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La nature de la surabondance de l’Un pose à l’exégète un redoutable problème. À la source de la procession il y a, en effet, d’une part, une discontinuité entre le Premier et les hypostases dérivées, puisque l’Un n’est rien de ce qu’il donne, puisqu’il est au-delà de ses dons, en tant qu’absolue transcendance, absolue altérité, et en tant qu’il reste en lui-même dans sa vénérable immobilité. Et il y a, d’autre part, une continuité du Principe à ses engendrés, dans la mesure où son énergie dérivée est comme son image, comme une trace assurant le processus dynamique-érotique qui se transmet aux êtres inférieurs moyennant la conversion de ceux-ci vers le supérieur. Affronter le problème de cette dualité apparemment irréconciliable, c’est rechercher pourquoi l’Un surabonde, quelle est la nature de cette surabondance et comment cette surabondance peut être au fondement de la procession.

I. Nécessité de la surabondance de l’Un

L’Un est :

[…] la puissance de toutes choses (δύναμις τῶν πάντων) ; si elle n’était pas, il n’y aurait pas d’univers, ni d’Intelligence, de vie première et universelle[1].

Il est encore, dit Plotin, la puissance suprême, ineffable[2], immense[3], invincible[4], la source de tous les biens et la puissance qui engendre les êtres[5]. Parce que sa puissance se communique, par le biais de sa surabondance, nous pouvons avoir de lui une intuition supra-intellectuelle.

Mais, parce que l’Un est le Principe de tous les êtres, de par la puissance qu’il a de produire toutes choses, nous pouvons dire qu’il est un principe ontologique, bien que lui-même soit au-delà de l’être qu’il produit. Il est la condition d’où tous les êtres dérivent sans être lui-même un être, étant « au-delà de l’être ». Il faut s’arrêter un instant sur le vocabulaire de la puissance employé par Plotin, et montrer comment le philosophe fait subir aux concepts aristotéliciens de puissance et d’acte une véritable transformation[6].

Pour Plotin, « l’acte est plus parfait que l’essence[7] », c’est pourquoi en l’Un, l’acte est sans essence[8]. Or, un tel acte sans essence est profondément étranger à Aristote, pour qui l’Acte pur, qui est Dieu lui-même, est immédiatement essence[9]. De plus, cet acte sans essence (ἄνευ οὐσίας) permet à l’Alexandrin de dire que le Premier « se produit lui-même pour lui-même à partir de rien[10] ». Mais dire qu’il « s’est porté lui-même à l’existence[11] », c’est établir une équivalence entre l’acte premier sans essence et l’existence même de l’Un :

Il ne faut pas craindre de poser un acte premier sans essence, mais il faut poser cet acte même, pour ainsi dire, comme son existence (ὑπόστασιν[12]).

À partir de là, l’équivalence entre la Puissance et l’Acte en l’Un ne fait plus difficulté pour Plotin :

Ce qui est en puissance tient son être en acte d’un autre, tandis que la puissance, c’est ce dont elle a le pouvoir par elle-même qui est son acte[13].

C’est pourquoi nous ne devons pas poser dans le Premier « d’un côté une activité productrice [c’est-à-dire la puissance], de l’autre un acte, à savoir un acte qui serait encore à venir[14] ». Il y a donc en l’Un, comme le fait remarquer Jean-Marc Narbonne :

[…] une puissance auto-productrice-active-première, quasi désincarnée, « dé-substantialisée », qui est telle qu’elle se veut en-deçà de toute position d’existence, l’existence se présentant plutôt elle-même, selon Plotin, comme l’effet immédiat et obligé de cette puissance productrice première[15].

Or, pour comprendre cette notion de puissance-acte, il faut d’abord nous questionner sur ce que signifie pour Plotin la puissance, et en quoi ce concept diffère de la puissance aristotélicienne. Chez Aristote, on le sait, la puissance est généralement associée à la virtualité. Cette virtualité est la condition propre de la matière qui est le substrat (ὑποκείμενον) indéterminé, et qui est toutes choses en puissance et aucune en acte, c’est-à-dire toutes choses virtuellement[16]. Ce n’est évidemment pas en ce sens que Plotin entend la puissance, en effet, l’Un n’est pas puissant « dans le sens où l’on dit que la matière est en puissance[17] ». Tout au contraire, il définit ainsi la puissance du Principe :

La puissance là-bas ne signifie pas le pouvoir des contraires, mais bien une puissance inébranlable et immobile, qui est la plus grande qui soit[18].

En quoi cette puissance est-elle la plus grande qui soit ? En ce sens, dit Plotin, qu’elle est productrice. Elle est d’abord puissance productrice première, car l’Un a le pouvoir de se produire lui-même.

C’est pourquoi la puissance de l’Un, écrit Jean-Marc Narbonne[19], ne doit pas laisser supposer la présence d’une division entre l’actualité de l’Un, en tant que puissance active, et son actualité, en tant qu’être toujours déjà pleinement réalisé en acte.

Autrement dit, la puissance et l’acte ne sont pas séparés dans le Premier. Son acte, en tant qu’acte déjà réalisé, n’est rien d’autre que l’effet, si l’on peut s’exprimer ainsi, de sa propre puissance productrice entendue comme pure liberté : l’Un est « comme il veut être[20] », insiste Plotin. Cette puissance est, en outre, productrice dans la mesure où l’Un est le Premier principe, la Puissance de toutes choses. En ce sens, sa puissance est efficace. Là encore, Plotin se sépare d’Aristote, pour qui la puissance est toujours inférieure à l’acte, et pour qui le Premier Moteur, qui est Acte pur, exclut de lui toute puissance. Enfin, la puissance-active-productrice du Principe est également infinie[21] :

Sa puissance possède l’infinité, car il ne saurait être autre ni manquer de rien, puisque les êtres qui ne manquent de rien ne le doivent qu’à lui.

Le Premier principe possède l’infinité parce qu’il n’est pas multiple et parce que rien en lui ne saurait le limiter. Puisqu’il est un, il n’est ni mesurable ni dénombrable. Il n’est donc limité ni par autre chose, ni par lui-même, car dans cette perspective, il serait double. Il n’a point de figure, puisqu’il n’a ni parties, ni forme[22].

En exigeant que l’Origine soit au-delà et autre que ce qu’elle produit, Plotin nous oblige, en quelque sorte, à la concevoir comme puissance infinie qui produit tous les êtres sans rien perdre d’elle-même et sans rien donner d’elle-même (de même que de son énergie primitive dérivent tous les êtres). Puissance et ἐνέργεια sont donc bien indissolublement liées en l’Un, non seulement quand on cherche à comprendre ce qu’est sa Vie elle-même, mais encore lorsqu’on réfléchit sur le « commencement » de la procession. Or, nous savons que l’ἐνέργεια en lui est identique à l’Amour de soi[23], nous pouvons donc dire de même que sa δύναμις, son infinie puissance, est égale à son Amour lui-même infini, puisque ἐνέργεια et δύναμις sont, en lui, confondues. Mais il y a plus, car la réflexion philosophique sur le « commencement » implique deux données fondamentales et inséparables, à savoir la puissance infinie de l’Un et son immobilité absolue qui, comme le dit Plotin, est supérieure au mouvement et au repos qui en découlent[24] :

De lui viennent toutes choses, de lui vient le premier mouvement, qui n’est pas en lui ; de lui vient le repos, dont il n’a pas besoin, car il n’est ni en mouvement ni en repos[25].

C’est donc depuis sa « vénérable immobilité[26] » que le Premier exerce sa Puissance infinie, et si l’immobilité est dite vénérable c’est qu’elle est, ici encore, supérieure à la pensée : « C’est l’essence qui pense, et c’est celui qui ne pense pas qui reste vénérable dans son immobilité ». Or, la puissance génératrice est signe de l’existence et de la perfection, car « dès qu’un être arrive à son point de perfection, il a la puissance d’engendrer, il ne supporte pas de rester en lui-même[27] ».

En résumé, c’est parce que l’Un est la perfection même, qu’il surabonde et sa surabondance produit de l’être différent de lui[28]. Sa puissance productrice infinie n’a ni limite ni empêchement : aucun obstacle extérieur, car rien n’est en dehors du Principe, ni aucun obstacle intérieur, car en lui il n’y a nul souci d’empêcher l’être d’exister et de subsister, nulle jalousie qui l’effleure à l’égard de l’être. Au contraire, sa puissance se communique infiniment, et cette puissance est Amour. Demeurant transcendant à toutes choses, « il est capable de les produire et de leur permettre d’exister par elles-mêmes[29] ».

Il n’y a donc en lui ni inclination, ni volonté, ni mouvement. Ce n’est qu’en vertu de sa puissance infinie de produire conjointe à son ἐνέργεια première d’où dérivent toutes choses, qu’il y a des êtres autres que lui. Dans le Principe il n’y a aucune action transitive, car son énergie propre est antérieure à l’intellection. De ce fait le Νοῦς n’est pas un résultat de son activité : l’Intelligence dérive du Premier, elle en est un dérivé immédiat tout en étant une hypostase distincte. Encore une fois, l’Intelligence dérive de l’Un non comme une action voulue mais comme un « débordement » de sa puissance infinie, comme par une naturelle fécondité du Premier. C’est la perfection qui, en dernière analyse, est à l’origine de la génération première, πρώτη οἷον γένεσις :

Comme il est parfait, le Premier principe ne recherche rien, ne possède rien, n’a besoin de rien ; aussi a-t-il débordé pour ainsi dire (οἷον ὑπερερρύη), et sa surabondance (τὸ ὑπερπλῆρες αὐτοῦ) a produit un autre être[30].

Soulignons l’οἷον qui accompagne la génération première ; c’est le signe que cette génération ne peut être exprimée, dans notre discours, littéralement, mais seulement analogiquement[31]. De même que le débordement, la surabondance de l’Un, elle aussi indexée par l’οἷον « analogique », indique seulement une manière de parler. Pas plus l’engendrement que la surabondance ne sont ici des termes adéquats pour signifier en propre l’effusion productrice[32] par laquelle une hypostase différente de l’Un et autre que lui surgit dans l’existence. Mais il est néanmoins certain que l’immobilité absolue et vénérable du Principe est la condition essentielle de sa puissance génératrice. C’est, en effet, à cette immobilité que le devenir doit son être :

C’est quand il reste dans son caractère propre qu’une chose naît de lui ; c’est grâce à son immanence (μένοντος) qu’il y a un devenir[33].

L’immobilité et l’immanence de l’Un à lui-même signifient donc à la fois la tranquillité du Premier, son absence d’agitation, de besoin et de désir, et son active intériorité : rien ne l’entame, rien ne le traverse, il est à lui-même transparence absolue. C’est pourquoi son immanence, son absolue et vénérable immobilité, se résument à son Amour de soi. L’immanence de l’Un traduit son Amour pour lui-même, et c’est cet Amour de soi qui est sa fécondité. L’Amour de soi signifie par conséquent qu’il n’a pas dispersé sa puissance active au-dehors, mais qu’il l’a ramassée en lui-même, car sa puissance active s’exprime en lui comme une ἐνέργεια μένουσα[34], comme un acte immanent qui le porte lui-même à l’existence, qui le rend transparent à lui-même puisque cette ἐνέργεια est comme une veille, ἐγρήγορσις, une pure clarté qu’il aime, une conversion immanente qui s’exprime par le regard qu’il porte sur lui-même. Ce regard est aussi une vision[35], vision suprême qui n’implique ni futur, ni réflexion, et encore moins une volonté de choix et d’action. Regard sans objet à regarder, pure vision où fusionnent, dans l’indistinction et la pure clarté, la contemplation de soi et l’Amour de soi du Principe. Vision amoureuse de l’Un pour lui-même dont la puissance produira pourtant des objets, les premiers et les plus purs parmi les Intelligibles.

À ce stade, il faut nous demander ce que signifie exactement l’Amour de soi diffusif de l’Un, et comment il peut être à la source de la procession.

La « procession » des hypostases, écrit Maurice de Gandillac, n’est que le rayonnement d’une lumière unique, la plénitude d’une contemplation qui déborde en fécondité[36].

Nous savons que Plotin refuse de réduire la causalité de l’Un à l’attraction involontaire d’une pensée de soi stérilement repliée sur elle-même. De même exclut-il tout ce qui rapprocherait cette causalité hénologique d’une création laborieuse comparable à celle des artisans. L’engendrement est en vérité, chez Plotin, un processus original, car il exprime, en dehors de toute ontogenèse entendue au sens biologique du terme, la faculté de dérivation, de dépendance, d’autonomie. Il est non moins nécessaire, pourtant, de bien mettre en évidence l’originalité de la métaphysique plotinienne, afin d’écarter tout soupçon d’émanatisme et de panthéisme par la position de transcendance radicale du Principe[37].

L’Amour de l’Un pour lui-même est, par ailleurs, signe de son omniprésence : il est d’abord omniprésent à lui-même puisque, comme Plotin l’indique[38], cette présence à soi du Premier consiste en son propre regard et en son propre Amour, mais il est aussi présent aux êtres autres que lui par le rayonnement de sa puissance[39]. La transcendance de l’Absolu est réelle, mais sa puissance est infinie, de sorte que le fondement de sa présence dans ses dérivés n’est autre que le fondement de sa différence. Pour approfondir ce point, il faut remarquer que tant que sa puissance se concentre en lui elle reste inébranlable et immobile, mais lorsque cette puissance en vient à se diffuser, en sortant pour ainsi dire de lui, elle ne conserve pas les caractères qu’elle a en étant sa puissance immanente. Il faut donc comprendre aussi que, si l’Un se diffuse sur le mode de l’altérité et non du semblable ou de l’identique ce n’est pas à cause d’une déficience, mais en vertu de l’axiome présent dans toutes les Ennéades qui stipule expressément que tout être parfait en produit nécessairement un autre moins parfait que lui-même[40]. La puissance infinie de l’Un est une puissance d’engendrement dont la manifestation est le rayonnement de son énergie dans les dérivés, énergie qui est son archi-Vie et donc son Amour, mais selon le schéma de l’altérité. En conséquence, dans le Principe, les termes de la triade Puissance-Vie-Amour sont strictement identiques, puisqu’ils indiquent la plénitude suressentielle et parfaitement simple de l’Un. Mais comme le Parfait ne peut que produire une réalité de rang inférieur[41], il reste à comprendre comment et pourquoi des êtres multiples dérivent de lui, pourquoi il ne reste pas en lui-même dans sa transcendance absolue et comment il peut être à l’origine des choses qui viennent après lui.

II. Nature de la surabondance du Premier : la doctrine des « deux actes »

La question de savoir comment de la simplicité absolue peut surgir la multiplicité n’est pas nouvelle :

C’est, dit Plotin, le vieux problème si rebattu (θρυλλούμενον) de savoir comment a débordé (ἐξερρύη) cette multitude que nous apercevons dans les êtres et que nous jugeons devoir ramener à lui[42].

Une première remarque s’impose, il s’agit ici de l’origine du multiple considérée au niveau des êtres éternels :

Que le devenir au sein du temps ne fasse pas difficulté alors que nous traitons de réalités éternelles ; si l’on dit « genèse », c’est pour exprimer le lien causal et le rang (αἰτίας καὶ τάξεως […] ἀποδώσειν[43]).

Il s’agit donc d’une dépendance ontologique, qui s’exprime en termes de succession temporelle[44]. C’est pourquoi nous pouvons dire que, puisque la puissance de l’Un est une puissance productrice et non une puissance à réaliser, l’Absolu ne s’actualise pas dans ses productions ; il est l’Acte antérieur à toute actualisation[45]. C’est donc à partir de la δύναμις et de l’ἐνέργεια propres au Principe que nous devons aborder le problème de la génération du Νοῦς, puisque c’est à travers ces notions de puissance et d’acte, acte qui est aussi vie, que la Plénitude-Amour de l’Un demeurant en lui-même immuable se diffuse et engendre l’Intelligence.

Le Principe suprême demeure en lui-même immobile, mais de la perfection, de la puissance et de l’énergie qui sont en lui provient une énergie engendrée qui, dérivant d’une si grande puissance et même de la plus grande qui soit, va jusqu’à l’être (τὸ εἶναι) et à l’essence. Mais si lui-même est au-delà de l’être et de l’essence[46], qu’en est-il de cette énergie engendrée ? Plotin répond :

Il y a deux sortes d’actes : l’acte de l’essence et l’acte qui résulte de l’essence ; l’acte de l’essence, c’est l’objet lui-même en acte, l’acte qui résulte de l’essence, c’est l’acte qui en suit nécessairement mais qui est différent de l’objet lui-même[47].

Or, nous avons vu que l’Acte de l’Un est égal à sa Vie ou à son existence, que c’est un Acte sans essence, un Acte pur. De plus, cet Acte n’est pas simplement « ajouté » à l’existence de l’Un, car alors il n’y aurait plus d’unité dans le Principe, mais doit, au contraire, lui être identifié. L’auto-engendrement éternel coïncide avec l’Un lui-même. Donc l’Acte éternel et pur par lequel le Principe s’engendre lui-même éternellement est son existence même, autonome et auto-déterminée. Cet Acte implique nécessairement un agir pur et absolu ne dépendant d’aucun sujet.

Pourtant, conformément à la « doctrine des deux actes[48] », nous pensons que la « surabondance » de l’Un s’explique par l’« acte engendré » issu de son Acte pur, de l’Acte auto-constituant qui est à l’origine de la procession. Il n’y a donc aucune nécessité contraignante à l’origine de l’essence, mais une spontanéité généreuse, un « acte engendré », que Plotin appelle au traité VI, 8 (39), la liberté de l’Un[49]. Christian Rutten a bien montré comment Plotin distingue radicalement « l’acte de l’essence » et « l’acte qui résulte de l’essence[50] » ; par cette distinction, Plotin affirme que « l’acte engendré » n’est pas l’activité propre au Principe :

Cet acte n’établit pas une relation réciproque entre générateur et terme engendré. Ainsi, tout en étant « puissance productrice de toutes choses », le Premier n’a pas de relation à autre chose qu’à soi[51].

De cette façon est sauvegardée l’absolue transcendance de l’Origine, en même temps qu’est confirmée la thèse selon laquelle l’Un est le principe dynamique de son produit[52]. Si donc « l’acte engendré » dérive « de la puissance suprême[53] », il n’est pas l’Un lui-même. Car si l’acte engendré ne se sépare pas de l’acte de l’essence, il en est cependant séparé par l’altérité[54]. Il faut dès lors comprendre que la « surabondance » du Premier est très exactement l’acte engendré qui sourd de lui sans être lui-même pourtant identique à son Acte pur. Par ailleurs, cet acte engendré est « quelque chose » d’illimité : il est la vie, mais une vie qui n’est pas la Vie du Principe[55] mais qui en dérive, et qui est déjà différente de son Acte pur. L’Un qui a « surabondé » a engendré une chose indéterminée, que Plotin appelle parfois « la matière intelligible[56] », et parfois « la vie qui est une puissance universelle[57] ». Cette vie, cet acte engendré qui s’écarte de l’Absolu mais qui n’est pas encore le Νοῦς, va constituer la seconde hypostase au moment où « la chose engendrée » se retournera vers son Principe, animée du désir vague du Bien. Ainsi, à la source de la procession, il y a cette vie illimitée, acte engendré de l’Acte pur de l’Un, qui éprouve un désir indéterminé pour le Bien non encore connu. Mais il y a aussi l’amour qui est anticipation de la connaissance, vision sans objet (ὄψις οὔπω ἰδοῦσα), vague représentation (φάντασμά τι) et esquisse (τύπον[58]). Ce n’est que par la conversion que la procession s’achève et que l’Intelligence naît, car sans la conversion, l’acte engendré, la vie indéterminée qui sourd du Premier, ne se déterminerait pas, et il n’y aurait pas autre chose que lui.

On comprend dès lors mieux comment le Principe peut donner ce qu’il n’a pas. Il n’a pas, ne possède pas, l’acte engendré puisqu’il est Acte pur ; mais l’acte engendré dérive pourtant bien de lui, de son agir pur[59]. L’acte engendré est la puissance infinie et indéterminée qui permettra à la multiplicité de se constituer en plénitude[60]. L’acte engendré est la puissance contenant en elle-même la multiplicité sur un mode éminent, et il est également puissance de toutes choses, puissance infinie et suprême, vie illimitée et universelle. L’Acte pur du Parfait, l’ἐνέργεια μένουσα, représente sa Puissance comme puissance de lui-même et immanence à lui-même, et l’acte engendré de cet Acte pur représente la puissance dérivée de la puissance immanente au Principe, puissance issue de sa surabondance et qui est puissance de toutes choses. D’un côté, pourrait-on dire, il y a l’Un indéterminé, pure intériorité, mouvement vers soi et existence en fonction de soi, Acte pur qui se soustrait, ou se refuse, à l’appréhension du langage eidético-noétique. De l’autre côté, il y a l’acte engendré, puissance de toutes choses, qui manifeste l’Un comme Présence immanente aux êtres dérivés. Cette Présence du Principe dans les dérivés est donc en même temps une absence, puisque ce qui se trouve au fondement des êtres engendrés n’est pas l’Un lui-même mais, justement, son acte engendré qui est autre que lui. Dans les dérivés, ce qui est supérieur à la pensée, à savoir la vie et l’amour, n’est que la trace (ἴχνος) du Premier, trace qui n’est pas le Parfait lui-même, mais qui le signifie en étant comme sa présence dans les profondeurs de l’être. La trace n’est donc pas la coïncidence avec l’Un, mais ce qui, dans l’être, est au plus près de lui. Elle est la puissance qui se communique du Principe aux êtres postérieurs par l’acte engendré de son Acte pur. Mais, manifestée par la trace, qui constitue ce qui en l’être est non noétique, la puissance érotique-dérivée-active porte l’être jusqu’à l’union contemplative.

Sur le plan ontologique donc, la puissance infinie de l’Un et la vie illimitée (qui est son acte engendré) sont requises par le langage afin d’exprimer que le Principe lui-même enveloppe et embrasse toutes choses. L’extrême fécondité de l’Absolu peut ainsi s’exprimer dans le langage de l’ontologie, mais l’ontologie ne le signifie nullement pour autant lui-même. Ce qui manifeste l’Absolu, c’est en réalité son Acte existant éternellement dans la pureté de sa perfection. En ce sens, l’Acte pur de l’Un est absolument originaire, bien que la primauté ontologique du Premier soit manifestée par son acte engendré, car c’est une nécessité vitale et non logique qui explique la production par effusion de surabondance[61]. Cependant, dans le même temps que l’acte engendré diffuse, par sa puissance infinie, la vie illimitée et universelle qui sourd de l’Origine, il enveloppe aussi l’érotique, dans la mesure où la puissance indéterminée porte en elle-même le désir (ἔφεσις) du Bien. Ce regard vers le haut, le désir et l’amour, exprime la conversion de l’inférieur vers le supérieur. La conversion est ainsi destinée à compenser sans l’annuler l’écart que creuse la procession. Cet écart n’est évidemment pas spatial, mais est une différence intelligible et en même temps une différence ontologique. Or, l’acte engendré n’est pas, à proprement parler, une « émanation » de l’Un. Cet acte « ne s’écoule point hors de sa source[62] », il ne se sépare pas de l’acte de l’essence, il est « uni à ce dont il provient[63] ». Comment donc comprendre un tel acte ? Plotin ne cesse de le répéter, la production de l’Un exclut toute action ad extra ; le Principe ne sort pas de lui-même pour produire les êtres dérivés de lui. Il n’est rien non plus de ce qu’il engendre et pourtant l’absolu transcendant ou la suprême simplicité qu’est le Principe est immanent, par sa puissance, à toutes choses. Pour dire cette transcendance-immanence, Plotin a recours à des images, à des métaphores. La plus explicite de toutes est certainement celle de la source évoquée au traité 30 :

Et qu’est-il [l’Un] donc alors ? La puissance de toutes choses (δύναμις τῶν πάντων). Si elle n’existait pas, la totalité des choses n’existerait pas et l’Intelligence ne serait pas la vie première et la vie totale (οὐδ’ ἂν νοῦς ζωὴ ἡ πρώτη καὶ πᾶσα). Car ce qui est au-dessus de la vie est cause de la vie. En effet, l’activité de la vie qui est la totalité des choses n’est pas première (οὐ γὰρ ἡ τῆς ζωῆς ἐνέργεια […] πρώτη), mais elle s’écoule en quelque sorte d’une source (ἀλλ’ ὥσπερ προχυθεῖσα αὐτὴ οἷον ἐκ πηγῆς). Il faut te représenter une source qui n’a pas d’autre principe, mais qui se donne elle-même à tous les fleuves, sans pourtant se perdre dans ces fleuves, mais qui demeure elle-même dans le silence (ἀλλὰ μένουσαν αὐτὴν ἡσύχως). Et les fleuves qui sortent d’elle coulent ensemble un moment encore réunis avant que chacun ne s’en aille dans une direction différente, déjà en quelque sorte chacun sait où son flot l’entraînera[64].

La source, l’Un d’où jaillit l’acte de vie, est bien l’expression de cet acte de l’essence que Plotin entend fermement différencier de l’acte qui dérive de l’essence. La source, qui nomme métaphoriquement l’acte de « l’essence », acte purement immanent à l’Un lui-même, ἐνέργεια μένουσα, n’engendre rien d’elle-même, puisqu’elle « demeure en elle-même dans le silence » et ne provient d’aucun principe : « Il faut te représenter une source qui n’a pas d’autre principe [qu’elle-même] ». Comme l’a remarqué Joseph Moreau[65], si le Premier est comparé à une source, il s’agit là d’« une source absolue » qui ne perd rien de ce qu’elle donne. Il n’y a donc pas, à proprement parler, d’émanatisme plotinien, comme nous le disions précédemment. L’Un est transcendance absolue et parfaite immobilité. Pas d’émanatisme donc, car le Principe ne transmet pas sa « substance » infinie dans le fini. Il n’y a pas d’émanatisme non plus au sens stoïcien du terme, mais il y a un immanentisme, dans la mesure où la source produit une puissance active qui lui reste unie tout en étant autre. L’acte de vie, qui est acte dérivé de l’acte de « l’essence », c’est-à-dire de la « source », manifeste son Principe sans être identique, ni même semblable, à lui[66]. La vie illimitée qui jaillit de la source au-delà de la vie est donc bien un effet, mais cet effet est différent de la cause qui le transcende, cause qui lui reste hétérogène. L’acte de vie qui jaillit de la source-Acte-pur doit bien s’entendre comme l’effet dérivé de l’énergie interne, de l’ἐνέργεια μένουσα du Premier. En ce sens, la vie illimitée jaillissant de la source est un acte engendré. Ainsi, les images du débordement (ὑπερερρύη), qui traduisent une surabondance (ὑπερπλῆρες), sont-elles signes d’une perfection (τελειότης) sans être l’émanation de cette perfection[67].

Cet acte second, ou acte dérivé, ou énergie dérivée, est une image de l’ἐνέργεια μένουσα, et c’est de cet acte dérivé que provient l’hypostase inférieure, elle-même image du Parfait, mais différente de lui. La seconde hypostase, le Νοῦς premier-né de l’Un a, comme lui, une existence par elle-même. Pourtant, dépendante d’un autre que d’elle-même, l’existence par soi de l’Intelligence n’est en rien comparable à l’auto-position d’existence du Premier. Mais revenons à la métaphore de la source. Plotin écrit que la vie qui jaillit de la source-Un va constituer le fleuve-Νοῦς, fleuve au départ unique, mais d’où proviendra le fleuve-Âme. De cette façon, l’Un est à la fois présent et absent à ses dérivés : présent, car l’acte engendré manifeste sa perfection comme le fait un reflet, une image ; absent car ce qui se constitue à partir de l’acte engendré n’a rien, ne possède rien de ce qui constitue le Principe lui-même. Nous nommons cette Vie présente-absente à l’acte de vie dérivé, l’archi-Vie de l’Un.

Mais il y a plus car l’archi-Vie de l’Un et sa Puissance se fondent identiquement dans l’Amour qu’il a pour lui-même. Cet Amour est à l’origine de la procession. Les images et les métaphores qu’emploie Plotin pour expliquer la génération du multiple à partir du Principe attestent toutes que sa puissance infinie est une puissance communiquée se manifestant comme acte engendré de l’Acte éternel immanent à soi-même. Cette énergie dérivée n’est qu’un reflet dégradé, une image amoindrie de l’Amour de soi principiel, qui est l’Acte de l’Un et son existence. Aussi, la puissance communiquée aux dérivés est-elle porteuse de son Érôs : Érôs généreux, car il n’est pas jaloux et laisse les autres êtres exister, Érôs diffusif, car c’est l’Amour qui est à l’origine de la procession, comme il est le moteur de la conversion et le centre constitutif des hypostases.

III. La proto-vie, surabondance de l’Un

Plotin parle, en ce qui concerne le Parfait lui-même, d’un acte dérivé de son Acte pur[68]. Mais, dans le même temps qu’il s’attache à maintenir ouvert l’écart qui sépare l’Un de ses dérivés, Plotin maintient néanmoins l’hypothèse de la continuité ; nous en avons déduit qu’entre le Principe et ses dérivés il n’y a pas de rupture radicale, mais un jeu incessant entre continuité et discontinuité. Cette « indétermination » théorique est particulièrement nette dans la description de la genèse du Νοῦς à partir de l’Absolu, mais il est néanmoins clair que c’est la vie qui tisse la continuité dans l’ordre de la procession, puisqu’aussi bien elle est :

[…] l’acte du Bien, ou plutôt un acte dérivé du Bien, [et] l’Intelligence est cet acte même quand il a reçu une limite[69] […] [et puisque : ] la vie qui a reçu une limite, c’est l’Intelligence[70].

Cependant, lorsqu’on parcourt le traité 38 (VI, 7) on s’aperçoit que la vie n’est pas uniquement attribuée à l’Intelligence achevée, mais qu’elle est aussi au fondement de l’Intellect pré-noétique, qu’elle est même identique au Νοῦς anoétique : la vie pré-intellective donne, une fois limitée, la vie propre de l’hypostase achevée. Autrement dit, la vie de l’Intelligence hypostatique achève un autre mouvement : celui de la vie que nous pouvons appeler proto-vie dans la mesure où elle est sans forme et indéterminée. Cette proto-vie naît elle-même de la surabondance de l’Un, elle est un acte dérivé de son Acte pur, Acte que nous avons identifié à la Vie de l’Un en tant qu’archi-Vie. La vie pré-intellective, ou proto-vie, se situe donc entre l’archi-Vie de l’Un et la vie déployée dans l’Intelligence, qui est l’archétype de toutes les formes de vie. La proto-vie, en tant qu’acte dérivé de l’Un, est intermédiaire entre le Premier et le Νοῦς, et est à penser comme l’altérité et le mouvement premiers issus du Principe. C’est donc sous les modalités du mouvement et de l’altérité que l’acte dérivé de l’Acte pur, la proto-vie née de la surabondance de l’archi-Vie, est à analyser, tout en maintenant que le mouvement et l’altérité de l’acte dérivé ne contaminent nullement le Premier, lequel reste immobile à l’intérieur de lui-même et identique à lui-même. La transcendance du Parfait n’est donc aucunement menacée par le mouvement et l’altérité qui dérivent de lui. En revanche, parce qu’il s’agit d’un acte dérivé, la vie pré-noétique, en tant que mouvement qui s’écarte de l’Un, est au plus près de l’archi-Vie du Bien : en tant que proto-vie, c’est-à-dire vie indéterminée et illimitée, ignorante de sa limite, elle est la vie la plus semblable à la Vie du Principe. Ce n’est que lorsque le mouvement s’achève, par la conversion vers le Bien, en hypostase constituée (le Νοῦς), que la vie se différencie, et devient, par sa forme et sa limite, tout autre que la Vie du Bien ; ce n’est qu’alors qu’elle devient elle-même principe et origine de la vie ontologique, archétype de toutes les formes de vie. C’est pourquoi, lorsque Plotin affirme que « la vie est l’ἐνέργεια du Bien ou plutôt l’ἐνέργεια qui dérive du Bien[71] », il faut entendre que la vie qui vient après le Principe est effectivement l’acte dérivé de son Acte pur, alors que cet Acte pur est lui-même la Vie de l’Un en tant qu’archi-Vie. L’univocité qui définit la Vie comme Acte du Principe, comme ἐνέργεια, amène donc Plotin à se corriger immédiatement et à déterminer la vie comme acte second dérivé du Principe. Cela nous permet de comprendre que, puisque l’acte second est toujours une image de l’Acte premier, c’est-à‑dire de l’Acte du Premier, la Vie est l’Acte premier du Principe en même temps qu’elle est vie de l’acte qui en dérive. Or, si l’Un est le principe de cette proto-vie c’est, comme le dit Pierre Hadot, parce que :

[…] le fait que cette energeia [dérivée] soit originellement infinie et informe laisse entrevoir que, finalement, la vraie ressemblance avec le Bien sans forme est l’absence de forme[72].

Ainsi, la vie indéterminée et indistincte, qui est l’acte dérivé de l’Un, témoigne de la plus grande proximité avec le Bien. Mais la ζωή est aussi ce qui témoigne de la continuité du Premier à l’Intelligence achevée, la discontinuité apparaissant, quant à elle, avec l’οὐσία et la νόησις. Transcendant, le Principe l’est absolument du point de vue de l’essence et de la pensée propres à la seconde hypostase ; mais immanent, il l’est tout autant, si l’on considère que la vie maintient ouverte la possibilité d’une « ressemblance » avec le Bien. C’est pourquoi le mouvement de la proto-vie, en tant qu’acte dérivé, est la marque de la surabondance et de la générosité de l’Un, mais aussi la trace de son Amour dans les engendrés ; et c’est aussi pourquoi la vie pré-noétique signifie la puissance manifestée et communiquée de la Puissance de l’Un identique à son Amour. C’est donc par l’amour que le Principe est immanent à ce qui le suit, et cet amour est vie.

La dérivation du Νοῦς à partir de l’Un, parce qu’elle advient par la ζωή, témoigne donc en faveur d’une continuité-discontinuité qui se joue, certes, dans le mouvement et l’altérité eu égard au Principe, mais qui, parce qu’elle est proto-vie issue de l’archi-Vie du Parfait, est comme sa trace. Cependant, si la continuité est ainsi parfaitement avérée, il ne nous semble pas qu’elle doive être comprise comme émanation. En effet, nous avons déjà insisté sur le fait que, de l’Un aux êtres dérivés, il ne saurait être question d’un processus d’émanation, même si les métaphores du feu et de la chaleur, de la neige et du froid, ou des objets odorants[73] semblent impliquer un phénomène physique du même type que celui de l’émanation. Par ces métaphores, Plotin tente de montrer que tout être, tant qu’il demeure, produit, de par son essence, une réalité subordonnée et dépendant de sa puissance, une image de l’archétype qu’il est. Ainsi, l’exemple du feu sert à indiquer comment le Principe produit en demeurant en lui-même, sans mouvement, puisque la chaleur du feu se dédouble, pour ainsi dire, en celle qui est avec le feu et celle que le feu fournit. Autrement dit, le feu n’est pas sans effet, mais son effet n’est pas lui :

Dans le feu il y a une chaleur qui constitue son essence, et une autre chaleur qui vient de la première, lorsqu’il exerce l’activité inhérente à son essence tout en demeurant lui-même[74].

Il nous faut maintenant analyser le passage de l’Un à l’Être, afin de déterminer comment se constitue l’hypostase séparée du Νοῦς.

Si la genèse est due à la procession (πρόοδος), cette dernière n’est pas due à l’Un seul, mais aussi à la conversion de l’énergie dérivée vers son Principe. Procession et conversion s’identifient donc dans l’acte qui constitue en plénitude l’hypostase dérivée et séparée du Νοῦς[75].

Plotin nomme l’acte engendré de l’Un : « La vie qui est une puissance universelle[76] », et il précise clairement que cette ἐνέργεια dérivée, qui est une vie illimitée, reste auprès du Bien sans être encore le Νοῦς :

La vie est l’acte du Bien, ou plutôt un acte dérivé du Bien ; l’Intelligence est cet acte même quand il a reçu une limite[77].

L’illimitation de la vie, acte engendré du Bien, est en effet évidemment sans forme ; elle est indétermination, infini de puissance, et cette proto-vie indéfinie est, pourrait-on dire, enceinte de la multiplicité qui viendra d’elle, dans le mouvement de conversion qui la délimite et l’informe[78]. Le Principe engendre donc, par son acte dérivé, la puissance indéfinie du multiple[79]. Cette vie illimitée, qui vient de l’Un sans être l’Un, est d’abord un mouvement aveugle d’éloignement, d’altérité. La proto-vie qui sort de l’Origine absolue et s’en éloigne se convertit ensuite vers elle et, par ce mouvement, se délimite dans la constitution plénière de l’Intelligence. L’infinité de la vie, son absence de forme, est ainsi la source de toute limite et de toute délimitation. Cette proto-vie est infinité absolue et première : elle est ce par rapport à quoi toute forme, toute délimitation, est postérieure et dérivée[80]. Mais ce qui est encore plus fondamental, dans ce traité 38 (VI, 7), est que Plotin indique qu’il y a deux états de l’Intelligence : un premier état où le Νοῦς n’est pas encore à proprement parler lui-même, où il est ἀόριστος et ἄμορφος, et c’est lui qui s’élance vers le Bien dans un acte d’amour[81] ; et un second état où il est vraiment l’hypostase achevée et accomplie de l’être, de la vie déterminée, de la pensée.

Le premier état du Νοῦς est d’une importance décisive, car il nous offre la possibilité de concevoir comment l’Amour de soi de l’Un se diffuse et se manifeste sous forme de trace dans les dérivés. Nous pensons que l’énergie dérivée, qui n’est autre, comme nous l’avons vu, que la vie illimitée qui sourd de l’Un, la proto-vie est le Νοῦς en ce premier état. Cette interprétation est par ailleurs confirmée par Plotin lui-même :

L’Un […] étant parfait, pour ainsi dire (οἷον) surabonde (ὑπερερρύη), et cette surabondance produit quelque chose de différent de lui. Ce qui est engendré se tourne vers lui (εἰς αὐτὸ), est fécondé, et tournant son regard vers lui, devient le Νοῦς[82].

La proto-vie, ἐνέργεια dérivée de l’Un et première manifestation du Νοῦς est, écrit Plotin[83], indéterminée ; elle est une trace de l’Un sans être son archi-Vie. Or, l’infinité de la vie de l’Intelligence dans son état initial lui vient du Principe, de son indétermination et de son infinité propres, et elle n’a pas encore reçu de forme. De plus, cette infinité de la vie a un sens précis puisque,

[…] s’il y avait quelque objet de désir dont tu ne puisses saisir ni la figure ni la forme, ce serait bien là ce qui provoquerait le désir et l’amour au plus haut point (ἐραὓσμιώτατον), et l’amour que l’on éprouverait pour lui serait sans mesure. Car alors l’amour n’a pas de limites. Infini serait donc l’amour pour un tel Aimé[84] !

Si donc la vie illimitée, le Νοῦς à l’état naissant, éprouve le désir infini du Bien lui-même infini et sans forme, c’est que la vie reçoit du Bien la puissance infinie de l’Amour. Cet amour pour l’Un arrête la dispersion de l’énergie dérivée, et fait se tourner vers l’Origine absolue la proto-vie, celle-ci s’approche alors du Bien comme « un regard qui ne voit plus[85] ». La force communiquée à l’énergie dérivée lui confère donc, par amour, la puissance de se retourner vers son générateur. Or, s’il y a en l’Intellect naissant une telle intensité de l’amour provoqué par l’Un infini, c’est que cette infinité de l’amour, qui n’est pas l’infinité de l’Amour absolu du Bien, confère néanmoins au dérivé une infinité de puissance et de force. L’Amour de soi du Premier se diffuse dans l’énergie engendrée qu’est la proto-vie, et cet Amour, constitutif de ce qui est engendré par le Premier, devient la force et la puissance de l’Intellect naissant[86]. Nous avons dit qu’en l’Un Vie-Amour-Puissance étaient des termes strictement équivalents ; dans l’énergie dérivée il est donc normal que l’amour et la puissance soient contenus dans la vie indéterminée qui sourd de l’Origine. Cependant, l’Amour de soi du Premier devient autre dans l’engendré, il devient amour et désir infinis pour le Bien. C’est donc la force et la puissance de cet amour pour le Principe qui arrêtent l’expansion de l’énergie dérivée et qui la poussent à se retourner vers le Bien, à en être fécondée par le regard qu’elle porte vers lui. La proto-vie est donc aussi altérité première par rapport à l’Un, altérité engendrée par son immense puissance :

Le terme antérieur [l’Un] reste à la place qui lui est propre, mais son conséquent [la vie illimitée] est le produit d’une puissance ineffable qui était en lui ; il ne doit pas immobiliser cette puissance et, comme par jalousie, en borner les effets […]. L’immensité de cette puissance envoie ses dons à toutes choses et ne peut rien laisser sans une part d’elle-même[87].

Ainsi peut-on concevoir que l’énergie dérivée de l’Un manifeste « la puissance productrice de toutes choses », car elle seule a le pouvoir d’être trace du Principe dans l’altérité. Même si, comme l’indique Plotin, elle ne se sépare pas du Premier, elle en est malgré tout éloignée par son altérité, car « rien ne les sépare que leur différence » (οὐδεν γὰρ μεταξὺ ἢ τὸ ἑτέροις εἶναι[88]). L’altérité agissant dans la proto-vie qui sourd de l’Origine est le désir en tant qu’amour infini pour le Principe ; de l’Un Amour de soi à l’engendré amour infini pour le Premier, il y a bien ainsi continuité, mais aussi discontinuité, car l’altérité de l’acte engendré préserve le Premier de toute relation à autre chose qu’à lui-même[89]. Ainsi comprenons-nous que la proto-vie, énergie dérivée de l’Absolu, puisse être « puissance de toutes choses », car la puissance illimitée, infinie, qui donne aux êtres l’existence, est l’amour que les êtres éprouvent pour le Principe, le désir qui les meut vers l’Un objet d’amour. C’est pourquoi Plotin enseigne aussi que « la vie est une puissance universelle[90] », puisque la vie est ici synonyme d’amour et de désir, et ce désir de l’Origine, cet amour qui a pour objet le Principe suprême, est universel : « Tout être engendré désire et aime celui qui l’a engendré[91] ». Mais la réciproque n’est pas vraie, et l’Un n’est en rien comparable à un dieu généreux qui créerait le monde par bonté ou amour[92], car alors l’amour signifierait un attachement de l’Un à l’inférieur, à autre chose qu’à lui-même. S’il y a, certes, un dynamisme érotique à la source de la procession, dynamisme dont le principe est l’Un Amour de soi, dans l’inférieur, ce dynamisme se renverse en amour pour le générateur. En effet, l’amour infini qui a l’Un pour objet est identique à la puissance immense et à la force infinie qui proviennent de l’Origine, identique à « la vie qui est une puissance illimitée et universelle ».

Conclusion

Nous avons établi que la surabondance de l’Un est la proto-vie à l’origine de l’Être et de tout le Réel. Cette proto-vie se manifeste aussi comme la puissance qui transcende la multiplicité de ses manifestations, puisqu’elle est toujours en excédent par rapport à ce qui est, et se préserve toujours intacte eu égard à ce qui est acte achevé. Ainsi, dans les dérivés, la puissance qui se détermine elle-même est au-dessus de l’acte et est supérieure à lui ; c’est encore elle qui, dérivant de l’Un, le manifeste dans tout l’ordre de la procession jusqu’aux êtres sensibles. C’est pourquoi nous pouvons affirmer que la puissance que l’Âme accueille, et qui lui vient de son principe, est la vie dérivant de l’acte du Νοῦς actualisée par l’Âme comme étant sa vie propre. Rappelons cependant qu’en vertu du principe métaphysique qui régit la procession des hypostases, ce qui vient après quelque chose est toujours inférieur eu égard à ce dont il procède. La vie de l’Âme, bien que venant du Νοῦς, est donc inférieure à la vie de celui-ci, ce qui signifie qu’elle a moins d’unité que cette vie, laquelle est elle-même sans commune mesure avec la Vie intime de l’Un. En acte donc, la vie de l’Âme a moins d’unité que la vie de l’Intelligence, dans la mesure même où la vie de la seconde hypostase est coïncidence de l’être et de la pensée, et est donc unité[93]. La vie de l’Âme, quant à elle, est unité et multiplicité, car elle ne parvient jamais tout à fait à réaliser sous l’unité la multiplicité qui est en elle. Mais, du point de vue de la dunamis, l’Âme reçoit de son générateur la puissance de la vie infinie, celle de la proto-vie qui surabonde du Premier et qui se communique de l’Un au Νοῦς et de celui-ci à l’Âme. C’est dès lors la même puissance vitale qui traverse les hypostases, même si, par un acte qui est propre à chacune, les hypostases ne la réalisent pas avec la même unité ni avec la même perfection. Le Νοῦς accueille la proto-vie illimitée et universelle, puissance infinie et énergie dérivée du Principe, sous la forme d’une vie tout à la fois unique et multiple, vie de l’Intelligence et vie des intelligibles. En actualisant ainsi la proto-vie illimitée et universelle, qui sourd de l’Origine, le Νοῦς est devenu la première vie, la vie idéale, l’archétype de toute vie et cela, par la forme qu’il donne à la proto-vie qui surabonde du Premier. La vie informée de la seconde hypostase est donc première dans la mesure même où c’est d’elle que proviendront les vies concrètes et incarnées visibles dans le monde sensible. Mais, comme le Νοῦς ne peut lui-même informer la matière sensible, comme il ne peut gouverner sans intermédiaire le monde sensible puisqu’en lui la multiplicité des formes n’est pas déployée, il est nécessaire qu’il y ait, entre lui et le monde sensible, un intermédiaire, et cet intermédiaire est l’Âme. Or, c’est l’Intelligence noétique elle-même qui engendre son intermédiaire car, à l’image de l’Un, elle « déborde » et, de cette surabondance, procède une autre hypostase. Cet engendrement confirme, une fois encore, que pour Plotin, contrairement à Aristote, la puissance est supérieure à l’acte : la vie est à la fois la puissance et l’énergie du Νοῦς, et cette puissance vitale dérive de lui pour venir dans l’Âme. La puissance vitale est donc toujours une en tant que puissance, et elle est pourtant multiple quand elle s’actualise. La puissance de la proto-vie se projette dans l’Âme et lui donne la vie[94], mais c’est par son acte qu’elle fait de cette proto-vie, de cette puissance vitale son ἐνέργεια propre et toujours multiple. La puissance vitale est donc toujours indéterminée, illimitée et universelle ; elle est la proto-vie qui vient de l’Un, mais l’énergie qui en provient, et qui devient la vie propre de l’hypostase, est toujours actualisation de cette puissance vitale comme multiplicité — multiplicité de formes pour le Νοῦς, d’âmes pour l’Âme. L’Intelligence manifeste ainsi la puissance infinie de la vie sous forme d’une énergie dérivée de son acte propre. Finalement, on pourrait comprendre cette proto-vie qui surabonde de l’Un et qui perdure comme puissance vitale en chaque hypostase comme ce qui ne trouve pas place dans l’actualisation, comme ce qui est toujours en surplus par rapport à l’actualisation, comme un trop plein de puissance que l’actualisation ne peut jamais réaliser[95]. On comprend dès lors pourquoi Plotin soutient que tout ce qui est produit est d’abord produit sans forme avant d’être informé en se tournant vers son producteur[96] : la puissance vitale, la proto-vie provenant du Principe, est en effet fondamentalement et essentiellement indéterminée, sa détermination ne venant qu’avec l’acte même de l’hypostase, qui ainsi se réalise et s’achève en tant qu’hypostase.

Nous pouvons donc conclure en affirmant que la puissance transmise par l’Âme à la matière sensible obscure et impassible est la puissance infinie, indéterminée et vitale, et que cette puissance lui est communiquée à partir de la proto-vie qui sourd de l’Un, puis s’actualise dans le Νοῦς et se diffuse à nouveau dans l’Âme qui l’actualise à son tour. La puissance que nous avons nommée proto-vie permet dès lors de comprendre comment se structure la métaphysique plotinienne en son entier.