Corps de l’article

Certains chercheurs pourraient se sentir intimidés devant l’ampleur de la majestueuse Histoire de la philosophie politique, sous la direction de Leo Strauss et Joseph Cropsey, que les Presses Universitaires de France ont rééditée dans la collection « Quadrige ». En 39 chapitres autonomes et distincts, rédigés par une trentaine d’auteurs, cet ouvrage monumental de plus de 1 000 pages présente successivement et individuellement la contribution d’une trentaine de philosophes occidentaux ayant réfléchi sur les fondements de la philosophie politique. Les études portent spécifiquement sur des dimensions aussi variées que la cité, l’État, la citoyenneté, la démocratie, la Raison, les régimes politiques, le contrat social, les faits religieux, la société civile, les vertus, et ce, depuis Thucydide, Xénophon et Aristote jusqu’à John Dewey et Martin Heidegger. S’ajoutent à cet ensemble déjà considérable de nombreuses études théologiques portant sur les conceptions religieuses de saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Martin Luther et Jean Calvin, mais aussi deux études distinctes sur deux philosophes orientaux du Moyen Âge : le musulman Alfarabi et le juif Moïse Maïmonide, qui est l’auteur du Guide des égarés (ou le Guide des perplexes).

Chaque chapitre de cette Histoire de la philosophie politique porte spécifiquement sur un philosophe particulier, depuis l’Antiquité jusqu’au xxe siècle. À quelques exceptions près (comme le chapitre sur Edmund Burke), la plupart de ces textes avaient été commandés et rédigés expressément pour ce collectif, à la demande de Leo Strauss, au début des années 1960. Autrement dit, les textes réunis dans ce livre ne sont pas de la plume de Heidegger ou de Dewey, mais sont des essais rédigés par des universitaires du xxe siècle sur les oeuvres de ces illustres philosophes. Publié initialement en 1963 aux Presses de l’Université de Chicago sous le titre History of Political Philosophy, cet ouvrage avait été réédité et augmenté à deux reprises avant d’être traduit en français en 1994 dans la collection « Léviathan » des Presses Universitaires de France. La présente édition de ce classique est la première en format de poche ; il s’agit en réalité d’une réimpression en plus petit format de l’édition précédente.

Le but premier de cette Histoire de la philosophie politique est d’établir une présentation minutieuse et approfondie de certaines oeuvres classiques ayant été largement commentées, mais selon une perspective qui tiendrait surtout compte des analyses anciennes et qui n’accorderait pas une importance démesurée aux études récentes de ces mêmes oeuvres. Ce faisant, les auteurs tentent de cerner les idées originales de chaque philosophe, sans vouloir les situer dans une continuité historique qui serait perçue comme étant évolutive. C’est pourquoi les responsables de la publication parlent d’un « traitement philosophique des questions permanentes » pour caractériser leur projet (p. ix). Aussi, contrairement à ce que son titre pourrait laisser entendre, ce livre n’est pas tant une histoire de la discipline, mais plutôt une méditation à plusieurs voix sur une série de philosophes importants, dont les oeuvres ont marqué l’évolution de la philosophie politique. Autrement dit, l’angle d’analyse adopté ici n’est pas l’histoire, mais bien l’épistémologie.

Les premières pages donnent une définition de la philosophie politique classique telle que formulée par Socrate qui, bien qu’il n’ait jamais écrit de livre, est ici présenté comme étant le fondateur de cette approche spécifique de la philosophie, ayant aussi influencé Platon et Aristote (p. 1). Il faudra attendre au xvie siècle pour constater une rupture avec la philosophie politique classique et un dépassement substantiel de la pensée socratique, lors de l’avènement de ce que l’on nomme la philosophie politique moderne (p. 2). D’emblée, Leo Strauss et Joseph Cropsey précisent dans leur introduction que l’objet premier de la philosophie politique classique est l’étude de la Cité, entendue comme « une forme parmi d’autres de l’État » (p. 6). Leur démonstration initiale est particulièrement éclairante et subtile. Comme le concept de la Cité risquerait de nos jours de véhiculer une conception peut-être trop liée à l’urbanité, on préfère ici nuancer ce concept en suggérant comme équivalent possible « la patrie », qui souligne le sentiment d’appartenance : « l’équivalent moderne de la Cité au niveau de la compréhension du citoyen est la patrie » (p. 6). Dans une autre formulation, on considère l’idée de la Cité comme étant la résultante d’une équation associant l’État, la société civile et quelque chose de plus intangible. Dans cette formulation, la cité serait toutefois différente de la nation et supérieure à l’idée plutôt primitive du clan. Selon les philosophes classiques, deux obstacles pourraient nuire à ces équivalences approximatives : « les clans ne sont pas capables d’une haute civilisation, et les sociétés très grandes ne peuvent être des sociétés libres » (p. 6).

Bien que chaque auteur choisi soit ici étudié individuellement, les comparaisons et les influences entre les philosophes sont inévitablement mises en évidence dans les différentes études : ainsi, la lecture de Thucydide par son traducteur Thomas Hobbes avait été particulièrement riche d’enseignements pour le philosophe anglais (p. 9) ; par ailleurs, la place de la pensée aristotélicienne chez saint Thomas d’Aquin est maintes fois réaffirmée et démontrée (p. 269). En outre, comme il s’agit d’un collectif publié d’abord à l’intention des étudiants des États-Unis, on ne s’étonnera pas de ne pas y trouver d’articles sur des philosophes français contemporains comme Maurice Merleau-Ponty ou Jean-Paul Sartre, dont l’absence ici nous surprend quelque peu. En fait, le philosophe français le plus proche de nous (dans le temps) parmi ceux représentés ici est Alexis de Tocqueville (1805-1859). En revanche, la place accordée à des philosophes anglais relativement moins connus comme Richard Hooker (1553-1600), John Milton (1608-1674), William Blackstone (1723-1780), Edmund Burke (1729-1797), Jeremy Bentham (1748-1832) et James Mill (1773-1836) ou au Hollandais Hugo Grotius (1583-1645) pourra peut-être surprendre, mais ces études fourniront des réflexions nuancées sur l’autorité et la tolérance, la justice et l’utilitarisme. Les trois seuls chapitres sur des philosophes plus contemporains (du xxe siècle) portent sur John Dewey, Edmund Husserl et Martin Heidegger.

Malgré le caractère gigantesque de ce livre, la traduction de l’américain effectuée par Olivier Sedeyn est vivante et comporte assez peu d’erreurs ; il subsiste toutefois quelques coquilles et oublis de mots, même dans cette deuxième réédition française, ce qui étonne (et déçoit) de la part des Presses Universitaires de France. Voici quelques exemples de fautes typographiques relevées çà et là : « la sagesse politique consiste principale (sic) à porter un bon jugement » (p. 9) ; « conue (sic) sous le nom » (p. 40) ; « semble dire que ce qui manifestement (sic) vrai » (p. 59) ; « n’est nulle pas [part] (sic) plus facilement » (p. 146) ; « Car, comme nous le Aristote (sic) » (p. 164) ; « En recherchant une définition un bonheur (sic) » (p. 135) ; « la paix du monde politiques (sic) » (p. 444) ; « ce proposition (sic) » (p. 472) ; « parce (sic) son objet » (p. 476) ; « Ce (sic) pouvoirs politiques » (p. 546) ; « la communauté acquiert la souverainement (sic) » (p. 548) ; « la rechercher (sic) cohérente ou consciente » (p. 582) ; « les enseignement (sic) » (p. 619) ; « objet exptérieur (sic) » (p. 642) ; « je ne pourrait (sic) » (p. 652) ; « il au moins impossible sans les passions (sic) » (p. 664) ; « furent en quelque sorte adres (sic) » (p. 729) ; « maaintenir (sic) » (p. 834) ; « qui sont animées (sic) de l’état d’esprit » (p. 834) ; « les nécesités (sic) » (p. 835) ; « l’existence contrète de l’uetat (sic) » (p. 840) ; « la mondée (sic) des puissances » (p. 842) ; « l’amancipation des puissances (sic) » (p. 845) ; « La barrières (sic) » (p. 850) ; « dans l’une ou l’autre de des deux formes (sic) » (p. 855) ; « le thèmen (sic) » (p. 863) ; « lequelle (sic) » (p. 866).

Les deux dernières pages de l’ouvrage (p. 1075-1076) sont curieusement les plus précieuses du point de vue bibliographique, car elles sont les seules à fournir des indications précises quant aux noms des auteurs respectifs de chaque chapitre, et ces renseignements n’apparaissent nulle part ailleurs dans le livre, ni au début ni à la fin des chapitres. Pour rendre justice à quelques-uns d’entre eux, signalons les noms de David Bolotin, Carnes Lord, Duncan Forrester, Richard H. Cox, bien que la plupart des collaborateurs de ce livre soient assez peu connus en France et au Québec. En fait, de cet ensemble de plus de 1 000 pages, Leo Strauss n’a rédigé lui-même que trois chapitres, au demeurant excellents (ceux sur Platon, Marsile de Padoue et Nicolas Machiavel), tandis que le co-responsable Joseph Cropsey a écrit les textes sur Adam Smith et Karl Marx. Le chapitre consacré à Jean-Jacques Rousseau avait été écrit par le philosophe américain Allan Bloom, par la suite mieux connu comme étant l’auteur d’un livre célèbre et assez controversé sur le déclin de la culture générale et classique aux États-Unis, intitulé L’Âme désarmée[1].

Il convient d’ajouter ici que le personnage de Leo Strauss (1899-1973) reste assez controversé, en raison de son influence posthume (et peut-être involontaire ?) auprès de plusieurs représentants du néo-conservatisme aux États-Unis, formés à l’Université de Chicago. Le personnage de Leo Strauss apparaît d’ailleurs dans le roman de Saul Bellow, Ravelstein, et fait l’objet de critiques fréquentes de la part des intellectuels antiaméricains, particulièrement en France[2]. En revanche, sa connaissance de la philosophie classique et son expertise en philosophie politique ne sont pas remises en question, même si la critique canadienne Shadia Drury s’acharne depuis plusieurs années à dénoncer les positions conservatrices de Leo Strauss[3]. Pourtant, selon les journalistes français Alain Frachon et Daniel Vernet, « Raymond Aron avait une grande admiration pour Strauss[4] ». L’épilogue de la troisième édition américaine du présent ouvrage fournit une étude sur l’héritage intellectuel de Leo Strauss, celui qui demeurera à l’origine de ce que certains avaient nommé « l’école philosophique de Chicago » (p. 1007-1043).

Cette gigantesque Histoire de la philosophie politique publiée sous la direction de Leo Strauss et de Joseph Cropsey réunit une somme étonnante de notions fondamentales et d’analyses denses, centrées essentiellement sur les oeuvres. Chaque chapitre se veut une invitation à découvrir la contribution d’un philosophe. L’ouvrage intéressera autant les chercheurs en philosophie, en science politique, en histoire des idées, mais également ceux dont les travaux portent sur l’éducation à la citoyenneté, le lien social, l’éthique, le pragmatisme, l’épistémologie et les sciences de l’homme.