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Cet excellent travail sur l’éthique, l’économie et la théologie dans l’oeuvre d’Adam Smith (1723-1790) est en fait la version remaniée d’une thèse soutenue à la Faculté autonome de théologie protestante de l’Université de Genève. Il vise à comprendre les rapports qu’entretiennent l’éthique et l’économique dans la pensée libérale de Smith, une pensée qui s’est développée, Dermange (A.) le rappelle fort justement, à l’intérieur d’une vision théologique du monde. Or, l’objectif du livre est de saisir l’oeuvre de Smith « objectivement », ce qui pose un problème de taille, comme nous le signale l’A., au début de son ouvrage :

Mais une telle tâche se heurte rapidement à un difficile défi : bien que la philosophie morale de Smith se veuille systématique, intégrant de manière mécaniste et coordonnée l’éthique, l’économie politique, la jurisprudence et la théologie, elle est loin d’être statique. Plus on étudie la pensée de Smith, plus ses propositions paraissent en plusieurs points contradictoires ou du moins en conflit. Restituer le fil de sa pensée exige alors bien plus que le seul art du résumé, mais suppose de nombreuses confrontations : internes à l’oeuvre de Smith, et externes par les lectures qui en sont proposées (p. 15).

Avant de juger si l’A. relève le défi qu’il s’est proposé, peut-être convient-il de dire un mot sur lui. Qui est François Dermange ? Quelle est sa formation et qu’a-t-il écrit ? En fait, l’A., un ancien élève des Hautes Études Commerciales, est docteur en théologie et enseigne l’éthique à l’Université de Genève. Il a publié, avec L. Flachon, aux mêmes éditions, Éthique et Droit. Cela dit, que propose précisément Dermange sur Smith ? De quelle manière parviendra-t-il à rattacher l’économique et l’éthique dans l’oeuvre de Smith ? Voilà ce qui doit nous occuper ici.

L’A. se propose d’entrée de jeu de présenter le projet « philosophique » de Smith. Cette présentation, qui occupera tout le premier chapitre, entend surtout inscrire Smith dans son époque, c’est-à-dire le xviiie siècle. On apprendra ici que Smith, qui veut devenir « le Newton de la morale » (p. 21), se voit très tôt influencé par les écrits de Hume et de Hutchison, qu’il lit des auteurs français, Rousseau et La Rochefoucauld notamment, et qu’il maîtrise la pensée des philosophes importants de son temps. Mais on retiendra surtout de ce premier chapitre que Smith est très ambitieux puisqu’il veut « refonder » l’ordre moral. Cette refondation devra rouler sur la théologie, comme Dermange se plaît à le souligner (p. 34-40).

Le deuxième chapitre se penche sur la question des liens entre l’éthique et l’économique. Y a-t-il une harmonie entre ces deux sphères chez Smith ? L’A. croit que oui. Pour le démontrer, il résume rapidement l’éthique de Smith au moyen de concepts d’amour de soi, de sympathie, de conscience et de justice (p. 52-64). Sans surprise, l’économique se voit caractérisée par la notion d’intérêt. L’économique se pense aussi, cependant, avec les concepts de division du travail et du capital. Ici, nous cherchons le point de passage, dans l’anthropologie Smith, de l’éthique vers l’économique et sa fondation dans la religion (p. 80). L’A. démontre que dans l’esprit de Smith, il y a une adéquation naturelle entre le comportement juste (éthique) et le développement économique, car si les deux sphères naissent de la passion humaine — qui se rattache toujours à la Bonté divine —, alors l’homme s’améliore grâce à la « sympathie naturelle », laquelle « finit par l’emporter dans la tension qui l’oppose à l’égoïsme du self-interest » (p. 75).

Le chapitre suivant repose à nouveau le problème de l’harmonie chez Smith, mais en termes juridiques. Il s’agit alors de déplacer les questions posées jusqu’alors pour les projeter dans le champ plus large, disons plus normatif ou restrictif, du droit et de la justice. On se demandera par exemple si l’économique est essentiellement injuste. L’A. poursuit ici sa reconstruction de la pensée de Smith et propose de nouvelles articulations théoriques, notamment à partir des concepts de rémunération, d’effets pervers du travail et de division du travail. Le lecteur d’aujourd’hui sera heureux d’apprendre comment, pour Smith, la concurrence, qui doit être organisée par l’État, face à l’Église, doit s’inscrire dans un cadre « libéral » (p. 120).

Le plus intéressant chapitre du livre, le quatrième, s’intéresse à l’intuition qui a fait la fortune de la pensée économique de Smith, c’est-à-dire la controversée théorie de la « main invisible » (p. 155-195). La main invisible serait chez Smith, pour l’essentiel, une justification de l’injustice par la finalité (Providence). Cependant, la « main » n’a pas pour but d’assurer le bonheur aux hommes. Fort d’une exégèse assez rigoureuse des passages, surtout dans la Théorie des sentiments moraux et la Richesse des nations, où Smith parle de cette « main invisible », l’A. veut répondre aux questions suivantes : quel est le rapport entre le droit naturel et les lois de nature ? Est-ce une faille dans le système de la nature ? Quel est le lien entre la main invisible et la Providence ? Ces questions nous conduisent à reconnaître la place importante qu’occupe la Providence dans la pensée de Smith. Ce dernier n’est pas un « utilitariste » au sens strict — l’utilitarisme relève ici d’une inconséquence morale naturelle — il l’est par sa croyance en la Providence… Le chapitre se termine par le constat que la main invisible, dans le contexte de la faillite de la théologie naturelle, ressemble davantage à une solution de désespoir qu’à la relation harmonieuse entre l’économique et de l’éthique. Voilà une leçon qu’il nous faudra méditer longtemps.

Sous l’intitulé Quelle responsabilité pour l’économie ?, le dernier chapitre propose l’apport personnel de l’A. sur la difficile question de la justice en regard de l’économique. Utilisant la belle idée de responsabilité, qui fascine les théologiens — nous pensons ici aux ouvrages de Jonas et de Ricoeur entre autres —, l’A. revoit à sa façon la théorie de Smith. Dermange poursuit en somme son travail de théologien en cherchant à inscrire la responsabilité au coeur du rapport entre l’éthique et l’économique afin de répondre aux nombreuses impasses du monde actuel.

Le Dieu du marché est un livre stimulant. Il faut remercier l’A. de nous présenter un A. Smith différent, un A. Smith qui sort des préjugés habituels entourant le libéralisme économique. Le livre est rédigé dans un style sobre, de lecture aisée. Le travail s’avère finement documenté et précis, si on se fie aux notes et références qui sont fort nombreuses. Si l’A. fait montre de rigueur, il nous offre un travail auquel les chercheurs devront se référer. Les faiblesses de la thèse, si nous tenons à en relever une ou deux, se situent au niveau des distinctions conceptuelles : l’A., comme de nombreux théologiens, semble-t-il, confond l’éthique et la morale et fait de la responsabilité un concept exclusivement théologique. Aussi, le lecteur a parfois le sentiment que Dermange cherche à trop en faire, car tenir à rattacher et expliquer les rapports entre l’éthique, la morale, la philosophie, le droit, la justice, l’économie et la théologie fait beaucoup trop pour une seule thèse, ce qui renforce le proverbe « qui embrasse trop mal étreint ». Cela ne saurait masquer cependant les appréciables qualités de l’ouvrage de Dermange. Car l’érudition est partout sensible et le travail bien mené. Mieux : il faut féliciter François Dermange d’avoir rendu accessible les présupposés de la pensée originale d’Adam Smith, qui est un véritable penseur.