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À la mémoire de Rémi Parent (1936-2004)

À l’ère que plusieurs ont qualifiée de « postchrétienne », nombreux sont ceux et celles qui persistent à se réclamer de l’Évangile. Mais de quoi s’agit-il alors ? Interrogés, les uns parleront des « valeurs chrétiennes » : l’amour du prochain, l’horizon de liberté, etc. D’autres évoqueront Jésus Christ, mort et ressuscité. D’autres encore parleront d’un Dieu créateur, source et horizon de toute vie. Plus rares aujourd’hui sont ceux et celles qui, sous cette expression, supposent l’ensemble du dispositif chrétien, du baptême au viatique, en passant par l’autorité de Rome et par le dogme de l’Assomption. À l’examen, on se rend vite compte que cette référence à « l’Évangile » n’engage pas un contenu précis qui serait communément entendu, mais qu’il fait plutôt office de symbole, ce qui est d’ailleurs, selon le sociologue et théologien Fernand Dumont, précisément le mode opératoire de toute référence collective[1].

La référence à l’Évangile a vraisemblablement toujours fonctionné ainsi et ce, dès l’origine. On peut ainsi lire dans l’Évangile de Marc que Jésus apparut en Galilée, proclamant « l’Évangile de Dieu » (Mc 1,14). Cette expression ne peut évidemment pas référer aux écrits évangéliques eux-mêmes. Elle ne renvoie à la bonne nouvelle de la mort-résurrection du Christ que par anticipation. Les exégètes nous diront que l’expression « évangile de Dieu », si elle a été effectivement employée par Jésus, ne pouvait alors viser que l’imminence du règne de Dieu, comme l’indique d’ailleurs le cotexte. Ce sens ne prédominera déjà plus dans l’usage de l’expression chez Paul. Ce qui est intéressant ici, c’est la manière dont la même expression s’est chargée de sens successifs et ce, à l’intérieur même du Nouveau Testament : l’annonce du règne, la mort-résurrection du messie, le salut qu’il apporte, les écrits qui en témoignent. « L’Évangile », avec la majuscule, est rapidement devenu la référence chrétienne par excellence, le symbole qui noue les gerbes de l’Église à travers l’histoire, à titre d’événement, de récit, de norme et de doctrine originels.

« L’Évangile » est à l’origine ; or nous avons appris de Claude Geffré que cette origine n’est pas quelque chose, parole ou écriture, qui n’aurait donné lieu qu’ensuite à un processus de transmission, mais qu’elle était déjà, en son surgissement même, interprétation : « […] l’interprétation est en effet congénitale au christianisme à l’état naissant, puisque ce qui vaut pour lui comme texte fondateur c’est l’acte d’interprétation de la première communauté chrétienne concernant l’événement Jésus-Christ. À ce compte-là, d’emblée nous sommes invités à faire l’interprétation d’une interprétation première[2]. » Autrement dit, ce qui naît à l’origine, c’est déjà la Tradition[3] ; celle-ci n’est pas un discours second mais bien, selon l’aphorisme de Fernand Dumont, « une histoire fondatrice de l’autre[4] ».

Si tel est le cas, si l’Évangile n’est pas ce qui précède la Tradition mais bien un moment clé de celle-ci, en forme de référence originelle permanente, il faut interroger plus avant son statut dans l’expérience chrétienne. Pendant longtemps, l’Évangile a pu servir de caution à l’Église, qui s’en réclamait comme s’il constituait, en quelque sorte, la charte d’une « société parfaite ». Cette instrumentalisation de l’Évangile a engendré des abus tels qu’on a voulu, par réaction, insister ensuite sur la distance entre l’Évangile et l’Église, celle-ci, semper reformanda, cheminant vers le Royaume. Mais cette distance peut facilement devenir l’alibi d’une communauté fatalement en déficit par rapport à son idéal. Le philosophe dominicain Jean-Yves Jolif le soulignait à propos de la foi, dans le cadre de ses discussions avec le marxisme :

Soulignons-le : si l’on veut expliquer entièrement la critique athée à partir d’une expression historique de la foi, si l’on entend montrer que c’est bien cette figure déterminée du christianisme qui est dissoute par la critique, tandis que la foi elle-même serait sauve, il s’en faut de beaucoup qu’on introduise un élément nouveau dans l’examen du problème. […] Que fait-on d’autre, en effet, que distinguer et opposer une essence et une figure historique du christianisme ? […] Or, par un malheur inévitable, on justifie par ce mouvement même l’interprétation athée ; le processus grâce auquel on croit échapper à la critique est précisément ce qui établit sous la domination décisive de celle-ci. […] Ce qui est capital, au jugement de l’humanisme athée, ce n’est pas que la foi chrétienne apparaisse historiquement sous [des traits trahissant] ses intentions explicites. C’est bien plutôt qu’elle soit incapable de se transformer réellement dans son visage concret, c’est-à-dire de réaliser la visée dont elle se réclame, d’en donner une transcription historique et concrète[5].

Ce jugement est sévère. Il pose cependant de façon nette le problème de la transcription de l’Évangile dans la culture. Cette transcription est risquée ; en considérant seulement les dernières décennies, on pourrait multiplier les exemples de contre-témoignages flagrants, où la référence à l’Évangile se trouve étroitement mêlée à des pratiques navrantes, voire tragiques : abus sexuels et répression culturelle sévissant dans les pensionnats amérindiens, connivence entre le haut clergé catholique et les dictatures de pays latino-américains, entreprises américaines de prédication qui deviennent des empires financiers outranciers, génocides perpétrés par des nations massivement chrétiennes, guerres « préventives » menées au nom de Dieu, etc.

Il n’est pas douteux que nombre de ces pratiques ont été menées avec la conviction sincère de servir « l’Évangile ». Elles ont été dénoncées au nom du même Évangile. La question n’est donc pas seulement de déplorer l’écart inévitable entre l’idéal évangélique et l’impitoyable réalité, mais bien de savoir de quel idéal on parle, et à partir de quelle réalité. À la jonction des deux, le « risque » chrétien est-il fatal ? Consiste-t-il à voir inévitablement l’Évangile récupéré ou vidé de sa substance ? Celui-ci est-il infiniment plastique ? Peut-il être façonné à loisir, se plier à n’importe quelle entreprise ? Entre l’illusion d’un Évangile pur et son investissement dans des entreprises culturelles troubles, y a-t-il de la place pour un christianisme « authentique » ? Et que peut bien signifier celui-ci ?

C’est sur ce triptyque (ou cette cryptique) de l’Évangile, de la culture et du christianisme, que je voudrais proposer quelques réflexions. Elles mettront en relief la difficulté particulière que pose la nature elle-même herméneutique de la référence chrétienne. Je voudrais en traiter comme d’une dialectique, l’idéal évangélique et la réalité culturelle se nouant dans ce que j’appellerai la « réponse chrétienne ». Je prendrai comme interlocuteurs principaux Claude Geffré et Fernand Dumont, l’un et l’autre s’étant préoccupés au plus haut point de la pertinence du christianisme dans la culture contemporaine.

I. L’Évangile

Reprenons la question de l’Évangile de manière quelque peu polémique. Au cours des entretiens qu’il accordait à Gwendoline Jarczyk, Claude Geffré disait estimer « que les difficultés de l’intelligence moderne par rapport à la foi ne tiennent pas simplement à ce qu’est la foi chrétienne en tant qu’elle propose des vérités qui dépassent les capacités de l’intelligence, des vérités surnaturelles », mais bien plutôt à une évolution du « croyable disponible » qui, en modernité, a rendu « les évidences de la raison […] de plus en plus distantes des affirmations de la foi[6] ». On voit ressurgir ici la distinction entre la foi chrétienne « en elle-même » et les possibilités que lui offre une culture donnée. Dans son maître ouvrage Le christianisme au risque de l’interprétation, Geffré écrivait déjà : « […] qu’est-ce qui est le plus important dans le christianisme ? Un ensemble de rites, de représentations, de pratiques qui sont les éléments structurants communs à toutes les religions, ou bien la puissance imprévisible de l’Évangile[7] ? » On reconnaît ici la distinction entre foi et religion qui occupait beaucoup les esprits il y a vingt-cinq ans. Mais voilà qui prête flanc à la critique de Jolif qui, dans l’article évoqué plus haut, écrivait encore :

Le christianisme n’est pas et ne peut pas être cette essence cachée, que l’on croit découvrir au-delà du donné objectif : il est identiquement cette forme d’existence concrète, ce style de rapport aux choses et à autrui, ce comportement visible et objectif, cette réalité pleinement historique qui tombent sous le sens et qui sont les seules réalités véritables correspondant à l’idée ou au terme de « christianisme ». Quand il refuse de se reconnaître dans cette réalité objective, quand il recherche une réalité prétendument plus profonde, le croyant atteste qu’il est idéaliste et qu’il se meut dans le cercle de l’abstraction[8].

Mais en est-il bien ainsi ? Se référer à l’Évangile, sans jamais pouvoir traduire celui-ci de manière satisfaisante, est-ce « se mouvoir dans le cercle de l’abstraction », ou mettre au jour un pôle critique qui fait bien partie de « cette réalité pleinement historique » qu’est l’expérience chrétienne ? Telle semble bien être la conviction de la plupart de ceux et celles qui traitent de ces questions. C’est du moins ce qu’indiquent quelques coups de sonde effectués dans les écrits de Claude Geffré et de Fernand Dumont, ainsi que dans les diverses interventions au colloque que le Père Geffré organisait en 1982 sur le thème du choc des cultures[9].

1. Une « expérience chrétienne fondamentale » ?

Ce qui frappe, à la lecture de ces textes, c’est la récurrence obstinée d’une relation entre deux pôles, à savoir l’Évangile et son inscription dans la culture. Le pôle « Évangile » se décline généralement au singulier, mais sous diverses formes : la révélation de Dieu, la Parole de Dieu, l’authenticité de la foi, la vérité du christianisme, sa permanence, son mystère, le dessein de salut, le Verbe, etc. Le pôle « culture », pour sa part, est pluriel : il est question de figures historiques différentes du christianisme, de représentations du monde liées à une époque, de la diversité des cultures, etc. Geffré écrit par exemple : « […] la même foi doit pouvoir engendrer des figures historiques différentes du christianisme[10] ». Mais il faut alors demander en quel sens il peut s’agir d’une « même foi ». Dès lors qu’elle s’exprime en des langages différents, où réside le même ?

Ce problème est résolu de diverses manières. Dans les entretiens précités, Geffré distingue « ce qui relève de l’objet même de la foi en tant que révélation de Dieu, et ce qui relève plutôt de nos représentations du monde liées à une époque ». Il reviendrait au théologien « de procéder à un certain discernement entre ce que sont les affirmations fondamentales de la foi et les représentations qui, dans le passé, ont été liées à ces mêmes affirmations », ce qui invite à opérer une démythologisation[11]. Geffré envisage ainsi une sorte de « noyau » de la foi[12], constitué des « structures constantes de l’expérience chrétienne fondamentale dont témoignent le Nouveau Testament et la tradition chrétienne ultérieure[13] ». Ceci le conduit à insister souvent sur la « hiérarchie des vérités » mise de l’avant par Vatican II, qui permettrait de privilégier un « petit nombre de dogmes essentiels[14] ». Il reconnaît que cette « expérience chrétienne fondamentale » prend diverses formes dans le Nouveau Testament, « en fonction des questionnements, des modes de représentation, de pensée et de langage qui étaient ceux du temps et du milieu socioculturel ». Mais il ajoute que « la tâche d’une foi critique est de restituer cette expérience fondamentale » que l’on pourrait ramener à « quelques éléments essentiels » : l’universalité du salut, un message de libération qui se vérifie dans une pratique, et la résurrection comme promesse d’accomplissement de l’histoire. Tout l’enjeu pour une « foi critique » consisterait dans l’établissement d’une « “corrélation critique” entre la tradition de l’expérience chrétienne et nos expériences aujourd’hui[15] ».

De la même manière, Fernand Dumont voit dans « l’affirmation grandissante et irrépressible des cultures chrétiennes […] l’heureuse prolifération d’une même symbolique fondamentale » qui comporte « des représentations de l’origine et des représentations de l’avenir[16] ». Malgré l’insistance notoire de Dumont sur l’épaisseur culturelle de la foi, il écrit : « […] il existe, dans l’histoire de l’expérience chrétienne, un ensemble de paramètres qui, pour être historiques eux aussi, n’en sont pas moins aux racines de toute expérience historique de la foi[17]. »

Michel Meslin, quant à lui, parle en des termes sensiblement différents. Il évoque un « mystère du christianisme » qui peut s’inculturer dans diverses cultures « en ne s’identifiant à aucune ». Il ajoute : « De fait, la réalité de toute inculturation du christianisme repose sur la réalité théologale de l’Incarnation d’une Bonne Nouvelle et d’une nouvelle vie déjà réalisée en la personne du Seigneur, et que l’Église doit réaliser, hic et nunc, dans la diversité des cultures humaines[18]. »

Cette image de l’Incarnation hante l’ensemble de ces perspectives. L’idée d’une « irruption de l’absolu dans la contingence[19] » marque visiblement, et parfois explicitement, la manière dont ces auteurs comprennent la permanence de « l’Évangile » à travers les diverses figures historiques du christianisme. Le christianisme, pour ces auteurs, c’est essentiellement l’Évangile incarné dans des cultures. Mais en pensant ainsi les rapports entre la foi et la culture en termes d’incarnation, ces auteurs s’exposent à penser une « préexistence » de la foi, autre que son antériorité, c’est-à-dire une sorte d’essence qui en viendrait à « prendre corps » dans une culture sans pour autant s’y perdre. Geffré écrit : « L’Évangile doit demeurer une Bonne Nouvelle tout en devenant, jusqu’à un certain point, un fait de culture[20] ». L’image de l’Incarnation sauvegarde ainsi la distance permettant d’« opérer un discernement entre ce qui appartient à la révélation elle-même et ce qui relève du véhicule culturel d’une époque[21] », c’est-à-dire la démythologisation. Mais elle le fait au prix d’une distinction onéreuse entre « le message chrétien » et son « véhicule culturel[22] ».

On peut se demander si cette distinction onéreuse n’est pas finalement ruineuse. Car on sait bien, aujourd’hui, qu’il n’y a pas de moment « pré-culturel » de l’Évangile. Même si l’on prend garde de ne pas réduire celui-ci à un « message » et de prêter attention à l’action de Dieu en Jésus Christ, on demeure dans une dynamique culturelle, celle d’un peuple particulier, à un moment particulier de son histoire. On ne rencontre « l’Évangile » qu’au sein d’histoires et de cultures particulières, qui ne sont pas tant des « véhicules » que la chair même de l’Évangile, ses lieux de vérité. Le recours à l’image de l’Incarnation ne se déprend pas facilement de la vision platonicienne et de la conception métaphysique du langage qui lui sont associées. Et toute tentative de nommer cet Évangile qui « s’incarne » dans les cultures ne produit fatalement qu’une autre interprétation culturelle de l’Évangile, qui entretient cependant l’illusion d’avoir saisi le message évangélique « en lui-même ».

C’est là l’aspect périlleux de l’entreprise visant à nommer les traits essentiels de « l’expérience chrétienne fondamentale ». Ceux que dégage Geffré correspondent certes aux urgences de notre époque ; rallieraient-ils pour autant les théologiens d’autrefois et ceux d’autres horizons culturels ? Ceux-ci invoqueraient fatalement d’autres « traits essentiels » : l’existence d’un Dieu unique, celle d’une vie après la mort, le péché originel, le salut de l’âme, etc. De fil en aiguille, toute la trame du christianisme réel y passerait. On reste sur l’impression que les choses se jouent autrement, qu’il n’y a pas tant un « noyau dur » qu’une dramatique se déroulant à même la chair vécue de toute expérience chrétienne particulière.

Geffré sait bien tout cela. Il écrivait déjà dans Le christianisme au risque de l’interprétation : « Il n’y a pas de message chrétien chimiquement pur qui ne soit déjà “traduit” dans une culture[23]. » Il écrit l’année suivante : « Aujourd’hui comme hier, dans la rencontre du christianisme et des cultures, il s’agit toujours du choc de deux cultures. Le christianisme est toujours déjà historiquement un christianisme inculturé. » Mais il n’en parle pas moins, du même souffle, d’une « nouveauté radicale de l’Évangile » portée par un « véhicule culturel[24] ».

De la même manière, le sociologue et théologien camerounais Jean-Marc Ela parle du « risque herméneutique » :

On ne reçoit jamais le donné révélé d’une manière passive. […] Ce qui nous parvient de l’Évangile est toujours un phénomène intérieur à l’histoire d’un peuple, en connexion étroite avec des médiations socio-culturelles. […] À travers la formulation des doctrines, les textes de catéchisme, les traités de théologie, la prédication missionnaire, les formes de piété ou les institutions ecclésiales, nous sommes toujours renvoyés à une vision de l’homme et du monde, à une perception de l’espace et du temps, à un mode de rapports entre les hommes. On s’attendait à recevoir les paroles du Seigneur avec le commentaire autorisé qu’en ont fait la tradition et l’enseignement de l’Église ; en réalité, on retrouve le langage d’une société, avec ses interrogations majeures, ses besoins spécifiques et ses préoccupations dominantes, une certaine sensibilisation aux questions du temps et une mentalité propre aux hommes d’une époque et d’une génération[25].

Cette inculturation inévitable de l’Évangile peut être dite des Évangiles eux-mêmes : ceux-ci sont également l’expression de milieux donnés, avec leur mentalité, leurs questions, etc. On n’en sort pas : dès son origine, et à travers ses diverses mutations à travers l’histoire, le christianisme est toujours un fait culturel ; « il est considéré, et à juste titre, comme une vision du monde et de l’histoire, incarnée dans des coutumes et des rites, donnant lieu à des normes et à des pouvoirs[26] ». C’est ainsi qu’Ela peut écrire au sujet de l’Afrique : « Nous avons été évangélisés dans l’univers de la Contre-Réforme avec ses grandeurs et ses servitudes[27] ».

Ela n’en croit pas moins possible de « nous approprier une foi venue d’ailleurs ». Il y aurait donc moyen de rejoindre « l’Évangile » à travers « l’univers de la Contre-Réforme » et de se l’« approprier ». Ceci suppose une sorte de transcendance de l’Évangile par rapport au christianisme concret, même si cet Évangile ne peut être nommé que dans le langage de ce christianisme concret. L’Évangile jouerait ainsi « une fonction critique […] à l’égard de la religion chrétienne elle-même[28] » et même, ajouterais-je, à l’égard des Évangiles eux-mêmes. Il est, en quelque sorte, leur « au-delà intérieur ». Le Père Joseph Spae écrit qu’il est « pratiquement impossible de décortiquer le donné culturel et de le séparer du donné révélé[29] » ; tout indique, pourtant, que cette indissociabilité n’annule pas la distinction entre l’Évangile et le christianisme concret, comme la reconnaissance de l’indissociabilité du corps et de l’âme ne parvient pas à dissoudre entièrement la catégorie d’« âme[30] ». Spae lui-même en appelle aux « critiques de nos amis non chrétiens de bonne volonté [qui] peuvent nous aider à mieux juger notre comportement chrétien[31] » : comment ceci serait-il possible, s’il n’y avait pas cette référence originelle permanente, l’Évangile, que la grâce de l’autre permettrait de retrouver ?

2. L’universalité de la proposition chrétienne

Le problème de la reconnaissance d’une « même foi » est posé d’une autre manière par l’intervention de Mgr Pierre Eyt au colloque de 1982 : il est alors abordé sous l’angle de l’universalité de la foi chrétienne. Selon Eyt, la reconnaissance de la relativité culturelle du christianisme ne doit pas servir d’alibi pour réduire la proposition chrétienne à quelques énoncés généraux et abstraits. Eyt insiste sur le fait que l’universalité du salut chrétien repose sur le don de Dieu, et non sur une propriété formelle de l’être humain. « La théologie chrétienne doit donc considérer comme une des tâches d’extrême urgence de reconnaître l’universel du don, à l’inverse exact de la prétention solipsiste à l’universel de la raison et de la liberté “ouvertes”. Celles-ci se masquent à elles-mêmes la violence dont elles sourdent et à laquelle il leur faudra inévitablement recourir[32]. »

Reconnaître le don de Dieu en Jésus Christ, telle serait la seule voie pour échapper à la tentation de l’abstraction. Celle-ci ne saurait conduire qu’à une « fausse figure de l’universel », qui « le rattacherait à l’effort des hommes agissant sur eux-mêmes et sur leurs semblables pour transcender leurs limites, leurs différences et leurs particularités et se tenir à un plan où tout leur serait immédiatement commun[33] ». Il ne s’agirait donc pas de chercher l’Évangile en amont de son inscription dans la culture, mais bien, au contraire, en aval, en reconnaissant la manière dont il a manifesté sa « charge d’universel » dans l’Alliance avec Israël et dans le destin de Jésus Christ[34]. Dès lors, Eyt estime nécessaire le passage par la particularité chrétienne, dont il doit être possible de préciser le contenu essentiel. Certes, la vérité chrétienne ne se laisse pas enfermer dans des énoncés particuliers. « Mais que la vérité ne soit pas totalement disponible n’exclut pas non plus qu’elle vient à nous sous la forme déterminée d’une tradition et que l’on puisse en conséquence désigner ce qui la contredit et qui est faux. » « L’universel chrétien ne peut se passer de déterminations positives et précises. » C’est ce qui fonde la possibilité et même la nécessité d’un imaginaire commun : « […] la communauté de foi ne peut prendre la forme d’un corps en dehors d’une communion à une vérité reconnue comme accessible par tous et qui, non sans délais ni tâtonnements, servira à tous de médiation efficiente[35] ».

Répondant à l’intervention de Mgr Eyt, Joseph Doré souligne que la révélation chrétienne n’est pas seulement proposée, mais qu’elle doit encore être reçue, et que le Nouveau Testament, où la proposition et la réception se conjuguent de manière normative pour le christianisme, est marqué du sceau de la pluralité. Il s’ensuit « une conclusion […] d’un grand poids pour toute réflexion sur la manière de comprendre l’universalisme de la révélation chrétienne : c’est dans le cadre d’une diversité certaine et même sous la forme d’un certain pluralisme que nous est concrètement, effectivement, historiquement attestée la dimension universelle de la révélation accomplie en Jésus-Christ[36] ». La pluralité des interprétations est donc intérieure à la révélation elle-même. On revient donc à la position précédente, c’est-à-dire à la reconnaissance d’un pôle critique — ici, le don de Dieu —, mais qui demeure inaccessible hors de la diversité culturelle qui la donne à expérimenter, et qui ne se confond avec aucune de ces cultures.

Tous les intervenants s’entendent néanmoins sur le fait que le christianisme se joue dans la rencontre de l’universel et du particulier, même s’ils conçoivent et apprécient diversement cette rencontre. Geffré le souligne : « […] en termes d’anthropologie culturelle, c’est dans leurs particularités mêmes que certaines cultures humaines ont une chance d’avoir une portée universelle pour tout homme. Toute la question est de savoir quelle est cette particularité culturelle[37] ». Ce qui relance la question : comment l’Évangile peut-il être, au sein de la culture, une instance critique ? Un premier élément de réponse apparaît : ceci est possible parce que la culture elle-même le permet, parce qu’elle comporte, en sa structuration même, un potentiel d’universalité. C’est ce que Fernand Dumont a thématisé en termes d’ouverture potentielle de toute culture à une « transcendance sans nom ».

II. La culture

L’histoire de la notion de culture révèle une évolution globale d’une notion normative — la culture comme idéal de civilisation — à une notion descriptive — la culture comme ensemble des manières de penser, de parler et d’agir. Cette seconde notion a pu paraître pendant un temps plus « objective », donc plus « scientifique », dénuée de jugement de valeur (value free). À l’examen, elle se révèle tout aussi solidaire d’un état de culture — la culture moderne — que l’idéal d’une culture normative l’était de la société traditionnelle et que la conception actuelle de la culture comme « industrie culturelle » l’est de la société de marché.

1. La culture comme « arrachement »

En fait, toute notion de culture engage une anthropologie qui ne saurait se soustraire à la critique. Il en va ainsi lorsque Michel Meslin écrit : « […] nous pouvons définir anthropologiquement toute culture comme un ensemble de comportements acquis et de leurs résultats, organisés en un tout qui constitue un modèle, et qui sont partagés et transmis par les membres d’une société humaine particulière[38] ». Une telle définition trahit l’idéal d’objectivation qui marque la discipline sociologique ; mais la réduction de la culture à un ensemble de « comportements » rend-elle bien compte de ce qui est en cause ? Inclut-elle l’interrogation sociologique elle-même ? Claude Geffré propose une définition semblable : « […] l’ensemble des connaissances et des comportements techniques, sociaux, rituels qui caractérisent une société humaine déterminée ». Référant alors à la notion d’« enracinement » proposée par Jean Ladrière, il ajoute : « Appartenir à une culture, c’est être invité à habiter le monde dans un certain langage[39]. » Mais la culture est arrachement tout autant qu’enracinement, projet tout autant qu’héritage. « Habiter le monde dans un certain langage », cela se fait en parlant, c’est-à-dire en bousculant le langage pour y faire surgir de nouvelles significations. Fernand Dumont écrit en ce sens :

[La] culture dont vivent quotidiennement les sociétés est aussi travail de l’esprit : façons de se nourrir et de se vêtir, rituels de la politesse, croyances qui habitent les individus, interprétations qu’ils donnent à leur labeur et qu’ils laissent voir dans leurs loisirs, conceptions qu’ils professent de la vie et de la mort […]. Il y a culture parce que les personnes humaines ont la faculté de créer un autre univers que celui de la nécessité. Le langage en est la plus haute incarnation. Nous parlons pour dépasser le déjà-là, pour accéder à une conscience qui transcende le corps comme chose et autrui comme objet[40].

Dans ce passage sont condensées les requêtes essentielles de la conception dumontienne de la culture. La culture n’est pas faite que de codes partagés ; elle est aussi « travail de l’esprit ». Ce travail est essentiellement arrachement à la nécessité, c’est-à-dire genèse de liberté. S’il s’effectue dans le langage, c’est par le truchement de la parole, qui engage et réalise un sujet. La culture, indique-t-il dans une entrevue, « est ce qui nous est donné pour interpréter notre existence[41] ». Il s’agit bien d’un donné, dont on ne peut s’abstraire : « […] je suis incapable de me placer derrière le mouvement par lequel elle me donne présence au monde[42] ». Mais cette présence se fait parole portant le donné au-delà de lui-même. « L’homme est plus grand que lui-même, il n’est à sa mesure qu’en se dépassant ; on ne dira pas autrement pour les sociétés et les cultures[43]. » C’est pourquoi, écrit encore Dumont, « la sociologie est essentiellement une science de la culture, c’est-à-dire une science de l’interprétation que les hommes font de leur existence[44] ».

Il est clair que cette conception dumontienne d’une culture ouverte sur l’excès du sens n’est pas typique du mainstream de la sociologie au xxe siècle, qui tend plutôt à faire de la culture un système clos, fût-il en perpétuelle évolution. On a vite fait de la croire contaminée par la foi religieuse de son auteur, dont il ne faisait aucun mystère. Mais une grande part de son intérêt vient de ce qu’elle démasque le privilège du savant qui, dans une conception de la culture comme ensemble de « comportements », semble toujours exempt de ces déterminations, comme si le savant était le seul à savoir ce qu’il en est vraiment de l’être humain. Dans l’optique de Dumont, la quête de vérité qui anime le savant n’est qu’une manifestation particulière de la quête de signification qui travaille toute culture, ce qu’il appelle l’exigence de pertinence. Ne craignant pas de choquer les chapelles anticléricales, il affirme même, à la suite d’Eliade, que cette quête de signification est intimement liée à l’expérience du sacré, par laquelle « l’esprit humain a saisi la différence entre ce qui se révèle comme étant réel, puissant, riche et significatif, et ce qui est dépourvu de ces qualités, c’est-à-dire le flux chaotique et dangereux des choses, leurs apparitions et disparitions fortuites et vides de sens[45] ». Les mythes eux-mêmes ne sont pas des récits clos, mais bien des manifestations de la quête de sens en travail : « Tous les mythes sont les produits d’une vision du monde, mais qui, revenant sur celle-ci, l’interrogent autant qu’ils la consacrent. Aussi, ils reportent aux origines : de l’univers, de l’humanité, des institutions. Les mythes constituent la problématique d’une culture. » Le savoir qui émerge de la prise de conscience de la relativité des mythes « garde l’empreinte de sa genèse, et c’est comme un mythe de surcroît qu’il s’instaure dans la culture[46] ».

2. Une phénoménologie de l’expérience humaine

On ne saurait rendre compte ici des vues de Dumont sur la culture, qui fut l’objet privilégié de son oeuvre, ample et complexe. Quelques traits doivent cependant encore être soulignés. Dumont les a systématisés dans le cadre de sa réflexion sur la culture chrétienne, ce qui nous permettra de revenir peu à peu à notre problématique.

D’abord, à titre d’habitat de l’humain, la culture se déploie dans le temps et dans l’espace. Marquée du sceau de la temporalité de l’existence humaine, elle est à la fois mémoire et intention[47]. La mémoire n’est pas seulement un outil pour l’expérience ; elle est « notre expérience en tant qu’elle se développe et qu’elle se saisit comme telle ». La mémoire est le plus souvent utilitaire. Mais lorsqu’une situation problématique suspend l’action, la mémoire « se muera en conscience, en une interprétation de mon existence », devant interpréter le passé pour faire face aux défis présents. Ce faisant, la mémoire « s’appuie sur des repères sociaux » ; elle se fait mémoire collective, c’est-à-dire tradition. « De soi, les traditions sont interprétation, puisqu’elles retiennent et transmettent du passé à la fois des faits et leur signification, puisque leur réception par les générations successives suppose leur relecture plus ou moins consciente. » Mais à certains moments, l’évolution des collectivités est telle que les traditions ne vont plus de soi et « doivent se muer en une interprétation délibérée, méthodique », à savoir la conscience historique[48]. Celle-ci engendre à son tour « une référence plus étendue, qui est l’assise non plus des traditions mais de ce que l’on peut appeler, cette fois, la tradition : celle d’une nation ou d’une Église, par exemple[49]. » Cette tradition laisse des traces écrites, qui témoignent de son travail incessant.

Dumont décrit ainsi ce qu’il appelle l’enchaînement de la mémoire, de la tradition, de la conscience historique et de l’écriture de l’histoire pour « esquisser une sorte de phénoménologie de l’expérience humaine en tant qu’elle est un débat avec la durée[50] ». Il la transpose ensuite sur le plan de l’expérience de foi chrétienne, en soulignant d’emblée qu’« une certaine conception a eu tendance à réduire cette phénoménologie jusqu’à ne plus considérer, dans la Tradition, que des textes ». Il plaide pour que l’Écriture soit replacée « dans le contexte d’une phénoménologie de la mémoire de la foi » : « L’Écriture n’est pas l’aboutissement des traditions ; celles-ci l’ont produite et, en retour, l’Écriture les interroge[51]. » Dumont remarque que le Nouveau Testament n’a pas cherché à inscrire toutes les traditions dans des textes : l’Écriture n’en conserve que la « trace » :

De sorte que l’Écriture, laissant voir dans son texte même la présence des traditions, fera place à d’autres traditions qu’elle n’intégrera pas, qui sont la présence également irréductible de l’histoire dans les aléas des témoignages qui ont mené jusqu’à nous le devenir de la foi. Bien loin d’être l’assomption de toute tradition dans la confection d’un système, cette écriture en implique le recours indispensable. Nous touchons là, il me semble, à l’institution primitive de la conscience historique de la foi chrétienne[52].

L’écriture n’est pas pur reflet d’une expérience close sur elle-même. Elle manifeste au contraire l’ouverture de l’expérience, son insatisfaction qui invite à la lecture à partir d’autres lieux. L’Écriture « se comprend à partir d’elle-même, canon et donc fermeture d’un discours, et par son contexte, celui des origines et celui d’aujourd’hui. Le contexte, c’est bien davantage qu’une sorte d’aura plus vague ou moins importante que l’Écriture elle-même ; c’est ce qui donne vie à l’Écriture et ce à quoi l’Écriture est vouée[53] ».

Le christianisme déborde ainsi les principes auxquels on est toujours tenté de le réduire, pour se fondre dans l’aventure humaine : « […] il n’y a pas d’essence du christianisme, puisque la Révélation s’est prêtée aux aléas de l’histoire ». Par ailleurs, poursuit Dumont, il y a une conscience historique de la foi qui est irréductible à un ensemble de propositions :

Cette conscience a une structure, dont les traditions et plus encore les Écritures dessinent quelques fermes paramètres. Cette structure est organisée comme une mémoire, comme le souvenir d’une identité qui consent au risque des événements et des crises. Il s’agit d’une structure ouverte, assimilatrice de la temporalité, partagée entre une identité acquise et une identité qui se cherche[54].

On retrouve ici l’idée d’une structure de l’expérience chrétienne fondamentale, avancée par Geffré, mais présentée par Dumont sous forme d’une mémoire collective, d’un travail de tradition. « Il ne saurait donc y avoir, pour la foi, de vérité définitivement possédée. La Tradition, dont l’Écriture est le coeur, animée par la présence de l’Esprit, raffirme [sic] le questionnement de la foi ; elle ne la pourvoit pas, à l’avance, de réponses toutes faites. C’est à ce prix que la conscience de la foi est authentiquement une conscience historique[55]. »

3. La double polarité de la culture

Dumont insiste à temps et à contretemps sur ce qu’on pourrait appeler une double polarité de la culture. Il y a d’abord le pôle de l’inscription, « la culture en tant que milieu[56] », culture matricielle qui donne lieu et langage aux humains, dans des contextes concrets et donc divers, qui font qu’il n’y a toujours que des cultures[57]. Ce pôle fonde toute l’importance des institutions, qui assurent l’ancrage du sens. Dumont est certes sensible à la calcification des institutions, qu’il appelle « l’institutionnalisation », mais il dénonce tout autant une vision purement idéaliste qui ne percevrait pas comment les déplacements de sens dans une culture comportent nécessairement une évolution institutionnelle. Il écrit ainsi : « On ne remplace pas directement des valeurs périmées par des valeurs nouvelles : il n’y aura de monde de nouveau habitable que si nous retrouvons, dans une société et une culture encore à venir, de nouveaux liens entre les hommes, de nouveaux rapports entre eux et leur univers[58]. »

Mais la culture comme milieu n’est pas un univers clos ; elle est ce qui permet la constitution d’une « culture en tant qu’horizon, c’est-à-dire ce que nous fabriquons consciemment, volontairement, à partir de ce milieu-là[59] », comme la parole s’élabore à partir de la matrice du langage. Dumont écrit : « […] les sociétés ont besoin de se voir à distance, elles ont besoin de ce qu’on appelle d’un grand mot la transcendance[60] ». Il y a distinction entre culture première et culture seconde, écart de transcendance, travail de la parole individuelle et collective, parce que l’être humain est traversé lui-même par la césure de la conscience. « Est concerné d’abord ce qui, dans les collectivités comme chez les individus, est la faculté de prendre conscience de soi en prenant distance. Acquérir distance, n’est-ce point supposer un ailleurs, un autre lieu d’où l’interrogation emprunte origine[61] ? » On parvient ici à ce point d’origine que l’on ne peut que pressentir, et qui se laisse pourtant appréhender comme un écart rendant possibles (et seulement possibles) les diverses figures de la transcendance que sont le beau, le bon, le juste, le vrai, et rendant impossible la détermination a priori de ce qu’est l’humain.

Ainsi, la reconnaissance de cette transcendance ne dépend pas de l’adhésion à un système religieux. Au contraire, Dumont estime qu’on ne peut concevoir la transcendance que négativement. Selon lui, Jaspers énonce « l’ultime postulat de notre culture quand il écrit que “la transcendance ne peut être désignée que négativement comme ce que l’on ne sait pas” ». Dumont invite à une sorte d’agnosticisme consistant à « demeurer attentif à la transcendance sans lui accoler un nom autre que celui de l’ouverture ou de l’absence ». On est alors aux prises avec une « Transcendance sans nom », qui n’est pas encore la Présence de la foi chrétienne, mais qui déjà « sauvegarde l’ouverture de notre culture[62] ». Cette transcendance n’est pas absente de la société moderne ; au contraire, tout se passe comme si le pari sur l’autonomie en avait exacerbé la dynamique.

Notre culture […] porte sur elle-même un examen de conscience dont il n’est pas d’exemples comparables. Alors qu’elle est attentive à la pluralité des cultures du passé ou d’à présent, c’est encore elle qui y projette ses propres questionnements. Elle ne cesse pas de se regarder exister. Cette poursuite de l’immanence a suscité une obsession inverse : celle du dépassement. Qu’est-ce qui inspire les conquêtes de l’institutionnalisation, l’angoisse des consciences, la soif du savoir, sinon un indéfini besoin de transcendance qu’aucun système ne rassure[63] ?

Cette reconnaissance d’une transcendance à l’oeuvre à même la dynamique culturelle permet d’envisager autrement la question de l’universalité de l’Évangile, entre les écueils opposés d’un universalisme abstrait et d’une particularité religieuse contraignante. Dumont écrit : « Ce qu’on appelle l’universel ne se ramène pas d’abord à quelque représentation abstraite de l’homme en soi. Un processus d’universalisation est en cause dans la culture elle-même qui, en faisant sortir de la stricte individualité, donne accès à la commune volonté de conférer un sens à l’aventure collective[64]. » L’universalisation ne se confond pas avec l’abstraction, mais suppose plutôt des solidarités concrètes, inscrites dans le cadre d’une cité : « Il s’agit d’un universel concret […], dont les institutions doivent être, par principe, les médiations[65]. » La tentation de l’abstraction guette toujours, y compris dans l’Église :

[Cette] universalisation par l’identification des croyants au Christ doit demeurer un universel concret. Il y a toujours des Juifs et des Grecs, des esclaves et des hommes libres, des hommes et des femmes […]. Il y a toujours des différences et des communautés. Dans le cas de l’Église comme dans celui de toute société, à l’universalisation historique des conditions correspond souvent l’oubli des différences. Et de concret qu’il se veut être dans les faits, l’universel devient abstrait dans les idéologies[66].

4. L’Évangile comme référence commune

Un dernier trait de la culture mérite d’être souligné. Elle est engagée dans le commerce entre les humains à trois principaux niveaux. Dans les petits groupes d’appartenance, telle la famille, elle prend la forme d’un ensemble de récits, de rites, d’interdits et de pratiques qui soudent étroitement les membres du groupe. Elle prend déjà une allure plus formelle dans les groupements par intégration, telle l’association, qui se fonde sur des règles, un fonctionnement, un projet, etc. Elle déploie toutes ses virtualités dans les vastes ensembles humains qui se constituent autour d’une référence commune[67]. Dumont insiste sur l’aspect très concret de la référence, qui est toujours portée par une symbolique.

La symbolique commune entretient constamment son explicitation, son interprétation ; elle se dit dans des signes tangibles, dans des attestations dont certaines relèvent de la parole et du commentaire d’expériences très personnelles. C’est donc par une poussée normale que la symbolique débouche sur des discours à l’allure systématique. Le discours est essentiel à la référence. Il l’est parce que l’expérience, de par sa répercussion symbolique, fait irrésistiblement appel à l’expression[68].

Ceci peut expliquer que l’Église, qui est essentiellement un mode de groupement par référence, soit toujours tentée d’accentuer la doctrine commune pour assurer sa cohésion. « Une symbolique, des pratiques, des discours font que des chrétiens se rassemblent dans une même demeure[69]. » Mais elle risque alors d’oublier que ce à quoi elle se réfère précisément, c’est la transcendance, qui interdit par principe sa saisie dans des figures closes. Dumont avertit que « la théologie ne peut chercher la fissure de la transcendance en un endroit circonscrit ; elle doit redescendre en deçà des normes de la foi, en deçà même de l’expérience chrétienne, pour rejoindre la genèse indéfiniment recommencée de la culture où elle travaille[70] ».

Tel est l’intérêt capital de ces perspectives pour notre sujet : c’est au niveau de la référence, et donc à un niveau essentiellement symbolique, que l’Évangile intervient dans la culture. Ce faisant, il « fait signe » vers la transcendance qui, d’abord à titre de « transcendance sans nom », travaille toujours déjà cette culture de l’intérieur. Il la ravive et invite à lui faire droit concrètement, dans la texture même de la culture. Il est toujours, en ce sens, appel à la conversion. Mais la nature même de ce que l’Évangile symbolise, à savoir la transcendance, reflue sur les figures que l’Évangile revêt concrètement : récits, doctrines, normes, pratiques, etc., et les questionne. La rencontre du christianisme et des cultures est ainsi l’occasion d’une remise en face de ce qui, tant dans la culture en question que dans la forme concrète de christianisme, pousse l’une et l’autre au-delà d’elles-mêmes. Autrement dit, la culture n’est jamais une simple « matière » à mettre en forme (le schéma dualiste n’est jamais loin), mais bien une dynamique « spirituelle » comportant maintes tensions internes et externes. À sa rencontre, le christianisme (c’est-à-dire, toujours, une culture chrétienne particulière) tâche de réaliser une « fusion des horizons » qui suppose que la transcendance les précède l’une et l’autre.

III. La réponse chrétienne

On se retrouve donc avec deux exigences en tension dialectique. D’une part, la référence à l’Évangile symbolise un au-delà de la culture, y compris de la culture chrétienne, un au-delà qui n’est jamais parfaitement définissable, mais qui, au contraire, aiguillonne la culture, lui interdit de se complaire dans ses figures actuelles. Cette référence correspond au mouvement même de la culture, qui, comme événement de parole, transgresse constamment les limites du langage, à la rencontre d’une exigence dont elle ne peut jamais dire d’avance les contours. D’autre part, l’au-delà de la culture qui est ainsi symbolisé est intérieur à la culture elle-même, et ne saurait être manifesté qu’à même des mots, des attitudes et des gestes signifiants qui tombent, quant à eux, sous le sens. On ne sort jamais de la culture pour rejoindre immédiatement l’ineffable, et toute prétention à « dire » immédiatement celui-ci ne saurait que produire des idoles.

Dit autrement, le christianisme est incompréhensible sans une évocation de cet au-delà intérieur qui l’anime, sans cette « référence originelle permanente » que représente l’appel à l’Évangile. Mais la référence à l’Évangile, en retour, ne saurait servir d’alibi au christianisme réel, qui n’est toujours, comme l’indique Jolif, que ce qui tombe sous le sens, et prête ainsi flanc à la critique. Or cette tension, si vive soit-elle, n’est pas pure opposition. Elle se résout concrètement dans l’histoire de ce que j’appellerai ici la réponse chrétienne. J’entends ici par « réponse chrétienne » la façon dont des individus et des groupes humains s’approprient concrètement l’Évangile dans des formes culturelles données, c’est-à-dire l’interprètent.

1. Répondre, un acte créateur

Parler en ce sens de « réponse », ce n’est pas très malin. Nous sommes devenus allergiques aux « réponses » dont le christianisme d’hier — mais n’était-ce qu’hier ? — était si friand. S’il y a un défi que doit relever le christianisme aujourd’hui, c’est bien, écrit Dumont, d’affronter les interrogations actuelles « sans prétendre posséder les réponses avant d’avoir écouté les questions[71] ». En outre, nous nous plaisons, aujourd’hui, à concevoir la vie de foi en termes de quête spirituelle, de mise en question, de cheminement, d’itinérance, et non comme l’attachement à des « réponses ». Enfin, le modèle type de la réponse, pensons-nous spontanément, est l’alternative du oui et du non, de l’adhésion et du refus, deux manières de clore la question et d’interrompre le cheminement.

Mais cette allergie ne doit pas nous faire perdre de vue que répondre, c’est fondamentalement tout autre chose que boucher les questions avec des réponses. Avant tout, répondre, c’est entendre la question, lui « obéir » (ob-oedire, upo-akouein). C’est s’exposer à la question, ne pas l’éviter, se laisser (é)mouvoir par elle, adopter une nouvelle posture. Ce faisant, c’est s’avancer, et répondre de soi et de son monde, s’en responsabiliser. Répondre, c’est faire acte de liberté, un acte qui transforme, qui convertit.

La pensée théologique des dernières décennies a mieux fait comprendre que la foi n’est ni d’abord ni essentiellement l’adhésion à une proposition mais bien, à la faveur d’une parole entendue, la réponse à un appel[72]. Encore que cet « appel » a trop souvent été compris et présenté sous le mode de la vocation, textes bibliques à l’appui, cet imaginaire tendant à faire se représenter un appel « extérieur ». L’appel, bien qu’il retentisse normalement au sein d’une rencontre, à l’épreuve d’une altérité, est toujours une exigence perçue, et donc précisément cet « au-delà intérieur » qui met en route, qui ouvre un chemin. Répondre à l’appel, c’est s’engager à marcher, c’est prendre la route, « sans savoir où l’on va[73] ». C’est pourquoi la foi chrétienne « n’est pas promise à la quiète possession de la certitude », mais qu’elle est plutôt « fidélité[74] ».

La réponse n’est donc pas un savoir qui neutraliserait la question. Elle est plutôt une reconnaissance de son énigme et une manière particulière de se l’approprier, de la faire sienne, en s’engageant à lui faire droit dans sa vie. Il s’agit de permettre à la question de retentir dans sa vie, de laisser celle-ci lui faire écho, en sachant qu’il n’y a pas d’autre manière de faire entendre la question que d’y répondre, c’est-à-dire d’en témoigner à même son existence. « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres qu’on vous reconnaîtra pour mes disciples » (Jn 13,35).

C’est ainsi que l’Évangile n’existe nulle part ailleurs que dans les témoignages qui en rendent compte. « Viens et vois. » Il y a là un des éléments structurants de « l’expérience chrétienne fondamentale », si tant est que celle-ci puisse être circonscrite. L’Évangile est la question qui retentit dans les réponses en acte des croyants. Dumont écrit : « Il s’avère que la modalité de la Révélation est celle du témoignage. […] Ainsi, en son sens premier, la Révélation est Tradition. Celle-ci est le fondement de l’expérience chrétienne qui, par essence, est confession, témoignage. » Témoigner, c’est « manifester, par son existence même, ce qui donne sens à l’existence[75] ». Avec le danger que l’existence du témoin cesse d’être une existence en marche, et que d’elle n’émane plus aucune lumière.

Geffré écrit à son tour : « […] on peut se demander si l’échec relatif de notre témoignage ne vient pas de ce que celui-ci n’est pas suffisamment un témoignage prophétique, c’est-à-dire une parole créatrice de quelque chose de neuf[76] ». Nous sommes toujours tentés de réduire la réponse de la foi à une adhésion, qui n’est alors toujours qu’une répétition. Il ne s’agit pas de reproduire les réponses de foi qui nous ont fait pressentir l’Évangile, mais de répondre à notre tour, de notre temps et de notre lieu. Il s’agit de répondre « présent », au présent, de se présenter soi-même à la rencontre de l’exigence entendue. Ce faisant, il s’agit de prendre parole à son tour, en paroles et en actes, et de réaliser l’Évangile dans son existence, dans son milieu, de façon nécessairement inédite, qui enrichira la pluralité irréductible des réponses chrétiennes.

La nouveauté n’est donc pas une dérive de la réponse de foi, mais sa condition nécessaire. Non pas la nouveauté pour la nouveauté, la manie du changement, mais bien l’écart qui permet à la fois la reprise et la déprise, l’appropriation qui est, dans un même mouvement, altération, conversion de soi à l’épreuve de l’exigence perçue. On reconnaîtra ici tous les éléments du cercle herméneutique, la distance entre l’autre et soi qui permet d’entendre l’appel qui retentit chez l’autre et de lui répondre dans un mouvement d’appropriation de la parole de l’autre et d’altération de sa propre parole. Répondre, c’est interpréter, s’entre-prêter, prêter vie au témoignage de l’autre en l’accueillant comme grâce pour sa propre vie.

2. Répondre, une aventure collective

La réponse chrétienne, en tant qu’interprétation, est donc un processus éminemment collectif. Interpersonnel, déjà, en ce qu’il s’effectue dans des rencontres concrètes, situées. Mais véritablement collectif, dans la mesure où toute rencontre de ce type suppose le fond de scène de traditions, qui fournissent des langages partagés. L’interprétation s’effectue concrètement en paroles et en actes, au sein d’une culture donnée. Plus encore : la nature même de la réponse de foi engage une recompréhension de soi au sein du monde. Elle n’est pas simplement affirmation de soi, identification d’un « sens à sa vie » ; elle est mise en circulation d’une parole nouvelle, inscription de sens dans la culture, de manière fugace ou plus déterminante, selon les contextes. Elle participe à la définition et à l’entretien d’une référence commune.

Le christianisme est donc essentiellement une aventure de paroles et de gestes posés dans l’Esprit, et dans des situations toujours particulières, en réponse à l’initiative de Dieu en Jésus Christ. Sa proposition est toujours la disposition d’un don premier, dont elle ne peut rendre compte qu’à même cette réponse en acte. L’Évangile est ainsi mis en forme par la réponse chrétienne ; il est constitué par le témoignage de foi incarné dans une culture. C’est ce qui conduit Dumont à insister sur l’importance d’une culture chrétienne, quelle que soit la difficulté d’envisager celle-ci dans le contexte actuel de corrosion généralisée des cultures particulières. À sa manière, non dépourvue d’accents tragiques, Dumont estime qu’une « nouvelle culture chrétienne » est indispensable, mais que sa possibilité n’est pas assurée :

Après avoir contesté l’institutionnalisation et proclamé la mort de la chrétienté, on ne peut s’en réchapper en s’élevant dans le ciel de la foi pure ou de la défense des droits de la personne. Si on prend au sérieux notre culture, le drame incessant de l’immanence et de la transcendance qui la hante, le défaut d’une culture chrétienne n’est pas un problème accessoire. En méconnaissant qu’il s’agit là de son premier lieu d’appartenance, le théologien oublierait que là se trouve le lieu de son travail en tant qu’artisan singulier d’une médiation, d’un savoir, d’une interprétation. En effet, communauté des croyants, normes et magistère, tradition et conscience historique de la foi : aux yeux de nos contemporains, tout cela paraîtrait de vaines abstractions vénérées par des initiés inconditionnels et bizarres, s’ils n’y discernaient une référence vécue et partagée quotidiennement dans des pratiques qui forment une culture[77].

Affirmer l’importance de l’inculturation, comme on le fait depuis trente ans, cela suppose d’envisager la mise en forme d’institutions que suppose toute mise en culture. Il s’agit d’abord d’une question de langage : « Nous ne savons pas ce que nous croyons si nous ne le disons pas dans notre propre langage[78]. » Mais « nous demander comment dire Dieu et comment vivre la foi dans la sphère du sens où l’Africain essaie de se dire lui-même et de dire le monde[79] », cela suppose l’inscription du sens dans des institutions, qui seules peuvent assurer une certaine durée. C’est pourquoi il n’y a pas de théologie nouvelle sans ecclésiologie nouvelle, et que l’intense réflexion ecclésiologique qui se poursuit depuis 50 ans, loin de n’être qu’une sorte de combat d’arrière-garde, porte, pour une part du moins, en dépit de ses piétinements et de ses récupérations, une authentique préoccupation pour donner corps à une nouvelle réponse chrétienne.

Ce pôle de l’inscription ne doit cependant pas faire oublier que nulle capture de l’Évangile n’est envisageable. La nouveauté de l’Évangile tient à Dieu même, ce qui implique une perpétuelle itinérance du christianisme, à la rencontre de Celui qui vient. Geffré écrit dans l’introduction de son Christianisme au risque de l’interprétation : « Tout le propos du présent livre est de faire mieux comprendre que la foi n’est fidèle à son propre élan et à ce qui lui est donné de croire que si elle conduit à une interprétation créatrice du christianisme[80]. » On retrouve ici les trois moments de la dialectique esquissée ici, à savoir « ce qui est donné au croyant de croire » (l’Évangile), sa situation propre (la culture), et l’interprétation, qui est nécessairement, et Geffré souligne le terme, créatrice[81]. Cette créativité est profondément révélatrice de ce qu’est l’humain, à savoir un être en devenir, non seulement par déploiement d’un programme tracé d’avance, fût-il par Dieu, mais bien plutôt par l’avancée sur un chemin qu’il trace lui-même, à la rencontre d’une exigence dont il ne peut cerner ni l’origine, ni les contours. Ce chemin s’effectue concrètement par un jeu de reprise (de la tradition), de déprise et d’entreprise, l’obéissance initiale se faisant interrogation et initiative. L’enjeu de la réponse chrétienne, c’est identiquement celui de l’enfantement à la liberté des enfants de Dieu. Dieu ne parle pas pour nous faire taire, ni pour nous faire répéter sa parole, mais bien pour que nous répondions à cet appel en devenant à notre tour des êtres de parole vive, créatrice, nouvelle. Il s’est fait homme non pas pour nous offrir une humanité à imiter, mais bien pour que nous le suivions sur un chemin d’humanisation, qui nous fasse entrer, par la grâce de la résurrection, dans la vie divine.

À l’évidence, cette aventure est éminemment risquée, et donne lieu à tout un ensemble d’initiatives malheureuses. Il y a place pour une interrogation sur les normes de la foi[82]. La plus fondamentale demeure celle de l’humanisation : l’Évangile n’est tel que s’il se révèle fécond pour l’être humain, pertinent pour la vie individuelle et collective, facteur de liberté[83]. Dans les conditions concrètes de l’existence, ce chemin de liberté ne saurait être autre qu’un chemin de libération. Les cultures humaines ne sont pas seulement en émergence, voire « ébréchées » (J.-J. Simard) : elles sont profondément blessées par la violence qui ne cesse de les rabattre au sol, fauchant les espérances les plus vives. C’est pourquoi l’Évangile n’est pas seulement promesse de vie, mais également exigence de renoncer à la violence. La réponse de foi se fait alors arrachement à tout ce qui, dans l’existence personnelle et collective, rabat l’humain, le réduit à « ça ». Il importe ici de voir que la question du rapport de l’Évangile aux cultures déborde le thème de l’inculturation, entendu au sens strict, et qu’elle doit être conçue comme une dynamique de libération. C’est bien ce que J.-M. Ela indique de son propre lieu :

Si les drames, les déchirements internes et les défis d’aujourd’hui constituent le terrain d’éclosion d’une culture qui naît de la lutte que mène un peuple pour retrouver sa dignité et reconquérir son initiative, il nous faut réinsérer les rapports de la théologie chrétienne avec la culture africaine dans les dynamismes socio-historiques de l’Afrique actuelle[84].

La réponse chrétienne comporte alors une dimension politique irréductible à la simple promotion de « valeurs » : il s’agit de participer à la réflexion et aux luttes visant à inscrire ces « valeurs » dans la culture réelle.

En se responsabilisant ainsi de l’Évangile jusqu’au coeur de la cité, l’Église entre dans le mystère de Dieu même. Celui-ci est le Père au-delà de tout, d’où vient tout don parfait (Jc 1,17), que « nul n’a jamais vu » (Jn 1,18), mais qui consent à être entr’aperçu dans des « images » vivantes. Dieu est aussi le Fils fait homme dans une réalité culturelle donnée, lui dont l’existence a été aussi déterminée que toute autre existence et qui a assumé la fragilité humaine jusqu’à la mort. Mais la création de toute chose et sa rédemption concrète dans le Christ ne se réalisent pour nous que dans la sanctification qu’opère l’Esprit à même nos propres existences. Sans la prise en compte de notre « vie dans l’Esprit », c’est-à-dire de la nécessité pour chacun d’entre nous d’accueillir le don de Dieu à même les conditions réelles de son humanité, création et rédemption risquent de demeurer de pieuses images, plus susceptibles de nourrir la nostalgie d’un monde idéal ou la terreur de la damnation que de contribuer à la marche d’êtres humains concrets, génération après génération[85]. Or tel est bien, pour autant qu’on puisse en juger, le telos de la révélation chrétienne, que retentisse en chacun des paralysés que nous sommes une voix lui disant : « Lève-toi, et marche », et lui donnant de pouvoir le faire[86].