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Avec ce livre, qui vient couronner une longue carrière universitaire, Leonard Priestley nous offre une des premières monographies consacrées aux sectes bouddhistes personnalistes (pudgalavāda). Ce que nous savons de l’histoire du développement des doctrines bouddhistes est maigre en regard de la richesse du sujet. Si le Grand Véhicule (mahāyāna) est assez bien connu, c’est parce qu’il s’est maintenu en Asie sinisée. En ce qui a trait aux écoles anciennes, on possède le canon theravāda, secte religieuse principale du Srī Lankā, et une partie du canon sarvāstivāda. Toutefois, de la mort du Bouddha (que les historiens situent entre 480 et 368 av. n.è.) jusqu’à la disparition du bouddhisme en Inde vers 1000 n.è., 20 à 30 autres écoles bouddhiques se sont développées, dont on connaît fort peu de chose.

L. Priestley contribue donc à combler cette lacune en nous présentant cette étude de la pensée de ceux que la tradition a nommés les pudgalavādin, c’est-à-dire les personnalistes. L’ouvrage est d’autant plus important que, bien que considéré hérétique par les autres écoles, le courant pudgalavāda était loin d’occuper une position marginale dans la religion du Bienheureux. En effet, la moitié des sectes du bouddhisme indien appartenaient au Petit Véhicule, et la moitié de celles-ci étaient personnalistes (cf. É. Lamotte, Histoire du bouddhisme indien, 1958, cité par Priestley 1999, p. 31). De plus, ce mouvement est attesté dès le second siècle avant notre ère et s’est maintenu aussi longtemps que le bouddhisme indien.

L. Priestley nous introduit d’abord à la doctrine bouddhiste du soi (ātman), au peu qu’on arrive à reconstituer de l’histoire des sectes pudgalavāda, et aux sources disponibles en sanskrit, pāli, chinois et tibétain (toutes langues que l’auteur maîtrise).

L’auteur rappelle que, selon l’orthodoxie, le Bouddha ne voit dans le soi (ātman) qu’une façon de désigner un système composé de cinq agrégats, à savoir le corps, les sensations, la perception, la volonté et les autres forces mentales et, enfin, la conscience. En d’autres termes, la personne (ou l’âme, le soi, le vivant) se reconnaît uniquement à un certain corps et à une vie psychique consciente et inconsciente conditionnée par l’histoire passée du sujet. Cela étant, le mot soi désigne le concept d’une chose irréelle. S’il permet de parler facilement d’un ensemble dynamique de phénomènes physiques et psychiques, c’est aussi d’une façon moins précise que les agrégats et non sans danger, puisque la croyance au soi est la source de l’attachement aux choses et du désir de se les approprier. La doctrine de la coproduction conditionnée décrit, justement, le mécanisme par lequel la douleur et la misère qui envahissent toute vie découlent du désir qui a lui-même pour cause l’ignorance. Or, l’ignorance réside avant tout dans l’égocentrisme et l’égoïsme, elle consiste à croire en sa valeur « à soi ». C’est pourquoi la croyance au soi apparaît généralement comme la pierre de touche permettant de distinguer les hindous, jains et autres tenants du soi, des bouddhistes.

Les pudgalavādin, pourtant, voient dans la personne une réalité vraie et ultime. Au moins trois considérations, nous dit L. Priestley, leur ont dicté cette position. D’abord, il y a la question de la responsabilité des actes : chaque action laisse une trace que les Indiens nomment le karma, qui aura pour le sujet des conséquences bénéfiques si l’action est méritoire, néfastes si l’action est mauvaise. Or, de simples éléments matériels comme les agrégats (le corps, etc., ou plutôt si nous le décomposons en ses parties, les atomes de terre, d’eau, de feu et d’air) ne forment pas un sujet capable d’accumuler du karma. L’existence d’un sujet moral paraît donc exiger celle d’une personne. De plus, la compassion pour tous les êtres, vertu cardinale du bouddhisme, ne saurait s’exercer qu’en faveur d’une personne ; ramener celle-ci à ses composants est un point de vue réductionniste qui risque de favoriser le dépassionnement au prix d’un certain humanisme. Enfin, l’extinction complète, le parinirvāṇa, est décrite comme un état de bonheur éternel qu’on obtient après avoir mis un terme à la reproduction des agrégats. Pour qu’un bonheur soit, assurément, quelqu’un doit l’éprouver ; or, comment est-ce possible si les agrégats ont disparu ? Il fallait donc, selon les pudgalavādin, accorder à la personne une certaine réalité indépendante des agrégats. Mais quelle réalité ?

Le pudgalavāda, selon L. Priestley, a d’abord soutenu que la personne est vraie et ultime, mais conceptuelle. Toutefois, cette position était difficile à tenir car le bouddhisme considère généralement comme conceptuel ce qui est composé et irréel, comme le soi, et substantiel ce qui est irréductible et réel. C’est pourquoi, pense l’auteur, le pudgalavāda est passé par une seconde phase, au ve siècle n.è., où il a soutenu que la personne n’est ni conceptuelle ni substantielle, pour conclure enfin qu’elle est substantielle. À travers toute son histoire, cependant, le pudgalavāda aurait soutenu que la personne n’est ni identique aux agrégats (car elle est un sujet) ni différente d’eux (car elle n’apparaît pas sans les agrégats). En effet, la personne diffère des agrégats parce qu’elle est un sujet, l’auteur de l’action et le patient qui en récolte les fruits. Elle n’est cependant pas indépendante des agrégats car nous avons d’elle trois conceptions dont les pudgalavādin veulent rendre compte simultanément : la personne quant à sa base est liée à un certain corps et un certain appareil psychique, c’est-à-dire aux agrégats, quant à sa transition elle est identique d’une vie à une autre, et quant à sa cessation elle survit à l’extinction.

L. Priestley se penche aussi sur des problèmes qui touchent à l’épistémologie, niveaux de vérité et modèles utilisés, afin de préciser la façon dont on doit interpréter les thèses étudiées. Ainsi, les pudgalavādin admettent trois niveaux de vérité (alors que le bouddhisme classique n’en acceptait que deux), vérité mondaine de convention, vérité caractérisée sur la manière dont il faut voir le monde pour atteindre l’extinction, et vérité ultime qui est l’extinction. L’auteur cherche à déterminer le niveau de vérité dont relèvent les trois concepts de la personne à partir de sources peu explicites. L. Priestley examine, enfin, divers modèles qui pourraient expliquer la conception pudgalavādin de la personne, comme certaines images formées dans la méditation qui sont à la fois conceptuelles et réelles. Toutefois, c’est le feu qui fournit le plus souvent un modèle de la personne, et cette comparaison paraît bien avoir des racines pré-bouddhiques. À l’époque védique, en effet, on croyait que tout feu particulier (ayant une forme unique conditionnée par son support) n’est que la manifestation d’un feu primordial, Agni, le dieu feu. Quand un feu donné s’éteint, il n’est donc pas détruit, mais il retourne à un état non manifesté. De même, et L. Priestley termine son ouvrage sur cette conclusion, la personne du pudgalavāda serait le reflet limité, parce que prenant pour support les cinq agrégats, du nirvāṇa infini.

L’étude de L. Priestley comble un grand vide dans notre connaissance du bouddhisme. Quand Kamaleswar Bhattacharya a écrit L’ātman-brahman dans le bouddhisme ancien (É.F.E.O., Paris, 1973) — ouvrage qui, soulignons-le, ne se rencontre pas dans la bibliographie de Pudgalavāda Buddhism —, il n’a consacré que quelques lignes aux pudgalavādin et c’était pour affirmer que leur hérésie venait non de ce qu’ils affirmaient la réalité du soi, mais sa réalité substantielle (p. 59) ; dans le contexte de cet ouvrage, où l’auteur défend l’identité de la conception bouddhique de la personne et celle du brahmanisme, le pudgalavāda ne pouvait qu’avoir tort (p. 76). L. Priestley trace, pour sa part, un tout autre portrait des personnalistes, beaucoup plus détaillé et nuancé, celui de gens qui cherchent à concilier une vision généreuse de la personne humaine avec les exigences de l’ascétisme.

La grande force de l’ouvrage que nous recensons ici est son intelligence. Sa lecture est exigeante, certes, car l’auteur envisage plusieurs interprétations possibles des textes disponibles et il nous entraîne parfois dans des sentiers peu usités. Ses analyses sont d’une grande subtilité et indéniablement fort complexes. Toutefois, le bénéfice qu’on retire de ce livre est proportionnel à l’effort fourni. Rarement avons-nous lu une étude qui fasse si bien ressortir, non seulement les sujets de controverses entre les écoles bouddhiques, mais aussi, et c’est beaucoup plus important, les enjeux de ces controverses.

L’érudition de l’auteur est considérable et, en particulier, il démontre une excellente connaissance de nombreux travaux français sur le bouddhisme ancien. Il nous semble cependant qu’une source d’informations a été négligée : les textes polémiques des hindous contemporains du pudgalavāda. Sans doute cette source est-elle difficile à exploiter car dans ce type d’écrits, les adversaires sont rarement identifiés et on ne sait jamais dans quelle mesure leurs propos sont exactement rapportés ni leur pensée fidèlement exprimée. Cependant, maintenant que L. Priestley a identifié avec quelque vraisemblance les principales thèses des pudgalavādin sur la personne, il devrait être possible de reconnaître les personnalistes dans certaines positions que les hindous critiquent dans leurs traités.

Nonobstant cette remarque, le livre Pudgalavādin Buddhism de Leonard Priestley est un ouvrage qui nous apparaît comme fondamental et indispensable pour comprendre les thèses personnalistes et les débats qu’elles ont soulevés à l’intérieur de la communauté bouddhique ancienne.