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En Bolivie, l’élection du premier président « indigène[1] », Evo Morales, bouleverse la manière dont les rapports sociaux de sexe étaient envisagés institutionnellement jusqu’alors. D’un côté, l’entité institutionnelle responsable de la mise en oeuvre de politiques publiques visant à réduire les inégalités entre les sexes est affaiblie au sein du pouvoir exécutif. De l’autre, une nouvelle Unité de « dépatriarcalisation » est créée au sein du vice-ministère de la Décolonisation[2].

Ces transformations répondent à une modification des rapports de forces entre mouvements féminins et féministes en Bolivie. Comme le souligne Monasterios (2007), la « technocratie du genre » des années 1990, soutenue par la coopération internationale et mise en oeuvre par des ONG féministes – composées de femmes éduquées, urbaines et de classes moyennes – est mise à mal par l’élection d’Evo Morales, porté au pouvoir par des organisations populaires, indigènes, originaires et paysannes[3] mixtes et féminines. Le présent article se concentre sur les représentations des rapports sociaux de sexe construites par l’État, en tenant compte des relations de pouvoir entre ces différents mouvements féminins[4]. Il pose la question de leur politisation/dépolitisation à la suite des processus d’« ethnicisation » institutionnelle du genre. Il se structure autour de l’hypothèse suivante : le prisme ethnique au travers duquel est représenté le genre tend à une politisation ambivalente des rapports sociaux de sexe. Dans un premier temps, l’association entre concept de genre et principes andins éclaire les inégalités entre les sexes, mais elle reproduit les hiérarchies ethniques entre les groupes qui les portent. Dans un deuxième temps, si les représentations de la décolonisation comme solution au patriarcat permettent une remise en question de la subordination des femmes autochtones à partir de leurs propres principes, elles n’échappent pas à une certaine idéalisation des communautés autochtones et des relations entre les sexes qui s’y jouent.

S’intéressant aux représentations sociales des rapports sociaux de sexes, le présent article se fonde sur une méthodologie qualitative d’analyse de discours. Le concept de représentation sociale, développé entre autres par Jodelet (1989), met en évidence les processus de construction de la réalité sociale par les acteurs à partir de leur position sociale. Ces représentations s’observent dans les discours sur des supports divers, tels le langage, les médias, les documents officiels, les textes de lois, etc. (Jodelet, 1989 : 32). C’est pourquoi une dizaine d’entretiens semi-directifs ont été menés de janvier à mars 2009 à La Paz et à El Alto[5] avec certains protagonistes institutionnels des changements institutionnels susmentionnés. À ces entretiens s’est ajoutée l’analyse de discours de quelques documents officiels et, enfin, la littérature scientifique est mobilisée comme soutien à l’analyse.

Cet article se limite donc à l’analyse des représentations sociales des rapports sociaux de sexe construites par l’État dans ses institutions. Il ne prétend pas analyser historiquement et empiriquement la pratique de ces institutions, ni leurs incidences sur les relations entre les femmes et les hommes. Conformément à la pensée de Bourdieu, le discours est abordé non seulement comme un acte de pouvoir, mais surtout comme participant à la construction du « réel », car « dire, c’est faire » (1982 : 103). Par conséquent, l’analyse du discours permet d’aborder la « réalité » de l’institutionnalisation du genre en Bolivie.

Trois parties composent cet article. D’abord, le contexte historique d’émergence, de prise et d’exercice du pouvoir par le Movimiento al Socialismo[6] (MAS) est brossé à grands traits. Ensuite, les discours au coeur de la direction du VIO sont décortiqués. Enfin, les propos construits par l’Unité de « dépatriarcalisation » sont explorés. Une conclusion tente de répondre à la question de la politisation ou dépolitisation des rapports sociaux de sexe.

Contexte historique

Le 18 décembre 2005, Evo Morales, président du MAS, est élu à la présidence de l’État bolivien. En 1995, le MAS a été créé, représentant l’« instrument politique » des principales organisations ethniques – la Confederacion de los Pueblos Indigenas de Bolivia[7] (CIDOB) et le Consejo Nacional des Ayllus et des Markas du Qullasuyu[8] (CONAMAQ) – et paysannes – la Confederación de Syndicatos Unificados de Trabajadores Campesinos de Bolivia[9] (CSUTCB) – du pays.

Le MAS se profile comme le protagoniste de toutes ces organisations lors des manifestations anti-néolibérales des années 2000. Les femmes, organisées ou non, y participent massivement : elles forment souvent les premières lignes des blocus routiers, des grèves de la faim ou des marches nationales (Laurie, 2006 ; Arnold et Spedding, 2005 ; Peredo, 2006). Ces mobilisations débouchent sur « l’agenda d’octobre » 2003 qui reprend le « Pacte d’unité » scellant une unification sans précédent du monde rural (Do Alto et Poupeau, 2009 : 80). Schématiquement, le « Pacte d’unité » exige une nouvelle Constitution et permet la construction d’un nouveau sujet politique : indigène, originaire et paysan, qui sera d’ailleurs reconnu par la nouvelle Constitution de 2009[10].

Reprenant ces revendications, le MAS est élu à la tête de l’État. Il a d’importantes conséquences sur la manière dont le genre est envisagé politiquement.

D’abord, le vice-ministère d’Affaires de genre, générationnelles et de la famille (VAGGF), créé en 2002, est démantelé. La présence de femmes et d’autochtones dans le gouvernement est présentée comme la solution à la fin des discriminations de genre et ethniques. Sous la pression d’organisations féminines, le gouvernement est néanmoins contraint de créer un vice-ministère du Genre et des Générations, mais celui-ci est plus faible, politiquement et financièrement, que son prédécesseur (Rousseau, 2010 : 155).

Ensuite, l’Assemblée constituante est sensible au genre. Des organisations autochtones mixtes et féminines, rassemblées dans le « Pacte d’unité » et l’initiative Mujeres Presentes en la Historía[11] (MPH), construisent une plateforme des droits des femmes. Le mouvement féministe institutionnel mène cette initiative, mais il doit ouvrir son agenda à celui des femmes autochtones, devenues incontournables (Rousseau, 2011 : 12). Malgré les conflits et un climat de méfiance entre féministes et femmes autochtones[12], leur alliance au sein de la MPH porte ses fruits : la plateforme de droits des femmes est adoptée par l’Assemblée constituante (Uriona, 2010 : 34). Ainsi, la nouvelle Constitution de l’État plurinational de Bolivie comprend un langage non sexiste et promeut activement, de manière transversale et spécifique, les droits des femmes en matière sexuelle et reproductive, foncière, économique et politique[13] (Rousseau, 2009 : 156).

Cependant, en février 2009, au lendemain de la ratification de cette nouvelle constitution, l’institution du genre perd du pouvoir dans l’appareil exécutif. Son organe descend d’un échelon : d’un vice-ministère, il passe à une direction[14] « de prévention et d’élimination de toute forme de violence en raison du genre ou de générations », sous l’égide du vice-ministère pour l’Égalité d’opportunités (VIO[15]), élargi aux populations « vulnérables[16] ». Les femmes sont envisagées au côté des enfants, des personnes âgées et des handicapés, plutôt que comme actrices au coeur du processus de changement.

Enfin, en 2010, une Unité de « dépatriarcalisation » est créée au sein du vice-ministère de la Décolonisation. Cette notion apparaît pour la première fois sur les murs de La Paz par le slogan « Pas de décolonisation sans dépatriarcalisation » du mouvement féministe anarchiste, radical, autonome, anti-impérialiste, anticapitaliste et queerMujeres Creando[17]. Le mouvement y interpelle l’action gouvernementale, car il estime que le processus de changement, en se concentrant sur le démantèlement des structures coloniales, fait fi du système de domination patriarcale (Ybarnegaray, 2011 : 7). Alors que Mujeres Creando s’oppose au gouvernement d’Evo Morales, la notion de « dépatriarcalisation » est reprise par l’État. D’abord au sein du vice-ministère de l’Égalité des chances : issues en majorité du mouvement féministe institutionnel[18], ses fonctionnaires intègrent en partie les critiques de Mujeres Creando (Uriona, 2010). Néanmoins, ce vice-ministère est vite contourné comme organe exécuteur de la « dépatriarcalisation ». D’anciennes membres et un ancien membre[19] revendiquent en effet la mise en place d’une entité de « dépatriarcalisation » comme politique de décolonisation. En août 2010, une unité du même nom est créée. Si elle se veut dans un premier temps complémentaire au vice-ministère de l’Égalité des chances (Gregoria Apaza, 2010), elle s’en distanciera rapidement.

Décolonisation du genre et démystification du chachawarmi

L’analyse d’entretiens menés avec des responsables politiques de la nouvelle direction du VIO responsable du genre, lors de sa création en février 2009, et de son Plan national pour l’égalité des chances (PNIO[20]) « femmes construisant la nouvelle Bolivie pour bien vivre » (Estado Plurinacional de Bolivia, 2008) montre qu’un consensus se construit autour de la nécessité de décoloniser le genre et de démystifier le chachawarmi, qui se réfère à l’unité « homme-femme » dans la cosmovision andine.

La direction du VIO se fonde sur le PNIO dont le cadre théorique se calque sur celui du féminisme communautaire élaboré par Julieta Paredes[21] (Burman, 2011 : 82). Le concept de genre est toujours considéré comme utile, même s’il était l’instrument de la « technocratie du genre », et ce, parce que, même si les femmes autochtones et populaires méconnaissent la notion de genre, elles reconnaissent être insérées dans des rapports sociaux de sexe qui leur sont défavorables. C’est ce qu’explique une responsable de cette direction :

Beaucoup de femmes des zones rurales ne connaissent pas le terme de genre ni celui de vice-ministère des Femmes, bien qu’il existe depuis dix-sept ans. Mais au-delà du concept, les femmes rurales reconnaissent les inégalités en raison du genre, cette réalité est acceptée.

Si le concept de genre demeure pertinent, son caractère polémique, car associé au néolibéralisme et aux droits individuels, est accepté. Depuis l’élection d’Evo Morales, le mouvement féministe institutionnel[22] est en effet délégitimé par les forces sociales populaires et autochtones qui estiment avoir été instrumentalisées comme « bénéficiaires » de politiques servant davantage les intérêts des ONG féministes que les leurs (Monastérios, 2007 : 36-37). Le concept de genre est alors perçu comme occidental et étranger aux traditions autochtones. La vice-ministre de l’Égalité des chances tente alors de concilier ces oppositions en recourant au principe de complémentarité propre à la cosmovision andine[23] :

Quand on parle des droits des femmes, nous sommes critiquées parce qu’il s’agit de droits individuels qui contredisent fondamentalement les droits collectifs. Je crois que ces droits se complètent, les collectifs avec les individuels […]. Je crois que la clé est de regarder les droits de manière intégrale et de manière complémentaire. De la sorte, je crois qu’il n’y a plus de contradiction.

Premièrement, si le genre demeure un concept valide, il faut, selon le PNIO, le décoloniser, ce qui signifie « le situer géographiquement et culturellement dans les relations de pouvoir international, entre un Nord riche et néocolonial, et un Sud pauvre et néo-colonisé » (Estado Plurinational de Bolivia, 2008 : 11). Pour ce faire, il doit être lié aux principes propres à la cosmovision andine, comme l’explique une fonctionnaire de la direction du VIO :

Il faut récupérer le concept de genre […] mais en le décolonisant […]. Les inégalités [de genre] ont eu cours ici […] avant la colonie, pendant la période inca […]. Nous, on veut décoloniser ce concept de genre indiquant que nos réalités sont différentes et qu’elles ne peuvent pas être mesurées comme dans le Nord […]. Nous avons une réalité spécifique avec un système de patriarcat propre.

Irremplaçable, le genre doit être perméable aux autres systèmes de domination ayant cours dans la société bolivienne. De fait, selon Farah et Sánchez (2008), deux professeures[24], féministes et proches de la « technocratie de genre », le PNIO reconnaît que les nécessités des femmes les plus pauvres sont davantage liées aux discriminations de classe ou ethniques, peu prises en considération par l’agenda féministe institutionnel (2008 : 91, 93).

Deuxièmement, dans la mesure où les inégalités entre les sexes sont envisagées comme universelles – donc sévissant également dans les communautés autochtones d’hier et d’aujourd’hui –, la direction aux affaires du genre entend démystifier les principes andins, tels que le chachawarmi. Le chachawarmi s’articule autour des principes de complémentarité et de dualité. La signification du terme mariage, « se constituer en tant que personne »[25], en est l’emblème. L’individu, homme ou femme, n’existe pas comme un être à part entière tant qu’il n’est pas lié à son binôme (Diaz, 2010 : 13-14). Comme l’explique une fonctionnaire de la direction du VIO, l’objectif est de prendre en compte le chachawarmi, sans pour autant l’idéaliser : « Cette paire complémentaire dans notre pays est construite dans le monde aymara comme une mystification, comme quelque chose qui est valable en soi […]. Il faut récupérer cette paire complémentaire du monde aymara où l’homme et la femme sont reconnus, mais non pas comme quelque chose de valide. Il faut plutôt dépasser cette mystification. »

La démystification des principes andins permet, selon ces discours, de les articuler à la notion de genre. Selon le PNIO, le chachawarmi doit alors être envisagé comme « une anticipation créative et non pas comme une catégorie de réalité » (Estado Plurinacional de Bolivia, 2008 : 12). Farah et Sánchez (2008 : 91) estiment que l’anticipation créative valorise l’apport moral du concept tout en l’élimant de ses éléments qui naturalisent le couple andin.

Selon cette interprétation, le chachawarmi n’existe pas en tant que tel et n’est pas un concept valide, à la différence du genre. Par conséquent, les hiérarchies entre les concepts et, in fine, entre les groupes sociaux qui les portent se maintiennent. Malgré une plus grande reconnaissance des principes andins, les représentations sociales construites par les protagonistes de la direction du VIO demeurent teintées d’ethnocentrisme. La critique de « mystification » du passé précolonial et du chachawarmi construit une représentation des femmes autochtones comme ne percevant pas les structures de pouvoir qui les dominent. Le PNIO l’explicite, en écrivant que « si les femmes parviennent à porter un regard sur leur situation et à la nommer, elles oscillent entre la réalité qu’elles vivent dans leur corps et le mythe de l’égalité. […] Les analyses des femmes des secteurs populaires et indigènes[26] les conduisent à embrasser de manière acritique les concepts qui cachent la discrimination et la soumission des femmes indigènes, comme le chachawarmi » (Estado Plurinacional de Bolivia, 2008 : 81).

Par conséquent, ce premier ensemble de discours, logé dans la direction genre du VIO, envisage le chachawarmi non seulement comme un principe pouvant invisibiliser les inégalités de genre, mais il construit surtout des représentations de femmes autochtones comme étant incapables d’analyser et de comprendre leur propre situation. Implicitement, elles ont donc besoin d’être « conscientisées » par celles qui « savent », soit les féministes (Burman, 2011 : 81).

Les processus de décolonisation du genre et de démystification du chachawarmi pourraient politiser les rapports entre les sexes basés sur des paires (femme/homme) complémentaires bien qu’inégales. Le bât blesse dans le rejet du chachawarmi comme concept valide. Ainsi, les rapports de domination entre femmes en raison de leurs origines sociales et ethniques se reproduisent, niant l’expérience différenciée des rapports sociaux de sexe des femmes autochtones.

« Dépatriarcalisation »

Depuis sa création en août 2010, l’unité de « dépatriarcalisation » est au centre de prises de positions diverses : autochtones, féministes institutionnelles et féministes autonomes[27]. L’analyse systémique de leur ensemble dépasse l’ambition de cet article qui se concentre sur les discours officiels émanant du personnel exécutif du MAS et de personnes issues d’organisations féminines autochtones le soutenant au moment des entretiens.

Cette unité s’oppose à la direction du VIO et à la perspective de genre. Le principe d’égalité des chances est qualifié d’« euphémique », parce que ne s’attaquant pas aux causes du patriarcat logées dans la colonisation (Mamani[28] et Chivi[29], 2010 : 30). Ainsi, le premier trait différenciant la perspective de « dépatriarcalisation » de la perspective « genre », soutenue par la direction du VIO, concerne les liens entre colonisation et patriarcat.

La colonisation : cause du patriarcat

Dès le premier gouvernement du MAS, une large part du discours officiel présente le système patriarcal comme étant imposé par la colonisation. L’emblème en est le président Evo Morales pour qui le machisme a été importé, ne faisant pas partie de la culture andine (Morales, 2006, cité dans Rousseau, 2010 : 154)[30]. Selon ce discours, la cause des inégalités entre les femmes et les hommes se trouve dans la colonisation. Une députée du MAS[31], actuelle vice-ministre de la Décolonisation, soutient cette argumentation : « À l’intérieur de la colonisation se trouve également le patriarcat. Par conséquent, le patriarcat est présent non seulement dans les villes, mais aussi parmi les peuples indigènes et les régions rurales. »

De manière plus précise, une membre de l’organisation OMAK[32] estime que l’influence de l’individualisme issu de l’occidentalisation des sociétés andines explique la subordination des femmes aux hommes par « l’influence de l’extérieur… Parce qu’on est colonisé avec la tête remplie d’individualisme […] Cela provient d’il y a 500 ans […]. L’État dont nous avons hérité d’Europe est un État patriarcal ».

Notons que les liens causaux entre le patriarcat et la colonisation sont problématiques dans la mesure où ils construisent des représentations idéalisées du passé précolombien exempt d’inégalités entre les sexes. Par exemple, l’empire inca est présenté comme étant structuré selon un système de parenté matrilinéaire (Mamani et Chivi, 2010 : 33). La colonisation est alors perçue comme achevant une époque glorieuse et entraînant l’abnégation totale des autochtones, dont celle des femmes (Barrig, 2004 : 106). Que les sociétés précoloniales soient patriarcales n’est pas la question ici[33]. Par contre, la représentation de la colonisation comme cause du patriarcat a pour conséquence un retour, par la décolonisation, aux normes sociales autochtones non questionnées et non questionnables.

Il s’agit de transformer le patriarcat par la décolonisation, c’est-à-dire « depuis la vision plurinationale ». L’unité de « dépatriarcalisation » entend lancer « la rébellion de notre Pachamama contre la domination patriarcale et raciste […] en restituant les droits pour le Vivre-bien[34] » (Estado Plurinacional de Bolivia, 2011b : 4). Les principes andins, tels que le chachawarmi, sont alors présentés comme potentiellement garants d’égalité entre les sexes. Tel est le deuxième élément de différenciation entre cette unité et la direction du VIO.

Le chachawarmi comme égalité complémentaire entre les sexes

Les partisans et partisanes de l’unité de « dépatriarcalisation » n’enferment pas les femmes autochtones dans l’ignorance et l’incapacité d’identifier les relations de pouvoir qui les subordonnent. Par exemple, Huanca, première directrice de l’unité de « dépatriarcalisation », estime que ces mêmes femmes ne vivent pas dans des conditions d’égalité (Estado Plurinacional de Bolivia, 2011a : 126). De la même manière, une femme aymara, membre d’OMAK, qui explicite son soutien au MAS dans d’autres parties de l’entretien, dénonce la violence subie par les femmes dans les communautés autochtones, violence face à laquelle la justice communautaire est clémente : « Dans la justice communautaire, les cas de violence intrafamiliale sont pris en charge par les parrains […] ; c’est au sein même de la famille que ça doit être résolu, mais alors cette violence va persister parce que même si les parrains interviennent, certains hommes continuent. »

Les inégalités entre les sexes sont donc reconnues par les femmes autochtones. Cependant, se représenter leurs causes comme logées dans la colonisation a pour conséquence que leurs solutions doivent provenir de principes alternatifs à la modernité, tels que le chachawarmi.

L’unité de « dépatriarcalisation » semble récupérer, selon l’expression de Burman (2011 : 90), le « potentiel émancipateur du chachawarmi » : dénoncer la subordination des femmes sans pour autant renoncer au principe de complémentarité et à la reconnaissance des différences entre les sexes. Une stratégie consiste, par exemple, à revaloriser les savoirs des femmes autochtones en matière d’accouchement. C’est ce qu’exprime la directrice de projets de l’unité pour qui « l’appropriation du corps de la femme par les hommes existe dans la prise en charge [bio]médicale de l’accouchement » (Estado Plurinacional de Bolivia, 2011a : 132). Sage-femme aymara, elle défend les droits sexuels et reproductifs, et considère que l’avortement est une pratique ancestrale dans les mains du savoir féminin. La récupération des principes andins est bien potentiellement émancipatrice : les femmes autochtones revendiquent la libre disposition de leur corps et rejoignent alors les féministes auxquelles elles s’opposent pourtant farouchement.

Cependant, les discours ne sont pas homogènes. La récupération des principes de complémentarité peut également tendre vers une certaine idéalisation des communautés autochtones, et donc des rapports sociaux de sexe les traversant. Comme l’exprime un responsable chargé du Plan de Eradication de la Extrema Pobreza[35] : « Dans les communautés, c’est déjà résolu… Les problèmes de genre nous concernent nous, les urbains. Certains disent que ces problèmes sont invisibles, mais ce sont nous, les aveugles, et non pas eux. »

La nature « harmonieuse » des rapports sociaux (de classes, de générations, d’ethnies, etc.) au sein des communautés autochtones repose sur une surévaluation des principes de complémentarité et de réciprocité qui supposeraient l’égalité entre les pôles (Diaz, 2010 : 13). Par exemple, la directrice de l’unité de « dépatriarcalisation » considère que les principes du chachawarmi existent dans les communautés autochtones. Selon ses propos, « les autorités assument le poste en couple, c’est là qu’entre en jeu la complémentarité. Pour ça, quand les autorités originaires font fonction, c’est toujours de façon duale » (Estado Plurinacional de Bolivia 2011a : 125).

Implicitement, les femmes se trouveraient en position d’égalité avec les hommes. Les principes de complémentarité et de dualité entre les deux entités sexuées de l’unité évinceraient alors les rapports de domination. Remarquons, aux côtés de Burman (2011 : 82, 83), que la représentation du chachawarmi comme valide est à contextualiser au regard du rôle joué par la tradition, la continuité culturelle, l’authenticité et la reconnaissance de la différence dans les luttes des mouvements autochtones contre les assauts coloniaux. Cependant, l’idéalisation des communautés autochtones, même au nom de la résistance culturelle, a pour effet un certain déni des inégalités de genre en leur sein. Par conséquent, le recours aux principes andins perd son « potentiel émancipateur » et les rapports sociaux de sexe sont dépolitisés.

Conclusion

En guise de conclusion, relevons les éléments de politisation et de dépolitisation des représentations sociales des rapports sociaux de sexe issus de l’analyse des discours institutionnels à leur égard. Soulignons d’abord que si les débats sont ardus, ils existent et permettent de placer le patriarcat à l’ordre du jour politique. Cependant, le caractère subversif de la dénonciation du patriarcat comme système de domination global est contourné par un certain ethnocentrisme et, paradoxalement, par la création de l’unité de « dépatriarcalisation ».

D’abord, la critique féministe des sociétés précoloniales comme patriarcales renvoie à une construction de l’Autre (ici les femmes autochtones) comme incapables de remettre en question les rapports de pouvoir qui les dominent. Par conséquent, les tentatives de décolonisation du genre et de démystification du chachawarmi ne s’accompagnent pas d’une réelle interculturalité, c’est- à-dire d’une interrelation et d’une interaction dialogique entre différents acteurs porteurs de représentations et d’univers symboliques différents (Albó, 2004 : 65). Seule une telle relation interculturelle pourrait entraîner une politisation des rapports sociaux de sexe.

Ensuite, la création d’une unité de « dépatriarcalisation » entend renverser la tendance entre pourvoyeurs du genre et du chachawarmi. Si la récupération du chachawarmi comme potentiel émancipateur permet la politisation des relations entre les sexes, la tendance à la sublimation des communautés autochtones y coupe court. Au nom de la « véracité » des groupes autochtones, les conflits et donc les rapports de pouvoir entre les sexes tendent à y être niés. En d’autres termes, le prisme de l’ethnie par lequel les groupes subalternes en Bolivie sont politisés risque d’effacer leur caractère patriarcal, d’où une politisation ambivalente des rapports sociaux de sexe. Ni la décolonisation du genre accompagné de la démystification du chachawarmi, ni la récupération des principes andins de complémentarité et de réciprocité n’entraînent la construction de représentations des rapports sociaux de sexe fondés par exemple sur des paires complémentaires mais inégales permettant leur politisation.

La principale explication de ce constat se trouve dans l’impossibilité de construire des compromis entre différentes représentations des rapports sociaux de sexe – portées par des groupes sociaux opposés. Le problème majeur de l’institutionnalisation du genre en Bolivie ne concerne ni les conflits ni les antagonismes en tant que tels, mais bien l’absence de dialogue interculturel. La catégorisation de l’Autre comme ennemi et non comme adversaire limite les possibilités de négociation et de construction de perspectives consensuelles nécessaires à la formulation de politiques publiques. De fait, alors que les membres du VIO considèrent les protagonistes de la « dépatriarcalisation » comme des « indigènes machistes » (Estado Plurinacional de Bolivia, 2008 : 12), les protagonistes du second traitent les premiers de pourvoyeurs du « racisme intellectuel » (Estado Plurinacional de Bolivia, 2011a : 87).

Or ces deux positions exclusives s’apparentent à ce qu’Hernandez (2010 : 543) dénomme les deux travers des « nouvelles stratégies discursives coloniales ». Le premier qualifie les mouvements ethnicopolitiques opposés aux féminismes d’essentialistes et de conservateurs, et n’accorde du crédit qu’aux plus proches de l’agenda féministe urbain et occidental. Le deuxième, à l’inverse, ne considère comme authentiques que les organisations autochtones qui défendent la cosmovision comme un espace de résistance et qui rejettent le terme « féminisme », tout en taxant d’acculturées les organisations qui proposent un féminisme indigéniste et utilisent le langage des droits. Il semble que les représentations construites au sein de la direction aux affaires du genre ne soient pas éloignées du premier travers néocolonial, alors que celles de l’unité de « dépatriarcalisation » s’approchent du deuxième.