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Dans cet article, nous réfléchissons sur la transmission comme défi central de la théologie pratique. Certaines controverses concernant la transmission y seront examinées, dans le but de dégager des pistes qui permettraient d’y réfléchir de façon féconde en théologie. Il nous paraît en effet que la question de la transmission est transversale : elle renvoie à des défis catéchétiques permanents pour la foi chrétienne et à des débats fondamentaux sur la culture, à laquelle appartient la dimension religieuse ; elle se répercute aussi dans la majeure partie des défis auxquels font face actuellement les divers champs de la théologie pratique, notamment la relève dans les communautés chrétiennes ou les groupes de chrétiens engagés socialement. Il ne s’agit toutefois pas de proposer des pistes d’intervention, mais plutôt de reprendre à nouveaux frais la question de la transmission, assez disqualifiée dans les milieux théologiques et pastoraux présentement, au nom des défis d’une « nouvelle évangélisation », d’une catéchèse de la proposition, ou de la vision de l’éducation de la foi comme accompagnement ou communication. Certes pertinents, ces discours, réflexions et pratiques gagneraient, nous semble-t‑il, à ne pas purement et simplement reléguer le concept de transmission à une logique de reproduction ou de relation enseignant-enseigné.

Une première section de cet article s’attachera à la clarification de deux enjeux fondamentaux concernant le concept de transmission. Premièrement, les rapports entre la tradition et la modernité seront discutés à la lumière des conceptions de la transmission. Nous proposons de mieux voir la complexité des rapports entre la tradition et la modernité, ce qui permet de réexaminer la transmission. Deuxièmement, nous examinons quelques effets de l’individualisation religieuse sous l’aspect critique de la désinstitutionnalisation de la religion en Occident. Critique mais aussi dynamique, dans la mesure où cette individualisation a un sens proprement chrétien : elle appartient à l’héritage occidental, elle est donc transmise.

Une seconde section précisera les conséquences de ces enjeux sur la théologie pratique, en trois temps : 1) les défis actuels de la transmission du christianisme ; 2) l’examen de l’importance accordée au xxe siècle à l’engagement des chrétiens dans « la sphère temporelle », comme source d’une dévaluation de certaines institutions de transmission ; 3) l’attention aux réseaux de transmission dans des recherches qualitatives, qui offre des pistes de recherche particulièrement prometteuses pour la théologie pratique.

I. Le concept de transmission, entre tradition et modernité

Cette section aborde diverses questions critiques en ce qui a trait à l’usage du concept de transmission. Certains auteurs optent pour l’évacuer, estimant qu’il a perdu sa pertinence en même temps que s’effondraient les cadres de la continuité dans la modernité avancée. À l’opposé, d’autres s’en prennent à la conception réductionniste de la culture, du savoir et de l’éducation qui se trouve en jeu, à l’horizon de cette évacuation.

1. La transmission, un concept controversé

Aborder le problème de l’éducation ou de l’initiation chrétienne en termes de transmission ne va pas de soi. On assiste souvent, dans la réflexion générale sur l’éducation, l’apprentissage et la catéchèse, à l’évacuation du concept de transmission. Quand il n’est pas dénié, on le remet en question, on le discute, il suscite certains malaises. Ou encore, on en fait usage sans trop le définir. Depuis une dizaine d’années, nos études anthropologiques sur les enjeux de formation professionnelle et des rapports de générations, nous ont amenée à constater qu’un déni de la transmission était fréquent[1]. On parlera plutôt de « construction des savoirs », de « proposition », de « négociation ». Ces questions supposent des débats philosophiques redoutables.

En effet, depuis les années 1970, plusieurs approches des questions d’apprentissage et de formation ont délibérément évité le terme de transmission, pour diverses raisons. L’une de celles-ci tient au changement supposé de paradigme dans l’étude des enjeux de transmission, alors que l’on passerait d’une société traditionnelle où dominent la continuité et la transmission unilatérale, à une société moderne où domineraient le changement et l’expérimentation. Selon cette distinction, les questions de transmission seraient habituellement envisagées sur l’horizon de cultures dites « traditionnelles », cultures de reproduction et de continuité. Les cultures ou habiletés à transmettre seraient relativement fixes, ou du moins perçues comme telles. Dans un tel contexte, les plus âgés adhèrent à une tradition religieuse, détiennent une expérience et un savoir-faire qui n’ont pas à être mis en cause, car la reproduction va de soi. Dans le champ de la foi religieuse, la transmission serait alors de type « dogmatique », mais surtout, elle s’opérerait par imprégnation et par imitation.

Des théories plus récentes mettent l’accent sur l’action et la représentation comme modèles pour comprendre la culture. On parle de la culture comme d’une construction constante réalisée par ceux qui y participent, ou de la culture comme représentation que l’on ne comprend que lorsqu’on y participe. La réflexivité du sujet — son aptitude à assumer, à rejeter et à créer consciemment les diverses dimensions de sa vie — serait première par rapport à un héritage, à un donné reçu. On oppose cette modernité rationnelle, créative et expérimentatrice, à la tradition. En tel contexte, la foi religieuse ne serait plus transmise sur un horizon de continuité, mais elle serait volontairement rejetée ou assumée, à divers moments de la vie.

Or, c’est là un schéma simpliste qui n’éclaire en rien les manières dont s’élabore une culture, notamment une culture religieuse, une culture du travail, une culture tout court. Les analyses fines de la religion ou de tout savoir transmis constatent bien sûr des ruptures et des créations, mais aussi des continuités et des adaptations. Pour éclairer ces rapports subtils, un travail rigoureux et approfondi sur la transmission du christianisme devrait notamment tenir compte de l’anthropologie des mondes contemporains.

2. Complexité des rapports entre tradition et modernité

L’intérêt particulier de l’anthropologie des mondes contemporains réside dans son enracinement dans des sociétés traditionnelles. Si bien que plusieurs analyses anthropologiques des mondes dits « contemporains », c’est-à‑dire occidentaux et modernes, reprennent notamment les concepts de tradition, de religion et de transmission. Ils contribuent à la critique de la réflexion sur la modernité, qui évacue parfois trop rapidement ces questions. Citons à ce sujet ces propos importants de l’anthropologue J. Pouillon :

Toute culture est traditionnelle […]. Mais alors à quoi rime la distinction entre les sociétés dites traditionnelles et celles dont on prétend ou qui prétendent qu’elles ne le sont pas parce qu’elles seraient historiques, changeantes et toujours à caractériser par leurs modernités successives ? En fait, elles ne sont pas moins traditionnelles les unes que les autres et même, selon A.M. Hocart (1927), la balance ne pencherait pas du côté des premières : aux enfants occidentaux les coutumes sont inculquées dès le plus jeune âge, si tôt qu’ils oublient ensuite cet apprentissage et finissent par croire que la raison ou l’ordre présent des choses dicte leurs conduites. Apprenant plus tard, les Mélanésiens dont parle Hocart intériorisent à un moindre degré leurs préceptes traditionnels ; aussi sont-ils parfois capables de prendre plus de libertés avec eux que nous avec les nôtres […]. Toutefois il serait vain de vouloir doser, pour chaque société, le poids des traditions […] les traditions étant la plupart du temps inconscientes ou du moins implicites, on constate celles de l’autre, on ignore les siennes et corrélativement, on est sensible chez soi au changement qu’on valorise, chez l’autre au conservatisme qui nous permet de l’identifier[2].

Et de manière apparentée, « si la culture est tout ce qui s’apprend en pouvant se communiquer il n’est rien de culturel qui ne fasse l’objet d’une transmission[3] ».

L’étude de la transmission exige donc de porter attention aux interactions entre la modernité et la tradition. Voyons un autre exemple de cela. Elbaz attire l’attention sur la confusion entre modernisme et modernité, le telos historiciste, la logique hégélienne ou néo-évolutionniste dont les sciences sociales demeurent tributaires. Il observe que nous distinguons des séquences, des constellations socioculturelles telles que tradition, modernité, postmodernité, sans insister sur les déplacements et les traces, les coprésences spatiales et temporelles, les discontinuités. Nous pensons la tradition comme un passé en ruines, occultant ce qui dure et se transmet, se remémore et se commémore[4]. À cet égard, Andrée Fortin observe trois grands déplacements de la recherche en histoire du Québec : le paradigme spatial rural/urbain domine durant les années 1950, relayé par celui des classes sociales. Plus récemment, on a envisagé la tension dynamique entre tradition et modernité comme un moteur de la société québécoise, quittant de la sorte une vision historique linéaire de progrès[5]. Les chercheurs interrogent le paradigme persistant de la tradition pour définir le Québec d’avant la Révolution tranquille, en trop nette opposition avec un Québec qui se moderniserait enfin après les années 1960.

Cet impératif de changement et cette conception évolutionniste du temps se manifestent aussi à travers les préoccupations constantes à l’égard des transformations sociales. Les enquêtes socioreligieuses par exemple s’efforcent de lire les manières de croire à travers une succession de recherches empiriques. Certes précieuses, ces recherches présentent aussi une précarité, une fragilité : elles captent une expérience et une réflexion très partielles et fugitives, puisqu’elles nous échappent et s’explicitent très difficilement. Devant cette masse de données, dont on refait périodiquement l’analyse, on est parfois tenté de référer à un mot de Chou En-lai, au xxe siècle, compagnon de Mao Zedong. À la question, « Que pensez-vous de la Révolution française ? », il avait répondu : « Il est trop tôt pour le dire[6] ».

Lorsqu’on voit la manière dont on révise successivement, par exemple, le rapport entre religion et modernité, on est tenté de s’en remettre à ce sage conseil de Chou En-lai. En l’espace de 40 ans, on a eu droit à tous les slogans : fin, déclin ou retour de la religion par exemple. Michel Foucault fait à cet égard une observation très juste sur l’image du « retour », qui peut concerner les autres mentionnées :

La description des énoncés et des formations discursives doit donc s’affranchir de l’image si fréquente et si obstinée du retour. Elle ne prétend pas revenir, par-delà un temps qui ne serait que chute, latence, oubli, recouvrement ou errance, vers le moment fondateur où la parole n’était encore engagée dans aucune matérialité, n’était vouée à aucune persistance, et où elle se retenait dans la dimension non déterminée de l’ouverture. Elle n’essaie pas de constituer pour le déjà dit l’instant paradoxal de la seconde naissance ; elle n’invoque pas une aurore sur le point de revenir. Elle traite au contraire les énoncés dans l’épaisseur du cumul où ils sont pris et qu’ils ne cessent pourtant de modifier, d’inquiéter, de bouleverser et parfois de ruiner[7].

Dans une synthèse récente sur la modernité comme tournant axial au plan religieux, Yves Lambert concluait ceci : « On n’a pas observé de changement religieux d’ampleur comparable à l’émergence des religions universalistes de salut. Le christianisme reste nettement dominant sur la scène religieuse occidentale (et les religions de salut dans l’ensemble du monde). Les trois quarts des Européens et les neuf-dixièmes des Américains déclarent appartenir au christianisme. Un cinquième se dit culturellement chrétien sans croyance, un autre cinquième affirme avec vigueur sa conviction[8] […] ». Lambert attire l’attention sur les continuités qui traversent la modernité. Par là, il ne s’agit pas de nier les changements et les innovations, mais de demeurer attentifs aux dimensions de la continuité, de mieux réfléchir sur les rapports complexes entre la tradition et la religion dans la modernité.

II. L’individualisation religieuse

Nous aborderons ici les effets et le sens de l’individualisation religieuse moderne en Occident, notamment dans le domaine religieux. L’attention à cette dimension est fondamentale, car l’individualisation contribue à la désinstitutionnalisation du religieux. Elle modifie le rapport aux traditions et aux organisations religieuses, et donc aussi la dynamique de la transmission. Le premier point concerne l’affaiblissement de l’institution du religieux, le second examine le sens que peut revêtir cette individualisation du religieux.

1. Signes d’une désinstitutionnalisation de la religion occidentale

Ce qui, très certainement, a changé, est la relation de l’individu à la communauté. Sur le plan religieux, ce changement se comprend à travers le phénomène de l’individualisation. Abordons-le d’abord empiriquement. Il ne s’agit pas ici d’enquêtes concernant la conscience religieuse mais la participation institutionnelle. Après tout, cet enjeu d’une participation régulière aux activités communautaires est parmi les plus préoccupants pour les institutions religieuses. Partout en Occident, et même aux États-Unis, cet individualisme semble s’accroître progressivement. Il suscite le détachement d’une communauté d’appartenance, de participation et d’engagement. Référons-nous brièvement à trois recherches menées respectivement aux États-Unis, au Canada et en Europe. Dans les trois cas, depuis Vatican II, il y aurait déclin de plusieurs éléments de la vie institutionnelle catholique : vocations religieuses, assistance à la messe, conversions.

Au Canada on note une baisse généralisée de la pratique religieuse rituelle, même sur une base annuelle. En outre, les confessions protestantes constituant l’Église Unie, très importantes au pays voilà 70 ans, de même que l’Église anglicane affichent une décroissance numérique : à la fois leurs membres vieillissent et de moins en moins de jeunes s’y identifient. Quant à la fréquence de la participation aux services religieux des personnes âgées de 15 ans et plus, elle a chuté partout au pays au cours des 15 dernières années. À l’échelon national, seulement le cinquième (20 %) des personnes âgées de 15 ans et plus prenaient part aux services religieux de façon hebdomadaire en 2001, comparativement à 28 % en 1986. En 2001, 4 adultes sur 10 (43 %) ont déclaré ne pas avoir pris part à un service religieux au cours des 12 mois ayant précédé l’enquête, comparativement à 26 % en 1986[9].

Aux États-Unis, dans les années 1970, 46 % des catholiques se disaient « fortement catholiques », contre 37 % dans les années 1990 ; 48 % pratiquaient chaque semaine, contre 29 % dans les années 1990. Du côté protestant, surtout à cause de la vitalité et de la croissance des Églises de type pentecôtiste, il y aurait stabilité de l’appartenance, alors que dans les années 1970 elle était un peu moindre que du côté catholique. Elle est devenue équivalente dans les années 1990[10]. En Europe, on observe un phénomène similaire. Par exemple, en France s’opère souvent une individualisation progressive de la religion chez les jeunes, comprise comme une prise de distance à l’égard de la communauté pratiquante, même au sein des familles pratiquantes et engagées dans leur communauté religieuse[11]. Et des recherches comparatives européennes, de type qualitatif, observent un peu partout l’amenuisement du poids de la dimension religieuse dans la formation de l’identité. Certes, le choix de quelques individus pour un engagement religieux est d’autant plus affirmé, parfois même radical, notamment chez les jeunes adultes. On en conclut à l’ébranlement de toutes les institutions de la transmission religieuse, qu’il s’agisse de la famille, l’Église, la société et les médias[12].

Les réflexions portant sur la modernité comme discontinuité et effritement des institutions de transmission renvoient à ces grands résultats de recherche. Mais on peut y réfléchir autrement, en tentant de comprendre ce que signifient ce phénomène d’individualisation et ses conséquences sur la transmission religieuse.

2. Débats autour du sens de l’individualisation, selon Charles Taylor

Charles Taylor présente une perspective plus nuancée, notamment dans Sources of the Self. Cet ouvrage fait état de la controverse qu’engage le philosophe avec les philosophies morales rationalistes et utilitaristes[13]. Taylor se penche sur la question de l’autonomie du sujet et son rapport à la tradition. Il cherche à éclairer les profondeurs du Soi (Self) et de l’identité moderne, contre leur réduction à ce qu’il désigne le neutral self, le sujet du contrôle rationnel, totalement désengagé. Il désigne ce sujet des philosophies rationalistes et utilitaristes aussi par le concept de « soi ponctuel » (punctual self), à savoir le soi défini en abstraction d’une tradition, d’une préoccupation ultime ou d’une aspiration profonde, et de toute orientation morale fondamentale vers le Bien ou le Bon (Good). Les philosophies les plus importantes du xxe siècle se seraient employées à réfuter cette image du sujet désengagé, dépris de l’histoire, d’une tradition, du monde.

Mais une fois les termes du débat posés, il reste à éclairer le sens de l’individualisation du sujet. Taylor réfléchit en particulier sur l’autonomie moderne, valeur très prisée en Amérique du Nord. Il lui paraît évident qu’il serait illusoire de penser cette autonomie comme le détachement complet d’un horizon collectif et d’une tradition. D’ailleurs, cette autonomie proviendrait notamment de la tradition protestante puritaine, selon laquelle être autonome veut dire « quitter la maison », « se prendre en main », « refaire ses propres choix religieux », et appartenir ainsi à la communauté, en tant qu’adulte. Ces affirmations de l’individu se trouvent donc mises en valeur, et elles sont transmises aux jeunes. Elles s’enracinent dans une tradition, une manière sociale, culturelle et religieuse de voir.

Charles Taylor continue toujours son projet de compréhension du sujet moderne. Après Sources of the Self, le philosophe paraît vouloir poursuivre son enquête sur le soi en tentant de comprendre l’étonnante déprise du sujet d’une communauté religieuse, depuis une cinquantaine d’années[14]. Dans Varieties of Religion Today, il aborde systématiquement la dimension religieuse de la question, en relisant l’oeuvre du psychologue et théologien William James. Celui-ci exprimait son aversion à l’égard d’une religion trop identifiée aux Églises, et son parti pris pour le primat de l’expérience intérieure[15]. Plus généralement, l’individualisation et l’autonomie plongent leurs racines dans les grandes religions de salut, en particulier le christianisme.

Pour conclure cette section, insistons sur le fait que l’individualisation appartient pour une part à la dynamique même de la foi chrétienne. On ne peut donc la réduire à l’« individualisme », forme de repli sur soi, d’autosuffisance, contraire à l’éthique évangélique. Les études de Taylor comportent en outre un grand intérêt pour une étude de la transmission chrétienne. Ses perspectives permettent de sortir de l’opposition entre une société où dominent la transmission, la communauté/institution et la continuité, et une autre dite « moderne », où dominent l’expérimentation réflexive, l’individu et la rupture ou le changement. Taylor resitue l’individualité : non seulement le sujet est-il traversé par les traditions, mais sa réflexivité l’engage plus profondément dans un choix pour une foi ou une institution religieuse. Cela dit, un plus grand détachement des pratiques communautaires comme fait social objectif doit être pris en compte par le christianisme.

3. Conséquences pour la théologie pratique

Cette section montre les conséquences des débats exposés jusqu’ici, dans des réflexions appliquées sur la transmission. Premièrement, elle réfléchit sur les conceptions du sens même de l’éducation scolaire, et quelques enjeux de l’éducation religieuse à l’école et dans les communautés chrétiennes. Deuxièmement, elle soulève le problème d’une certaine dévaluation des enjeux de transmission chrétienne dans les spiritualités d’engagement social. En troisième lieu, elle propose un champ de recherche nouveau en théologie pratique, l’étude des « réseaux » de transmission, qui peut par exemple donner à voir la complexité des rapports entre tradition et modernité.

3.1. Les défis de la transmission du christianisme

Un débat sur l’éducation scolaire servira d’illustration à la controverse fondamentale sur la réduction du sujet moderne à un soi « neutre » ou « ponctuel ». Fernand Dumont observe que les experts en éducation se drapent souvent dans une neutralité gestionnaire, « sous prétexte de sauvegarder le pluralisme des convictions » :

On traite des compétences plutôt que des connaissances ; on énumère des capacités d’énoncer, de structurer, de critiquer, en contournant soigneusement les objets auxquels pourraient s’appliquer ces exercices. Ce déplacement des valeurs vers les opérations est symptomatique d’un cheminement où, sous prétexte de sauvegarder le pluralisme des convictions, on transforme l’éducation en technologie des esprits[16].

Le philosophe Jean-François Mattéi, qui fut haut fonctionnaire au ministère français de l’Éducation, énonce une critique similaire, au sujet de l’approche clientéliste : « Réduire l’éducation, serait-elle renforcée par le corset des sciences humaines, sociales et naturelles, à une pédagogie des objectifs, c’est réduire l’enseignement à une mosaïque de procédures parcellaires qui parcellisent en retour ses utilisateurs ». Il s’en prend aussi à l’« ouverture » de l’école à la société, au détriment de la protection de l’espace éducatif, de sa mise à l’écart de la société. En témoigne tout le vocabulaire clientéliste de l’éducation, qui répugne par exemple à parler de l’importance du maître et de l’élève[17].

Ces réflexions réductionnistes sur l’éducation, que discutent Dumont et Mattéi, centrées sur les opérations, sont bien sûr peu à l’aise avec la question de la transmission, et encore plus, avec la transmission d’une foi religieuse, lui dénient même toute pertinence. Elles puisent à ces philosophies rationalistes et utilitaristes qui élaborent une idée du sujet dégagé de l’histoire et de tout horizon de continuité.

Ces débats de fond sur l’éducation ont d’importantes conséquences sur la transmission du christianisme, à l’école comme dans les communautés chrétiennes. En s’engouffrant dans une logique opérationnelle de l’éducation, on modifie la nature même de la transmission et de la culture. Présentement, les débats en éducation sur une certaine « inculture » des jeunes concernent cette question. En contexte confessionnel ou non confessionnel, on voudrait repenser la formation pour que les jeunes puissent reconnaître les signes culturels du christianisme dans la littérature, l’histoire ou l’art par exemple. Or, comment pensera-t‑on cette forme de transmission culturelle ? Posés en extériorité et en neutralité par rapport au sujet « apprenant », les aspects religieux risquent d’être réduits à être des artefacts, des fragments détachés de leur horizon de sens.

L’ennui est que certains experts réduisent le débat à une distinction entre confessionnalité et neutralité, alors que c’est aussi la manière même dont on comprend ce qu’est « transmettre », « apprendre » et « comprendre » qui est en jeu. Surtout se trouve impliqué l’objet appréhendé : la religion, le sacré, la transcendance, tant dans sa médiation chrétienne que non chrétienne. Le débat concerne la conception même de la connaissance, les tenants d’une position non objectiviste ou non réductionniste s’inscrivant dans la voie phénoménologique, qui appréhende la chose en elle-même[18]. En effet, la phénoménologie rend compte par exemple du divin tel qu’il est expérimenté et nommé, et non pas d’une autre chose qui se projetterait en lui, par exemple l’autocompréhension de la société ou l’inconscient. Voilà le sens premier et profond d’une approche dite « compréhensive » du phénomène religieux, concept provenant du théologien protestant Schleiermacher[19].

Mais l’éducation religieuse à l’école, même de type culturel et non confessionnel, et la catéchèse ecclésiale ont-elles des défis communs ? C’est paradoxal, dans la mesure où l’on insiste un peu partout en Occident sur la différenciation grandissante entre l’éducation religieuse à l’école et l’éducation de la foi, même en contexte confessionnel. Dans ce contexte en effet, l’éducation religieuse à l’école serait de nature plutôt « culturelle », tout en étant chrétienne. L’éducation de la foi aurait des objectifs plus immédiatement catéchétiques et d’intégration à une communauté ecclésiale de foi. Si l’on en reste à cette distinction, en quoi les défis diffèrent-ils ? Avant d’en entrevoir les défis communs, rappelons leurs différences les plus évidentes.

L’éducation religieuse et culturelle de type confessionnel en milieu scolaire a un défi important de légitimité, étant remise en question par les partisans d’un enseignement strictement culturel et non confessionnel. Mais comme il vient d’être évoqué au sujet des conceptions divergentes du sujet et de l’éducation, le débat va bien au-delà du clivage entre confessionnalité et non confessionnalité. Selon le Comité catholique, qui fut aboli récemment, l’enseignement confessionnel viserait une « interprétation religieuse et chrétienne de soi dans le contexte culturel, et une éducation interreligieuse dans les milieux pluralistes[20] ». En 1994, cette visée est exprimée en ces termes : aider les jeunes à « s’approprier la dimension religieuse de leur existence, cette formation vise d’abord leur développement comme personnes et comme membres d’une société. L’école n’a pas pour but de susciter l’adhésion de foi ou l’appartenance ecclésiale ». Ce n’est donc plus une catéchèse[21].

En distinguant ainsi l’enseignement religieux de l’enseignement catéchétique, on n’est pas sans penser à l’approche phénoménologique du religieux, évoquée plus haut. Par ailleurs, un autre débat spécifique est aussi en jeu à l’intérieur de l’option culturelle non confessionnelle, puisqu’à travers la transmission du christianisme se trouve la clé d’accès à une large part des quelque 2 500 ans d’histoire occidentale. En contexte non confessionnel, quelle place cette inscription dans la généalogie de l’Occident tiendra-t‑elle, quelle forme prendra-t‑elle ? Leroux résume magnifiquement l’enjeu, renvoyant la théologie à sa tâche de « penser la transmission du christianisme, saisi aussi bien en tant qu’expérience de la foi que dans la culture qui la recueille », ce qui revient à dire que la transmission du christianisme aurait deux volets : 1) la transmission de la foi chrétienne, comme fondement d’appartenance à l’Église et à l’histoire du salut ; 2) la transmission de l’héritage du christianisme comme culture de l’Occident historique. Ce dernier volet est vital, puisque l’autocompréhension de l’Occident dépend de la compréhension du christianisme comme « symbolisme fondateur et référence vivante d’une expérience contingente du monde » (contingente donc fragile, à préserver), et cette transmission est la responsabilité de la société[22].

Quels sont par ailleurs les défis de l’éducation de la foi ? Celui d’une intégration à une communauté de foi, ce qui est loin d’aller de soi. L’animateur ou l’animatrice de pastorale paroissiale, par exemple, fait face pour une part à des problèmes similaires à ceux rencontrés par l’enseignant de la religion chrétienne à l’école : notamment la diversité des demandes et des attentes, le syncrétisme et le flou des croyances, les appels à l’oecuménisme et au dialogue interreligieux, les questions polémiques (morale sexuelle, rapports hommes-femmes, violence). On peut aussi se demander comment les communautés chrétiennes elles-mêmes peuvent contribuer à l’inscription dans la généalogie chrétienne de l’Occident.

Enfin, l’individualisation est sans doute la plus grande source d’inquiétude dans les milieux ecclésiaux présentement. Couramment, on évoque cette individualisation à travers la distinction entre la spiritualité et la religion, entre l’autospiritualité et la religiosité. La première évoque en général une expérience plus individuelle et plus libre, alors que la religion renverrait à une systématisation, à une communauté historique et à des pratiques contraignantes. Mais au coeur des préoccupations des milieux ecclésiaux, on rencontre cette question cruciale : comment former des chrétiens qui appartiennent à la communauté de foi, de célébration rituelle et d’engagement ? Quant à la religion et son institution, cette question est bien sûr décisive. Sans doute faut-il maintenant compter sur la dynamique d’un noyau engagé et sur un réseau élargi de croyants peu communautaires, comme le suggèrent certaines ecclésiologies sensibles aux conditions de l’urbanisation contemporaine[23].

3.2. La transmission et l’engagement social

Par ailleurs, du côté des mouvements chrétiens et de la pastorale sociale par exemple, comme du reste dans les institutions d’enseignement de la théologie, l’éducation de la foi se pose de manière cruciale, puisqu’on y vient de moins en moins comme chrétien initié, mais de plus en plus souvent comme chrétien commençant ou « éventuellement intéressé ». Chaque groupe doit, d’une manière ou d’une autre, se préoccuper à la fois d’une transmission de base et de la pluralité des interlocuteurs, tout en poursuivant sa mission propre. Les tensions actuelles proviennent en partie du fait que cette mission présuppose pourtant une culture chrétienne de premier niveau déjà acquise, ce qui est de moins en moins le cas. Les défis communs que rencontrent les lieux importants de transmission, soit la famille, l’école et la communauté chrétienne, sont donc les suivants : travailler à une éducation chrétienne de premier niveau, tout en appréhendant la complexité et la diversité des attentes.

L’investissement des Églises dans les institutions de transmission est constant. Mais le contexte actuel présente une certaine nouveauté. Au Canada comme dans plusieurs pays d’Europe, la reprise de la réflexion sur la catéchèse, ces dernières années, est assez révélatrice. Dans les années 1960 et 1970, cet enjeu était abordé dans l’effervescence post-conciliaire et dans un contexte encore très marqué par les chrétientés. Peu à peu, les supports sociaux de la foi chrétienne se sont affaiblis, le pluralisme s’est affirmé, l’éducation religieuse confessionnelle à l’école s’est orientée vers des objectifs davantage culturels que catéchétiques. La « nouvelle » catéchèse affronte une crise de la transmission du christianisme considérable. Si bien qu’on assiste presque à l’inversion de questions dominantes surgies depuis le xixe siècle, autour de l’engagement du christianisme dans « le temporel », la « sécularité », le « monde », questions très centrées sur l’agir du chrétien, la transformation du monde. Plusieurs réflexions en théologie pratique avaient d’ailleurs mué le concept de pratique en « praxis », l’action pastorale avait une visée essentiellement transformatrice du monde et de la communauté chrétienne orientée vers le monde.

Ce rapport au temporel ou, plus concrètement, à l’engagement social, se posait comme impératif d’un christianisme attaqué notamment par la critique ouvrière. L’adoption de cet impératif par le christianisme a été facilitée par le fait que les intellectuels juifs russes ont eu un impact considérable sur l’élaboration du projet socialiste et communiste, sous l’inspiration du Premier Testament (Marx, Trotski). Dans la foulée, le christianisme lui-même s’est engagé dans un projet émancipateur socio-politique. Le Social Gospel protestant et l’action catholique l’illustrent. Il s’agit certes d’une dimension essentielle de la foi juive et aussi chrétienne, tel que l’illustrent plusieurs textes bibliques.

Mais d’aucuns évoquent explicitement le problème de l’insistance sur l’engagement dans la sphère temporelle, au détriment de la vie cultuelle, notamment des sociologues de la religion[24]. Au Québec, par exemple, véritable laboratoire de l’évolution du catholicisme depuis la Deuxième Guerre mondiale, ils observent que la contribution des élites chrétiennes à la modernisation de la province dans les années 1960, est considérable. Ce projet émancipateur et sécularisant s’enracine dans l’Action catholique qui a formé toutes les élites politiques et syndicales des années 1960 et 1970. Si ces élites terminent leur vie en élaborant toujours leur action sociale et politique de l’intérieur d’un projet croyant, il n’en va pas de même des générations qui leur succèdent. Celles-ci ne conservent souvent du christianisme qu’une vision sécularisée de l’engagement pour la justice[25]. Gauthier suggère même que la baisse dramatique de la pratique rituelle est en partie due à cet investissement quasi exclusif de sens chrétien dans l’action sociale ou, plus largement, dans la sécularité. Bélanger fait l’hypothèse que la rupture des élites québécoises a justement pris sa source dans la Jeunesse étudiante catholique (JEC) qui, depuis les années 1930, portait le projet de renouer les liens de l’Église catholique avec le monde[26].

La sociologue Danièle Hervieu-Léger présente depuis les années 1990 une réflexion sur la religion, insistant sur l’inscription dans une filiation croyante, ainsi que sur divers aspects de la crise de la transmission de l’institution religieuse. La crise renverrait à l’éclatement de l’horizon de la mémoire collective, garant d’une continuité[27]. Elle a aussi élaboré une réflexion sur les nouvelles figures croyantes. La personne « chrétienne pratiquante » et « chrétienne discrète dans le monde » ne dominerait plus le champ de la pratique religieuse, mais émergeraient notamment les figures du « converti » et du « pèlerin », dont l’un des traits caractéristiques est l’affirmation publique de la foi[28]. Dans la foulée, on peut évoquer une autre réflexion, celle sur les mouvements sociaux, qui note un déplacement des causes mobilisatrices globales socio-politiques à des causes plus diversifiées et souvent rattachées à un enjeu identitaire (mouvement des femmes, des homosexuels, des minorités ethniques, affirmations religieuses[29]).

3.3. Les réseaux de transmission

Après ces réflexions sur la transmission dans la modernité, il serait utile de se pencher sur certaines conditions concrètes. Au plan qualitatif, un champ de recherche paraît propre à approfondir nos connaissances théologiques et empiriques de la transmission, celui s’attachant à l’examen des « réseaux de transmission ». On peut d’abord tenter d’identifier les divers lieux qui contribuent à l’éducation chrétienne : la famille, l’école, les médias, les communautés chrétiennes, les écrits. Dans ces divers lieux, plusieurs personnes contribuent à l’éducation de diverses manières, hommes ou femmes, gens d’âge différent. Dans ces quelques paragraphes, examinons en particulier la question des rapports d’âge et de générations, auxquels se rapporte notamment la filiation croyante. Plutôt que de décréter la rupture des filiations, peut-être faudrait-il mieux les examiner, et de la sorte relire en elles les nouvelles compositions entre christianisme, modernité et tradition.

Il est important de faire la distinction entre l’âge ou le cycle de vie, la génération sociologique et la génération historique. L’âge et le cycle de vie réfèrent à l’étape psychologique et physiologique que traverse un individu, l’adolescence ou la cinquantaine par exemple. La génération sociologique renvoie à un groupe d’individus nés à la même période et ayant vécu leur jeunesse dans un contexte social et culturel similaire. Une génération sociologique partage des repères historiques et des expériences communs. Une génération historique se forme à la faveur de plusieurs changements et événements simultanés expérimentés durant la jeunesse, avant l’entrée dans l’âge adulte, ce qui arrive peu fréquemment. Les jeunes des années 1960 ont connu cette combinaison particulière de changements multiples.

Maintenant, qu’en est-il, justement, du rapport entre générations et transmission ? À ce sujet, Claudine Attias-Donfut, l’une des rares sociologues des générations, parle en 1988 de la transmission comme enjeu capital des rapports de générations[30]. Sa thèse est d’ailleurs fondée sur les relations intergénérationnelles comme médiations du rapport au temps et à l’histoire. Plus récemment, dans le champ des études intergénérationnelles, divers discours parlent plutôt de dialogue, de négociation ou de co-éducation. S’agit-il alors d’évacuer la transmission ? Nullement, mais plutôt de reconnaître le fait que les sociétés modernes ne reposent plus uniquement sur une transmission descendante, des anciennes aux nouvelles générations. On y trouve aussi une transmission ascendante, des nouvelles aux anciennes. En quelque sorte, plutôt que d’évacuer purement et simplement la question de la transmission, il s’agirait simplement de renoncer à la logique d’« imposition unilatérale » des anciens aux plus jeunes, sans pour autant nier les différences de générations et les apports spécifiques selon l’âge.

Lorsqu’il est question d’âge, de générations, de jeunes et de seniors, on décrète souvent l’effacement pur et simple du mouvement de transmission, estimant que les plus jeunes maîtriseraient mieux les nouveaux savoirs, les nouvelles techniques. Par exemple, la révolution informatique dans les milieux de travail favorise de tels discours. Or, toute maîtrise de la technologie ne peut être isolée d’une intelligence globale du travail. Si bien qu’il est plus pertinent de parler des apports différenciés à la transmission au sein de tout milieu. Il est préférable de parler d’abord d’un travail collectif de transmission, avec des touches différentes selon l’âge, la génération, l’expérience et le cycle de vie[31]. Aucun collectif, qu’il soit de travail ou religieux, ne se constitue sans mémoire, qu’elle soit implicite ou explicite. Surtout, on ne saurait parler uniquement d’autoformation ou de déqualification de l’expérience acquise. Même dans les milieux dits de haute technologie, les travailleurs d’expérience conservent une pertinence, on parle en fait surtout d’une combinaison entre savoirs plus récents et scolaires, et savoirs liés à l’expérience acquise. En outre, à l’observation, les pairs ont un rôle précieux d’accueil et d’orientation des recrues, les personnes du mitan de la vie, surtout affectées à la forte production, ont un rôle de leadership et de coordination, les seniors présentent un niveau d’intégration de l’histoire du milieu, une appréhension particulière de la complexité du travail que les recrues recherchent dans certaines circonstances. On voit ici se dessiner un collectif de travail et de transmission, au sein duquel les apports se différencient selon l’âge, le statut et le niveau d’expérience.

Un autre trait particulier réside dans la séparation des groupes d’âge. Les sociétés modernes industrielles et post-industrielles ont tendance à regrouper les groupes d’âge dans des lieux et activités différentes : les tout-petits en garderie, les enfants et les adolescents à l’école, les jeunes adultes (18‑25 ans) dans les institutions post-secondaires ou dans des emplois précaires et mobiles. Le groupe d’âge des adultes actifs, cumulant responsabilités professionnelles et familiales se rétrécit, on rencontre dans de nombreux milieux du travail une moyenne d’âge élevée et, surtout, une différence d’âge se limitant parfois à dix ans. La principale conséquence de cela est la formation de sous-cultures liées à l’âge, à la forte tendance chez les gens à se retrouver entre pairs[32]. En même temps persistent des défis intergénérationnels d’échange, notamment autour de l’enjeu de la transmission culturelle, professionnelle et religieuse.

Étant donné ces traits actuels des rapports de générations, comment réfléchir sur les défis de transmission du christianisme ? Eu égard au réseau de transmission, on réfléchira davantage sur certains enjeux familiaux : le rôle différencié des grands-parents et des parents, la génération sociologique ou historique à laquelle appartiennent les divers groupes d’âge en présence. Quant aux enjeux sociaux, extrafamiliaux, on les abordera en tenant compte de la dynamique à la fois « entre-pairs » et « entre générations ». Premièrement, on ne s’étonnera pas de la fameuse « absence des jeunes » dans les communautés chrétiennes vieillissantes. Une trop grande concentration de gens du même âge rebute les individus appartenant à d’autres groupes d’âge, habitués à une fréquentation des pairs plus nombreux, depuis la petite enfance. On s’assurera aussi de donner des rôles d’accompagnateurs aux gens de tous âges, pour assurer l’accueil de tous par leurs pairs. On fera intervenir jeunes et moins jeunes en interaction, selon une dynamique de réciprocité et aussi d’apports distinctifs selon l’âge et le cycle de vie.

Que connaît-on de ces dynamiques de transmission dans nos communautés ecclésiales ? Comment peut-on analyser les dynamiques et les réseaux de transmission, en tenant compte des fonctions et statuts, des âges, des générations et des sexes ? En quelque sorte, il s’agirait de donner à voir le réseau, donc le milieu de transmission, tel qu’il se déploie dans le temps et dans l’espace. Le donner à voir en même temps que ses forces et ses faiblesses. Car il est un autre enjeu concernant les rapports d’âge et de générations dans tout collectif, professionnel, communautaire ou religieux. Les abandonner à l’espace informel peut soumettre le groupe à des tensions inutiles, entraîner la sous-évaluation de la ségrégation des âges, priver le groupe en somme de l’extraordinaire dynamique intergénérationnelle, notamment en lien avec la transmission religieuse.

Conclusion : quelques pistes de recherche

Plusieurs milieux ecclésiaux et pastoraux se défient présentement du concept de transmission. Or, à la suite des réflexions effectuées dans cet article, nous pensons que ce concept mériterait d’être examiné à nouveaux frais, notamment en regard de trois raisons invoquées pour le reléguer au passé. Premièrement, dans le domaine catéchétique, on a souvent opposé les deux modèles transmission-réception et éducation de la foi tenant compte de la personne et de son expérience. Routhier par exemple suggère une réflexion moins polarisée à travers l’approche herméneutique qui intègre à la fois la tradition et le sujet interprétant[33]. Il renvoie aussi à la pluralité des lieux d’éducation de la foi dont les objectifs diffèrent, insistant plus ou moins sur la transmission de contenus objectifs ou sur la dimension de l’expérience personnelle. Ce qui précède met aussi en garde contre une occultation des continuités et des traditions qui continuent de traverser l’expérience moderne du sujet. Surtout, la nécessité de prendre en compte l’expérience du sujet et sa réflexivité est précisément un trait culturel moderne « transmis », au même titre que la valeur d’autonomie.

Deuxièmement, on estime qu’un passage est nécessaire d’une pastorale de transmission et de reproduction, à une pastorale de la proposition. De la sorte, on postule que les jeunes générations ne se situent plus dans un horizon de continuité. À cet égard, nous renvoyons aussi à notre relecture des rapports plus complexes entre tradition et modernité, entre continuité et innovation. Les relations intergénérationnelles constituent un lieu où s’éprouvent ces continuités et ces innovations.

Troisièmement, l’expression « transmission de la foi » paraît disqualifiée dès le départ, puisque la foi ne se transmettrait pas, étant du ressort de la décision individuelle et non de la reproduction. Certes, cela est vrai, mais en même temps on ne peut nier que la constitution même d’une religion suppose le fait sociologique suivant : le petit groupe de croyants initial, dont l’adhésion était fondée uniquement sur la décision personnelle, devient un groupe où cette adhésion se transmet, aussi par reproduction et par institution historique de la foi. Le groupe des premiers initiés devient « communauté de foi partagée », notamment à la faveur d’une transmission intergénérationnelle et familiale de la foi. De plus, Taylor rappelle que la conception chrétienne de la religion vue comme décision personnelle de foi est bel et bien transmise.

Nous avons aussi évoqué l’enjeu scolaire, surtout pour montrer que le débat sur l’éducation religieuse ne se réduisait pas à un enjeu de confessionnalité ou de non confessionnalité. Il se trouve aussi traversé par des conceptions divergentes de l’éducation et de la transmission culturelle elles-mêmes. Quant à l’enseignement religieux à l’école au Québec, plusieurs questions se posent sur cet horizon. Si l’enseignement se déconfessionnalise totalement, il serait pertinent de se demander comment l’État gérerait les contenus, à partir de quels postulats. Quant à nous, il nous paraît qu’un enseignement confessionnel et pluriconfessionnel, non catéchétique ou initiatique à une communauté de foi spécifique, serait garant d’une reprise phénoménologique du religieux à l’école. Cela satisferait d’une part la demande « confessionnelle » des parents reliée au désir de transmettre à leurs enfants les aspects suivants : le sens de la vie et du sacré, un sentiment de confiance fondamentale, une foi en Dieu, une culture chrétienne vivante. Par ailleurs, on satisferait aussi le besoin d’ouverture à la diversité religieuse, souhaitée par la majorité. Et cette diversité religieuse serait aussi appréhendée du dedans, avec considération des dimensions croyantes donc, confessionnelles, des religions. Cette manière de voir renvoie en quelque sorte au champ dit de « théologie des religions », aussi possible dans un contexte non confessionnel. Elle évite à la fois le réductionnisme du phénomène religieux, et l’approche descriptive objectiviste, non appropriée pour l’éducation des enfants et des adolescents.

Nous prêtons donc au terme « confessionnalité » un sens d’abord phénoménologique, à savoir la prise au sérieux de la religion comme religion, comme expérience, comme foi et confiance « en ». Les cursus devraient progressivement informer sur la foi chrétienne, les églises chrétiennes, les grandes religions, la laïcité ou le rationalisme aussi comme lieu philosophique convictionnel[34], les dynamiques contemporaines du croire. À l’horizon du vivre-ensemble et de la cohésion sociale, qui préoccupent l’État, se trouve cette éducation proprement interreligieuse : de la religion et des religions, et non pas uniquement « sur » la religion.

Quant à la recherche qualitative sur les réseaux de transmission, elle représente, nous semble-t‑il, une piste très prometteuse pour la recherche en théologie pratique. Le fait de méconnaître ces réseaux, leur dynamique intergénérationnelle mais aussi de l’entre-pair, nuit à certains éléments organisationnels des communautés chrétiennes. L’accueil des jeunes générations demande doigté et conscience des défis nouveaux qu’elles posent toujours à toute organisation, séculière ou religieuse. Fortes de certains succès pastoraux, les Journées mondiales de la Jeunesse par exemple, les Églises chrétiennes pourraient aller beaucoup plus loin, nous semble-t‑il, dans cette intelligence des réseaux de transmission chrétienne dynamiques.

Cette réflexion sur la transmission a donc permis de soulever un certain nombre de questions : le rapport entre tradition et modernité, la difficulté que pose l’individualisation de la religion au christianisme en même temps que ses dynamiques. La théologie pratique doit s’attacher à l’examen constant de ces questions difficiles. Par exemple, plutôt qu’un pur détachement de la communauté, peut-être faut-il voir dans l’individualisation une manière autre d’élaborer son identité chrétienne ? Comment nos catéchèses et nos divers lieux d’intervention pastorale peuvent-ils mieux travailler cet espace individuel et spirituel de la « décision » en faveur du Christ ?

En outre, sur le plan fondamental, dès qu’il est question d’éducation ou d’initiation chrétienne, de catéchèse, d’enseignement religieux, il serait précieux de préciser nos présupposés philosophiques et anthropologiques, en lien avec la transmission. Quelles conceptions de la connaissance et de l’éducation nos mots et nos pédagogies portent-ils ? Comment conjuguent-elles la modernité et la tradition, la nouveauté et la continuité, le sujet et l’horizon de sens ? Quelle attention portent-elles au défi identitaire contemporain en regard de la mission chrétienne globale ? Comment appréhendent-elles l’individualisation de la religion et de la foi ? Comment conjuguer le noyau dynamique mais restreint des chrétiens engagés, et la diffusion plus large du christianisme ?

La théologie pratique, quel que soit son champ spécifique, ne peut éviter l’enjeu de la transmission chrétienne. Il nous paraît de nature transversale, « traversant » justement divers champs évoqués ici de quelque manière, soit l’ecclésiologie, l’éducation religieuse scolaire, l’éducation de la foi, l’engagement social des chrétiens, la famille et les rapports de générations extrafamiliaux. Non seulement l’enjeu de la transmission est-il « inévitable », mais également il peut être fécond pour travailler sous un jour nouveau des questions de théologie pratique, pour peu que l’on examine la transmission dans toute sa complexité.