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Avec Ethics in Context : The Art of Dealing with Serious Questions, Gernot Böhme continue une réflexion déjà commencée dans son livre précédent Einführung in die Philosophie. Weltweisheit, Lebensform, Wissenschaft. Pour Böhme l’éthique n’apporte pas une meilleure connaissance du monde ou davantage d’information. L’éthique est là pour guider ceux qui désirent changer. Ainsi l’éthique ne relève pas tant de la philosophie entendue comme science que d’un mode de vie et d’une sagesse du monde. D’une part, l’éthique se préoccupe de la formation de l’humanité dans l’être humain. L’éthique en ce sens concerne peu de gens dans la mesure où peu sont intéressés à poursuivre une vie philosophique. Et d’autre part, elle se préoccupe des arguments dans le processus d’une formation d’opinion sur des questions morales afin d’établir des normes sociales. Nous sommes tous concernés par cette forme d’éthique.

Une question sérieuse pour la personne et la société est une question qui décide de la façon dont une personne et la société se perçoivent. Une question éthique devient une question qui questionne notre devenir. Que désirons-nous devenir en tant que personne et société ? Qu’est-ce que c’est qu’être humain ? C’est là une question d’anthropologie philosophique, qui concerne notre compréhension de soi, en faisant ressortir la manière dont nous nous percevons.

Se comporter d’une manière éthique, ce n’est pas agir selon ce que l’on attend de nous, conformément à l’usage et à la coutume. Au contraire, l’éthique surgit à partir d’une déviation de la coutume en proposant des nouvelles pratiques qui mettent au défi les anciennes. Mais encore faut-il reconnaître dans quel contexte historique nous vivons.

Dans le second chapitre, Böhme fait une analyse du contexte dans lequel s’insèrent la vie éthique et l’argumentation morale, en s’inspirant de Max Weber et son concept de rationalisation ainsi que de Norbert Elias et son concept de processus de civilisation. Puisque ce livre se préoccupe d’une éthique au sein d’une civilisation technique, la question du sens de l’être humain doit être élaborée à partir de l’horizon de la civilisation technique et la question des mécanismes de régulation qui doivent être justifiés moralement par un discours éthique est orientée par ce même horizon. Dans ce contexte, une éthique ne s’adresse pas à la personne humaine en général, mais à une personne située à l’intérieur de la civilisation technique, de sorte que cette personne apporte avec elle une forme spécifique d’organisation, un degré élevé de contrôle de soi et une grande capacité de travail, une séparation du corps et de l’âme ou, plus précisément, du cerveau et de la conscience. La vie sociale prend la forme d’un paquet de sous-systèmes d’action instrumentale qui ne font pas appel à la totalité de la personne, mais qui n’intègrent la personne que partiellement, c’est-à‑dire fonctionnellement, de sorte que la formation d’une identité personnelle devient impossible ou superflue. Ce contexte fait de cette éthique, une éthique après Auschwitz. La question devient celle-ci : comment puis-je me développer pour survivre éthiquement dans un monde dans lequel Auschwitz est possible ? Et, comment doit-on argumenter éthiquement dans un pays dans lequel Auschwitz a existé ? À la suite de la réflexion de Hannah Arendt sur le procès d’Eichmann à Jérusalem, qui est devenu le titre de son livre, Böhme pose la question de savoir quelles sont les aptitudes qu’une personne doit acquérir pour ne pas agir comme Eichmann ?

Dans une autre section du même chapitre, Böhme retrace l’arrière-fond d’une connaissance morale fondamentale qui est transmise implicitement et qui forme l’horizon à l’intérieur duquel les orientations morales prennent place. Il s’agit ici des idées morales de base que sont les tabous que l’on retrouve dans les sociétés primitives. Dans la société gréco-romaine, ces idées morales de base sont la bravoure, la justice, la magnanimité jumelées au respect, à la citoyenneté et à la communauté. Dans la société judéo-chrétienne, Böhme mentionne la charité, le pardon et la famille. Et dans la société moderne, il s’agit surtout de l’autodétermination comme liberté et autonomie. De plus, il y a les valeurs attachées à l’individu comme la propriété privée et le travail, la tolérance et la rationalité sans compter les Droits humains comme les Droits fondamentaux que nous pouvons décliner comme étant le droit de participation et le principe d’égalité de chaque individu, ce qui donne la démocratie. À cela, il faut ajouter, la dignité humaine, le droit à la liberté (de la religion, d’occupation, de mouvement, d’expression, d’association, etc.).

Si bien que toutes les modifications de ces droits comme de ces idées morales de base ressortissent à l’éthique, car elles requièrent une redéfinition de notre conception de nous-même. En ce sens, lorsque nous touchons ces lieux névralgiques, nous touchons une dimension qui nous affecte. C’est suffisant pour qu’elles deviennent des questions sérieuses.

Après avoir délimité l’horizon à l’intérieur duquel l’existence morale doit être définie et l’argumentation morale conduite, Böhme, dans le troisième chapitre, se penche sur ce qui constitue la vie morale, sur ces questions qui décident du devenir de l’être humain. En raison de notre civilisation technique, la moralité est superflue dans les situations de vie ordinaire. Les comportements quotidiens sont suffisamment régulés par l’usage et les actions sont organisées de manière instrumentale selon les buts du système. Ce qui reste est enlevé aux individus par les experts. Même notre société qui est façonnée par des principes libéraux n’appelle pas les individus à l’engagement. Ceux-ci s’en remettent au jeu des intérêts des groupes qui, sans doute, favorise le bien commun. Bref, la moralité n’est pas nécessaire. Sauf qu’il y a des questions éthiques. Pour Böhme, cela signifie que l’éthique commence avec le scepticisme. L’éthique doit se percevoir comme un élan hors de ce qui existe déjà, comme un nouveau départ pour devenir meilleur — reprenant ainsi l’idée d’arêtê des Grecs. Il s’agit de marquer une différence, de s’écarter de ce qui arrive simplement. Bref, l’éthique est un acte de résistance face au comportement habituel. C’est même plus : un acte de transgression. C’est la capacité de dire non. Et c’est seulement en intégrant cette négativité que se forme le soi. Le sujet devient alors l’auteur de ses actions. C’est l’habilité d’agir authentiquement, volontairement et spontanément, c’est-à‑dire l’habilité de fonder nos actions sur la réflexion.

Mais encore faut-il s’exposer aux exigences, ici et maintenant, de l’existence. Cependant, les conditions de la civilisation technique placent l’individu hors de ces exigences, de sorte qu’être affecté, être exposé à des expériences, ce n’est plus quelque chose qui arrive spontanément. Il faut s’y exercer. C’est consentir à construire une biographie, une histoire du soi, sa propre histoire. C’est reconnaître le caractère transitoire de notre existence, son caractère temporel. Que cela soit notre histoire personnelle ou notre histoire sociale, une question éthique devient une question qui décide et transforme notre histoire. C’est la raison pour laquelle une question éthique est une question sérieuse qui fait que l’éthique ne se tient pas dans la tour d’ivoire des discours méta-éthiques, ontologiques et analytiques. Une question éthique est une question qui remet en question l’individu et la société qui la posent. De sorte que s’exercer à l’éthique ne nous laisse pas indifférent.

Ce qui nous conduit au chapitre dernier, où l’on voit qu’une question sérieuse ou une question éthique est une question existentielle. Il en va de notre existence. Ce n’est donc pas une question qu’on peut régler d’une manière pragmatique ou technique. C’est la raison pour laquelle notre relation aux animaux et à l’environnement est devenue une question sérieuse, car elle affecte la conception que nous avons de nous-même. Il en va de même pour la médecine reproductive, la thérapie génétique, la transplantation d’organe, la mort et l’avortement. Il faut y ajouter notre relation aux immigrés qui pose à neuf la question du droit à la citoyenneté et du droit d’asile.

Dans ce livre, Böhme tente d’élucider l’usage de l’éthique en reconnaissant les limites qui entourent son concept. Il s’agit, en un mot, d’un livre capital, mais aussi d’un livre accessible sans être superficiel, bref un excellent livre d’introduction pour tous ceux qui s’intéressent à l’éthique, au devenir de l’humain et de la société.