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Rien ne semble plus simple et terre à terre que donner, recevoir, remercier. Et pourtant, n’a-t-on pas souvent du mal à donner et, surtout, à donner d’une façon appropriée ? Comme il peut être compliqué d’accepter quelque chose, que de difficultés entourent parfois l’action de remercier ! La formule : « merci de tout coeur », nous vient facilement à la bouche, mais la question est de savoir si elle vient vraiment du coeur, et si c’est en soi possible qu’elle vienne du coeur.

Penser à cette possibilité « en soi » met en jeu la réflexion philosophique. Chaque jeu a ses règles. Ce qui « règle » la reconnaissance, c’est la relation entre donner et recevoir. Nous nous proposons ici de considérer cette relation, d’abord en général et dans la réciprocité qu’elle implique. Vient ensuite la relation asymétrique entre un donner et un recevoir qui n’entraîne pas, cette fois, de don en retour mais un simple merci. C’est cependant l’attitude de reconnaissance qui retiendra, pour finir, notre attention ; nous réfléchirons à sa structure, mais, avant tout, à sa possibilité problématique.

I. Donner et recevoir réciproquement et les problèmes qui en découlent

Donner et recevoir semblent être des modes de comportement typiquement humains. Il est vrai qu’il arrive aux animaux de s’enlever des choses, mais ils ne semblent rien s’offrir les uns aux autres, sauf dans le cas des soins donnés aux petits. C’est dire que, chez les animaux, l’action de recevoir ressortit déjà à une autre structure que la façon humaine de recevoir et, aussi bien, de posséder. Dans les façons humaines d’avoir et de posséder, on trouve une relation à un objet qui implique en même temps une possibilité de distanciation, une différenciation entre le possédant et sa possession, permettant au propriétaire de se séparer physiquement et psychiquement de son avoir, par exemple en le donnant.

1. Donner et recevoir comme attitude sociale de base

D’une manière générale, on donne dans l’espoir de recevoir quelque chose d’équivalent : do ut des (« je donne pour que tu donnes »). Nous donnons quelque chose dont nous sommes relativement bien pourvus pour recevoir quelque chose qui nous manque. Cette attente réciproque est basée sur le fait que les biens sont comparables, pas seulement dans la prétendue abstraction de l’économie monétaire, mais déjà dans les formes les plus primitives du troc, qui déjà recèlent un travail de conceptualisation et d’abstraction.

Il arrive aussi qu’on ne donne pas pour recevoir à son tour autre chose, mais simplement pour favoriser par cet échange la formation d’une solidarité. C’est ainsi qu’on échange la même formule de salutation — bonjour ! bonjour ! — et qu’à table on se verse du vin les uns aux autres.

La réciprocité de l’échange stabilise en même temps la situation toujours fragile de la possession et les relations interpersonnelles encore plus fragiles. Cette réciprocité crée une certaine égalité entre des partenaires d’échange qui peuvent être très différents par leur personnalité et leur rang. L’échange réciproque, sa permanence et son universalité, son cadre moral et juridique consolidé par l’idée de justice, il n’y a là rien moins, à vrai dire, que le ciment de toute société humaine.

2. La fragilité de l’échange

Certes, chaque échange comporte sa fragilité. En mettant à part les formes primitives d’un prendre auquel ne correspond aucun don réciproque, tel le vol, il faut ici considérer les problèmes qui se présentent quand l’espoir du donneur de recevoir un équivalent est déçu, ou que cet espoir est étouffé dans l’oeuf par la crainte d’une telle déception. Normalement, en effet, il faut d’abord donner avant de recevoir à son tour. Mais comment être sûr que ce qu’on nous rendra sera (au moins) l’équivalent ? En général, et le plus souvent, un temps considérable s’écoule entre le moment du don initial et celui qui est offert en retour. Comment être sûr que la contrepartie sera seulement rendue en son temps et le sera de toute façon ? Les partenaires d’échange ne sont pas tous dignes de confiance. On va inventer et raffiner un système d’assurances juridiques avec des sanctions correspondantes, mais, en fin de compte, on ne pourra pas se passer d’une dose de confiance, c’est-à-dire qu’il faudra justement se servir de ce capital social que l’échange lui-même doit faire croître.

Il existe dans l’échange une autre sorte de fragilité de ce ciment des relations humaines. Elle est en rapport plus direct avec notre question conductrice. Il se présente toujours, pour commencer, des situations où la réciprocité de l’échange est exigée, cependant que la forme stricte de l’échange doit être évitée. En partant du fait que de nos jours l’échange se produit généralement par l’entremise de l’argent, un double phénomène nous frappe : d’abord le fait que l’argent soit, par moments, considéré comme un don de retour inapproprié et même, le cas échéant, refusé avec fierté, tandis qu’un cadeau de retour (dont la valeur équivalente peut très bien avoir été calculée) sera bien accueilli. On peut se demander si de telles situations, qu’on rencontre — point par hasard, sans doute — plus facilement en Orient qu’en l’Europe industrialisée, ne seraient pas un souvenir du temps de l’échange en nature, obéissant au principe selon lequel le phénomène archaïque doit être considéré comme le phénomène le plus ancien.

Quoi qu’il en soit, la conscience d’une certaine tension entre les dettes interpersonnelles et leur acquittement par l’argent s’exprime ici certainement. Cette même tension semble être au fond du deuxième phénomène qu’il faut mentionner ici : même si un don de retour pour un travail accompli est payé en argent, il existe de nombreux cas où on évite bien de parler de « paiement » et de « prix ». On ne paye ni les médecins ni les orateurs, mais on leur fait parvenir — et le plus souvent dans une enveloppe cachetée ou par un virement bancaire — des honoraires. Les députés ne reçoivent pas de salaire, mais des « indemnités parlementaires » ou, le cas échéant, des « indemnités de représentation ». On ne s’informe pas du prix d’une messe, mais on s’enquiert du montant usuel des « honoraires de messe ». On considère comme grossier et mal éduqué celui qui, en de telles circonstances, utilise le terme « payer » ou pose la question : « Qu’est-ce que cela coûte ? » Celui qui, dans une telle situation, ne travaille pas d’abord pour servir, mais évalue son travail uniquement d’après le principe que tout doit être compté et que tout doit rapporter, passera pour une personne froide et calculatrice. En tout cela se manifeste la conscience que la bonne volonté de donner est plus forte, dans une certaine mesure, que l’espoir de recevoir quelque chose en retour, et aussi la conscience du fait que, dans ces contextes particuliers, beaucoup de dons méritent bien quelque chose en retour, mais que ces dons ne peuvent pas venir du simple miroitement de ce retour. Tout ce qui peut être donné n’est pas nécessairement achetable.

II. Donner et recevoir unilatéralement et être obligé de remercier

Celle ou celui qui a besoin de quelque chose n’est pas toujours capable d’offrir une rémunération ; ils doivent solliciter un don. S’ils reçoivent quelque chose sans pouvoir rendre un équivalent, ils doivent remercier. Comme l’échange réciproque crée une certaine égalité entre les partenaires, demander et remercier crée une inégalité : celle ou celui qui donnent se trouvent rehaussés, et celle ou celui qui reçoivent se voient dégradés. Ce ne sont pas le besoin et la nécessité seuls qui sont dégradants. On peut cacher sa pauvreté et l’endurer fièrement. Ce n’est que par la sollicitation que l’on entre de son plein gré dans une position de dépendance, et c’est la reconnaissance qui confirme cette position. Il faut dire que dans chaque demande il y a une part d’impudence, car celui à qui on demande quelque chose se trouve, contre son gré, dans la situation inconfortable de devoir décider s’il veut accepter la demande ou la rejeter. Mais c’est quand même celui qui demande qui s’expose le plus, parce que c’est bien lui qui se trouve dans l’incertitude de savoir si on va oui ou non satisfaire sa demande. Ainsi, passé l’enfance, personne ne va demander quelque chose sans que la nécessité le force à le faire. Bien des gens, d’un naturel paresseux, deviennent des ouvriers appliqués parce qu’ils se disent : « Je ne veux pas être obligé de dire merci ». Celui qui ne fait que recevoir sans rien donner, bien qu’il soit capable de le faire, est considéré comme un parasite. Par contre, celui qui reçoit sans rien donner en retour, parce qu’il ne le peut pas, passe pour un pauvre diable et on ne le prend plus au sérieux.

Qui peut donner sans dépendre d’une rémunération équivalente pourra facilement se sentir supérieur, et on le considérera comme supérieur à l’autre[1]. Celui ou celle qui donne peut aussi profiter de sa position de force pour humilier celle ou celui qui reçoit, sachant que ces derniers ne peuvent rien offrir d’équivalent. Rappelons l’exemple historique de Nicolas Fouquet, le plus haut fonctionnaire des impôts en France, qui humilia Louis XIV en l’invitant à une fête si somptueuse que le jeune roi n’aurait pas pu offrir l’équivalent[2]. La question de savoir si tout cela correspondait ou non à une intention précise à ce moment-là, a peu d’importance. Il suffit de constater que l’on puisse ressentir un don de cette façon. L’acceptation est liée à une relation de dette qui reste latente, mais qui peut aussi être réactivée à tout moment. Un don unilatéral peut ainsi être ressenti comme une attaque. Ce n’est pas par hasard qu’en allemand, il existe une expression pour dire qu’on se « venge » (revanchiere) d’un cadeau.

Une fois devenu conscient de ces possibilités, le donateur, s’il pense noblement, s’emploiera à éviter toutes les humiliations possibles rattachées à son don, et agira d’emblée contre cette possibilité. Si c’est au contraire un être odieux, il introduira sciemment ces possibilités dans son calcul. Celui qui accepte un don malgré ce risque essayera de développer une stratégie qui puisse compenser l’humiliation. Il va par exemple s’appliquer à oublier le fait qu’on lui a offert un cadeau ; le minimiser et soupçonner des motifs négatifs cachés. Il se peut aussi qu’il se mette à détester celui à qui il doit sa survie. Ce cas est illustré d’une façon classique dans le Guillaume Tell de Schiller[3]. Guillaume Tell raconte à sa femme comment il a sauvé son ennemi le prévôt, alors qu’il aurait pu facilement le tuer. Il semble naïvement penser que le prévôt le détestera moins dès lors, mais son épouse est meilleure psychologue, et lui répond : « Il a tremblé devant toi, malheur ! Que tu l’aies vu dans sa faiblesse, il ne te le pardonnera jamais. »

Celui qui doit à un autre une chose essentielle à la vie et, peut-être, sa vie même, demeure prisonnier de cette autre personne. En pareille perspective, dire « merci ! » signifie la reconnaissance d’une dette liée à l’aveu qu’on ne pourra pas s’en libérer. Aucune personne saine n’aime faire cela. Qui aime le faire, qui a l’habitude d’être reconnaissant, sera taxé d’avoir une âme de chien et de manifester, dans les structures de sa personnalité, des tendances au masochisme. Ou alors, c’est que nous n’aurions pas du tout envisagé encore des façons de recevoir et de donner, à savoir un genre tout à fait différent de reconnaissance.

III. La structure de la reconnaissance

Avant de regarder du côté de ces façons alternatives, laissons tomber pour l’instant l’analyse des motivations plus profondes, et tournons-nous simplement vers la structure formelle de la reconnaissance. Il faut ici essayer avant tout de voir plus clairement quelle sorte d’attitude la reconnaissance est en elle-même, quitte à voir ensuite envers qui elle est possible.

1. La reconnaissance comme attitude

La reconnaissance est autre chose que des actes isolés de remerciement. C’est un état intérieur qui est, soit relié à des événements singuliers où on nous a fait des cadeaux, soit à l’expérience d’avoir été l’objet à maintes reprises d’actes de bonté, expérience qui, de son côté, tendra à encourager une disposition générale à la gratitude.

La reconnaissance a un côté sentimental : on est content d’un cadeau et de l’affection qui s’exprime à travers celui-ci. Le sentiment satisfaisant d’avoir été l’objet de la bienveillance de quelqu’un rebondit agréablement sur le donneur, vers qui on se penche et à qui on souhaite du bien. Remercier quelqu’un peut inclure de l’aversion envers le donneur, mais ce n’est pas le cas quand on parle de reconnaissance.

Par contre, la reconnaissance est aussi basée sur un jugement : la reconnaissance inclut la connaissance. La réflexion vacille — premièrement — dans une zone de tension entre le possible et le nécessaire. Pour peu qu’on nous donne ce qui nous est dû et qui correspond en quelque sens à une nécessité morale, nous ressentons alors tout au plus de la satisfaction, mais non de la gratitude. La reconnaissance, par contre, nous l’exprimons souvent en allemand par cette formule faussement défensive : « Ce n’était vraiment pas nécessaire » — par exemple, de nous faire un aussi gros cadeau ou d’aller nous chercher à l’aéroport, etc. La reconnaissance inclut la conscience du fait qu’un don possible ne se matérialisera pas forcément et que le don reste quelque chose qui ne va pas de soi.

Sur un autre plan aussi, la reconnaissance est basée sur la réflexion, dans la mesure où le fait d’y penser combat l’oubli. Nous avons déjà remarqué qu’oublier qu’on a reçu quelque chose ne constitue pas une simple déficience de la mémoire, mais est plutôt relié à une tendance à l’ingratitude. On voudrait que le fardeau que l’on ressent, qu’on pourrait en tout cas ressentir, et qui résulte de la conscience d’avoir reçu quelque chose, ne soit pas trop souvent présent à notre esprit. D’autant que l’on ne veut pas trop admettre les obligations qui en découlent, parce qu’on ne le peut pas ou qu’on ne le veut pas. Qu’il s’agisse très peu d’une faiblesse purement cognitive de la mémoire, mais plutôt, très fortement, d’une intention, voilà qui apparaît justement dans le fait que les personnes qui oublient si facilement ce qu’elles ont reçu ont en général une très bonne mémoire en ce qui concerne les torts qu’elles ont subis autrefois. L’oubli et le souvenir ne sont pas seulement des choses qui nous arrivent, mais, bien au contraire, des choses que nous cultivons bien intentionnellement.

2. Le destinataire de la reconnaissance

Envers qui peut-on être reconnaissant dès lors ? Peut-on l’être envers soi-même ? Si l’on se fie à la richesse de l’imagination des publicitaires, il faut bien le croire. Ainsi, sur le feuillet d’information accompagnant un médicament pour améliorer la circulation sanguine, j’ai trouvé la phrase suivante : « Songez comment vous pourriez alléger le travail de votre coeur. Pas seulement votre coeur, mais vous-même allez vous en remercier[4]. » La langue traditionnelle semble au contraire partir plutôt du principe que je peux bien être content et même fier d’avoir accompli quelque chose, mais que la gratitude comporte forcément la conscience et l’admission du fait qu’un bien, qui me rend heureux, peut justement ne pas être attribué à mes propres efforts. Je suis toujours reconnaissant envers un autre.

Cet autre serait normalement une autre personne. Il fait partie de la reconnaissance d’attribuer le cadeau qu’on nous fait à la bonne intention d’une personne. On reconnaît cette intention, comme c’est si bien exprimé dans le terme français de reconnaissance. Il semble qu’on ne pourrait pas être reconnaissant envers un être qui agirait sans intentionnalité. On peut, par contre, se demander quel degré d’explicitation doit atteindre le geste du bienfaiteur pour que je sente que ce bien m’est adressé à moi, personnellement, et pour qu’alors ma reconnaissance soit bien fondée. Il paraît raisonnable qu’une personne soit reconnaissante à son père décédé de lui avoir laissé un héritage imposant. Le cas est beaucoup moins évident s’il s’agit d’un riche ancêtre dont les biens profitent à un descendant, bien que l’aïeul en question ne lui ait rien légué expressément. Voire, s’agissant d’un des grands personnages du passé dont les actes continuent à avoir des conséquences bienfaisantes pour une nation ou pour une ville, encore que ces personnages puissent n’avoir pas le moindrement pensé aux gens qui vivent aujourd’hui, ou bien n’aient que simplement fait du bien sans l’intention explicite de faire de la sorte du bien à quelqu’un. (Le fait qu’en Extrême Orient, le souvenir qui honore tels actes et personnages — par exemple Confucius et Bouddha — comporte un élément plus évident de reconnaissance qu’en des cérémonies semblables dans l’Europe moderne, doit nous inciter à une réflexion plus poussée. Il se pourrait que le sentiment de communauté soit resté plus vivant à travers les générations que chez nous où c’est plutôt la performance abstraite comme telle qui compte.)

Il n’est pas raisonnable, nous l’avons dit, d’être reconnaissant envers un être qui agit sans intentionnalité. On peut, à l’occasion, entendre quelqu’un dire qu’il est reconnaissant à sa voiture de l’avoir transporté sans accident à travers le monde. Mais cette façon de s’exprimer ne doit pas vraiment être prise plus au sérieux que les paroles que l’on entend parfois adresser à une auto. Il est plus difficile de décider si on peut être reconnaissant à des animaux, en se limitant de toute façon à des animaux domestiques familiers. J’ai plutôt tendance à ne pas considérer comme sensée une telle façon de parler et une telle attitude. Je les considère plutôt comme de l’anthropomorphisme[5]. En effet, on ne peut pas vraiment attribuer aux animaux la libre décision de l’intention que l’on reconnaît par la gratitude (tout autant, bien sûr, qu’on ne peut pas leur attribuer de mauvaises intentions). Cela n’exclut pas qu’on rende aux animaux auxquels nous sommes socialement liés ce qui leur revient, puisque nous pouvons connaître leurs besoins, et parce que nous sommes sensibles à une certaine justice à leur endroit. En fait, de nos jours, la plupart du temps, on en fait plutôt trop dans ce domaine.

Mais, même s’il ne semble pas raisonnable d’être reconnaissant envers les animaux eux-mêmes, il est certainement approprié d’être reconnaissant de ce qu’ils représentent pour nous, ou de ce qu’on reçoit d’eux. À cet égard, notre culture est empreinte d’une certaine superficialité. Le droit de tuer les animaux et de les utiliser à nos fins semble aller de soi et ne nécessiter aucune justification, hormis pour les extrémistes qui considèrent le fait de tuer les animaux comme presque aussi grave que de tuer des êtres humains. Des cultures anciennes étaient sur ce point souvent à la fois plus raisonnables et plus sensibles. L’ethnologue Franz Boas rapporte que les poissons dont l’huile servait à l’alimentation de certains Indiens en Alaska n’étaient pas pressés au moyen d’outils mais sur les seins nus des mères pour, d’une certaine manière, compenser leur mort inévitable par la tendresse de la mise à mort, et qu’on considérait comme inapproprié de jeter loin du campement, malgré leur puanteur, ces poissons morts pressés pour nourrir la vie. On les ramassait plutôt en un lieu d’honneur au milieu du campement[6]. Entre-temps, et depuis longtemps déjà, d’autres mentalités et sensibilités se sont développées et propagées — à juste titre, en partie.

Si, en effet, nous pouvons encore partager, sur le plan esthétique, l’animisme des Indiens, nous ne pouvons plus le pratiquer sérieusement. Il n’empêche, malgré tout, que le souvenir des coutumes ancestrales peut aussi nous enseigner des choses que nous n’aurions pas dû oublier. En fait, quelques pionniers de la philosophie moderne commencent à développer de nouveau le sentiment que l’usage des êtres de la nature ne devrait pas être orienté vers nos seuls intérêts égoïstes. En d’autres mots, notre conduite dans ce domaine ne devrait pas être dictée exclusivement par l’intelligence écologique de celui qui soigne et nourrit sa vache pour qu’elle continue de lui donner du lait. Il ne va pas de soi que les êtres vivants nous appartiennent d’une telle façon que nous ayons le droit d’en faire ce que nous voulons. Si, dans une certaine mesure, nous avons le droit de les utiliser, ce « droit » contient l’évidence cachée d’un don duquel nous devons être reconnaissant. Martin Heidegger, qui a démontré les liens étroits entre « denken et danken » (penser et remercier) va même plus loin sur ce plan. Il rappelle[7] que ce que dans le domaine technique nous appelons la matière, le matériel, figure chez Aristote comme une des quatre aitiai de l’étant… Le mot grec aitia qu’on traduit généralement par « cause » voudrait dire à l’origine quelque chose ressemblant à « dette ». C’est dire que si nous nous réjouissons d’un plat en argent, nous devons en remercier non seulement nous-mêmes qui l’avons acheté ou l’orfèvre qui l’a produit, mais aussi le métal qui est entré dans sa composition, l’argent, à titre de produit — qui ne va pas de soi — de la nature généreuse.

Mais alors, envers qui sommes-nous reconnaissants quand nous le sommes pour ces dons de la nature n’allant pas de soi ? Nous l’avons bien affirmé : je suis toujours reconnaissant envers un autre. Comment soutenir cette thèse en face du phénomène d’une reconnaissance anonyme ou sans destinataire ? D’autres occasions peuvent engendrer une telle reconnaissance, comme par exemple une journée de randonnée particulièrement réussie dans une nature magnifique, une relation amoureuse épanouissante, la naissance d’un premier enfant, le fait qu’on ait réussi à encourager un malheureux, l’expérience d’une sympathie non méritée[8]. Il faut remarquer que le sentiment ainsi suscité n’est pas une simple joie, mais une joie accompagnée de la conscience d’avoir reçu un don et d’en éprouver de la reconnaissance. Le fait qu’un destinataire fasse essentiellement[9] partie de la reconnaissance apparaît dans la recherche spontanée de l’auteur du bienfait qu’entreprend le bénéficiaire pour lui exprimer sa reconnaissance. Si je trouve un cadeau devant ma porte, je me demande qui l’y a déposé. Une fois trouvée la réponse à cette question, deux tâches d’identification auront été satisfaites : voici qu’une personne déjà identifiée, et connue comme étant une telle ou un tel, est désormais aussi identifiée comme l’auteur du cadeau. Je sais maintenant à qui adresser ma reconnaissance qui n’avait pas d’abord de destinataire précis. Mais, dans les cas cités de reconnaissance anonyme, le destinataire de la reconnaissance reste anonyme, et cela dans un sens radical, car le bien reçu ne peut pas du tout être expliqué de façon suffisante comme le don d’une personne qu’en principe on pourrait nommer, mais qu’on est incapable en fait d’identifier comme source du bienfait en question. Ainsi quelqu’un pourrait-il dire : « Je suis reconnaissant mais je ne sais pas enversqui. » Puisque le fait de ne pas savoir — surtout si la reconnaissance est grande — est insatisfaisant, la reconnaissance anonyme se transforme presque automatiquement en une recherche mi-émotionnelle, mi-rationnelle de la source du bienfait, ce vis-à-vis mystérieux vers qui nous porte la reconnaissance.

IV. Le pur don

Considérons à nouveau les motivations plus profondes qui entrent en jeu dans l’acte de donner et de remercier. Nous avons dit au début que tout échange de biens et de services, aussi commercial qu’il soit, implique en outre l’échange d’une confiance dont, en fin de compte, on se fait simplement cadeau. Posons-nous maintenant la question inverse, celle de savoir si, dans chaque don, aussi libre soit-il, il n’y aurait pas quand même un élément d’intérêt, du do ut des, et si faire un « pur » don gratuit est vraiment possible.

Que doit-on comprendre s’agissant d’un « pur » don ? Citons d’abord deux formes de don qui ne nous intéressent pas ici. Tout simplement se débarrasser de quelque chose, par exemple ; lassé de vieux livres ou meubles on peut les placer le long de la rue pour s’en défaire. Que quelqu’un se les approprie ou que les vidangeurs en disposent, importe peu. Ou encore, le gaspillage qui n’a pas de destinataires particuliers, sauf à titre secondaire. On peut penser ici à des coutumes telle celle en vertu de laquelle, autrefois, un couple princier nouvellement marié faisait couler du vin dans la fontaine du marché — une entreprise visant moins le bonheur du peuple que l’amusement des princes à la vue de la populace se bousculant, s’arrosant et titubant. Un tel couple pouvait se sentir dans une position presque divine, de sorte qu’un pareil gaspillage pouvait même être perçu comme faisant partie des « devoirs » des grands, tenus de veiller à légitimer leur règne du haut de leur position.

Un « pur » don doit plutôt être compris dans notre contexte comme un vrai don destiné à quelqu’un, sans que le donneur n’y attache l’intention d’en profiter lui-même. La question surgit alors : est-ce que cela se peut ? Bien souvent, on ne donne des cadeaux que pour se libérer d’une obligation ou pour s’attacher une autre personne. Est-ce qu’on ne doit pas déjà être content si, dans l’intention du donneur, son propre bien occupe seulement la deuxième place, tandis que le bien de celui à qui le don est destiné occupe la première place ? Tout donneur n’espère-t-il pas un don en retour, de quelque genre que ce soit, et de telle manière que cet espoir non seulement accompagne la générosité mais, en réalité, la motive ? L’être humain peut-il donner d’une façon si désintéressée, se séparer d’un bien si radicalement[10] que celui qui le reçoit puisse vraiment en faire ce qu’il veut ? Ce n’est certes pas d’une faculté banale qu’on parle ici. On la rencontre rarement. C’est au coeur d’une vie centrée sur le don, mais aussi consciente d’elle-même, qu’on la trouve. Toutefois, exiger cette faculté ne découle pas du tout d’une morale exagérément idéaliste. Dans l’économie morale de notre vie en société, donner de cette façon asymétrique est plutôt la compensation nécessaire d’une autre asymétrie : celle qui résulte, d’une part, d’une façon de recevoir sans la volonté de rendre et, d’autre part, d’une façon de donner qui est au fond une façon de prendre.

La question de savoir si on peut donner de cette façon pure se pose surtout pour celui qui a l’impression qu’on vient de lui faire un tel don. C’est pour lui une question à laquelle il faut répondre par un oui ou par un non. Est-ce qu’il peut vraiment croire ce donneur capable d’une intention pure ? Et, davantage au niveau du principe : est-il vraiment possible de croire quelqu’un capable de cette pure intention ? Puisqu’on ne pourra jamais le vérifier tout à fait, cette décision implique aussi une question de foi qui concerne et le donneur et celui ou celle qui possiblement acceptera le don. Est-ce que je dois risquer cette confiance, ou plutôt — pour me protéger de la déception — supposer des intentions égoïstes cachées ? Et même si je parviens à quelque certitude que l’autre donne vraiment sans réserve, ne serait-ce pas quand même mieux pour moi de rabaisser toute l’affaire au plan d’un distant do ut des pour ne pas être moi-même trop profondément atteint ?

On voit bien qu’il faut lutter non seulement pour donner de cette façon pure, mais aussi pour recevoir de la même façon. Et malgré cela, les humains semblent tous habités par la nostalgie profonde d’être capables et d’avoir le privilège de recevoir de cette façon, sans une facture qui suivra. Parfois même, nous qui nous percevons comme les égoïstes que nous sommes, nous aurons la surprise de faire un don semblable, s’envolant spontanément, avec légèreté, vers autrui.

V. La reconnaissance pure

La réponse à un tel don peut être une reconnaissance qui ne soit pas uniquement la compensation involontaire et impuissante d’un don de retour en règle. C’est pourquoi cette forme de reconnaissance est aussi de mise si on peut rendre en retour un don équivalent. Car cette reconnaissance se définit entièrement à partir du caractère du don, et non à partir de l’impression pénible qu’on n’a rien d’approprié pour compenser ce qu’on nous a donné. Dans un acte de don, plus le poids se déplace d’un niveau objectif vers un niveau interpersonnel — de façon à ce que l’interpersonnel n’existe plus uniquement comme l’arrière-plan de l’échange concret, mais que l’échange de choses se transforme en un symbole de l’affection entre les personnes — mieux cette nouvelle forme épurée de la reconnaissance saura-t-elle se manifester.

Ce qui ressortira davantage encore, c’est ce singulier phénomène supplémentaire qu’est le désir de remercier encore une fois pour cette reconnaissance, et pour la faculté de pouvoir être reconnaissant de cette façon. Car, à ce moment-là, on ne ressent pas l’acte de remercier uniquement comme un devoir mais comme un enrichissement. On enregistre avec reconnaissance qu’on possède la faculté d’être reconnaissant. On n’éprouve pas cette reconnaissance comme une faiblesse mais plutôt comme une force, point comme l’expression d’une inaptitude mais comme une compétence. On est poussé à remercier non pas parce qu’on espère conjurer ainsi, et neutraliser, de manière verbale, une dette, mais plutôt dans le dessein de célébrer la splendeur et la générosité du don.

À supposer même qu’on admette chercher toujours vers qui diriger sa reconnaissance, il faut se demander vers qui ou vers quoi peut se diriger la reconnaissance qu’on ressent pour la reconnaissance elle-même. Ici nous rejoignons à un niveau plus élevé le problème déjà évoqué du destinataire de ce que nous avons appelé la reconnaissance sans destinataire. Il s’agit de savoir si l’affirmation suivante : « Je suis reconnaissant, mais je ne sais pas envers qui », au moyen de laquelle cette attitude se traduisait d’abord, doit vraiment être la dernière chose qu’on peut en dire. De prime abord, nous voulions uniquement exprimer de la sorte le fait que nous ne pouvions connaître le destinataire de cette reconnaissance, de la même manière que nous pouvions identifier des personnes connues comme auteurs de dons vers qui nous pouvions diriger notre reconnaissance. La question devient à ce moment-là d’établir si cette façon de connaître et de savoir est la seule existante. Si on est de cette opinion, on partage alors celle de Karl Jaspers[11] qui, dans la rétrospective de sa vie, a formulé son jugement définitif à cet égard en déclarant : « Je suis reconnaissant mais je ne sais pas envers quel fondement des choses. »

On ne peut pas moins se demander si le mouvement même de la reconnaissance ne manifeste pas, en quelque manière, ce fondement d’où provient le don et si, de cette façon, la reconnaissance ne « sait » pas des choses qui demeurent inaccessibles à la raison inquisitive. Il ne s’agit pourtant pas d’un vrai savoir se référant à une vraie « donnée ». Il ne s’agit pas non plus d’un « postulat » au sens de Kant, c’est-à-dire d’une condition liée à l’expérience d’un devoir. Il ne s’agit pas plus d’un savoir qui soit le fruit de recherches théoriques mais bien plutôt d’un savoir tout enveloppé dans l’attitude de reconnaissance. D’un point de vue théorique, cela paraît un manque, mais ce manque est compensé par la révélation intime du fait que, dans la vie, la connaissance abstraite ne se situe pas au-dessus mais bien au-dessous de la connaissance incarnée. Vue sous cet aspect, une attitude comme celle de Jaspers semble singulièrement alourdie par la théorie, voire empreinte d’un aveuglement qui occulte « les raisons du coeur que la raison ne connaît point[12] ». En d’autres mots, et dans une traduction moderne : les antennes du coeur perçoivent des révélations pour lesquelles la raison ne possède pas d’antennes.

Si, par contre, la raison accepte cette ouverture à la reconnaissance, elle peut parvenir à la conclusion que le « fondement des choses », vers lequel la reconnaissance nous porte affectivement, ne peut être que d’une nature intentionnelle et, par conséquent, personnelle. Le destinataire de toute reconnaissance est nécessairement cette réalité qui est vécue comme la source du sentiment d’avoir reçu un don. Si donc le cadeau lui-même est cette plénitude détendue de l’âme qu’on appelle la reconnaissance, sa source adéquate ne peut pas se situer en dessous de l’ordre du personnel. Dans la tradition religieuse qui voit Dieu comme le fondement créateur donnant pleinement et sans réserve, la recherche destinée à trouver le destinataire adéquat de cette reconnaissance qualifiée trouve une explication et une orientation satisfaisantes.

L’envers est cependant vrai aussi : la tradition religieuse traîne toujours derrière elle des motifs ambigus et opposés, et surtout le symbole central de cette tradition, le mot « Dieu » lui-même, qui ont besoin de clarifications par des expériences correspondantes. Supposons qu’on imagine Dieu comme une instance suprême qui donne, mais de façon telle qu’à tout don de notre côté, du côté de ceux qui reçoivent, corresponde une dette qui s’accroisse sans cesse, et dont nous devrions, d’une part, témoigner dans une suite de démonstrations de reconnaissance et que, d’autre part, nous devrions essayer de compenser sans jamais y réussir. La pulsion de reconnaissance, alors, pourra soit ne pas apparaître du tout, soit, si elle émerge quand même, ne pas se référer sérieusement à ce prétendu Dieu. La même chose vaut pour la conception qui prône que la vérité qui vient de Dieu ne peut qu’être acceptée sans critique, comme le cadeau d’un puissant qu’on n’a pas le droit de refuser[13]. Car on ne peut être reconnaissant que d’une vérité qu’on a eu le droit d’élaborer pour soi-même, et dont on sait en même temps qu’elle nous a été offerte.

Ce qu’on a décrit ici comme un phénomène homogène se partage en fait en différents courants puissants de la philosophie et de la théologie. Face à une théologie orientée vers le paradigme de la monarchie absolue, se développe une philosophie de l’affirmation de soi dont le saint des saints — et cela avec raison — est le concept de l’autonomie, qui, malheureusement, est surtout défini comme une anti-hétéronomie. La dialectique entre ces deux positions, qui sont avant tout des positions de défense et de crainte de perdre ce qui nous est propre, est une dialectique de mort qui ne s’étend pas seulement à la relation de l’homme avec ce qui le fonde, mais aussi à la relation entre les hommes eux-mêmes qui ont besoin les uns des autres. La condition requise pour pouvoir donner et recevoir librement (c’est-à-dire l’idée que tout « avoir » ne peut occuper qu’une position intermédiaire entre recevoir et donner) s’obscurcit. La grâce et l’affirmation de soi sont séparées violemment. L’affirmation de soi se crispe, et la grâce paraît réduite à un don condescendant qui humilie. Dans ce contexte, la reconnaissance ne peut que prendre la forme d’une compensation, donc ne pas se réaliser du tout selon ses possibilités les plus intimes.

Il suffit de rappeler cependant la doctrine de la théologie chrétienne selon laquelle la divinité est elle-même donner et recevoir réciproque et sans fond, pour que l’antagonisme entre l’autonomie et le caractère de don de l’être fini disparaisse aussitôt. Disparaît alors aussi l’impression que face au « fondement des choses » nous dussions toujours être ceux qui reçoivent tout en ne pouvant rien donner. Car il faut bien supposer, comme première intention de ce « fondement des choses », qu’il éviterait de nous infliger l’humiliation résultant de la position inégale[14]. Pour le dire au moyen d’une image : si Dieu est Dieu, il ne pense certainement pas moins noblement qu’une mère ne rappelant pas à son enfant que l’argent de poche qu’il a utilisé pour lui faire un cadeau provient en réalité d’elle.

La reconnaissance qui monte en nous, ou qui est notre fait, nous rend à la fois heureux et modeste. À l’encontre de toutes les théories qui nous minimisent, et qui voient le « fondement des choses » comme un objet de pensée, elle témoigne de cette simple vérité : tout l’être humain est acte et don à la fois. Car en présence de ce « fondement », la reconnaissance qui s’exprime spontanément est un véritable don, et offerte elle-même d’autre part, l’accomplissement de tous les dons.

(Traduit de l’allemand par Jutta Kaprolat.)