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« Interroger l’homme sur ses dieux, accueillir les réponses et les confronter à sa propre compréhension du Dieu de Jésus-Christ, c’est l’une des tâches importantes de la théologie », affirmait en 1988 Paul Keller dans un bel article où il s’efforçait de réfléchir l’apport de la pratique à la théologie[1]. C’est à mon sens une définition très pertinente du rôle premier de la théologie pratique qu’il propose là. Fondamentalement, celle-ci est au service des Églises et de leurs pratiques communautaires, comme un outil critique dont l’objectif est d’aider à ce que les Églises soient, dans leurs façons d’être, les plus fidèles possible au message de l’Évangile.

Ce que fait apparaître une telle définition, c’est l’existence d’une distance — sans doute inévitable — entre les dieux que les humains se fabriquent et le Dieu révélé en Jésus-Christ, entre ce dont les pratiques chrétiennes témoignent effectivement et la bonne nouvelle à laquelle elles se réfèrent.

Ma thèse centrale — que je développerai surtout dans la troisième partie — est que cette distance n’est pas seulement la réalité à laquelle la théologie est condamnée, notamment dans sa version pratique, mais que la prise en compte de cet écart constitue la possibilité même de la fidélité en théologie. Il me faudra au préalable rappeler en quoi la théologie pratique est particulièrement concernée par cette notion ; dans une deuxième étape, je m’emploierai à mettre au jour et à analyser quelques-unes des facettes de cet écart, à partir d’un exemple volontairement anodin. Je tenterai enfin, dans un quatrième temps, d’ouvrir quelques pistes sur ce que peut apporter aux Églises la prise en compte de ce nécessaire positionnement en « écart ».

I. La démarche de théologie pratique (TP)

Le champ de la TP est très vaste, puisqu’il s’étend à l’ensemble des pratiques ecclésiales. Par ce terme, je désigne l’ensemble des rites, des actions, des comportements et des paroles à travers lesquels les communautés croyantes expriment leur foi et la mettent en oeuvre, aussi bien que la façon dont les institutions ecclésiales organisent la vie commune des croyants et l’exercice de l’autorité en leur sein ; sans oublier qu’à côté des pratiques exercées en commun, il en existe d’autres, de nature religieuse ou éthique, plus individuelles mais qui peuvent être comprises par ceux qui les mettent en oeuvre comme une conséquence de leur appartenance ecclésiale : prière personnelle ou familiale, lecture biblique, ou choix de certains modes de vie — par exemple le refus de la contraception. Toutes ces « pratiques » — celles des assemblées croyantes sous la direction de leurs responsables et celles des institutions ecclésiales aussi bien que celles des simples particuliers quand ils les réfèrent explicitement à leur identité chrétienne — sont finalement autant de façons dont la foi chrétienne se donne à voir et à comprendre dans le monde d’aujourd’hui.

La tâche de la TP est d’abord d’analyser ces attitudes religieuses avec tous les instruments qu’offrent les sciences humaines, pour tenter de comprendre comment elles s’inscrivent dans le contexte qui est le leur et les significations qu’elles y véhiculent. Les pratiques ecclésiales disent en effet quelque chose de ceux qui les ont conçues et de ceux qui les mettent en oeuvre ; mais au-delà, elles disent aussi, à leur façon, quelque chose du Dieu qu’elles prétendent servir, ou au moins quelque chose de l’image de Dieu que se sont forgée ces pratiquants. Le premier travail de la TP est d’essayer de décrypter le message, ou plutôt les messages, dont les pratiques ecclésiales sont ainsi porteuses, messages dont les fidèles ne sont pas toujours conscients.

Discipline théologique, la TP ne peut se contenter de ce travail d’analyse ; elle se doit aussi d’interroger la fidélité de ces pratiques par rapport à la mission de l’Église et leur pertinence théologique et pratique dans la situation sociale et culturelle où elles sont exercées. Ou, pour le dire avec les mots de Paul Keller, sa tâche est de confronter les images de Dieu dont ces pratiques témoignent avec la compréhension biblique et théologique du Dieu de l’Évangile. Et il faut bien constater que la distance est parfois considérable, l’instinct religieux si fort en nous ayant toujours besoin d’être à nouveau évangélisé[2]. L’Évangile vient mettre en question et bousculer nos habitudes religieuses, comme Jésus l’a fait sans ménagement il y a 20 siècles pour les autorités juives.

Quand elle a effectué cette démarche critique, la TP n’a pas encore achevé sa mission : comme discipline pratique, elle est alors appelée à s’engager dans une démarche de recherche-action[3] pour participer, en dialogue avec les acteurs ecclésiaux, à l’élaboration et à la mise en oeuvre de pratiques qui lui paraissent plus fidèles au Dieu de l’Évangile et plus pertinentes dans la situation considérée ; ceci dans la perspective d’une Ecclesia semper reformanda. Mais elle sait que mille obstacles l’attendent dans cette tâche : les résistances de certains croyants, peu désireux de modifier leurs habitudes, la pesanteur des cultures dont la pratique chrétienne est une composante, d’abord, mais aussi les effets inattendus — et éventuellement pervers — de toute action qui obligent à toujours rectifier le chemin. La tentative de mettre en oeuvre des pratiques autres conduit alors nécessairement à une nouvelle démarche d’analyse et d’évaluation[4].

C’est dire que la TP travaille toujours dans le contextuel et le relatif. Elle ne peut pas prétendre simplement dicter aux différents lieux d’Église les pratiques qui devraient être les leurs ; quiconque accepte d’entrer dans une démarche d’analyse des réalités ecclésiales est bien obligé de constater qu’il est impossible de fonctionner par simple application dans la vie des Églises de principes théoriques élaborés par les biblistes et les théologiens ; le concret résiste à toute démarche purement déductive. Et c’est une chance, car il pose de nouvelles questions à la théologie, l’obligeant à se remettre en mouvement pour interpréter à nouveau le message biblique et la tradition ecclésiale en fonction de la situation donnée. Inscrite dans une démarche de corrélation[5], la TP est toujours au carrefour entre la réalité, complexe et ambiguë, qui met à mal tous les systèmes qu’elle pourrait être tentée de construire, et les grandes affirmations de la foi, dont elle sait bien d’ailleurs qu’elles sont elles-mêmes susceptibles d’interprétations diverses.

La TP se situe donc toujours dans l’imparfait ; l’analyse des pratiques conduit à renoncer à toute illusion de perfection. Plus encore, je dirais volontiers que l’écart constitue le lieu par excellence de la TP : écart entre le souhaitable et le possible, écart entre ce que les croyants veulent signifier par leurs pratiques et ce que les autres peuvent en comprendre, écart entre le Dieu que les Églises et les croyants se forgent et le Dieu révélé en Jésus-Christ. C’est à mettre en évidence quelques-unes des manifestations concrètes de cet écart dans les pratiques ecclésiales que je voudrais maintenant m’attacher.

II. Un exemple : une façon particulière de célébrer l’eucharistie

Je voudrais m’appuyer ici sur un exemple anodin : le fait que, pour célébrer le repas du Seigneur, il est des paroisses qui utilisent, au moins dans certaines occasions, de petits gobelets individuels plutôt qu’une grande coupe collective. Ce sont bien sûr des considérations d’hygiène qui justifient un tel choix : certes, les chrétiens valorisent le partage, mais ils considèrent qu’il n’est pas forcément indispensable de mettre en commun aussi les maladies ! De l’intérieur, certains participants considèrent une telle pratique comme l’effet d’un simple réalisme : des microbes peuvent se transmettre à travers la salive, alors pourquoi tenter le diable à boire dans une coupe commune… Et ils estiment que cette pratique n’empêche nullement la communion. Ce réalisme peut d’ailleurs faciliter la participation à la cène de certains : des bien-portants qui s’en abstiendraient, sinon, de peur d’attraper quelque maladie, ou des malades qui, autrement, se priveraient eux-mêmes de la coupe pour ne pas contaminer les autres participants. Certains pratiquants pourtant s’opposent, plus ou moins fortement, à cette façon de faire, soit qu’ils soient attachés à la lettre exacte du geste pratiqué par Jésus, soit qu’ils estiment que le symbole de la communauté et du partage est trop mis à mal par ces gobelets individuels ; certains accepteront cependant cette pratique par respect de ceux qui craignent la contagion, d’autres choisiront de ne plus participer à l’eucharistie quand elle est célébrée sous cette forme.

Diverses formes d’écart apparaissent déjà là. L’une est liée à la nécessaire prise en compte du réel, toujours à distance du monde idéal dont nous rêvons ; être chrétien, c’est avoir dans le coeur l’espérance d’un monde autre, tout en gardant fermement les deux pieds sur terre — une terre où, malheureusement, il existe des microbes ! Une autre forme d’écart est liée au conflit des interprétations qui se manifeste inévitablement entre des individus tous différents. On sait l’ambiguïté de toute pratique collective, qui rassemble autour des mêmes gestes ou des mêmes paroles des personnes qui peuvent donner à ceux-ci des significations bien différentes. Écart nécessaire d’ailleurs, car sa disparition signifierait l’entrée dans un monde totalitaire écrasant les individualités. Cette réalité pose cependant aux Églises une question difficile : comment, dans un monde marqué par l’individualisme, peuvent-elles faire en sorte que les chrétiens rassemblés pour une célébration ou un rite ne constituent pas seulement une collection d’individus, mais une communauté de personnes unies au-delà de leurs différences et dans le respect de celles-ci ? Et quels sont les signes concrets qui peuvent favoriser ce cheminement ? Si le théologien sait bien que la création d’une vraie communauté est un don de Dieu bien plus que le résultat de stratégies pastorales, il ne peut pourtant ignorer que les actions humaines peuvent favoriser ou freiner un tel processus.

Les pratiques ecclésiales collectives participent de cette volonté de renforcer la dimension communautaire ; mais celle-ci repose plus ou moins nécessairement sur une certaine ambiguïté. Car les rites se construisent autour de symboles et de gestes qui s’adressent à l’affectif et touchent à l’inconscient de chacun plus qu’à sa raison ; ce qui fait qu’ils sont, plus encore que les paroles, susceptibles d’interprétations multiples, bien différentes selon l’histoire et la culture dont chacun est porteur. L’unité des croyants rassemblés pour une célébration commune ne serait-elle qu’illusion ?

Cette polysémie des pratiques constitue pourtant aussi une de leurs richesses, puisqu’elle peut permettre que chacun reçoive un message qui s’adresse à lui de façon personnelle, en résonance avec ses préoccupations propres — peut-être un peu comme les pèlerins de toutes nationalités réunis autour des disciples à la Pentecôte avaient pu les entendre parler chacun dans sa propre langue… La communion n’exige pas nécessairement une totale unanimité dans la compréhension des gestes et des attitudes religieuses, pas plus d’ailleurs qu’une uniformité dans la façon de célébrer. La pluralité des récits bibliques concernant l’institution de l’eucharistie montre d’ailleurs bien que cette diversité d’interprétations et de pratiques était présente dès l’origine.

Si un même rite peut faire l’objet d’interprétations et d’appréciations multiples de la part des fidèles qui partagent peu ou prou des références théologiques communes, comment n’en serait-il pas de même, à une échelle bien plus grande encore, entre pratiquants et non pratiquants, entre croyants et incroyants… C’est aussi la tâche de la TP que de rendre les fidèles et les célébrants attentifs à la façon dont leurs pratiques peuvent être comprises de l’extérieur ; ou du moins de les pousser à s’interroger, en sachant qu’il n’y aura jamais une réponse unique. C’est bien sûr la question du témoignage donné par les Églises qui est en jeu dans l’écart entre les significations dont les chrétiens revêtent leurs propres coutumes et celles qui peuvent être perçues par un regard extérieur.

Reprenons l’exemple de l’eucharistie : que peut comprendre un observateur peu au fait de la vie des Églises quand il assiste à une célébration eucharistique ? La réponse dépend de mille facteurs : la pré-connaissance qu’il a d’une telle cérémonie, les références auxquelles il peut la comparer, les modalités de la célébration ; mais aussi les circonstances qui l’ont conduit là, l’atmosphère qui règne dans le lieu de culte, etc. Peut-être retiendra-t‑il surtout — pour s’en étonner, s’en moquer ou s’en scandaliser — le fait même que des personnes se réunissent pour manger et boire un peu de pain et un peu de vin qu’ils présentent comme « le corps et le sang du Seigneur » ; cela pourra éveiller en lui l’idée d’un repas ordinaire, ou au contraire celle d’une cérémonie cannibale. Selon que les paroles liturgiques privilégieront l’évocation de la mort de Jésus ou celle du Royaume de Dieu annoncé, et surtout selon l’attitude des officiants et des participants, il aura une impression de tristesse ou de joie. Sera-t‑il sensible à la dimension du partage dont le repas du Seigneur veut être porteur ? En ce domaine, sa lecture ne sera sans doute pas la même selon que les participants défilent individuellement devant un prêtre qui leur distribue l’hostie ou qu’ils sont disposés en un cercle plus convivial, selon que le vin est réservé à ceux qui président la célébration ou offert à tous, et dans ce cas, selon qu’il est servi dans une coupe collective ou dans des gobelets individuels. Et pour revenir à ce détail qui constituait mon exemple de départ, ces coupes individuelles pourront éveiller l’image d’une communauté sensible aux valeurs modernes d’hygiène, mais elles pourront aussi suggérer l’idée d’individus bien peu confiants en l’efficacité du Dieu qu’ils célèbrent ou bien peu ouverts à la valeur du partage. Au contraire, l’usage d’une coupe collective, si peu conforme aux règles d’hygiène prônées par notre société, pourra indigner et repousser certains spectateurs extérieurs ou bien les interroger sur ce qui peut inciter à passer outre ces règles pourtant bien admises.

Les croyants doivent entendre l’interpellation qui peut leur être ainsi adressée de l’extérieur. Car si cette façon de célébrer la cène répond bien à l’appel à la responsabilité qui traverse les Évangiles, on peut se demander si elle rend pleinement justice au message de Jésus de Nazareth qui appelle à privilégier la relation sur toutes les règles qui séparent les humains ; si elle est vraiment fidèle à la démarche de celui qui n’hésitait pas à toucher les lépreux pour manifester qu’il les considérait comme pleinement membres de la communauté humaine… Le théologien est alors amené à interroger les croyants sur une telle pratique : quelles sont, dans ce choix qui peut paraître si anodin, les parts respectives du sens de la responsabilité et de la peur ? Cette pratique témoigne-t‑elle bien de la confiance à laquelle les fidèles sont appelés ? Ne serait-elle pas surtout significative d’une compréhension de Dieu ramenée à la mesure de nos individualismes et même de nos égoïsmes ? Et le théologien est conduit à poursuivre la réflexion, en dialogue avec les acteurs concernés : ne serait-il pas possible d’imaginer d’autres façons de célébrer qui pourraient mieux manifester que Dieu nous appelle à la fois à la responsabilité envers nos prochains et à la confiance en lui ? Et que la vie nouvelle qu’il nous signifie à travers l’eucharistie est une vie de partage et de solidarité ?

On pourra penser que l’exemple de l’eucharistie est doublement mal choisi. La première raison est que ce sacrement est fait pour des initiés et non pour des observateurs extérieurs ; dans l’Église ancienne, n’assistaient à la célébration eucharistique que ceux qui y participaient effectivement, les catéchumènes étant appelés à sortir avant ce temps de la liturgie. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et cette cérémonie est livrée à l’observation de personnes qui n’ont pas forcément reçu les clés de son interprétation[6]. Il est donc important de s’interroger pour savoir comment elle peut être lue. Une deuxième raison pourrait être invoquée en défaveur de cet exemple, c’est que l’eucharistie constitue pour le croyant une des quelques pratiques qui sont directement ordonnées par Jésus-Christ lui-même ; toutes les Églises qui font une place à la dimension sacramentelle — soit la très grande majorité des Églises chrétiennes — la reconnaissent comme un sacrement qu’elles mettent au coeur de leur vie ecclésiale. C’est dire qu’il y a là un rite qui, pour le croyant, ne relève pas de l’initiative humaine ; cette conviction pourrait conduire les chrétiens — et les théologiens parmi eux — à refuser toute interrogation à ce propos. Pourtant il est — au minimum — indispensable de réfléchir aux modalités de la célébration de ce sacrement, lesquelles ont largement varié au cours des siècles et relèvent bien évidemment de la responsabilité humaine ; c’était le point de départ de mon exemple. Au-delà cependant, il est nécessaire de toujours s’interroger sur l’effet de la célébration même de l’eucharistie ; car il peut arriver que, dans certaines situations particulières d’injustice et de division, celle-ci ne puisse plus signifier la présence/absence du Dieu d’amour et de justice au milieu des croyants et l’offre de vie qu’il adresse à tous, mais qu’elle devienne facteur d’exclusion et de haine. Dans de telles situations, une juste célébration de l’eucharistie ne pourrait-elle pas alors consister à s’en abstenir ?

Toute communication, on le sait, est faite de difficultés ; même quand elle aspire à la communion, elle se heurte sans cesse à la différence, à l’écart qui existe entre soi et l’autre et même de soi à soi : entre ce que nous voudrions exprimer et ce que nous sommes capables de formuler, entre ce que nous disons et ce que l’autre entend, entre ce qu’il entend et ce qu’il peut comprendre…, il existe de multiples décalages qui sont autant d’occasions d’incompréhensions. Mais s’il n’y avait pas cet écart, il n’y aurait nul besoin de communication ! Il en va nécessairement de même, à plus forte raison, de la vie chrétienne, puisque, au-delà de la relation avec soi — ce soi qui nous échappe toujours — et avec les autres — ces autres qui nous sont donnés comme frères mais qui nous restent pourtant radicalement étrangers —, elle est tentative de communication avec le Tout Autre, ce Dieu qui se révèle à nous mais qui demeure fondamentalement incompréhensible à notre intelligence humaine.

La théologie sait que cet écart est la condition même de sa démarche. Pour parler de Dieu, nous n’avons que des images humaines, qui sont nécessairement inadéquates. « Le théologien a toujours su qu’entre son discours et l’“objet” de celui-ci existait une distance incommensurable. La “réalité ultime” du mystère révélé surpassera toujours le discours qui tentera de l’exprimer. La conscience d’une telle inadéquation est au fondement même de la réflexion théologique », écrit Jacques Audinet[7]. Mais le défi est particulièrement important pour la TP, dans la mesure où elle porte le souci de la pertinence et de l’intelligibilité des pratiques ecclésiales dans une société donnée ; plus encore qu’un discours dogmatique, elle doit être attentive aux dérives que peuvent entraîner la pesanteur de nos réalités humaines, l’opacité de nos gestes, les fantasmes de notre affectivité. L’écart prend là un poids tout particulier.

D’autant plus que la distance entre l’appel qui nous est adressé par Dieu et nos pratiques ecclésiales est augmentée sans cesse par nos peurs et nos résistances face à la radicalité de l’Évangile, cet Évangile qui nous pousse à sortir de nos égoïsmes pour nous ouvrir à l’amour et qui nous annonce un Dieu serviteur alors que nous aimerions tant pouvoir l’utiliser comme instrument de notre pouvoir. C’est aussi le rôle de la TP que d’essayer de démasquer les veaux d’or que nous nous forgeons sans cesse pour éviter de servir le vrai Dieu.

III. La reconnaissance de l’écart comme fondement de l’être des Églises

Voilà le théologien amené à s’interroger : cet écart à soi-même, aux autres et à Dieu qui est au coeur de notre condition humaine, cet écart qui constitue notre croix, ne serait-il pas aussi notre chance, au niveau ecclésial comme au niveau personnel ?

Sur le plan personnel, nous retrouvons là ce qui fait le coeur de la démarche paulinienne, que Luther a développé avec tant de force. « Que vient faire la loi ? » (Ga 3,19) demande Paul après avoir rappelé que « par la loi, nul n’est justifié devant Dieu » (v. 11). « Elle vient s’ajouter pour que se manifestent les transgressions, en attendant la venue de la descendance à laquelle était destinée la promesse » (v. 19). Et il poursuit : « Avant la venue de la foi, nous étions gardés en captivité sous la loi, en vue de la foi qui devait être révélée. Ainsi donc la loi a été notre surveillant en attendant le Christ afin que nous soyons justifiés par la foi » (v. 23‑24).

Commentant le verset 19[8], Luther pose la distinction entre les deux usages de la loi. Dans son premier usage, l’usage civil, la loi a été promulguée par Dieu « en vue d’empêcher les péchés », ou encore pour « contenir les impies » (p. 19) ; « cet office, commente-t‑il, est très nécessaire, à la vérité, mais il ne concerne pas la justification » (p. 20). Dans son usage théologique, « le véritable office, l’office propre et principal de la loi, est de révéler à l’homme son péché, son aveuglement, sa misère, son impiété […] » (p. 20). Elle a pour but d’accuser la conscience de l’humain, pour l’ouvrir à la grâce de Dieu — comme il a fallu, pour que le Seigneur puisse se révéler à Élie dans le souffle léger, que passent auparavant la tourmente de feu, le vent tourbillonnant et le tremblement de terre, dans lesquels Dieu pourtant n’était pas (cf. p. 21 ; Luther se réfère à 1 R 19,11 et suiv.). « À quoi sert-il d’être humilié, brisé et broyé par ce marteau » qu’est la loi ? demande encore Luther. « Que la grâce puisse avoir accès auprès de nous : voilà l’utilité. Ainsi la loi est servante de la grâce : elle nous y prépare » (p. 25).

C’est donc dans notre échec à accomplir réellement la loi que nous voudrions accomplir, que nous est révélée la grâce qui nous est offerte. C’est la prise de conscience et l’acceptation de notre impossibilité à nous conformer à l’image idéale de nous-mêmes qui nous permettent d’accueillir la justification qui nous est offerte dans la foi. Jésus n’est pas venu, dit-il, pour sauver les justes mais les pécheurs, c’est-à‑dire ceux qui se sentent en écart[9] à eux-mêmes, aux autres et à Dieu ; c’est bien la conscience de cette distance qui nous conduit à nous mettre au bénéfice de ce salut. Mais ne sommes-nous pas tous, pécheurs honnêtes ou pécheurs malhonnêtes, d’une façon ou d’une autre, en écart ? Qu’on la nomme aliénation avec Marx, inconscient avec Freud, faillibilité avec Ricoeur — ou de tant d’autres termes que la philosophie s’essaye à clarifier —, il semble bien qu’il y ait en l’humain quelque chose comme une faille constitutive. « Nous sommes tous de lopins et d’une contexture si informe et si diverse que chaque pièce, chaque moment fait son jeu. Et se trouve ainsi autant de différence de nous à nous-même que de nous à autrui », affirmait déjà Montaigne[10].

Ce qui est vrai sur le plan personnel l’est tout autant au niveau ecclésial qui concerne plus particulièrement la TP. Institutions humaines chargées de faire entendre quelque chose d’un Dieu tout autre qui leur échappe toujours, les Églises se trouvent d’une certaine façon confrontées à une mission impossible.

Si l’institution est bien « l’ensemble des formes ou des structures sociales telles qu’elles sont établies par la loi ou la coutume », elle se reconnaît nécessairement, estime Christian Duquoc, à son « caractère contraignant[11] ». Les institutions ecclésiales ont, comme les autres, besoin pour vivre de règles qui organisent la vie commune de leurs membres et de textes qui définissent ce que chacun est censé croire et/ou faire : confessions de foi, catéchismes, codes de droit canonique, disciplines ou autres règlements intérieurs, se trouvent présents dans presque toutes les Églises. Même si, dans les faits, une certaine liberté est laissée aux membres, il faut cependant un cadre, plus ou moins contraignant, pour signifier l’identité de l’institution et organiser la vie commune en son sein ; sinon, ce serait sûrement la loi du plus fort qui l’emporterait…

Théologiquement pourtant, les Églises se comprennent de façon moins prosaïque. L’Église est définie comme peuple de Dieu, corps du Christ, temple de l’Esprit. « Rassemblée, conservée et gouvernée par le Saint-Esprit », l’Église « reçoit son être et sa vie du Christ dont elle est le corps[12] ». Elle ne vit pas par elle ni pour elle, mais elle est « instrument et signe du salut[13] », à travers la proclamation de la parole de Dieu et la célébration des sacrements. Son identité profonde s’exprime dans la mission qui est la sienne, « d’annoncer l’Évangile et de servir l’humanité », mission qui est « une véritable participation, même si elle est limitée, à l’action de Dieu pour réaliser dans le monde ses plans comme Créateur, Rédempteur et Sanctificateur[14] ».

Du salut offert par Dieu, la plupart des traditions voient en l’Église la médiatrice, et même pour plusieurs la médiatrice exclusive. Ainsi lit-on dans Lumen Gentium : « Le Saint Concile […] enseigne, en s’appuyant sur la Sainte Écriture et la Tradition, que cette Église voyageuse est nécessaire au salut. Seul en effet, le Christ est médiateur et voie du salut, lui qui se rend présent pour nous dans son Corps, qui est l’Église. Enseignant expressément la nécessité de la foi et du baptême (cf. Mc 16,16 ; Jn 3,5) le Christ lui-même a du même coup affirmé la nécessité de l’Église, dans laquelle on est introduit par le baptême comme par une porte[15] ». Calvin a des formules qui ne diffèrent pas fondamentalement : « Dieu estime tant de la communion de son Église, qu’il tient pour un traistre et apostat de la Chrétienté celuy qui s’estrange [se retire] de quelque compagnie Chrestienne en laquelle il y a le ministère de sa Parolle et de ses Sacremens. Il a en telle recommandation l’authorité d’icelle, que quand elle est violée, il dit que la sienne propre l’est. […] Dont il s’ensuit que quiconque se départ d’icelle renonce Dieu et Jésus-Christ[16] ». Pour lui aussi, l’Église apparaît donc comme le passage obligé de la relation à Dieu.

Mais comment la liberté de l’Esprit saint pourrait-elle être enfermée dans une institution humaine — avec ce que cela signifie nécessairement de contraintes ? Comment des organisations humaines, toujours empêtrées dans mille contingences matérielles et financières, pourraient-elles signifier l’amour gratuit et sans frontière de Dieu ? Comment une institution faillible peut-elle témoigner d’un Dieu parfait ? La mission de l’Église relève du grand écart… On se trouve placé là devant le paradoxe constitutif de l’Église.

On le sait, luthériens et réformés s’efforcent de résoudre ce paradoxe en distinguant les Églises visibles, institutions humaines faillibles, et l’Église invisible, une, sainte, universelle et apostolique. Cette distinction leur permet de mieux accepter que les Églises soient nécessairement toujours à distance de la mission qui leur est confiée. Au contraire, pour la tradition catholique, « la société constituée d’organes hiérarchiques et le Corps mystique du Christ, le groupement visible et la communauté spirituelle, l’Église terrestre et l’Église déjà pourvue des biens célestes ne doivent pas être considérées comme deux entités ; ils constituent bien plutôt une seule réalité complexe formée d’un élément humain et d’un élément divin[17] ». Certes, ce n’est pas par ses propres forces que l’Église est ainsi une, sainte, catholique et apostolique, c’est le don de l’Esprit qui « habite dans l’Église » et « l’amène à la vérité tout entière[18] ». Mais dans cette perspective qui situe la sainteté de l’Église dans l’institution humaine, le glissement s’opère facilement d’une Église messagère d’une Parole qui lui échappe à une Église garante et même propriétaire de la Parole. L’Église tend à se comprendre comme le représentant de Dieu parmi les hommes — au risque de rendre irrecevable l’image de Dieu ainsi véhiculée — plutôt que comme un témoin modeste qui renvoie à un Autre que lui, un Autre dont il sait qu’il ne peut jamais avoir la maîtrise[19].

Ma thèse est que les Églises ne peuvent être tant soit peu fidèles à leur mission que si elles prennent conscience de cette distance inévitable et nécessaire entre Dieu et elles d’une part, entre ce qu’elles sont et ce qu’elles sont appelées à être d’autre part ; fondamentalement les Églises ne sont Église que si elles sont le lieu de l’écart reconnu, confessé dans la repentance et assumé dans la conviction que Dieu seul est la Vérité. Cet écart n’est-il pas, d’une certaine façon, l’espace laissé à Dieu pour qu’il soit lui-même en même temps que l’espace laissé aux humains pour qu’ils soient eux-mêmes ?

Il s’agit en fait, pour les Églises, d’accepter de faire le deuil d’une impossible perfection pour s’en remettre simplement à la grâce de Dieu. C’est alors qu’elles pourront le mieux être signes du Dieu dont la puissance s’accomplit dans la faiblesse. C’est en prenant acte du fait qu’aucune institution humaine ne peut jamais coïncider avec le Royaume qui nous est promis qu’elles pourront le mieux — ou le moins mal — donner à entrevoir quelque chose de ce Royaume.

IV. L’apport d’une telle reconnaissance

Participant à mettre en lumière cet écart entre la vocation de l’Église et la réalité vécue au quotidien dans les Églises, la TP peut contribuer à ce mouvement de conversion que celles-ci ont sans cesse à renouveler : renoncer à leur propre justice pour témoigner d’un Dieu qui accueille les humains et les institutions telles qu’elles sont. Mais si elle n’est pas — elle aussi, elle d’abord — consciente du caractère à la fois inévitable et salutaire de cet écart, elle risque fort, au contraire, d’encourager cette vaine recherche de perfection. Est-ce à dire qu’elle devrait renoncer à toute recherche de pratiques religieuses plus congruentes avec la foi au Dieu de Jésus-Christ ? Certes pas… Il en va de la vie des Églises comme de celle des individus, pour lesquels le chemin de sanctification, qui comporte bien évidemment une part de travail personnel, est à vivre comme un don de la grâce de Dieu. De même, la TP doit poursuivre ce travail d’analyse et de proposition pour aider à ce que la vie des Églises soit le plus possible fidèle au Dieu de l’Évangile et en cohérence avec les cultures dans lesquelles elles sont implantées, mais en continuant à alerter sur l’impossibilité d’une totale adéquation et en appelant les communautés ecclésiales à se recentrer sans arrêt sur l’essentiel, l’ouverture au don de Dieu qui veut nous conduire dans une vie nouvelle.

Par ailleurs, en rappelant qu’aucune pratique religieuse ne peut jamais se révéler pleinement satisfaisante, la TP peut éviter certains des pièges qui guettent toujours l’usage que les Églises font du rite[20] : le piège de la tradition qui fige les pratiques ecclésiales dans des formes immobiles, sous prétexte qu’« on a toujours fait ainsi », et qui empêche leur adaptation en fonction de la culture de chaque lieu ou de chaque époque ; la tentation magique qui fait de la pratique religieuse un acte à valeur objective, efficace en lui-même indépendamment des dispositions des acteurs, tentation qui évite d’entrer dans une relation libre avec Dieu ; le piège de la maîtrise, où le rite est utilisé comme instrument de pouvoir sur Dieu au lieu d’être invitation à la confiance. Affirmer l’inévitable écart de nos pratiques à la réalité à laquelle elles prétendent se rattacher et leur impossibilité à dire en vérité le Dieu qu’elles confessent, c’est souligner la relativité de ces pratiques ; ce qui évite toute chosification de Dieu dans des formules religieuses et favorise un plus grand respect des sensibilités de chacun en même temps qu’une plus grande liberté dans la vie ecclésiale. Il y a là une façon d’aider les fidèles à se méfier de la tentation de vouloir mettre la main sur Dieu par leurs pratiques religieuses et de les inciter à rester toujours ouverts à l’inattendu de Dieu…

Rappeler et assumer ce positionnement en « écart » constitutif de la réalité des Églises, c’est aussi, pour la TP, une façon d’aider celles-ci à trouver la juste liberté par rapport à ce que la société attend d’elles. Certes il est important que les Églises soient sensibles aux besoins et aux attentes de leurs contemporains, pour tenter de dire l’Évangile d’une façon audible pour eux ; et il ne servirait à rien qu’elles cherchent à se démarquer de ces attentes pour le principe, simplement pour montrer qu’elles relèvent d’un monde autre. Mais si les Églises se contentaient de se conformer à l’image que l’on a d’elles, comment pourraient-elles faire entendre la nouveauté de l’Évangile ? Comment pourraient-elles alors suggérer un Dieu dont l’initiative ouvre les humains à une vie renouvelée, un Dieu libre de tout conformisme ? C’est aussi la tâche de la TP que de mener ce type de réflexion : jusqu’où et à quelles conditions les Églises doivent-elles se démarquer des pratiques sociales attendues et acceptées dans une société donnée, et comment faire pour que l’écart ainsi introduit soit vraiment signifiant d’un Dieu qui vient nous rencontrer tels que nous sommes et ne refuse pas de se rendre présent à nous dans nos habitudes, mais qui veut pourtant toujours nous remettre en chemin ?

La théologie travaille nécessairement sur un manque, celui que creuse en l’humain la trace du Dieu tout autre que nous ne pouvons jamais enfermer ni dans nos institutions, ni dans nos pratiques ni dans nos mots. Chercher à combler ce manque, c’est vouloir faire l’économie de la confiance ; c’est empêcher ce cheminement auquel le Dieu de Jésus-Christ nous invite, et transformer Dieu en une idole au service de notre besoin de sécurité et de pouvoir. Il y a pourtant là une tentation constante pour les Églises comme pour la théologie : pour les premières en prenant la place de Dieu, pour la seconde en se croyant détentrice d’un savoir sur Dieu ; autant de façons finalement d’empiéter sur l’espace de Dieu… C’est la tâche de la TP que de travailler à la reconnaissance de l’écart constitutif de la réalité de l’Église, reconnaissance qui est la condition de pratiques ecclésiales saines.