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I. Problématique

Que penser de l’opinion généralisée qui considère que la théologie des religions non chrétiennes, qui prévalait autant dans l’enseignement religieux catholique[1] que dans l’ensemble de l’Église catholique, aurait été « exclusiviste » avant Vatican II et serait devenue « inclusiviste » dans la foulée du Concile[2] ? Cette question a déjà fait couler beaucoup d’encre. Il nous apparaît toutefois que cette question sur le paradigme interreligieux qui a présidé à l’enseignement religieux catholique sur les autres religions n’a pas encore été étudiée sous toutes ses facettes et a été réduite à un point de vue assez restreint. Ce n’est pas parce que l’image des autres religions présentée dans les manuels de religion catholique avant Vatican II était négative, et parfois même très négative, qu’il faut conclure que l’attitude théologique était elle-même strictement exclusiviste, sans plus.

Dans le présent exposé, nous voulons examiner, par une étude plus approfondie et plus nuancée, portant sur le Canada français (Québec) de la période 1900-1950, quel était le paradigme théologique interreligieux sous-jacent aux cours de religion catholique dispensés dans les Écoles Normales[3], dans les écoles secondaires[4], dans les collèges classiques et dans les séminaires. Quant à la restriction de notre recherche aux manuels d’apologétique, nous pouvons en donner plusieurs raisons. D’une part les manuels d’apologétique forment dans le corpus des manuels scolaires de religion la meilleure source pour le genre d’analyse que nous voulons effectuer. Contrairement aux autres manuels de religion, comme les petits ou grands catéchismes et les « histoires saintes » où l’attention se concentre surtout sur les contenus spécifiques et la morale de l’Église catholique, les manuels d’apologétique, tout comme les manuels d’« histoire de l’Église », insistent essentiellement sur la place de l’Église catholique dans le monde. Par conséquent, ils abordent aussi la relation de l’Église catholique avec les religions non chrétiennes. Il y a une raison méthodologique et pragmatique pour ne pas avoir incorporé les manuels d’histoire de l’Église dans notre présent exposé. Beaucoup plus encore que ces derniers manuels, les manuels d’apologétique visaient à défendre le catholicisme et à démontrer sa supériorité et l’infériorité de toutes les autres religions qui se disputaient la foi des hommes. En outre, pour une étude comme la nôtre, qui a pour but de rechercher plutôt les principes théologiques du comportement de l’Église catholique envers les religions non chrétiennes, les manuels d’apologétique, où la discussion et la soutenance de thèses sont la manière par excellence pour communiquer les vérités de la foi aux élèves, se révèlent comme les sources primaires les plus pertinentes. En plus, les destinataires des manuels d’apologétique sont sans exception des personnes plus « avancées » dans la foi : plus de la moitié des manuels que nous avons répertoriés sont même destinés aux élèves de rhétorique et des deux années de philosophie[5]. Ceci réduit fortement la probabilité de rencontrer des discours simplistes qui ne permettraient guère de dégager des conclusions solides. D’autre part, l’extension de la recherche aux manuels d’histoire de l’Église risquerait de rendre les sources tellement volumineuses qu’il serait impossible de les étudier ici dans le cadre d’un seul article. Cette même contrainte d’espace nous empêche, en raison du trop grand nombre de citations et de références que cela signifierait, de traiter d’une manière suffisante tous les manuels d’apologétique disponibles. C’est pourquoi la présente enquête portera seulement sur les manuels de deux des auteurs les mieux connus, c’est-à-dire Arthur Robert et Auguste Boulenger[6].

La délimitation chronologique nous a été dictée par la situation scolaire québécoise, qui sert de point de départ à cette recherche. Le cours d’apologétique, compris dans l’enseignement de la religion, ne commence à rayonner qu’à partir du début du xxe siècle, pour atteindre son paroxysme dans les années 1930[7], où la matière même du cours finit par s’imposer pour l’examen du baccalauréat en philo II[8]. À partir de 1950, le cours d’apologétique disparaît presque partout du programme de religion. Ces dates correspondent avec les données de notre corpus de recherche : le plus ancien manuel d’apologétique utilisé dans l’enseignement secondaire canadien français qui a été découvert date en effet de 1899[9] et le plus récent date de 1951[10].

Nous partons de deux thèses. La première est que le paradigme interreligieux sous-jacent à la représentation des religions non chrétiennes dans les manuels d’apologétique utilisés pour l’enseignement religieux au Québec entre 1900 et 1950 n’était pas exclusiviste mais inclusiviste. De cette première thèse, il en résulte une seconde : au Québec, l’enseignement interreligieux de Vatican II n’apparaît pas comme une « révolution copernicienne » par rapport à l’enseignement de l’Église catholique d’avant le Concile. Rien n’est plus logique. En effet, s’il ressort de cette étude que le paradigme théologique chez les apologistes par rapport aux autres religions ne se montre pas en opposition avec la doctrine interreligieuse de Vatican II, il est évident alors que les critères interreligieux de Vatican II sont en continuité avec ce que l’Église enseignait antérieurement, du moins au Québec. Pour corroborer cette dernière thèse, nous irons directement aux textes parallèles de Vatican II pour voir s’ils sont compatibles avec les théories défendues par les apologistes. Dans plusieurs cas, il serait facile de multiplier les citations empruntées aux écrits conciliaires. Toutefois, pour éviter une énumération, nous nous limiterons chaque fois à citer en exemple une seule référence.

Il convient, enfin, avant de présenter notre enquête, de déterminer au plus près la signification des termes « exclusivisme » et « inclusivisme ». Ceci n’est pas une tâche facile : si on consulte la littérature scientifique pertinente, l’exclusivisme et l’inclusivisme apparaissent comme des conceptions complexes et plurivoques. En ce qui concerne le modèle exclusiviste, on constate par exemple que l’exclusivisme d’un Karl Barth se distingue de celui d’un Leonard Feeney. Barth estime toute forme de « religion humaine », y compris la religion chrétienne, comme fondamentalement négative[11], alors que Feeney considère l’Église catholique littéralement comme le seul moyen d’acquérir le salut éternel[12]. La même constatation vaut pour le soi-disant modèle de l’inclusivisme, qui manifeste toute une gamme d’opinions et de tendances. Pour sa part, Peter Schineller a tiré l’attention sur une distinction ecclésiologique entre Karl Rahner et Hans Küng[13]. Schineller est convaincu que, pour Rahner, l’Église catholique et le Christ sont les médiateurs indispensables du salut[14], tandis que, pour Küng, l’Église catholique a un statut de médiateur de salut unique mais non indispensable[15]. Terrence Merrigan, d’autre part, signale la place variable que Jésus occupe dans le plan de salut, dans une perspective inclusiviste[16] : chez Rahner, Jésus est comme source de toute grâce[17], chez Küng, Jésus est vu comme la référence ultime à laquelle toutes les religions, et donc la religion chrétienne, doivent être comparées[18], tandis que chez D’Costa, Jésus est défini comme le catalyseur de toute vérité et de tout salut, qui, par l’action de l’Esprit Saint, imprègne toutes les religions[19]. Néanmoins, pour des raisons de clarté, nous allons adopter une définition de ces deux modèles théologiques difficiles à circonscrire. Sous le mot exclusivisme, il faut entendre le paradigme théologique qui prétend que le christianisme, en tant que religion, et, plus spécifiquement, l’Église catholique, monopolise la vérité et le salut. L’inclusivisme, d’autre part, reconnaît qu’il est possible de trouver de la vérité partielle et certains moyens de salut dans les religions non chrétiennes, à condition que Jésus-Christ soit la norme ou l’élément constitutif de cette vérité et de ce salut.

II. Définition commune : Dieu est à la base de toute religion

Toute investigation sur la relation entre le christianisme et les autres religions doit d’abord se demander ce qu’on entend par le terme « religion ». A. Robert et A. Boulenger voient la religion principalement comme un phénomène humain et universel qui est toujours en rapport avec Dieu. Avec les termes « humain » et « universel » ils veulent signifier que tout homme ayant des capacités intellectuelles normales peut reconnaître qu’il existe quelque chose qui transcende le temps et l’espace, et qui, à la fois, fonde et oriente son existence. Cet aspect transcendant ou, si on veut utiliser le terme thomiste auquel les auteurs recourent parfois, « la Cause première[20] », est conceptualisé en tant que « Dieu ». Se basant sur ces prémisses, les auteurs définissent essentiellement la religion comme « le lien qui unit l’homme à Dieu[21] ». Ces passages nous montrent ce que nous appellerions aujourd’hui les principes ab ovo d’un modèle universel de la religion de type rahnérien, où toutes les religions originent de l’expérience que fait l’homme d’un horizon transcendantal qui n’est rien d’autre que la première ou fondamentale manifestation de Dieu[22]. Les Pères du Concile Vatican II, pour leur part, quoiqu’ils ne recourent pas au vocabulaire scolastique, adoptent explicitement une pareille conception de la religion. Dès le début de leur traité sur les diverses religions non chrétiennes, les religions sont définies sans hésitation aucune comme le résultat d’une « certaine sensibilité » de l’homme par rapport à « cette force cachée qui est présente au cours des choses[23] ». Il est clair que cette description est directement équivalente à la rencontre humaine avec l’horizon transcendantal. Aussi est-il clair que le caractère universel de la religion est explicitement reconnu par le Concile lorsqu’il affirme en même temps que cette perception du divin par l’homme se manifeste « depuis les temps les plus reculés jusqu’à aujourd’hui[24] ».

La relation entre Dieu et le monde, qui constitue le fondement de toute religion[25], est inscrite par les apologistes dans une doctrine extrêmement classique de la création et de la grâce, dont nous retenons ici, seulement d’une façon très générale, les aspects les plus importants pour notre recherche. Le point de départ est Dieu qui, dans sa toute puissance, a créé le monde avec ses différentes espèces et ses objets, visibles et invisibles[26]. L’homme, pour sa part, est le « chef-d’oeuvre » de la création en tant qu’il a été créé à l’image de Dieu. En plus, l’homme a été gratifié par Dieu d’un principe spirituel et immortel (appelé âme[27]), origine du libre arbitre[28] et de la pensée[29] mais surtout d’un « désir naturel vers la vérité et le bonheur parfait et sans limite[30] », c’est-à-dire vers Dieu lui-même. À cause du péché originel, la raison humaine est devenue incapable d’atteindre par ses propres forces la vérité et le bonheur éternel. Pourtant, Dieu, dans sa sagesse et bonté infinies, n’a pas laissé tomber l’homme et, par un don tout à fait gratuit et s’appuyant sur sa Providence[31], il a daigné assigner à tout homme sans distinction les moyens adaptés pour acquérir la somme des vérités religieuses nécessaires pour parvenir au bonheur éternel[32].

Le lecteur attentif remarquera rapidement l’alternance de la vérité avec le salut. Plus loin, nous examinerons de plus près dans quel rapport se trouvent ces deux données fondamentales l’une à l’égard de l’autre. Ce qui nous importe ici, c’est le double universalisme. D’une part, les apologistes nous apprennent qu’il existe une unité fondamentale de tous les êtres humains en tant que créatures de Dieu et en tant qu’ils sont orientés ultimement vers Lui. D’autre part, les auteurs professent une volonté salvifique et providentielle de Dieu qui englobe dans sa sphère les hommes de tous les temps et de toutes les longitudes. On retrouve les traces de ce double universalisme dans la Déclaration sur les relations de l’Église catholique avec les religions non chrétiennes. L’article initial de ce document répète quasi exactement les mêmes principes : « Tous les peuples forment, en effet, une seule communauté ; ils ont une seule origine, puisque Dieu a fait habiter toute la race humaine sur la face de la terre ; ils ont aussi une seule fin dernière, Dieu, dont la providence, les témoignages de bonté et les desseins de salut s’étendent à tous[33] ».

On ne peut pas saisir la vision des apologistes sans reconnaître deux autres conceptions à la base de leur construction sur l’interreligieux. Il s’agit d’abord de la distinction scolastique très traditionnelle entre la religion « naturelle » et la religion « surnaturelle ». La religion naturelle a pour objet la vérité divine que l’homme peut discerner à l’aide de sa raison. La religion surnaturelle implique la vérité divine que Dieu a communiquée aux hommes par suite d’une révélation et qui ne découle pas nécessairement de la nature des choses[34]. Il faut dire que, selon eux, la religion surnaturelle n’exclut pas la religion naturelle. Au contraire, elle corrobore et renforce la religion naturelle[35]. Pour des raisons de clarté, il faut également souligner que, du fait que la religion surnaturelle est communiquée aux hommes par un acte volontaire de Dieu qui surpasse l’ordre naturel de ce monde, acte appelé révélation divine, Robert et Boulenger qualifient aussi la religion surnaturelle de religion « révélée ». Ce qui importe pour notre propos, c’est de savoir que, dans l’opinion unanime des apologistes, tenant compte de la perspective du salut éternel, cette révélation divine ou surnaturelle était nécessaire pour l’ensemble du genre humain d’un double point de vue. Dans le cas de la religion surnaturelle, la révélation divine est d’une nécessité absolue : l’homme est incapable par ses seules forces d’acquérir toutes les vérités religieuses pour atteindre la vie éternelle[36]. En ce qui concerne la religion naturelle, la révélation divine est moralement ou relativement nécessaire pour que tous les hommes puissent arriver à une connaissance certaine et sans erreur de la somme des vérités divines[37].

Est-ce que l’accord existe entre cette théologie et l’enseignement de Vatican II ? Il faut d’abord souligner que le but du Concile n’étant ni l’élaboration d’un système philosophique[38] ni celle d’un traité apologétique, il s’abstient prudemment de toute spéculation sur la nature « surnaturelle » de la Révélation divine ou de la religion révélée. Il transmet simplement le message révélé et les solutions données par la tradition conciliaire de l’Église catholique en reprenant la doctrine du Vatican I sur ce point. Néanmoins les ressemblances entre Vatican II et le sens des arguments en faveur de la nécessité de la révélation divine établis par Robert et Boulenger sont indéniables. À titre d’exemple, nous citons in extenso le 6e paragraphe de la Constitution Dogmatique sur la Révélation divine, Dei Verbum :

Par la Révélation divine, Dieu a voulu se manifester et se communiquer lui-même ainsi que manifester et communiquer les décrets éternels de sa volonté concernant le salut des hommes, « à savoir de leur donner part au bien divin qui dépasse toute pénétration humaine de l’esprit[39] ». Le saint Concile reconnaît que « Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées » (cf. Rm 1,20) ; mais il enseigne qu’on doit attribuer à la Révélation « le fait que les choses qui dans l’ordre divin ne sont pas en soi inaccessibles à la raison humaine, peuvent aussi, dans la condition présente du genre humain, être connues de tous, facilement, avec une ferme certitude et sans aucun mélange d’erreur[40] »[41].

Chose extrêmement importante pour nous : tant les textes des apologistes considérés que les textes conciliaires font place à deux autres principes universalistes dans l’économie du salut. En premier lieu, le genre humain tout entier a besoin d’une révélation divine qui, comme une source d’énergie indéfectible, lui ouvre la voie du salut éternel. En plus, Dieu s’est révélé dès l’origine du monde à toute l’humanité.

Tout ce qui précède nous guide graduellement vers une deuxième conception qu’on ne peut pas passer sous silence dans la perspective de notre recherche. Aux yeux de Robert et Boulenger, la Révélation divine s’accomplit en plusieurs phases nettement découpées. La révélation primitive ou patriarcale est la révélation faite par Dieu à nos premiers parents dès le moment de leur création et qui s’est transmise d’âge en âge jusqu’à Moïse. La révélation mosaïque comprend toutes les communications faites aux hommes en général et au peuple hébreu en particulier par l’intermédiaire de Moïse et des prophètes qui le suivirent. La Révélation chrétienne est la doctrine apportée au monde par Jésus-Christ en se présentant comme la dernière phase de la révélation divine ; elle est le couronnement des autres phases[42]. Vatican II proclame à plusieurs reprises et dans différents contextes une pareille doctrine qui pourrait se résumer en ces mots célèbres des Pères du Concile, composés de références scripturaires, que l’on retrouve dans le chapitre premier de la Constitution Dogmatique Dei Verbum. Nous ne citons ici que le passage qui nous semble le plus important :

Dieu, qui crée (cf. Jean 1, 3) et conserve toutes choses par le Verbe, donne aux hommes dans les choses créées un témoignage incessant sur lui-même (cf. Rom. 1, 19-20) ; voulant de plus ouvrir la voie d’un salut supérieur, il se manifesta aussi lui-même, dès l’origine, à nos premiers parents […]. Il prit un soin constant du genre humain, pour donner la vie éternelle à tous ceux qui, par la fidélité dans le bien, recherchaient le salut (cf. Rom. 2, 6‑7). À son heure il appela Abraham pour faire de lui un grand peuple (cf. Gen. 12, 2) ; après les patriarches, il forma ce peuple par l’intermédiaire de Moïse et par les prophètes, pour qu’il le reconnaisse comme le Dieu vivant et vrai, Père provident et juste juge, et qu’il attende le Sauveur promis, préparant ainsi au cours des siècles la voie à l’Évangile […]. Dieu « en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par son Fils » (Héb. 1, 1-2) […]. C’est donc lui qui […] par l’envoi enfin de l’Esprit de vérité, achève en la complétant la révélation.

Qu’on nous permette enfin de signaler qu’en parcourant ces textes sur la conception d’une triple révélation divine combinée avec l’affirmation manifeste d’une supériorité accordée à la révélation par Jésus-Christ, en raison de son caractère définitif, chaque lecteur rencontrera, en quelque sorte, un aspect de mutabilité relative dans la révélation divine. Cette dernière devient progressivement « meilleure » dans les deux premières phases pour atteindre sa plénitude dans la troisième. Même si Boulenger et les textes conciliaires ne traitent pas de cet aspect, du moins pas explicitement comme nous le faisons, il est néanmoins légitime de le faire ici. Méconnaître cette perspective de transformation relative serait injuste à l’égard de la conception de l’histoire du salut qui sous-tend la doctrine interreligieuse globale des deux apologistes et de Vatican II. Robert est le plus sensible à cet aspect, lorsqu’il suggère la manière d’interpréter la tension entre mutabilité et immutabilité à partir d’une série de révélations divines qui se réclament d’une origine commune. Dans sa solution, encore très classique, il distingue une partie naturelle et une partie positive dans la révélation divine, ce qui lui permet en même temps de souligner davantage la continuité entre les trois phases. La partie naturelle, qui est la plus importante, ne peut changer parce qu’elle contient les préceptes de la loi naturelle, laquelle est immuable ; la partie positive peut bien changer parce qu’elle n’a pour but que de préparer la venue du Messie. Pour lui, cette affirmation est mise en évidence à l’aide de l’exemple des lois et des cérémonies prescrites au peuple juif, issues d’une divine inspiration mais transitoires et qui sont abolies avec l’arrivée de Jésus-Christ[44]. Une telle interprétation du caractère progressif et évolutif de la révélation divine est aussi présente chez Boulenger[45] et dans les documents conciliaires de Vatican II, quoiqu’ils n’aient pas assimilé le diptyque thomiste composé par la division entre une partie naturelle et une partie positive de la révélation. Les Pères du Concile voient les développements et les changements dans la révélation divine, qui s’appliquent surtout pour le peuple juif mais pas uniquement pour lui, comme le résultat d’une véritable pédagogie divine qui s’adapte à la faiblesse humaine. Ainsi la révélation primitive et la révélation mosaïque sont considérées comme des préparations à l’Évangile qui méritent néanmoins vénération[46].

III. Anti-relativisme

La question qui se pose maintenant est de savoir si le fait que Dieu soit à la base de toutes les religions, qu’il se révèle à tous les hommes, qu’il veut le salut pour tous et qu’on peut reconnaître une certaine particularité à la Révélation divine, signifie que toutes les religions sont équivalentes. La réponse des deux apologistes ne laisse aucun doute. Robert et Boulenger réagissent fortement contre toute forme de relativisme ou d’indifférentisme religieux. Le mot clé est que la vérité est une et indivisible[47]. Or, dans les religions du monde, on constate des contradictions dans le dogme et la morale[48]. De cette épistémologie anti-relativiste résulte chez les deux auteurs l’affirmation logique et cohérente qu’une seule religion est « vraie » parce qu’elle possède la plénitude de la vérité et que, par contre, toutes les autres religions sont « fausses » parce qu’elles ne la possèdent pas[49].

Cette expression d’apparence froide et dure est vraisemblablement le facteur le plus important qui a contribué chez tant d’auteurs contemporains à croire que l’Église catholique a adopté pendant longtemps une position exclusiviste par rapport aux autres religions. D’après nous, cette vision étriquée de la conception interreligieuse de l’Église catholique s’explique par le fait que beaucoup de ces auteurs contemporains n’ont pas tenu suffisamment compte du contexte littéraire des principes énoncés en termes de « fausses » et de « vraies » religions. Si on relie ces expressions au texte qui les supporte, il devient clair que les apologistes n’affirment aucun genre d’exclusivisme dans le sens défini plus haut. Robert et Boulenger soulignent explicitement (par des remarques préliminaires ou finales) que l’affirmation qu’une religion est fausse, ne veut pas du tout dire que tout y est faux. Il peut y avoir sans aucun doute « du bon » dans une « fausse » religion. On ne peut pas perdre de vue qu’ils cherchent la religion que Dieu a révélée aux hommes. Or, si Dieu, comme nous l’avons déjà établi, est la vérité absolue et si la vérité est une, il faut que dans la religion véritable ou la religion de Dieu « tout soit bon ». Robert spécifie ce qu’il veut dire exactement avec cette phrase : pour mériter l’épithète « vraie religion », celle-ci doit « faire sien tout ce que contiennent de beau et de bon les autres cultes, rassembler dans une synthèse incomparable tous les traits épars de la beauté morale, toutes les grandes lignes des dogmes imprescriptibles qui se trouvent un peu dans les différentes religions mélangées de beaucoup d’erreurs, réunir tout cela, l’harmoniser, le fondre ensemble avec un cachet définitif, de façon à éclairer pleinement l’intelligence de l’homme et à satisfaire entièrement son coeur[50] ». Il faut donc supposer certains éléments de la Vérité dans les diverses religions « fausses ». Et Boulenger argumente dans le même sens, quand il remarque qu’il n’y a pas d’opposition totale entre la vraie religion et les fausses religions, ni que tout est condamnable dans les fausses religions[51].

Dans le cas de Robert et Boulenger, on peut encore tirer de leur enseignement sur la création et l’économie du salut déjà mentionné ci-haut, deux autres raisons pour lesquelles on peut supposer du bien dans toutes les religions. Tout d’abord parce qu’ils sont convaincus que les religions ont la même origine : le désir et le besoin naturel de formuler des réponses à toutes les questions existentielles[52]. Si les désirs et les besoins naturels par rapport à la religion sont les mêmes partout, il est donc tout à fait « naturel » que les diverses solutions données aux problèmes religieux offrent non seulement des divergences mais aussi des similitudes. Le même principe est admis par le Concile Vatican II quand il rappelle, dans le préambule de Nostra Aetate, les mêmes questions vitales que tous les hommes se posent et dont ils attendent une réponse des diverses religions[53]. Finissons notre tableau avec un dernier argument : lorsque les apologistes admettent, comme nous l’avons déjà établi, que toute l’humanité, suivant la volonté salvifique de Dieu, a reçu dès le début la révélation primitive, qui, avec les siècles, s’est retrouvée entachée de beaucoup d’erreurs à cause du péché de l’homme, il ne faut donc pas être surpris de rencontrer des ressemblances entre les diverses religions[54]. Entre autres, le Décret sur l’activité missionnaire de l’Église, Ad gentes, permet de déduire un principe de base identique. Ici, l’oeuvre missionnaire est vue comme rien d’autre que l’achèvement du dessein du salut de Dieu, où tout ce qui se trouvait déjà de vérité et de bon chez les nations et religions du monde, par une secrète présence de Dieu, est purifié et élevé vers la perfection eschatologique[55].

IV. Christocentrisme

La constatation purement théologique et abstraite qu’on doit supposer des similitudes entre les religions n’empêche pas Robert et Boulenger d’insister sur le fait que le christianisme, et plus exactement la religion catholique, est la seule vraie religion voulue par Dieu et qu’elle est nettement supérieure aux autres religions et les transcende. Il n’y a pas lieu de résumer ici les exposés très étendus par lesquels Robert et Boulenger essaient de démontrer la « vérité » de cet autre principe théologique en faisant appel aux critères intra-religieux. Ce qui nous intéresse en revanche, c’est leur comparaison rapide et succincte du christianisme aux autres grandes religions afin de démontrer la supériorité du christianisme. Il est très révélateur pour notre hypothèse que les deux apologistes, quoiqu’ils veulent seulement, par leur approche, appliquer des critères négatifs, soient néanmoins attentifs à plusieurs aspects positifs des autres religions. Le signe majeur de cette attitude tient au fait que ces auteurs ne font pas que passer les religions en revue, d’un point de vue dichotomique, mais qu’ils tentent des comparaisons entre les avantages et les désavantages qui se retrouvent dans ces autres religions. De ces comparaisons résultent des jugements qui varient de plutôt négatifs jusqu’à globalement négatifs pour les religions non chrétiennes. Quelques exemples suffiront à démontrer cela.

Le paganisme. Robert et Boulenger estiment que le paganisme, ou les religions primitives[56], sont au plus bas de l’échelle. Au point de vue dogmatique, le paganisme n’a, pour ainsi dire, pas de valeur. Selon Boulenger, les mythologies, où on trouve consignée la doctrine du paganisme, sont d’abord un ensemble de fables plus ou moins ridicules. Ensuite, l’infériorité du paganisme se démontre par la multiplicité des dieux et l’imperfection de leur nature « où se mêlent la grandeur et la faiblesse, la vertu et le vice[57] ». Cette phrase montre que l’auteur, dans son appréciation négative, entrevoit pourtant des vérités partielles dans la doctrine du paganisme. Robert est moins nuancé. Il prétend que, dans le paganisme, on ne trouve, en effet, « aucune théologie, aucune doctrine précise, aucun enseignement doctrinal, aucune autorité chargée de maintenir la foi. Rien de plus incohérent et de plus contradictoire que l’idée de la divinité pour les païens. Même en son plein épanouissement, la religion polythéiste était un amas d’absurdités, où la poésie et l’art pouvaient puiser des thèmes intéressants, mais qui étaient dépourvus de toute valeur vraiment religieuse[58] ». N’ayant pas beaucoup de valeurs au point de vue de la doctrine, le paganisme ne vaut également pas grand-chose au point de vue moral : le paganisme manque de morale précise, exigeante, accentuée et immuable, contrairement à la morale chrétienne[59].

Peut-on conclure de ces éléments inférieurs que cette religion est absolument fausse et mauvaise ? Rien n’est moins vrai. Pour Boulenger, le paganisme avait au moins l’avantage d’entretenir chez les hommes « le sentiment religieux », de lui faire « lever les yeux vers le ciel », de lui faire « penser à sa destinée future ». En plus, les païens qui vivaient en rapport constant avec les puissances cachées, pouvaient trouver là des moyens efficaces pour lutter contre les mauvaises tendances de l’homme[60]. Pour Robert, le paganisme n’était pas une religion vaine et dépourvue de valeur. Étant à la fois une théurgie et une magie, il avait une grande influence sur l’imagination de l’homme, et, à cause de cela, il correspondait à ce « besoin irrésistible, besoin de la croyance à l’invisible, besoin de relation avec ce qui dépasse l’horizon borné de cette terre[61] ». Bien que le paganisme, vu comme religion primitive, soit traité de façon beaucoup moins élaborée dans Nostra Aetate, on retrouve ici la même disposition. Plus précisément, les Pères du Concile expliquent que « depuis les temps les plus reculés jusqu’à aujourd’hui », on peut trouver dans les différents peuples « une certaine sensibilité à cette force cachée qui se présente au cours des choses et aux événements de la vie humaine, parfois même une reconnaissance de la Divinité suprême » qui pénètrent leur vie d’un profond sens religieux[62]. Ici, et aussi dans les cas suivants où nous prendrons le document Nostra Aetate comme point de départ des comparaisons, il faut dire avec insistance, sous peine de ne rien comprendre du vrai sens de la théologie interreligieuse de Nostra Aetate, que ce document conciliaire a un tout autre but que celui les apologistes. Plutôt que de présenter un traité apologétique ou polémique, c’est le point de vue des relations pratiques entre les religions du monde qui occupe l’avant-plan dans Nostra Aetate[63]. Voilà précisément pourquoi on retrouve surtout dans ce texte les éléments qui unissent les religions[64]. Que l’on ne s’y méprenne pas cependant : cela ne veut pas dire que les Pères du Concile ont occulté toutes les différences entre le christianisme et les autres religions.

Le bouddhisme. Le traitement du bouddhisme par Boulenger offre des analogies non moins perceptibles avec l’exposé parallèle de Robert. Tous deux essayent surtout de démontrer la fausseté de certaines doctrines et des préceptes moraux du bouddhisme. Lorsqu’on fait abstraction de leur discours, ils reprochent d’abord au bouddhisme son athéisme ou son agnosticisme[65]. Pour Bouddha, l’existence de l’être suprême reste une question oiseuse et insoluble, quoiqu’en pratique ses partisans soient polythéistes et idolâtres[66]. Bien plus, la première vérité fondamentale de la doctrine bouddhiste (toute l’existence est marquée par la douleur) a donné naissance à un pessimisme trop vécu. En plus, le bouddhisme, avec ses doctrines de la transmigration par métempsychose et du Nirvâna comme une sorte de béatitude passive et négative, a pour « conséquence fâcheuse » non seulement l’anéantissement de l’individu et de l’âme, mais aussi de placer l’idéal de la vie monastique dans la contemplation pure et la mendicité sans travail, ce qui résulte en une passivité sociale et une charité sans amour. En outre, le bouddhisme encourt le grave reproche d’exclure les laïques du bonheur éternel en réservant la possibilité de la délivrance aux moines. Enfin, la morale bouddhiste, parce qu’elle est proposée presque seulement aux moines, ne défendait aux laïques ni la polygamie, ni le divorce, « ni aucun péché de la chair autre que l’adultère au sens restreint de la société païenne[67] ».

D’autre part, Robert et Boulenger n’hésitent pas à reconnaître des aspects positifs dans le bouddhisme. Selon Boulenger, en inspirant aux hommes une grande crainte des châtiments futurs, la morale bouddhiste a pu atteindre de sérieux résultats[68]. Robert et Boulenger voient une certaine ressemblance entre le christianisme et la doctrine bouddhiste, déjà mentionnée ci-haut, qui dit que l’existence est douloureuse (même mauvaise) à cause de l’avidité et des passions de l’homme. Ainsi le chemin qui mène à la suppression de la douleur (quatrième vérité fondamentale du bouddhisme), tel que compris dans la morale bouddhiste pratiquée par les moines et fondée sur la pratique du renoncement aux biens de la terre, comporte selon les auteurs une série d’exercices et de règles excellents contre les passions humaines assez semblables à ceux qui sont en usage dans les ordres religieux chrétiens. Les auteurs entrent même dans les détails : entre autres la confession des péchés, la chasteté, la méditation, l’apostolat, la pauvreté, sont des prescriptions strictes pour les moines qui mènent à une vie fort austère et souvent vertueuse[69]. Dans Nostra Aetate, on repère, quoique d’une manière moins détaillée, une même tendance positive quand on estime que le bouddhisme, selon ses formes variées, reconnaît « l’insuffisance radicale de ce monde changeant » et qu’il enseigne « une voie par laquelle les hommes, avec un coeur dévot et confiant, pourront soit acquérir l’état de libération parfaite, soit atteindre l’illumination suprême par leurs propres efforts ou par un secours venu d’en haut[70] ».

L’islam. Cette religion présente, pour Boulenger et Robert, « le plus singulier mélange de vérité et d’erreur », quoiqu’ils la rangent déjà un peu plus haut que le bouddhisme en tant que religion monothéiste. Néanmoins, l’islam est, sur plusieurs plans, inférieur au christianisme. L’islam rejette la Trinité et l’Incarnation, et considère les chrétiens comme polythéistes[71]. Même si les docteurs musulmans dénient que leur religion soit fataliste, elle en a au moins toutes les apparences et elle finit sans aucun doute par l’être en pratique[72]. Elle enseigne une vie future matérielle et promet au-delà de la tombe des jouissances sensuelles dans le paradis[73]. Elle laisse la bride aux passions sexuelles, à l’orgueil et à l’égoïsme en permettant la polygamie et le concubinage à volonté[74]. Elle prêche « l’union dans la même main de la puissance civile et de la puissance religieuse[75] ». Elle est une religion violente parce qu’elle prescrit la guerre sainte contre tous ceux qui ne croient pas en Dieu ni en son prophète, « jusqu’à ce qu’ils paient le tribut et qu’ils soient humiliés[76] ». Elle est particulariste parce que la solidarité ne concerne que les musulmans entre eux[77]. La vie après la mort reste matérielle et sensuelle. Enfin, elle n’est pas originale, mais un simple amalgame du judaïsme et du christianisme[78].

Néanmoins, pour Robert et Boulenger, l’islam se distingue par certaines grandes valeurs. Ses dogmes fondamentaux, comme l’unicité de Dieu, la vie après la mort, un jugement général, sont des vérités incontestables et les deux apologistes attirent aussi l’attention sur le principe de l’exclusion de l’idolâtrie[79]. Aussi mentionnent-ils la reconnaissance de la mission divine de Jésus rangé parmi les prophètes[80]. Les deux auteurs se plaisent aussi à relever l’attachement des musulmans à la morale et au culte tel qu’il est exprimé dans les « cinq piliers » de l’islam (la foi en Dieu, la prière cinq fois par jour, le jeûne, l’aumône, le pèlerinage à La Mecque). Ces piliers offrent en effet des ressemblances avec le christianisme[81]. Pour Boulenger, surtout les prières et le jeûne du Ramadan sont des « pratiques excellentes[82] ». Il n’est pas difficile de trouver des ressemblances avec les passages sur l’islam dans Nostra Aetate. Dans le troisième article de ce document, les Pères du Concile défendent encore avec plus d’arguments que :

[…] l’Église regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme s’est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volontiers. Bien qu’ils ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, ils le vénèrent comme prophète […] ils attendent le jour du jugement où Dieu rétribuera tous les hommes ressuscités. Aussi ont-ils en estime la vie morale et rendent-ils un culte à Dieu, surtout par la prière, l’aumône et le jeune[83].

Le judaïsme. Le traitement le plus court, mais en même temps le plus positif, est réservé au judaïsme. Pour le judaïsme comme pour la religion mosaïque, les auteurs ne retiennent que de « bonnes » choses : cette « belle religion[84] » est vraiment révélée par Dieu, préface de l’Évangile et préparation à la religion définitive qu’est le christianisme[85]. Il suffit de reprendre ici leur vision sur les étapes historiques de la révélation chrétienne, élaborée plus haut, où la seconde phase comprend toutes les communications faites par Dieu aux hommes en général et au peuple hébreu en particulier par l’intermédiaire de Moïse et des prophètes après lui. Dans la déclaration conciliaire Nostra Aetate nous percevons un même écho :

L’Église du Christ, en effet, reconnaît que les prémices de sa foi et de son élection se trouvent, selon le mystère divin du salut, dans les Patriarches, Moïse et les prophètes. Elle confesse que tous les fidèles du Christ, fils d’Abraham selon la foi, sont inclus dans la vocation de ce patriarche et que le salut de l’Église est mystérieusement préfiguré dans la sortie du peuple élu hors de la terre de servitude. C’est pourquoi l’Église ne peut oublier qu’elle a reçu la révélation de l’Ancien Testament par ce peuple avec lequel Dieu, dans sa miséricorde indicible, a daigné conclure l’antique Alliance, et qu’elle se nourrit de la racine de l’olivier franc sur lequel ont été greffés les rameaux de l’olivier sauvage que sont les gentils […]. L’Église a toujours devant les yeux les paroles de l’apôtre Paul sur ceux de sa race à qui appartiennent l’adoption filiale, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les promesses et les patriarches, et de qui est né, selon la chair, le Christ […] les apôtres […] sont nés du peuple juif [86].

Boulenger et Robert réservent leurs critiques au judaïsme actuel (c’est-à-dire depuis la mort de Jésus-Christ), qui est dans l’erreur lorsqu’il n’admet pas son caractère préparatoire et ne reconnaît pas Jésus-Christ comme le Messie attendu[87]. Le même principe apparaît dans Nostra Aetate[88].

De l’analyse que nous venons de faire du traitement des principales religions non chrétiennes chez Robert et Boulenger, il ressort trois choses. La première, c’est que toutes les religions non chrétiennes, quoique imparfaites et comportant beaucoup d’erreurs, possèdent vraiment « du bon » ou des vérités incontestables. La seconde c’est que, plus concrètement, elles sont vraies dans tous les points où elles sont en accord avec la religion chrétienne (plus concrètement l’Église catholique), mais elles sont dans l’erreur sur tous les points où elles sont en désaccord avec la vraie religion. L’élément constitutif ou la norme de cette Vérité est la personne et le message de Jésus-Christ, c’est-à-dire la doctrine et la morale telles qu’on les trouve dans la sainte Écriture et la tradition orale. La troisième c’est que toutes les religions n’ont pas la même importance. Entre le paganisme, qui se trouve en dernière position sur l’échelle des valeurs, et le christianisme, qui se trouve en première position, s’échelonnent d’abord le judaïsme en deuxième position, après lui l’islam, et comme avant-dernier le bouddhisme.

Nous voici en présence des trois fondements théologiques du dialogue interreligieux qui inspirent les documents du Concile. Premièrement, le Concile reconnaît dans Nostra Aetate tout ce qu’il y a de vrai et de bien chez les non-chrétiens. Un passage en particulier est très connu : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la Vérité qui illumine tous les hommes ». En second lieu, la normativité de Jésus-Christ est aussi sauvegardée quand le texte ajoute immédiatement que l’Église catholique annonce que le Christ est la voie, la vérité et la vie en qui les hommes trouvent la plénitude de la vie religieuse[89]. Finalement, l’idée de l’ordonnance des religions est aussi reproduite dans les textes de Vatican II, d’abord dans la Constitution dogmatique Lumen Gentium. Ici, l’opinion défendue est que ceux qui n’ont pas encore reçu le message évangélique, qu’ils en soient conscients ou non, sont ordonnés au « Peuple de Dieu » mais en diverses catégories. Le dessein de salut englobe d’abord les juifs ou « le peuple qui reçut les alliances et les promesses et dont le Christ est né selon la chair ». Le cercle du salut s’élargit ensuite, d’abord vers ceux qui reconnaissent le Créateur, et parmi eux, en premier lieu, les musulmans, et finalement vers la foule de ceux qui cherchent ailleurs à découvrir le vrai Dieu, comme dans le paganisme ou les religions primitives[90]. Le Concile ne cite pas explicitement le bouddhisme dans ce contexte, mais il est certain que cette religion, dans ses diverses formes, doit être rangée parmi les deux dernières catégories[91].

V. Ecclésiocentrisme

Au christocentrisme sur le plan de la vérité et du salut correspond un ecclésiocentrisme. Nos deux apologistes affirment, en s’appuyant surtout sur la sainte Écriture et sur la raison, que l’Église est nécessaire au salut (« hors de l’Église pas de salut »). Les textes scripturaires qu’ils utilisent pour élaborer cette thèse sont classiques. Boulenger fait seulement appel à la finale de Mc 16,15-16 : « Allez par tout le monde et prêchez l’Évangile à toute créature. Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé ; celui qui ne croira pas sera condamné[92] ». Quant à Robert, lui aussi se base sur Mc 16,16 et ajoute encore plusieurs passages scripturaires classiques qui ont une signification semblable, comme par exemple Lc 10,6 : « Qui vous écoute m’écoute et qui vous méprise me méprise[93] ». La conséquence minimale de ces assertions, c’est l’obligation d’adhérer à l’Église, puisque le Christ condamne ceux qui s’y refusent. Dans l’avis des auteurs, la nécessité d’appartenir à l’Église découle aussi de la raison. Boulenger argumente que si Jésus-Christ est la vérité et si l’Église a le dépôt de la doctrine de Christ, alors l’Église s’impose comme une nécessité, « car toute vérité est, de sa nature, exclusive[94] ». Quoique le langage de Robert soit légèrement différent et quoiqu’en comparaison avec Boulenger, il donne beaucoup plus d’arguments de raison[95], la signification est tout à fait identique : « Pourquoi avoir fondé une Église, l’avoir présentée aux hommes comme l’unique moyen de salut, s’il [Jésus-Christ] les [les hommes] voit d’un oeil indifférent prendre ou ne prendre le chemin qu’il leur a tracé[96] ? ». Les mêmes principes sur la nécessité de l’Église pour le salut sont également défendus en termes généraux dans les textes officiels du Concile Vatican II. Qu’il suffise d’alléguer un extrait de Lumen Gentium pour en faire la preuve :

Seul, en effet, le Christ est Médiateur et voie de salut : or, il nous devient présent en son Corps qui est l’Église ; et en nous enseignant expressément la nécessité de la foi et du baptême (cf. Marc, 16,16 ; Jean, 3,5), c’est la nécessité de l’Église elle-même, dans laquelle les hommes entrent par la porte du baptême, qu’il nous a confirmée en même temps. C’est pourquoi ceux qui refuseraient soit d’entrer dans l’Église catholique, soit d’y persévérer, alors qu’ils la sauraient fondée de Dieu par Jésus-Christ comme nécessaire, ceux-là ne pourraient pas être sauvés[97].

Voilà un ensemble de déclarations parallèles sévères et intransigeantes qui donnent, pour ainsi dire, presque automatiquement naissance à la conviction que la théologie interreligieuse des deux apologistes et de l’Église catholique avant et même au temps de Vatican II était entièrement exclusiviste au point de vue du salut[98]. Cette conviction serait, d’après nous, juste, si le contexte littéraire ne donnait pas un tout autre sens aux différents passages qu’on peut résumer par le vieil adage « extra ecclesiam nulla salus ». Commençons par les apologistes afin d’estimer cette expression à sa juste mesure. Dans leurs manuels, ils traitent directement le problème de l’explication exacte de cet aphorisme en essayant de toutes leurs forces d’en modérer la sévérité. Parce qu’ils se basent pratiquement sur de pareilles prémisses et parce que leurs solutions sont comparables, même si leur manière de présenter ces solutions varie légèrement, on peut les traiter ensemble.

Ils font trois distinctions[99], d’abord entre l’âme de l’Église et le corps de l’Église. Le corps de l’Église, c’est la société visible des fidèles professant la même foi et communiant aux mêmes sacrements. L’âme de l’Église, c’est la grâce sanctifiante. En reprenant cette distinction entre l’âme et le corps de l’Église, ils font aussi une distinction entre nécessité de moyen et nécessité de précepte. Or, disent-ils, l’appartenance à l’âme de l’Église est de l’ordre de la nécessité de moyen et ne souffre pas d’exception. L’appartenance à son corps est une nécessité de précepte : il peut y avoir des exceptions. La troisième distinction qu’ils offrent au lecteur concerne la différence entre l’appartenance réelle ou visible à l’Église et l’appartenance de désir, invisible, de coeur, implicite à l’Église. Et qui appartient à l’Église d’une façon implicite ou de désir ? Tous ces hommes de bonne volonté qui, sans l’avoir formulé par des paroles ou même en être conscients, désirent conformer leur volonté à la volonté de Dieu, lequel désir est inhérent à l’acte de la charité. De l’avis des auteurs, loin de s’exclure l’une l’autre, ces trois distinctions se complètent. Ils résument en affirmant que le Seigneur veut que les hommes, pour être sauvés, appartiennent au moins implicitement au corps de l’Église. En d’autres mots : au point de vue du salut, l’appartenance à l’âme de l’Église est une nécessité absolue quoique l’appartenance au corps de l’Église n’est, dans un certain sens, que nécessité de moyen. Pour ceux qui, par une ignorance invincible et involontaire, ne connaissent pas l’Église, l’appartenance à l’Église n’est qu’une nécessité de précepte. La conclusion s’impose donc : Robert et Boulenger affirment que l’Église n’exclut pas de la vie éternelle tout homme qui, involontairement, n’accède pas matériellement à l’Église catholique[100]. Les auteurs admettent qu’il semble y avoir contradiction, mais ils sont convaincus qu’en réalité il n’y en a pas. C’est le seul moyen de réconcilier la bonté de Dieu qui veut que tout le monde soit sauvé et l’unicité et la particularité de Jésus-Christ et de son Église comme uniques médiateurs de salut.

Est-ce qu’on peut retrouver la même idée dans les textes conciliaires ? Par respect pour l’objectivité, on doit d’abord remarquer que le langage des Pères du Concile est un peu différent. On ne peut pas perdre de vue, comme G. Philips l’a déjà constaté, que le Magistère n’a jamais séparé le corps de l’âme de l’Église[101]. D’autre part, entre les interprétations de l’économie du salut des deux auteurs et l’enseignement de Vatican II, la concordance est frappante. Même si le Concile ne fait aucune allusion explicite aux distinctions entre nécessité de moyen et nécessité de précepte dans ce contexte, la signification de ces termini technici est claire[102]. Pour donner une base plus solide à notre argumentation, il suffit de rappeler une phrase célèbre de Lumen Gentium : « La divine Providence ne refuse pas les secours nécessaires au salut à ceux qui ne sont pas encore parvenus, sans qu’il y ait de leur faute, jusqu’à la connaissance claire de Dieu et s’efforcent, avec l’aide de la grâce divine, de mener une vie droite[103] ».

La vue d’ensemble prouve non seulement combien le problème du salut est complexe mais prouve aussi que l’attitude des apologistes et du Concile Vatican II est nettement inclusiviste. L’idée maîtresse qui se dégage des textes cités est que la vérité ne correspond pas toujours avec le salut. Pour être sauvé, il n’est pas absolument nécessaire d’appartenir au corps visible de l’Église. Le dessein de salut s’élargit vers tous les hommes de bonne foi qui vivent au-delà des frontières visibles de l’Église, incluant les justes dans les religions non chrétiennes. Bien entendu, on ne peut pas passer sous silence que, dans l’ensemble des écrits des deux apologistes, comme dans les textes conciliaires de Vatican II, les solutions théologiques inclusivistes proposées sur la difficile phrase « hors de l’Église pas de salut », constituent plutôt une doctrine « marginale » et « mystérieuse[104] » qui, en aucun cas, n’est en mesure d’éteindre l’élan missionnaire[105]. Au contraire, il est raisonnable et même obligatoire de proclamer le christianisme : si certains de ceux qui n’adhèrent pas à l’Église participent et participeront à la vie éternelle, c’est toujours grâce au Christ, l’unique et seul médiateur du salut.

Conclusion

De ce que nous venons de passer en revue, il est permis de tirer les conclusions suivantes qui confirment nos thèses de départ. D’abord, l’attitude des apologistes n’est pas exclusiviste mais bien inclusiviste à l’égard des religions non chrétiennes. La thèse se résume comme suit : il y a de la vérité dans les autres religions et le salut s’élargit, sous quelques conditions, en dehors de l’Église catholique vers l’horizon des membres des autres religions. Et la norme pour la vérité et l’offre du salut est Jésus-Christ. Cette première thèse confirme la deuxième : les principes sur la relation entre l’Église catholique et les autres religions trouvés chez les apologistes ne sont aucunement en contradiction avec les principes promulgués dans les textes conciliaires de Vatican II. Et cela indique qu’en ce qui concerne le Québec, le paradigme interreligieux enseigné à Vatican II n’a marqué aucune rupture radicale avec le passé du point de vue de ses éléments constitutifs au niveau du salut et de la vérité.

Mais qu’on ne s’y méprenne pas. Nous n’avons nullement prétendu que la théologie traditionnelle de l’Église catholique sur cette thématique n’a pu être considérée d’un point de vue assez restreint dans certains temps et par certains auteurs. Il faut aussi encore souligner que nous n’avons pas voulu dire qu’il s’agit de simple concordisme entre les textes des manuels et ceux du Concile, ni que les apologistes étaient probablement déjà dans la même mentalité d’esprit que les théologiens de Vatican II. Ce n’est pas parce que certains extraits de textes concordent que, tout compte fait, le discours des manuels d’apologétiques et le texte de Vatican II sont des réalités équivalentes. Il y a quand même des différences. Le but du Concile n’était ni l’élaboration d’un système philosophique, apologétique ou polémique. Mais mis à part cela, on doit aussi prendre en compte des nouveautés dans le programme des textes conciliaires qui se caractérisent par un certain recadrage de l’enseignement traditionnel, entre autres par certains silences sur des aspects traditionnels ou par le développement d’autres aspects, et par des ajouts de nouveaux éléments. Parmi les nouveautés, il y a l’accent sur l’élaboration des relations pratiques par le dialogue, le travail commun, la compréhension mutuelle, perspectives qui ne sont pas celles des manuels apologétiques ici considérés. Autrement dit : à et depuis Vatican II, un nouveau climat théologique est né ; au lieu d’insister sur les différences qui séparent le christianisme et les autres religions, le Concile permet d’entrevoir plutôt les liens communs entre les religions, sans oublier — ce qui n’est pas sans importance — de redire avec insistance que seul Jésus-Christ est la voie, la vérité et la vie, en qui les hommes peuvent trouver la plénitude de la vie religieuse[106]. Et cette évolution se lit non seulement dans les textes conciliaires, où on insiste plutôt sur les convergences, mais aussi dans les manuels scolaires plus récents utilisés dans l’enseignement de la religion, où on a opté pour une conception analogue. Mais pour prouver « la vérité » de cette dernière hypothèse, qui est basée sur des données de recherche partielles, d’autres investigations complétant cette première étude — qui n’avait pour seul but que de déblayer le terrain — sont d’une nécessité de moyen et d’une nécessité de précepte.