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Ce livre qui est fait de « réflexions autour de l’oeuvre d’Émile Poulat », comme l’indique le sous-titre, intéressera d’abord ceux qui connaissent le travail d’É. Poulat. Mais il peut aussi servir d’introduction à une oeuvre monumentale dont on mesure encore mal toute l’importance. Car il faut ici rappeler la place qu’occupe É. Poulat dans le champ de l’histoire religieuse et de la sociologie des religions. É. Poulat est d’abord le grand spécialiste du modernisme. Et l’on sait à quel point la crise et la question modernistes sont centrales dans l’histoire contemporaine de l’Église catholique. En effet, ce qui est en jeu, c’est la relation de l’Église avec le monde moderne. Comme le dit É. Poulat, il s’agit de « comprendre ce qui s’est produit quand à la fin du xviiie siècle le catholicisme est passé du monopole à la proscription : la religion obligée de pourvoir à sa survie, réfractaire au cours nouveau… Devant l’ordo novus, le catholicisme ne pouvait qu’être intransigeant et rêver à un ordo futurum rerum » (p. 286). Ce qui est certain, c’est que cette question du rapport conflictuel de l’Église à la modernité va peser sur l’ensemble de la vie de l’Église et sur la réflexion théologique en particulier. Le débat est amorcé explicitement avec le Syllabus de Pie IX et il se poursuit bien au-delà de Vatican II (Gaudium et spes, L’Église dans le monde de ce temps) en passant par les condamnations de Pie X. Un instant, on a pu croire que l’encyclique Pascendi avait réglé le problème. En réalité, un des résultats de la condamnation du modernisme a été qu’on ne pouvait faire d’analyse que partiale de la situation de l’Église dans le monde moderne. Ce qui revient à dire qu’on ne pouvait plus envisager pour l’Église de chemin d’évolution vraiment praticable. Comme le note É. Poulat, parlant de ses premières approches de la question moderniste : « Modernisme et intégrisme, c’était un domaine tabou sur lequel pesait comme une chape de plomb toute une série d’interdits… C’était comme un sentiment de peur, comme un lourd secret de famille qu’on étouffe et qui parfois vous étouffe » (p. 256).

Pour sortir de ce cul-de-sac intellectuel, É. Poulat tourne le dos à l’histoire polémique. « Prendre parti dans les querelles de nos pères, je n’ai jamais pu me convaincre que ce soit la bonne méthode » (p. 257). É. Poulat fait donc le pari de l’objectivité. C’est ce que reconnaissent unanimement ses collègues et ses disciples. Valentine Zuber parle du « décentrement radical du chercheur par rapport à son objet » (p. 7), ou encore de « l’objectivation moderne de la religion ». Et elle ajoute : « Il me semble que c’est là un des acquis majeurs des sciences de la religion telles que nous sommes maintenant de plus en plus nombreux à les pratiquer » (p. 11). En d’autres mots, Jean-Pierre Vernant dira qu’Émile Poulat a vu le catholicisme comme « un objet d’étude scientifique » (p. 18). Mais cette objectivité n’est en rien une solution de facilité. Car pour É. Poulat, la recherche de l’objectivité en histoire, c’est la quête de la complexité du réel. La plus mauvaise histoire, la moins « objective », c’est celle qui simplifie tout. Cet effort pour débusquer la complexité des choses est peut-être la caractéristique majeure de l’oeuvre d’É. Poulat. C’est d’ailleurs ce qui la rend d’un accès plus difficile qu’une autre. Comme le dit Yvon Tranvouez, Émile Poulat appartient à la famille des esprits qui « cherchent des difficultés aux solutions » (p. 49). Ou encore, selon l’expression de Jean-Pierre Vernant, il s’agit « d’essayer de rendre clair non pas en simplifiant, mais souvent en compliquant les données » (p. 21). É. Poulat affirme pour sa part : « Nos schémas n’ont pas le pouvoir de simplifier une histoire qui leur résiste par sa complexité et son opacité » (p. 51).

Objectivité et complexité sont caractéristiques de l’oeuvre d’É. Poulat. Mais il y a une troisième dimension qui est aussi essentielle à sa méthode. C’est son effort pour aller au fond des choses. C’est-à-dire jusqu’aux personnes elles-mêmes et à leurs convictions profondes. L’histoire, pour É. Poulat, doit demeurer une descente au coeur le plus complexe du réel, celui de la conscience. Il le dit en ces termes : « J’ai appliqué mes premières recherches à deux moments critiques, le modernisme savant et les prêtres-ouvriers : deux lieux d’une expérience radicale où des hommes sont assaillis à la racine de leur existence religieuse » (p. 280). Et encore : « On peut étudier (un objet de foi) sans se retrouver dans cette foi, mais on ne peut l’étudier en ignorant celle-ci ou en s’en tenant à ses manifestations les plus extérieures » (p. 287). Cette recherche de la profondeur du phénomène religieux se répercute aussi sur sa dimension sociale. Pour É. Poulat, le catholicisme n’est pas seulement un culte religieux. C’est aussi une culture, profondément enracinée. « Alors que la sociologie religieuse focalisait sur la pratique du culte, j’ai pris le catholicisme comme culture » (p. 283). C’est une bien mauvaise approche historique ou sociologique que de réduire les religions à l’un ou l’autre de leurs aspects. Faisant référence à H. Desroche, É. Poulat écrit : « Il faut s’occuper des religions, mais ne pas plus s’y enfermer qu’elles-mêmes, du moins celles qui se veulent intramondaines » (p. 276).

C’est cette approche neuve du phénomène religieux qui a influencé les chercheurs qui ont collaboré à cet hommage à Émile Poulat, dans des domaines d’études fort différents et qui les a amenés à voir autrement le catholicisme contemporain. La portée épistémologique de l’oeuvre d’Émile Poulat est une des révélations de cet ouvrage. Une contribution de Paul-André Turcotte fait état de l’influence d’Émile Poulat chez nous : « Émile Poulat au Canada, trente ans d’échanges franco-québécois ».