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Introduction

Dans son ouvrage majeur, Process and Reality, Whitehead prétendait revenir, pour mener à terme sa tâche, à des modes de pensée pré-kantiens[1]. On pourrait dire qu’il revient, dans cette oeuvre, à la fois au Platon du Timée et à Leibniz, pour dégager la présence de structures premières dans le déploiement des langages scientifiques. Or cette restauration tient-elle suffisamment compte de la révolution kantienne ? Que penser, en particulier, du silence sur certaines oeuvres de la philosophie kantienne (Fondements de la métaphysique des moeurs, Critique de la faculté de juger) ? Quelles en sont les conséquences, notamment pour la conception d’une véritable philosophie morale et politique ? Il semble en effet que l’activité philosophique de Whitehead repose essentiellement sur le postulat que le fondement se donne à voir dans une expérience spéculative, mettant au jour les objets éternels, et relevant de ce que l’on pourrait appeler une « aventure » personnelle de la pensée.

On connaît par contre l’intérêt que portait Weil à la Critique de la faculté de juger, notamment dans son livre Problèmes kantiens (Vrin, 2e édit., 1990). À ses yeux, ce livre de Kant opère une seconde révolution (p. 106), par rapport à celle qu’il annonçait dans la Critique de la raison pure : la philosophie n’est plus seulement une investigation sur les faits, mais une recherche sur le sens de cette investigation, dans et par une analyse des faits de l’esthétique et de la morale humaine. Ce que Kant aurait surtout découvert, ce serait le fait de sens que représente la vie humaine sensée, cherchant la cohérence en tant que telle, notamment dans le domaine de la politique et de la morale.

Trouverait-on la même problématique dans la philosophie de Whitehead, en partant, par exemple, du schème catégorial de Process and Reality ? Weil connaissait Whitehead, contrairement à beaucoup de philosophes français, mais il ne pouvait, comme kantien, le suivre dans son retour à une pensée antérieure à Kant. À mes yeux, Weil aurait donc considéré la philosophie whiteheadienne comme étant trop cosmologique, et pas assez « pratique » au sens kantien du terme : Whitehead renvoyait en effet dos à dos à la fois l’approche subjective de la « conscience » et l’approche simplement objective des seules structures mathématiques.

En définitive, les lectures respectives que Whitehead et Weil font de la réflexion morale kantienne ne reposent-elles pas chacune sur une conception différente de l’appel à la pratique ? Le premier considère cet appel, lorsqu’il le trouve chez Hume et chez Kant, comme un obstacle à l’unification du savoir[2], alors que le second y voit au contraire la base d’une telle unification.

Nous tenterons de répondre à cette question en trois temps.

  1. La pratique politique se réfère, comme toute activité humaine, à des principes et à des lois qui en assurent la cohérence et la validité : Quel rapport y a-t-il chez Whitehead entre loi physique et loi éthique ?

  2. Sur cette base, quelle morale, quelle politique sont pensables chez Whitehead, notamment dans sa longue réflexion sur la persuasion que constitue Adventures of Ideas ?

  3. L’interprétation weilienne de Kant peut-elle nous permettre d’apporter des éléments complémentaires, afin de penser autrement la persuasion démocratique, selon la catégorie philosophique de l’action ?

I. Le rapport de Whitehead à la loi, entre physique et éthique

Cette question permet en effet, me semble-t-il, de bien saisir l’articulation entre la cosmologie whiteheadienne et sa conception de l’action humaine, considérée par lui comme une complexification de processus élémentaires révélant de plus en plus leur « phase mentale ».

Dans la 2e partie d’Adventures of Ideas, tout un chapitre est consacré au thème des Lois de la nature (2e partie, Cosmologique, chap. VII[3]). Dans la 1re partie, Sociologique, Whitehead avait déjà considéré les lois de la nature, comme une catégorie particulière des sujets de la physique, avec les choses qui durent, qui arrivent ou qui reviennent[4]. Les lois de la physique, telles que nous les révèle l’histoire des sciences renverraient donc à la stabilité de principes, au sujet des observations que nous faisons sur les objets qui durent, ceux qui se présentent comme des événements et ceux qui réapparaissent régulièrement dans le flux des événements. Il y a donc chez Whitehead le sentiment d’une régularité dans les occurrences, l’indication d’objets ou de principes régulateurs des événements, ce qui laisse supposer la présence éternelle d’objets transcendant les événements, et appartenant à un autre « ordre », notre « ordre cosmique » actuel.

La loi, quelle qu’en soit la forme historique[5], peut donc être analysée comme la récurrence de liaisons privilégiées entre objets eux-mêmes récurrents. Du flux des événements qui se produisent se dégagent des régularités, dont on peut ensuite rendre compte par référence à un ordre cosmique considéré comme antérieur. Certes, ces régularités peuvent-elles être interprétées ensuite comme celles des choses elles-mêmes, ou d’un législateur, ou celles d’une convention, ou tout simplement celles qui se dégagent empiriquement de l’observation. Mais il s’agit là seulement, pour Whitehead, d’interprétations, sur la base des régularités observées. Elles sont liées à des courants sociologiques déterminés, mais ne modifient pas le fait fondamental, qui est le suivant : des principes stables, fondés sur des choses également stables, se révèlent dans toute expérience humaine.

Mais alors peut-on expliquer le comportement humain uniquement selon les termes de la cosmologie whiteheadienne ? Peut-on expliquer ce point de manière définitive, alors qu’il comporte deux niveaux, aussi difficiles que nécessaires à distinguer : le niveau d’une description des activités humaines en général ; celui du sens de ces activités, prises en elles-mêmes.

Si on observe les trois premières parties d’AI, on voit qu’elles constituent simplement une description de la réalité sociale, en partant du point de vue sociologique jusqu’à celui de la philosophie, en passant par l’analyse cosmologique de la réalité. Avec ces trois premières parties, nous sommes clairement au premier des niveaux évoqués[6].

Cependant, la quatrième partie du même ouvrage semble bien renvoyer à un autre niveau que celui de la physique, dans lequel il serait pourtant inextricablement imbriqué : celui de la civilisation, considérée comme une valeur à défendre, et non plus simplement comme une réalité à décrire. La raison de cette situation en est que le niveau du sens comporte la pensée, comme activité absolument différente de son donné, visant à la compréhension de la totalité de l’univers, et conduisant alors à la conscience de soi, comme contraste avec la réalité globale. Il est clair que l’auteur passe ici à un niveau qui n’est plus simplement celui d’une observation des sciences, qu’elles soient sciences de la nature ou sciences de l’esprit, selon la fameuse distinction de Dilthey entre Naturwissenschaften et Geistwissenschaften[7]. La description whiteheadienne de la civilisation ne se contente pas d’évoquer des faits illustrant l’activité humaine, mais également des valeurs, considérées par Whitehead comme essentielles pour le déploiement de telles activités, notamment la valeur de la paix, comme harmonie des harmonies[8].

En réalité, la valeur ultime de la paix évoquée dans la 4e partie d’Adventures of Ideas est l’élément qui anime toutes nos activités, sous l’influence de ce que Whitehead nomme Éros et qui guide tous les êtres humains vers un monde plus cohérent et finalement plus humain. Mais cet Éros, dont la valeur aux yeux de Whitehead est de présider au développement de toute civilisation, peut-il être réellement assimilé au principe général de créativité, tel qu’il avait été défini quelques années plus tôt dans Process and Reality ? Dans ce dernier ouvrage, le concept de créativité est fondé seulement sur une conceptualisation philosophique appartenant au schème catégorial, et relevant d’une analyse cosmologique valable pour toute réalité observée. Par contre, le concept d’Éros renvoie à une expérience humaine précise : celle de la recherche du sens tant pour chaque individu qu’au niveau macro-cosmique de la société humaine complète.

L’Éros ne saurait donc être confondu avec la « simple » créativité, car il est l’élément qui confère à l’être humain sa capacité de créer réellement du sens, cependant que la créativité ne fait que caractériser toute nouveauté, quelle qu’elle soit. Ainsi, la religion, une oeuvre d’art, seraient-elles une illustration de cette volonté de sens, et pas seulement des objets externes donnant lieu à une définition philosophique.

Pourtant, il n’y a pas, selon Whitehead, d’hiatus entre ces deux niveaux : celui d’une simple description des faits (naturels ou sociaux) et celui du sens que ces faits représentent pour le philosophe Whitehead, immergé dans la civilisation de son temps, celui d’une paix dont l’observation ne nous donne pas, et ne nous donnera jamais le contenu.

En réalité, le second niveau, celui de l’articulation du sens, se déduirait simplement du premier, comme le montre l’exposition du schème catégorial dans le début de Process and Reality. Selon ce schème catégorial, il n’y a qu’une actualité, réalisant en elle l’unité de tous les opposés dont nous avons l’expérience, comme, par exemple, celui du flux et de la permanence. Nous le savons, pour Whitehead, les sociétés d’occasions couvrent de nombreuses réalités dont toutes ne sont pas conscientes[9]. Elles sont dotées ou non d’une conscience personnelle, selon que se produit ou non la construction de la personne, avec son histoire et sa liberté.

Car le point sur lequel je voudrais insister dans la philosophie de Whitehead est celui de l’émergence, au niveau le plus complexe de ces sociétés d’occasions, d’un dernier contraste, complètement nouveau, entre la totalité du donné et l’activité qui saisit cette totalité. J’évoque ici le contraste de la conscience. L’ordre personnel dans lequel naît la conscience humaine ajoute à l’enchaînement courant des faits une nouvelle dimension, qui est la capacité humaine à saisir en un tout la totalité de l’univers, et à en faire un concept philosophique (cf. le texte de Process and Reality, à la fin de l’article). Il est clair que Whitehead est conscient de ce « tournant » humain de la créativité, conduisant, par l’intermédiaire de la conscience personnelle, à la prise en compte de la question du sens au niveau de toute une société humaine.

Dès lors, cet ordre humain de la conscience, tout en pouvant être rattaché au schème catégorial qui permet de décrire toute réalité, humaine ou infra-humaine, quelle qu’en soit la complexité, instaure une nouvelle réalité, qui est celle du sens que représente cette réalité pour la société d’occasions que constitue tout être humain pris dans son individualité. Or, la constitution d’une société humaine au sens ordinaire de ce terme passe nécessairement, en fait, par cette réalité d’une conscience individuelle assumant la question du sens et portant dans sa vie cette question à l’échelle de toute l’humanité. Le thème de la persuasion prend dès lors ici toute sa signification. C’est l’interaction entre des consciences individuelles qui est rendue possible, ouvrant ainsi la perspective d’un progrès humain généralisé vers plus de compréhension mutuelle.

C’est pourquoi, pour Whitehead, on ne peut discuter d’éthique sans référence à un contexte cosmologique déterminé. C’est ainsi que le schème catégorial définit une interaction primaire entre des faits cosmiques et l’acte personnel de création qui les saisit. Dès lors, selon lui, la responsabilité humaine n’est jamais que le cas éminent d’une telle créativité, sous l’impulsion originaire de la nature primordiale de Dieu :

Comme l’écrit Whitehead, il existe « un juge émergeant de la nature même des choses […] » (PR 533). La cosmologie whiteheadienne est conçue de telle manière que la responsabilité et le jugement sont inscrits dans le système au niveau micro-cosmique […]. En réalité, la cosmologie whiteheadienne conduit à la saine vision morale du « ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés » ; elle donne matière à juger en dernier ressort, tout en reconnaissant que le jugement définitif n’est pas humain mais divin[10].

En d’autres termes, la responsabilité humaine apparaît à Whitehead comme étant une « exemplification » particulièrement significative de la nature primordiale de Dieu, tel qu’il agit au niveau le plus infime de la réalité.

Cette conscience d’une structure générale de l’ensemble de l’univers impliquerait donc, selon Whitehead, l’activité de persuasion, dans les sociétés de haut niveau. Mais quelle est alors la fin dernière de cette activité de persuasion, telle que la pose Whitehead dans Aventures d’idées ? Formulons la question autrement : comment persuader quelqu’un sans se référer mentalement à une cohérence entre les conceptions particulières différentes du monde ? Nous devrions donc pouvoir développer un tel idéal de cohérence, à l’aide des potentialités du langage. La fin dernière serait alors ce dernier sens des choses que nous nommons civilisation, pour citer Whitehead.

La philosophie, en utilisant les potentialités du langage, serait alors le mode d’accès à un tel schème cohérent de sens des choses, dégageant progressivement, par la persuasion, la réalité ultime, dont nous savons qu’elle est, pour Whitehead, la créativité originelle. Comme aucune entité ne peut être comprise si l’on fait abstraction du système de l’univers[11], la philosophie spéculative serait donc la recherche de ce lien de chaque chose au tout. Elle est ainsi à la fois empirique (fondée sur l’observation de cas) et rationnelle (trouvant dans l’observation la texture générale).

En fait, Whitehead pense à trois fondements pour cette généralisation spéculative de notre expérience :

[…] Les principales sources d’évidence concernant ce large éventail d’expérience humaine sont le langage, les institutions sociales et l’action, et, par le fait même, la fusion des trois qui est l’interprétation, par le langage, de l’action et des institutions sociales[12].

Ces sources d’évidence que sont l’action et la société doivent donc être interprétées par l’intermédiaire de la troisième source que constitue le langage. L’homme, être d’action participant à la vie publique, peut retrouver, dans et par le discours philosophique remodelant le langage, ces sources déjà présentes avant la pensée, et qu’il a d’abord ressenties.

Or, une telle vision philosophique peut-elle entretenir quelque rapport à une conception de l’éthique ? Vouloir la persuasion, dans les sociétés humaines, n’implique-t-il pas une confiance dans la possibilité de dépasser le pluralisme des opinions, dans le sens d’une vision éthique cohérente de l’humanité ?

Nous pourrions alors, pour avancer, poser la série des questions suivantes : Cette vision d’une paix universelle, fondée sur une telle compréhension mutuelle des consciences n’est-elle pas utopique ? Peut-on établir une continuité, entre la structure de base de l’univers et l’esprit absolu à la façon de Hegel ? Peut-on régler cette question par le seul concept d’une émergence qui ferait progressivement sortir l’esprit humain universel à partir d’une simple complexification des interactions physiques élémentaires ? N’y a-t-il pas lieu de revoir ce modèle de l’émergence, à partir d’une approche entièrement nouvelle, considérant la question du sens, et celle de l’humanité comme une question entièrement nouvelle, dont l’approche cosmologique ne saurait jamais nous donner qu’une simple et vague anticipation ?

Cette conception de la persuasion, telle que nous la propose la 4e partie d’Aventures d’idées, serait donc une façon de réconcilier les deux tendances évoquées. La seule obligation serait de respecter les opinions et actions telles qu’elles nous apparaissent, avec toutes leurs différences et leurs spécificités, tout en visant une conception universellement partagée du monde. C’est seulement le sens de la discussion (pour reprendre une expression de Habermas) qui peut nous faire avancer vers cette vision commune la plus large concernant le monde, et vers les actions qui s’y déroulent.

C’est précisément ce sens de la discussion qui devient la base de la persuasion. Mais ne repose-t-il pas lui-même sur des valeurs absolues qu’aucune recherche cosmologique comme l’est Process and Reality ne saurait nous faire découvrir en et par elle-même ? C’est pourquoi il me semble important, quoi qu’en ait dit Whitehead lui-même, de revisiter de façon plus fondamentale la philosophie même dont s’est inspiré J. Habermas, au moins pour une part, mais également Hegel : la philosophie morale de Kant.

II. Les stratégies de la persuasion et de la discussion revisitées pour leur rapport à la morale

Cette capacité à élargir notre perspective sur le monde, selon l’idéal whiteheadien de la persuasion, n’est certes pas sans faire penser à l’éthicité (Sittlichkeit) de Hegel (Principes de la philosophie du droit). La « moralité objective » qui se développe ainsi dans la société par cette Sittlichkeit, serait le produit d’un débat politique et social, incluant nécessairement les personnes et leurs aspirations à plus de justice et de paix. De la sorte, nous rencontrons la question de la vie éthique, de ses caractéristiques, de son domaine particulier parmi toutes les pratiques : Les êtres humains, collectivement considérés comme un seul genre, ont acquis la faculté de transformer leur diversité physique initiale en une unité qui se veut cohérente : celle d’une société déterminée. Pourquoi ne pas alors considérer qu’une telle faculté forme l’essentiel de cette « éthicité » de la société humaine, en référence à la philosophie hégélienne du droit ?

En fait, l’apport sans doute le plus important de la philosophie hégélienne du droit aura été d’insister sur l’importance de l’État, non pas en lui-même, mais comme le cadre en lequel pourrait s’instaurer une réelle « persuasion » entre les citoyens. Notre pouvoir de persuasion serait nul, sans un État, et donc une société civile et (au moins) une langue, rendant la discussion possible. Mais à l’inverse ces conditions de base n’agiraient pas sans la pensée individuelle de la liberté : tel est, nous le savons, la leçon la plus importante à tirer de la Philosophie du droit.

Ici, c’est le thème d’une articulation entre l’éthique de la société et la moralité de l’individu que nous retrouverons, à la suite de Hegel. La société civile est pour lui le lieu en lequel les aspirations individuelles et leur encadrement par le Droit se rejoignent. En elle, les individus savent qu’à la fois ils peuvent satisfaire leurs besoins individuels et le faire dans un système reconnaissant à chacun le même droit, donc un système d’universalité :

[…] La personne concrète qui, comme particulière, est fin pour soi, en tant qu’elle est une totalité de besoins et un mélange de nécessité naturelle et d’arbitre, est le premier principe de la société civile. Mais c’est la personne particulière en tant qu’elle est essentiellement en relation avec une autre particularité semblable, de sorte que chacune se fait valoir et se satisfait grâce à l’autre et, en même temps, tout simplement en tant que médiatisée par la forme de l’universalité, [qui est] l’autre principe[13].

C’est donc dans le vouloir de l’individu que l’on trouve la possibilité d’une unification du réel, mais en revanche cette unification repose sur une unité antérieure : celle de l’Esprit Objectif incarné dans l’État, imposant son droit universellement à chacun des citoyens.

Parvenus à ce stade de notre argumentation, pourrait-on dire que le concept whiteheadien de persuasion permettrait d’avancer dans la même perspective d’une unification de la société humaine ? Il me semble qu’en réalité la philosophie hégélienne apporte un complément à cette théorie de la persuasion, à savoir l’existence d’un pouvoir politique dont l’efficacité s’incarne dans un État, porteur, aux yeux de tout citoyen, de l’universalité du Droit. La persuasion ne peut donc opérer que dans le cadre d’un État, qui oblige chacun à la civilité. Sans cette « violence » de l’État, y aurait-il même une persuasion et une discussion possibles ?

La question qui se pose alors est celle-ci : pourrait-on justement, pour rendre compte d’une telle efficience du Droit, invoquer plutôt la théorie whiteheadienne de la créativité que la théorie hégélienne de l’État et de la liberté ?

La catégorie whiteheadienne de la créativité préside clairement au passage du multiple à l’un et à celui de l’un au multiple. Elle permet donc de rendre compte, comme telle, du mouvement d’unification des esprits au sein de la société civile. On en a des exemples dans Adventures of Ideas avec l’oeuvre d’art, ou la religion. On pourrait alors « sentir » la totalité d’une société, formant une communauté unique avançant à l’unisson du devenir. L’activité philosophique pourrait simplement transformer ce sentir complexe en un idéal authentique d’universalité.

Mais il manque un élément à cette présentation : le sentir esthétique ou religieux ne saurait exister en acte sans la présence d’une réalité qui les transcende : celle d’une liberté publique, ou si l’on veut d’un droit, échappant comme tel à toute description générale de faits. Contempler le portail de la cathédrale de Chartres (pour reprendre un exemple de Whitehead dans Adventures of Ideas), c’est s’intégrer, volens nolens, dans une réalité socio-politique qui a rendu possible, et cette construction, et sa « contemplation » à telle ou telle époque. Une telle présence du droit, chaque jour incarnée dans toutes les actions humaines individuelles, dans leurs conflits comme dans leurs convergences, rend possible, sinon réelle, une unification qui ne serait plus seulement celle des faits, mais celles des valeurs multiples données à ces faits par chaque personne. L’actualité politique, selon la terminologie hégélienne, c’est cette liberté elle-même, se révélant comme une actualité spécifique, différente et séparée de la créativité cosmique, poursuivant un idéal non inscrit comme tel dans les processus naturels.

Il me semble donc qu’il existe un hiatus entre la synthèse whiteheadienne, se référant à une créativité cosmique et le discours hégélien, montrant l’efficience du droit positif, qui ne reçoit aucun ordre d’aucun sentir physique élémentaire : si, dans le premier cas, le concept de créativité permet d’analyser des actes de parole, cette analyse même repose sur la présence d’une communauté politique qui rend possible un tel débat sur le sens. Ces actes de parole sont le fait d’individus existant avec leur liberté personnelle, dont la signification repose sur celle des institutions politiques de la liberté (expression longue, mais que je préfère à celle, si ambiguë, de démocratie). Ici, le langage n’est plus seulement considéré comme un outil de description du réel. Il en fonde le sens, par l’exercice de la discussion et du débat politiques. Il nous faut donc maintenant examiner cette fondation politique, en référence à ce que l’on a appelé la fonction performative du langage, classiquement distinguée de sa fonction dénotative et descriptive. Car c’est cette fonction performative qui, indirectement, nous met en présence des valeurs qui sous-tendent tout discours, et donc également toute volonté de persuader.

Nous touchons ici, comme on le sait, à un thème très courant dans la philosophie de Wittgenstein. Le livre de D. Pears, traduit en français sous le titre de La pensée-Wittgenstein, montre, en s’appuyant sur de nombreux textes, la cohérence et l’unité de cette pensée[14], en rappelant que notre seul accès aux questions philosophiques importantes est celui du langage lui-même. L’acte même de philosopher renvoie à d’autres réalités que celles dont il est quotidiennement question dans le langage. Il se réfère, pour le dire d’entrée de jeu, à une activité d’un autre ordre que celle des sciences, une activité qui met en oeuvre des valeurs dernières souvent non énoncées comme telles.

On peut penser, à première vue, qu’une telle thèse aurait été admise sans hésitation par Whitehead. Mais la question est-elle aussi simple ? En réalité, une remarque importante devrait nous permettre de distinguer les deux approches : les discussions proposées par Wittgenstein renvoient toutes à la fonction performative du langage évoquée ci-dessus, beaucoup moins qu’à sa fonction dénotative. Or, cette « performativité » est finalement assez peu étudiée par Whitehead, qui institue la recherche philosophique sur la fonction dénotative du langage, dans son analyse des sciences comme dans celle des domaines les plus courants de la vie quotidienne.

Je n’insisterai pas sur ce point, sauf en évoquant ce texte de Wittgenstein, cité par Pears, parce qu’il mentionne une notion chère à Whitehead, la notion de processus :

Comment en vient-on au problème philosophique des processus et des états mentaux et du behaviorisme ? Le premier pas dans ce sens échappe tout à fait à l’attention. Nous parlons de processus et d’états et laissons leur nature indécise ! Un jour, peut-être, nous en saurons davantage à leur sujet, pensons-nous. Mais c’est justement par là que nous sommes enfermés dans une manière déterminée de considérer le sujet. Car nous avons un concept déterminé de ce que signifie apprendre à connaître mieux un processus[15].

Les concepts whiteheadiens de créativité et de processus peuvent-ils subir cette épreuve d’un retour aux fondements pratiques de la philosophie ? Je laisse cette importante question concernant les fondements mêmes de la philosophie whiteheadienne, étant convaincu, en tout cas, que le schème catégorial de Whitehead devrait être confronté à la réflexion de Wittgenstein sur le concept déterminé de processus. Car ce concept n’aurait de sens, pour Wittgenstein, que s’il pouvait faire l’objet d’énoncés vérifiables, ce qui n’est pas le cas : le « soubassement » qui rend possibles de tels énoncés échappe lui-même à une telle vérifiabilité.

Une autre remise en cause du concept whiteheadien de créativité, illustrant l’orientation de l’auteur vers la seule dénotation, provient de l’analyse logique elle-même de ce concept. Prenons, avec R.M. Martin[16], le cas d’un processus particulier, considéré par Whitehead, du moins dans Process and Reality, comme le modèle même de tout processus : la valorisation conceptuelle par la nature primordiale de Dieu. Or, pour R.M. Martin, ce concept lui-même n’a pas de consistance logique :

[…] Whitehead nowhere tells us how we are to know when we have hold of a primordial valuation. Let a valuation be verbally expressed. How can we tell whether it is primordial or not ? Some criterion is needed here, or at least the suggestion of one. Valuations influence the stream of occasions by being prehended with such and such a subjective form, of course. But how primordial valuations differ from other types we are not told. By revelation ? By special sight, or intuition ? By, in Tagore’s phrase, « the music they give » ?

Whitehead is nowhere very clear as to just what « valuation » in connection with the primordial nature is supposed to cover[17].

Bref, la valeur suprême ainsi indiquée chez Whitehead par l’expression de « nature primordiale » de Dieu peut-elle se justifier sans que l’on tente de clarifier le concept même… de valorisation ? Or, celui-ci ne trouve son sens que dans et par le cheminement personnel du philosophe, en l’occurrence celui de Whitehead lui-même.

Si on tente alors de comprendre sur quelles valeurs repose un tel cheminement personnel du philosophe, on y voit attachées des valeurs dont la philosophie de Whitehead ne peut rendre compte.

Nous l’avons vu, selon lui, les niveaux multiples de réalité reposent finalement sur un principe ultime, que l’on pourrait appeler le principe des principes, se dégageant de l’expérience elle-même : le principe dernier de la créativité. C’est ce principe que l’on retrouvera à l’oeuvre à tous les niveaux d’existence. Or, nous pourrions émettre l’hypothèse suivante : un tel principe universel repose encore lui-même sur la volonté philosophique d’une recherche de cohérence, laquelle ne peut trouver sens qu’au sein d’une cité politique déterminée. C’est le sens de la liberté selon Hegel.

Dans son introduction aux Principes de la philosophie du droit (§ 27), Hegel définit en effet la réalité de l’Esprit (en son principe) comme la volonté libre qui veut la volonté libre. Ce faisant, il marque à la fois son respect de l’héritage kantien, et le changement qu’il lui imprime. Car c’est dans le cadre d’un État déterminé qu’une telle définition de la liberté prend tout son sens. Vouloir la volonté libre, ce n’est pas d’emblée être libre, c’est créer les conditions pour qu’une telle liberté soit « effective » dans l’histoire. La totalité du réel n’est pas encore donnée, elle est à faire, et ce, dans un contexte socio-politique déterminé, sollicitant la participation active de toute conscience individuelle.

De la sorte, l’unification du multiple ne proviendrait pas d’une impulsion divine de type cosmique (répondant à la conception whiteheadienne de La nature primordiale de Dieu), ni même d’un effort social de persuasion qui viserait l’unité de l’esprit humain. Si nous analysons notre expérience socio-politique, cette unification provient d’une incarnation concrète et quotidienne du Droit dans et par la liberté d’individus prenant le risque de s’avancer vers plus de participation au vivre ensemble. Inversement, cette liberté individuelle engagée prend tout son sens dans l’existence de l’État, et non seulement dans celle de notre époque cosmique. Dès lors, c’est dans une pratique politique bien précise que peut avoir lieu notre « création ».

À cette conception, Whitehead aurait certainement fait une objection majeure : une telle « pratique » doit pouvoir elle-même être critiquée, par les présupposés qu’elle admet sans les remettre en cause. C’est du reste ainsi qu’il a jugé la philosophie de Hume. La référence directe à la « pratique » relève, selon lui, du paralogisme du mauvais concret[18] : qu’est ce que la « pratique » ? Le paralogisme consisterait ici à prendre à tort ce concept pour une réalité concrète, alors qu’il ne serait que le résultat de notre activité de pensée.

Mais peut-on considérer qu’avec le concept kantien-hégélien de liberté on est dans le même cas de figure ? La pratique est-elle ici encore un obstacle à la compréhension réelle de la réalité, ou au contraire en est-elle le couronnement, dans une compréhension de ce dont il s’agit réellement, lorsque nous voulons raisonner en société, par la persuasion ? Pour Kant, cette réalité-là est « pratique » en un sens tout à fait différent : elle n’est pas le résultat d’une activité de pensée, mais en est au contraire le fondement, dans la réalité de notre existence socio-politique. Du reste, la philosophie de Whitehead elle-même ne présuppose-t-elle pas une telle « pratique » de la liberté, simplement limitée chez lui à observer l’ensemble de la réalité ? Être pleinement cohérent, cela relève d’une intention philosophique qui tente la suprême harmonisation d’une volonté de comprendre et d’une volonté d’agir pleinement dans la cité.

Or, cette suprême harmonisation, déjà dessinée chez Kant et chez Hegel, fait l’objet de l’ensemble de la philosophie d’Éric Weil, notamment de sa Logique de la philosophie, plus précisément à l’oeuvre dans l’importante catégorie de l’action. Cela signifie, pour Weil, l’abandon de toute philosophie qui se contenterait de décrire la seule expérience du monde, sans en déduire des raisons d’agir dans le cadre d’une liberté politique. Le schème catégorial serait ainsi à ses yeux un simple schéma général de pensée. Certes, ce schéma général se fonde sur une intuition immédiate, révélant les oppositions fondamentales de notre époque cosmique (par ex. : le contraste du flux et de la permanence…). C’est ce que Whitehead lui-même illustre par la comparaison de l’avion qui part du réel-immédiat pour en dégager des « idées » avant d’y revenir pour le mieux comprendre. Mais, ce faisant, Whitehead adopte comme « origine » de sa décision de philosopher le concept d’un « terrain » (d’envol ou d’atterrissage) qui est celui de l’expérience des faits. En termes plus weiliens, c’est là une façon de philosopher qui, parmi toutes les catégories qui jalonnent le parcours de la Logique de la philosophie, trouve son point de départ dans l’expérience d’un monde d’« objets », non dans celle d’un monde de « sujets » moraux n’existant que sur la question du sens.

III. Penser autrement l’éducation à la démocratie : La réflexion d’É. Weil sur Kant

Weil refuse précisément, avec Kant, de considérer le philosopher comme une activité purement spéculative, c’est-à-dire coupée de la recherche du sens dans une vie qui vise la cohérence. La lecture weilienne de Kant nous autorise en effet à retrouver, dans le fait du sens, le fondement auquel se réfère tout philosophe dans sa lecture des faits… y compris ceux qu’étudie la cosmologie whiteheadienne elle-même.

Certes, il faudrait sans doute affirmer, avec Whitehead, que la décision de philosopher ne saurait être prise sans l’existence d’un environnement objectif (biologique, certes, mais également esthétique ou religieux, entre autres).

Il nous faut cependant voir maintenant si une telle base cosmologique de la responsabilité est réellement la seule qui puisse nous fournir une explication satisfaisante, et si le fait de sens dont nous avons l’expérience est bien traduit par la référence whiteheadienne à la créativité, notamment à celle qui prend son point de départ dans la nature primordiale de Dieu, laquelle serait le premier fait de sens dont tous les autres tiendraient leur force. Il semble en tout cas qu’il n’en est rien pour Weil, comme peut le montrer l’analyse de la catégorie de la condition.

Nous allons donc maintenant suivre le chemin que retrace la Logique de la philosophie, notamment entre la catégorie de la condition à celle de l’absolu. Comment accéder à la vision d’une articulation entre la recherche individuelle de sens et le cadre politique en lequel évolue cette recherche, cadre socio-politique défini conjointement par la société civile et par l’État ?

Définissons d’abord cette catégorie weilienne de la condition. C’est avant tout une « attitude » vécue par tout être humain qui se trouve confronté à la violence : la violence générique de la nature à l’égard de l’humanité, et de chaque être humain à l’égard des autres. Or, l’être humain, lorsqu’il est confronté à une telle « violence », en d’autres termes, à la « lutte pour la vie » dans la nature et dans la société, se sent, en quelque sorte, l’otage du genre humain, sans vie réellement et authentiquement personnelle. Dans la condition, il est voué au travail, sans autre langage que le langage de l’espèce (Logique de la philosophie, p. 208 : « L’homme-individu est muet, parce que l’homme-espèce pense »). Cette impossibilité à vivre réellement sa vie individuelle le conduit à l’ennui, si n’existe aucune autre perspective que cette lutte pour la vie.

L’ennui apparaît alors comme le symptôme d’un manque de liberté personnelle, et d’une entière soumission à la société générale du travail. Si l’on préfère, l’ennui est alors comme le symptôme en creux de la liberté elle-même. Tout le chapitre de la Logique de la philosophie sur la condition est consacré à une analyse de cette « attitude », que nous connaissons bien aujourd’hui : une foi indéfectible dans la supériorité des sciences et des techniques pour résoudre nos problèmes quotidiens, et surtout celui du mal absolu que constitue la violence, problème qui nous hante tous les jours, parce qu’il est l’obstacle majeur au juste développement de la liberté personnelle. La Condition de l’homme moderne (pour reprendre le titre du livre d’H. Arendt) nous rend à la fois de plus en plus dépendants de la nature et des autres, en nous plaçant de plus en plus dans l’expectative d’une liberté.

Car on ne saurait comprendre le comportement humain sans admettre un principe transcendant, poussant chacun à ne pas accepter cette « condition ». Le postulat de Weil est qu’on peut appeler liberté ce principe d’une valeur absolue, indépendante du cours des événements et des rythmes vitaux de la lutte contre les violences conjuguées de la nature et de la société. Ce qui apparaît dès lors important, c’est, pour reprendre l’heureuse expression de Whitehead, appliquée à la religion, ce que l’individu fait de sa solitude[19].

L’ennui (du moins tel que l’entend Weil) peut donc devenir le point de départ pour tenter de mettre en oeuvre notre capacité à faire réellement preuve de liberté dans nos prises de décision, et à surmonter la violence inhérente à notre vie quotidienne, selon des décisions personnelles de vie cohérente. L’individu, nourri de rencontres aussi bien professionnelles que culturelles ou religieuses, ne peut pourtant s’en satisfaire, comme le révèle l’ennui de l’homme cultivé lui-même. Il en est finalement toujours réduit à sa propre personne, et à la simple garantie politique qu’il pourra assumer une vie réellement civique, mais également authentiquement libre.

Une telle réalité, à la fois socio-politique et personnelle pourrait donc constituer une autre possibilité que celle de la créativité décrite par Whitehead, pour rendre compte de la complexité de la vie humaine. Car l’ennui devant les développements mêmes de la technique, et donc du progrès, conduit chacun à se poser la question du sens même de cette technique, voire à critiquer la prétention de cette technique à régler en quoi que ce soit une telle question.

C’est l’objet de la catégorie suivante de la conscience que d’étudier comment cette confrontation de notre liberté radicale à la condition qui lui est faite conduit finalement à la conscience morale comme affirmation d’une réalité entièrement autre.

C’est ainsi que Weil comprend Kant, notamment celui de la Critique de la faculté de juger. On connaît les paragraphes § 83-84 de cet ouvrage, où Kant montre précisément l’insuffisance des cultures à satisfaire chacun. Reste alors, pour Kant, la seule règle capable de faire sur elle l’unanimité : l’universelle correspondance des êtres, considérés chacun comme un égal des autres. La conscience morale kantienne peut être définie par exemple à partir de la seconde formulation de l’impératif catégorique : considère toujours la personne comme une fin, et jamais uniquement comme un moyen. Cette formulation renvoie finalement à la célèbre règle d’or. Il faudrait y ajouter simplement la référence à un absolu : l’autre doit être respecté sans condition, et il en est ainsi de tous les autres, en leur existence politique au sein de la cité. C’est une telle éducation qui doit être proposée, bien au-delà de toutes les sciences, et même de tous les humanismes culturels.

Car nous passons progressivement chez Weil de l’indication de cette conscience individuelle à l’idée qu’elle n’est pas seule, et que l’Esprit est constitué de la convergence de toutes ces consciences individuelles, dans la formation d’un État de droit, en lequel chacun peut développer à loisir sa propre recherche de cohérence. Il n’y a pas, pour Weil, de sagesse isolée, car ce serait une contradiction dans les termes. Si elle était isolée, elle serait individuelle, donc violente à l’égard des autres, donc non sage : c’est le cas de tous les chefs de secte qui veulent imposer autour d’eux leur propre sagesse.

Cependant, une telle articulation ne saurait être imposée par qui que ce soit. Elle est le fruit d’un cheminement personnel en lequel la recherche de cohérence constitue l’idéal par excellence. Selon la catégorie de l’action, le philosophe-éducateur encourage, non seulement le développement de la personne, mais également celui d’une humanité, toujours à construire. Car la visée personnelle de la cohérence a une portée beaucoup plus large que le simple épanouissement individuel. Elle constitue réellement le philosophe qui la développe en modèle pour d’autres, dans ce que Weil considérait comme la vocation fondamentale de la philosophie à l’éducation. Une éducation ne saurait en effet être purement communautaire et globale, comme si elle émergeait automatiquement de discussions au sein de groupes sociaux historiques déterminés. Elle doit passer par le respect, en et par chacun, d’une liberté radicale qui le consacre comme une personne en rupture avec ces groupes. L’absolu hégélien n’est pas simplement, comme on l’a cru parfois, celui de l’État. C’est une articulation, à pousser toujours plus avant, entre les décisions de cet État, et la volonté personnelle d’une vie cohérente, visant la cohérence. Hegel, pour Weil, est celui qui aura au moins eu le mérite de donner à chaque conscience individuelle une dimension politique générale. Cette présence de ce que Hegel a appelé l’universel concret est de grande importance, surtout dans l’articulation de la vie personnelle aux institutions politiques de la liberté.

Selon l’une des dernières catégories de la Logique de la philosophie, celle du sens, c’est cette construction d’une harmonie entre la personne et son environnement politique qui fait sens pour chacun dans l’action : agir fait sens, et pas seulement par référence régressive à un passé cosmique ou sociologique ; non seulement, en outre, pour la personne prise individuellement, mais également pour tous ceux qui en sont alors les témoins. Certes, cette activité trouve ses racines dans des acquis biologiques et culturels (en accord avec Whitehead), mais elle les transcende, dans une quête d’universalité, jamais donnée comme telle dans ces acquis. C’est ainsi que l’on peut atteindre la cohérence, qui fait sens en elle-même, et que l’on accède à la sagesse, dernière catégorie de la Logique de la philosophie : pour Weil, la sagesse est tout simplement la continuité d’une construction de sens, tout au long d’une vie d’homme vivant au sein de la société.

En fait, il faudrait comprendre les pensées respectives de Whitehead et de Weil comme deux tentatives, peut-être contradictoires, de donner une certaine interprétation du réel humain, en tirant les conséquences d’une lecture attentive de Kant.

Nous trouvons en effet en chacune de ces philosophies deux références irréconciliables à Kant :

  • une approche classique, instaurant une cassure entre théorie et pratique, et refusant la référence à la pratique comme source de l’évidence théorique : c’est évidemment l’approche de Whitehead ;

  • une approche moderne, rétablissant le lien entre les deux : non pas un lien lui-même théorique, mais celui d’une action visant, dans l’absurdité même du monde complexe qui nous a été fait par les sciences, la recherche indéfinie de cohérence : c’est la lecture de Weil.

Ces deux interprétations dérivent en réalité de la conception kantienne de la moralité : soit Kant insiste sur la cassure entre raison théorique et pratique, et nous avons la Critique de la raison pure ; soit il rétablit, dans la recherche de sens, le rapport entre les deux, au profit de la raison pratique, et nous avons alors la Critique de la faculté de juger.

Certes, aucune de ces deux approches ne nous redonne réellement la pensée complexe de Kant. Mais si on les prend ensemble, elles définissent bien notre monde actuel, en sa complexité :

  • La recherche whiteheadienne d’une cohérence cosmologique rejoindrait bien les remarques de Kant dans la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure, sur la conjonction des trois idées de monde, d’âme et de Dieu. Tout se passe en effet comme si Whitehead s’en tenait à ces textes pour caractériser la réalité de l’homme, inséré dans le flux général de la nature.

  • La quête d’une justice s’impose même en l’absence d’une telle idée directrice, comme on le voit dans Le Fondement de la métaphysique des moeurs ou dans la Critique de la faculté de juger.

On peut vouloir trouver une cohérence supérieure entre ces deux attentes contradictoires, entre ce que Weil appelle le voir et ce qu’il nomme le vivre. Mais à ses yeux ces deux attentes demeurent à jamais inconciliables, car un « gouffre » les sépare[20].

Pour autant, c’est ici plutôt Weil qui nous montre la voie : tendre, non seulement à faire triompher le discours de cohérence et de paix, tel qu’on le trouve dans Adventures of Ideas, mais savoir également qu’on ne peut le faire sans accepter la force et la raison de l’État, sans lequel le « juste » ne serait tout simplement pas possible. Cohérence théorique et justice pratique sont ainsi les deux fins ultimes de toute éducation à la démocratie.

S’il est impossible de réduire un tel dualisme radical, la seule attitude possible est celle d’une modestie à la fois intellectuelle et morale : nous ne saisirons jamais tout par l’intellect, et notre action morale et politique ne trouvera jamais de fin. C’est sans doute sur une telle modestie que se rencontreraient les deux auteurs, tant il est vrai que Whitehead refusait toujours en philosophie les explications définitives et que Weil faisait de même, pour la recherche d’une vie sensée.

Mais alors, éduquer à la démocratie, n’est-ce pas tout simplement encourager cette modestie, revenir à ce coeur multiple et contradictoire de la réalité humaine ? n’est-ce pas faire découvrir la réalité à la fois personnelle, sociale et politique de cet être étrange, qu’Aristote appelait politikon zôon ? La pensée de Paul Tillich devrait nous conduire en terminant à mieux caractériser la difficile harmonie qu’il faut construire entre la réalité individuelle la plus profonde et celle de la société politique.

IV. En guise de conclusion : les leçons à tirer du livre de Tillich Amour, Pouvoir et Justice

La modestie intellectuelle que nous notions chez Whitehead et chez Weil se retrouve également, me semble-t-il, chez le théologien Paul Tillich, dont l’intérêt pour les questions que nous avons abordées ici n’est plus à démontrer. Selon cet auteur, en effet, la religion n’est jamais que la manifestation du point à partir duquel pouvoir et justice peuvent réellement « tenir » dans le monde.

Reprenons la vision weilienne d’une recherche personnelle de cohérence dans la société civile. Il est clair qu’elle vise, avec la compréhension de soi, une cohérence plus large qui définit la justice. Elle trouve ainsi son sens dans une étroite imbrication de la conscience individuelle et d’une vision politique. Or, P. Tillich note également, dans l’ouvrage mentionné, cette imbrication extrême de la conscience individuelle dans le cours des événements sociaux :

Les lois, les traditions et autorités ont été établies comme sources de justice par des décisions où la conscience individuelle a été engagée. Et, d’un autre côté, la conscience individuelle a été formée par des processus dans lesquels les lois, les traditions et autorités ont été intériorisées et sont devenues des règles de justice qui rendent inutile toute contrainte extérieure[21].

On dira qu’il ne s’agit pas du même concept de conscience individuelle que chez Weil. Avec Tillich, nous avons affaire, me semble-t-il, à un engagement personnel de type moral et religieux, et non, comme chez Weil, de type philosophique. Néanmoins, nous retrouvons ici cette imbrication étroite entre la volonté personnelle de sens et l’orientation générale de la société, ici évoquée par les lois, les traditions et les autorités.

Parallèlement, la vision whiteheadienne fonde sa théorie de la persuasion dans une cohérence originelle, qu’il appelle, nous l’avons vu, Éros ou nature primordiale de Dieu. Mais à cette « nature », Tillich donne un nom, qui est celui du Dieu de la foi, puisque pour lui, le Dieu des philosophes et celui d’Abraham sont un seul et même Dieu[22]. Ici encore, nous pourrions nous référer à l’un des derniers paragraphes de Amour, pouvoir et justice, intitulé « Dieu comme source de l’amour, du pouvoir et de la justice » :

Le vrai sens de la toute-puissance de Dieu, c’est que Dieu est la puissance de l’être en tout ce qui est, transcendant infiniment tout pouvoir particulier, tout en se posant en même temps comme son fond créateur. Dans l’expérience religieuse, la puissance de Dieu éveille le sentiment que l’on se trouve dans les mains d’une puissance qui ne peut être vaincue par aucune autre puissance ; ou en terminologie ontologique : qui est la résistance infinie au non-être et la victoire éternelle sur le non-être.

Il me semble, ici comme plus haut, que la position de Tillich se différencie de celle de Whitehead (comme plus haut de celle de Weil) par le thème de l’expérience religieuse, jamais introduite comme telle dans le schème catégorial whiteheadien.

Car chez P. Tillich, l’expérience religieuse précède toute interprétation de l’expérience humaine courante, comme un primordial sans lequel cette expérience n’aurait jamais pu être donnée. On pourrait sans doute montrer à quel point Amour, pouvoir et justice ne se fonde ni sur une expérience morale ni même sur une simple expérience esthétique, mais sur une réflexion réellement théologale :

La justice, le pouvoir et l’amour à l’égard de nous-même sont enracinés dans la justice, le pouvoir et l’amour que nous recevons de ce qui nous transcende et qui nous accepte. Notre relation à nous-même est fonction de notre relation à Dieu[23].

Une telle réflexion n’est pas sans me faire penser à ce texte d’Eberhard Jüngel :

La pensée ne devient pensive et réfléchissante, en regard de Dieu, qu’en vertu du fait qu’il y a d’abord la foi. La pensée suit la foi ; à sa manière propre, elle vient après, et, de cette manière indirecte, elle aussi se laisse emmener[24].

Quoi qu’il en soit, cette évocation de Paul Tillich nous autoriserait à suggérer pour conclure que ni la réflexion de Whitehead sur la valeur de la persuasion, ni celle de Weil sur l’importance politique de l’action dans la recherche personnelle de sens ne peuvent se comprendre sans référence à une réalité transcendante conférant finalement son sens ultime aussi bien à la persuasion qu’à l’action. Chez Paul Tillich, cette réalité prend le visage d’un Dieu incarné, chez Whitehead, celui d’une nature divine primordiale, cependant qu’elle prend pour Weil la forme d’un infini dont la tâche est sans cesse à reprendre, au sein de la communauté humaine. L’articulation entre persuasion et action est sans doute au prix d’un tel retour du transcendant.

Je joins à mon article ce texte de Whitehead qui montre à la fois l’importance de l’approche whiteheadienne de la philosophie morale, mais également ses limites, relativement à sa mise en oeuvre. Il suffit de comparer, par exemple le traitement qui est fait dans les dernières lignes sur thème de l’ennui, par rapport à ce que Weil en dit, et que nous avons évoqué ci-dessus.

Texte de Process and Reality, Corrected Edition, Free Press, 1979, Chapter 1 : Speculative Philosophy, p. 15-16.

(traduction personnelle)

La philosophie, c’est la conscience se corrigeant elle-même de son excès initial de subjectivité. Chaque occasion actuelle ajoute à sa position originaire des éléments formateurs qui approfondissent sa propre individualité spécifique. La conscience n’est que le dernier et le plus important de ces éléments, par lesquels le caractère sélectif de l’individu occulte la totalité externe dont il provient et qu’il incarne. Un individu existant à un degré aussi élevé n’échange avec la totalité des choses qu’en raison de son actualité ; mais il a atteint sa profondeur d’être en concentrant son choix sur ses propres intentions. Le rôle de la philosophie est de restaurer la totalité occultée par ce choix. Elle rétablit dans l’expérience de rationalité ce qui a été submergé dans l’expérience supérieure de perception, et englouti plus profondément encore par l’action initiale de la conscience elle-même. La sélectivité de l’expérience individuelle est morale dans la mesure où elle respecte l’équilibre de valeurs (balance of importance) que révèle la vision de la raison ; et inversement la conversion de l’intuition intellectuelle en force émotionnelle infléchit l’expérience sensible dans le sens de la moralité. Cet infléchissement se mesure à la rationalité de l’intuition.
Le degré de moralité d’un point de vue est indissolublement lié à son degré de généralité. L’antagonisme entre le bien général et l’intérêt particulier ne peut être levé que si l’individu fait coïncider son intérêt avec le bien général, montrant ainsi qu’il renonce à des intensités mineures pour les retrouver mieux intégrées dans un champ d’intérêt plus large.
La philosophie se libère de sa tare d’inefficacité par ses relations étroites avec la religion et avec les sciences, sciences de la nature et sciences sociales. Elle parvient à sa valeur maximum quand elle fusionne les deux, religion et sciences, en un schéma rationnel de pensée. La tâche de la religion est d’accorder la généralité rationnelle de la philosophie aux émotions et intentions qui surgissent dans la réalité d’une société particulière, à une époque et dans des conditions antécédentes particulières. La religion confère la généralité des idées à des pensées particulières, des émotions et des intentions particulières. Sa fonction est d’étendre l’intérêt individuel au-delà d’une particularité qui se défait elle-même (self-defeating). La philosophie, rencontrant la religion, la modifie, et inversement la religion figure parmi les données de l’expérience que la philosophie doit tisser selon son propre schème. La religion est une ultime tension pour insuffler dans la particularité insistante de l’émotion la généralité non temporelle qui n’appartient d’abord qu’à la pensée conceptuelle. Dans les organismes supérieurs, les différences de rythme entre les pures émotions et les expériences conceptuelles produisent de l’ennui, tant que cette fusion dernière n’a pas été réalisée. Les deux versants de l’organisme demandent à être réconciliés, par une expérience émotionnelle illustrant une justification conceptuelle, et une expérience conceptuelle illustrée par l’émotion.