte, à créer « la structure de la société nouvelle à même la coquille de l’ancienne[23] ». Il repose sur l’application dans le moment présent de modes d’organisation qui rompent avec les formes de représentation politique habituelles et permettent la constitution de sujets collectifs autonomes.

Les acteurs de la communauté antiautoritaire se distinguent de ce fait des partis politiques de gauche et des organisations militantes traditionnelles, bien qu’ils soient en étroites relations avec eux et collaborent à l’occasion sur des projets communs. Dans le contexte général de revitalisation militante qui a suivi la mobilisation de Québec 2001, l’émergence simultanée d’autres options politiques indique cependant que la différenciation de la communauté antiautoritaire n’est pas le résultat d’un repli en l’absence d’alternatives politiques à investir ou l’effet de la répression qu’ont connu les mouvements de résistance au cours de cette même période, mais bien l’expression d’un choix politique délibéré qui témoigne de la pertinence d’un tel projet radical au Québec. L’option libertaire favorise ainsi la diversification des modes de représentation des identités et des intérêts par la promotion de la participation directe des individus dans tous les processus liés à l’organisation collective. Dans cette veine, le projet de l’autonomie collective porte un potentiel de transformation radical de la société, en ce qu’il concurrence d’autres formes d’organisation politique par la création d’espaces multiples de délibération, de participation, de socialisation et de satisfaction des besoins.

Suivant cette perspective, une vision d’ensemble du projet politique de la communauté antiautoritaire fait apparaître sa portée possible au-delà de la seule transformation des rapports interpersonnels des personnes impliquées. L’interface organisationnelle de la communauté devient ainsi un exemple concret de ce que pourrait être un modèle de société fondé sur des valeurs libertaires dans lequel les individus se réapproprient la gestion collective et interdépendante des différentes sphères d’activités humaines, qu’elles soient de nature économique, sociale, culturelle ou politique. Néanmoins, la pérennité des initiatives antiautoritaires n’est pas tant liée à la capacité de chacune d’entre elles à perdurer dans le temps, mais plutôt à leur capacité de transmettre une culture politique qui pourra éventuellement être intégrée par un nombre plus important d’acteurs.

On peut entrevoir en ce sens le potentiel de transposition de cette culture politique à plus grande échelle, c’est-à-dire la possibilité de son extension à des milieux extérieurs à la communauté. Par exemple, la grève étudiante initiée à l’hiver 2012 et la lutte sociale qui y a pris racine ont notamment permis de dévoiler la vitalité d’une communauté d’inspiration anarchiste composée de groupes et de réseaux impliqués dans une variété de luttes sociales, au nombre desquelles se trouve la question de l’éducation. Bien que le mouvement étudiant soit animé d’une variété de perspectives politiques qui ne pourraient être réduites à une seule référence idéologique, l’analyse politique anticapitaliste, le respect d’une diversité de tactiques et le recours aux mécanismes de la démocratie directe qui sont des éléments notables de la lutte actuelle témoignent de la prégnance de cette perspective anarchiste contemporaine sur la scène sociale québécoise.

L’un des défis à relever pour la communauté antiautoritaire dans l’avènement de ce projet alternatif repose cependant sur le dévoilement explicite des points de convergence de ces différentes expériences de résistance de manière à faire ressortir l’intention commune qui les animent. Sans cette reconnaissance de leur complémentarité, les diverses initiatives de la communauté antiautoritaire sont contraintes à demeurer marginales et parallèles aux institutions dominantes auxquelles elles tentent de résister. Dans cette optique d’intervention, le portait d’ensemble de la communauté antiautoritaire présenté en ces pages possède certainement son utilité.