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Le contexte historico-culturel dans lequel s’insère le néoplatonicien Proclus voit la tradition hellénique menacée par la montée croissante du christianisme : il devient donc nécessaire de montrer la cohérence et la puissance de cette tradition. Homère et Hésiode en faisant partie, leurs mythes devront être « sauvés[1] ». Cette sauvegarde prend chez Proclus, comme chez ses prédécesseurs stoïciens et néoplatoniciens, la forme d’une exégèse allégorique : le mythe est un contenu qui doit être décrypté, l’on doit comprendre ce qui se dissimule derrière ses « écrans visibles ». Proclus s’insère tardivement dans la riche histoire de l’allégorie, mais les commentateurs n’ont guère insisté jusqu’ici sur la singularité de son dialogue avec la critique platonicienne de la poésie — dialogue que l’on trouve dans le Commentaire sur la République, sans contredit l’oeuvre de Proclus la plus prodigue eu égard aux réflexions sur le mythe. Si nous ne sommes pas en mesure d’évaluer l’originalité propre de ce dialogue, nous devons en revanche admettre qu’aucun autre commentaire ancien ne nous offre des analyses aussi élaborées sur ce sujet. À elle seule, cette constatation milite en faveur de l’importance d’un commentaire qui a fait l’objet de peu d’études d’envergure.

Proclus est un platonicien convaincu qui souhaite réintégrer les mythes homériques dans la grande tradition hellénique. Pour ce faire, il doit interpréter les passages pertinents de la République afin d’en tirer une conception permettant au mythe de s’ajouter, sans heurts, au réseau de références privilégiées. L’un des principaux enjeux de cette lecture interprétative, pour Proclus, est de ménager au mythe un espace rendant possible une considération de son rapport avec le divin. Or, un tel espace, comme nous tenterons de le montrer, ne peut être créé que si Proclus parvient à dénouer deux éléments que Platon, dans plusieurs passages de la République, tend à rattacher, à savoir le mythe et l’éducation. Nous verrons d’abord comment Platon s’emploie à tisser un lien entre ces éléments, à travers les critiques de la poésie avancées par Socrate ; puis, comment Proclus cherche de son côté à relativiser cette relation, au point où mythe et éducation en viennent, sinon à s’exclure mutuellement, du moins à n’entretenir qu’un faible commerce.

I. Mythe et éducation dans la République

La première discussion approfondie consacrée aux mythes, dans la République, a lieu au livre II. Peu auparavant, Platon avait proposé une hypothèse sur la formation de la cité de nature. Cette formation est due au besoin, à « la situation de ne pas se suffire à [soi]-même[2] » (369b). Chacun des trois principaux besoins — la nourriture, le logement et le vêtement — requiert pour y pourvoir des hommes accomplissant une tâche particulière (laboureurs, maçons et tisserands). L’apparition du luxe et l’accroissement démesuré de la population produiront une seconde cité, à peine l’ombre de la première. Une expansion territoriale sera occasionnée par la guerre, et une deuxième classe s’ajoutera donc à celle des producteurs et des artisans : pour protéger les biens de la cité, une armée entière devra en effet être mobilisée. Cette classe de gardiens, comme la précédente, devra compter des membres qui profiteront « de toutes les occasions favorables pour parfaire [leur] métier » (374c). Ils devront être forts, courageux, remplis d’ardeur, doux à l’égard des leurs mais hostiles envers leurs ennemis, et remplis du désir de connaître (c’est-à-dire philosophes [376b]). Ces qualités proviennent soit de dispositions naturelles, soit de l’éducation.

Platon s’efforce ensuite de jeter les bases d’un programme d’éducation qui puisse répondre à cette question : « Mais de quelle manière seront élevés chez nous ces gardiens et comment seront-ils formés ? » (376c). Dans les pages qui suivent, nous étudierons divers arguments employés par Platon afin de lier mythe et éducation non seulement dans ce long passage des livres II et III, mais aussi au livre X, autre grand moment de ce que l’on nomme traditionnellement la « critique platonicienne de la poésie » dans la République.

1. Le mythe : de la fin au commencement

La fin, comme τέλος, est une composante essentielle du mythe tel que le conçoit Platon. Cette dépendance du mythe et de la fin peut être mesurée de deux façons. En premier lieu, par l’objet même des mythes : le corpus platonicien comporte sa part de mythes eschatologiques, qui traitent donc des fins dernières. En second lieu, par le moment au cours duquel le mythe tend à intervenir dans les dialogues, c’est-à-dire assez tardivement, habituellement après les discussions philosophiques, qu’il résume, applique ou élargit.

On a souvent rappelé que la République se clôt par un mythe. Comme l’a bien souligné G. Leroux[3], la structure « en forme de grande voûte » de la République nous permet d’associer, deux à deux, tous les grands moments de l’oeuvre, et au mythe d’Er correspond la discussion entre Socrate et Céphale, au début du premier livre (discussion sur laquelle nous reviendrons). Par ailleurs, l’on peut déceler dans cette conclusion une reconnaissance assez claire de Platon — parmi d’autres dans son oeuvre — de l’utilité du discours mythique ; et surtout, du type d’utilité de ce discours. Le mythe reprend après tout une thèse qui fut défendue d’un bout à l’autre du dialogue : l’injustice ne saurait, de quelque façon que ce soit, être profitable à l’homme, tandis que la justice au contraire l’est nécessairement. Jusque-là, cependant, Platon s’en était tenu à des discours philosophiques ; puisque ceux-ci n’ont pas entièrement convaincu les témoins du bien-fondé de cette position, le mythe d’Er a l’allure d’une main tendue à l’interlocuteur. Par l’intermédiaire du mythe, c’est l’évocation de l’indicible plus qu’une vérité rationnelle et « démontrable » que l’on doit trouver, surtout que le mythe final, à la différence des discussions l’ayant précédé, envisage les fins dernières de l’âme, qui échappent à toute démonstration.

Conformément à la richesse du mot grec τέλος, il importe aussi de relever la relation privilégiée qu’entretient le mythe avec les commencements. Ces commencements peuvent être l’objet même des mythes — pensons au mythe du Politique (268e-274a), ou au Timée (à partir de 28c). D’autre part, L. Brisson[4] a mis en lumière ce qui relie, chez Platon, le mythe et la mémoire, donc le mythe et le passé (souvent reculé) : parmi les événements réels ou supposés tels, on en retrouve certains que la collectivité cherchera à faire revivre par le mythe.

Mais ces commencements peuvent aussi se manifester autrement, comme le montre l’ouverture de la République. Plutôt que de retourner vers la ville après être descendus au Pirée pour faire leurs prières à la déesse Bendis, Socrate et Glaucon se dirigent chez Céphale. La première véritable discussion de l’oeuvre se déroule alors entre Socrate et Céphale (328c-331d). Or Céphale, très avancé en âge, est l’« homme du mythe[5] » : il fonde ses paroles sur une sagesse populaire imprégnée des valeurs de la poésie, évoquant Sophocle, les « récits qu’on raconte sur l’Hadès » (330d), Pindare dont il récite quatre vers. La République s’ouvre donc sur l’évocation d’une pensée attachée aux récits mythiques.

Le long passage qui nous intéresse particulièrement ici (376c-398b) accentue ce lien entre le mythe et les commencements. Après avoir suggéré que la formation des gardiens devra combler les besoins du corps (par la gymnastique) et de l’âme (par la musique), Socrate soutient que la préséance — tant quant à son importance que dans le temps — doit être accordée à la musique. Celle-ci comporte des discours, dont certains sont vrais, et d’autres faux. S’il convient d’abord de former les gardiens par ces derniers, c’est parce que « nous commençons par raconter des histoires aux enfants[6] » (377a). L’éducation intervient très tôt dans une discussion qui s’efforce de proposer un plan pour rendre les gardiens meilleurs, car « en toute tâche, la chose la plus importante est le commencement[7] » (377a) : toute vie humaine est bientôt soumise à l’éducation, car c’est pendant cette période capitale que « le jeune se façonne et que l’empreinte dont on souhaite le marquer peut être gravée » (377c).

L’importance de l’éducation du gardien est telle que Socrate avance : « […] nous n’allons pas leur imposer, comme on pourrait le croire, un grand nombre de directives importantes, elles sont toutes plutôt banales, si seulement ils prennent garde à ce qu’on présente comme l’unique grande prescription, et que moi j’appellerais, plutôt que grande, la prescription suffisante. [Adimante : Laquelle donc ?] L’éducation[8] » (423d-e). Comme on l’a vu, le mythe est identifié au « commencement du commencement », c’est-à-dire au moment originel de l’éducation du gardien.

2. Ce qu’il en est de l’empreinte

Il faut maintenant expliciter la nature de l’« empreinte » dont a parlé Platon. Cette empreinte doit être comprise comme l’opinion que l’on inculque dans l’âme du gardien. Chaque histoire entendue par un homme dépose des opinions dans son âme. Ces opinions, desquelles est issue la progression — intellectuelle et morale — de celui qui les contracte, sont donc cruciales. Elles peuvent être bonnes ou mauvaises, et il faut éviter à tout prix que les gardiens accueillent « dans leur âme des opinions qui sont pour la plupart contraires à celles qu’ils devraient avoir selon nous, une fois adultes » (377b). S’il y a de bonnes et de mauvaises opinions, il y a aussi de bonnes et de mauvaises histoires, puisque les histoires s’avèrent les moyens les plus sûrs pour faire naître l’opinion souhaitée dans l’âme du jeune homme.

On ne pourra s’assurer de la valeur de ces histoires qu’en en « contrôlant » les fabricateurs. Il est indispensable d’évaluer les « récits majeurs » (377c) dont l’influence est remarquable. Parce qu’ils s’inspirent des autres comme de modèles, les récits mineurs en seront également affectés. En accord avec la critique xénophanienne[9], cette évaluation est sévère : tant Homère qu’Hésiode se rendent coupables de mensonge. Et leurs mensonges touchent l’objet de discours le plus élevé qui soit, à savoir les dieux et les héros. Ce n’est donc pas parce qu’ils racontent des histoires fausses que les poètes sont à l’abri d’accusations de mensonge : il faut en effet respecter des règles (des « types ») lorsque l’on prend le divin pour objet, et c’est par l’imposition de ces règles que sera pratiqué le « contrôle » précédemment mentionné par Socrate.

Nous reviendrons sur ces règles sous peu, mais observons de plus près les mensonges perpétrés par les poètes. Ce sont les guerres qui impliquent les dieux, les crimes qu’ils commettent, les pièges qu’ils se tendent. Socrate juge ces mensonges inadmissibles et l’on ne saurait les récupérer de manière allégorique dans l’espoir de les racheter. Lorsque l’on critique les récits majeurs, c’est toujours l’éducation des gardiens que l’on doit garder en vue. Le mythe est le véhicule par excellence de cette éducation, du moins dans son commencement ; or le jeune gardien « n’est pas en mesure de discerner une intention allégorique de ce qui n’en possède pas » (378d). Même si un ardent défenseur d’Homère ou d’Hésiode parvenait à distinguer une vérité cachée dans le mythe, le destinataire du récit, c’est-à-dire le gardien, serait incapable de l’assimiler : l’exercice allégorique est donc inutile. Par ailleurs, le mythe a une valeur morale : il doit « disposer [les gardiens] à la vertu[10] » (378e). Le gardien ne pouvant s’en tenir qu’à la lettre stricte du mythe, c’est ce premier sens, et lui seul, qui devra être considéré. Le rejet de l’allégorie dans la République s’explique ainsi par le lien qui rattache mythe et éducation.

Pour jouir de sa pleine fonction pédagogique, le mythe devra livrer d’emblée sa signification. Afin de remédier aux déficiences des récits mythiques, il suffira de « connaître les modèles suivant lesquels les poètes doivent [les] composer » (379a). Ces modèles fourniront aux poètes un ensemble de règles leur permettant d’écrire correctement sur la divinité. Les règles obéissent toutes à des présupposés philosophiques : le dieu est réellement bon (379a), il n’est pas la cause des maux (379b) mais seulement des biens (380c), il est simple (380d), toujours le même (380e), absolument parfait (381b), il ne trompe ni ne ment (382c). Le fabricateur de mythes n’est plus entièrement libre et a des comptes à rendre à la philosophie, qui devient le critère à partir duquel on estime la valeur du mythe : dorénavant, « un mythe est vrai ou faux, selon qu’il s’accorde ou non avec le discours que tient le philosophe sur le même sujet[11] ». Le mythe ne pourra éduquer que s’il est supervisé par la philosophie, qui a en vue les choses telles qu’elles sont[12].

3. L’éducation érigée en critère

Il résulte de la section précédente qu’il devrait y avoir, selon Platon, une convergence entre le façonneur de mythes et le philosophe : les créations du premier sont après tout supervisées, et ultimement « cautionnées », par le second. Cette problématique est également évoquée au livre X, soit lorsqu’il s’agit de mieux comprendre l’activité du poète, ainsi que la nature du savoir qu’il prétend posséder. Avant d’aborder le cas du poète, Platon emploie le paradigme du peintre. Comment doit-on concevoir l’activité de ce dernier ? Les formes et les couleurs qu’il pose sur sa toile sont-ils de l’être ? La réponse est négative : comme celui qui prend un miroir et le retourne de tous les côtés, le peintre « ne produit pas l’être, mais quelque chose qui en tant que tel ressemble à l’être » (597a). Puisqu’il a dans son esprit le lit sensible et non le lit en soi lorsqu’il peint un lit, ce lit qu’il fabrique sur sa toile vient au troisième rang quant à la vérité, derrière la Forme intelligible du lit et le lit du menuisier. Cet art d’imitation est donc doublement éloigné du vrai.

Qu’en est-il du poète ? Il semble être celui qui se rapproche le plus de l’idéal du philosophe puisque son savoir paraît incomparablement vaste. Nous pressentons l’ampleur de ses connaissances à la lumière des nombreux sujets dont il traite. Il est en effet « nécessaire qu’un bon poète, s’il doit exceller sur les sujets de sa création poétique, possède le savoir requis pour créer » (598e). Il faudra voir si l’activité du poète diffère ou non de celle du peintre, autrement dit si sa « connaissance » repose sur la contemplation des choses elles-mêmes, ou plutôt, comme celle du peintre, sur la considération des seules apparences. Pour ce faire, Socrate sommera Homère de rendre compte des bienfaits qu’il a apportés aux hommes à propos « des sujets les plus importants et les plus sublimes dont [il] a entrepris de parler, tels que les guerres, le commandement des armées, l’administration des cités et, au sujet de l’être humain, l’éducation » (599c). C’est donc l’efficacité d’Homère en tant qu’éducateur qu’il faut évaluer, c’est-à-dire en tant qu’homme qui partage son savoir avec d’autres hommes[13]. On juge ici le poète non seulement par son oeuvre, comme ce fut le cas aux livres II et III, mais aussi par ses actions[14].

Ce jugement est brutal, ainsi que l’avait été celui du livre II. Les actions du poète, comme ses écrits, sont inefficaces : Homère n’a été responsable ni de succès guerriers, ni d’idées ingénieuses dans les techniques, ni de la diffusion d’un mode de vie particulier ; il n’a pas été en mesure de rendre les hommes meilleurs, ni de les former (600a-c). Bref, le poète est ultimement reconduit au côté du peintre parmi les hommes qui ne connaissent « rien d’autre que l’art d’imiter » (601a).

Mais il y a pis. L’on pourrait, jusque-là, accorder une certaine « neutralité » au poète, dont l’inefficacité ne se traduirait que par l’absence de telle ou telle qualité. Mais ses écrits sont d’autant plus dangereux qu’ils produisent un effet négatif sur l’âme. Cette âme, dit Socrate, a deux parties : l’une, disposée « à une imitation multiple et bariolée », est excitable, l’autre, toujours égale à elle-même, est rationnelle (604d-e). Le principe irrationnel, s’il est trop sollicité, peut corrompre et détruire le principe rationnel, et c’est cet effet déplorable que cause la poésie. Un peu plus loin, Platon propose une image puissante pour illustrer cette corruption : celle du pêcheur Glaucos, dont la transformation en dieu marin modifie son état à un point tel qu’il devient impossible de reconnaître son aspect naturel (611b-c). Comprenons que la partie excitable de l’âme est le siège des opinions examinées au livre II ; que cette partie excitable, particulièrement réceptive aux différentes « empreintes » dont on veut la marquer et de ce fait facile à corrompre, doit être formée par une éducation dont les histoires s’éloigneront le plus possible des récits d’Homère et d’Hésiode.

II. Mythe et éducation dans le Commentaire sur la République

La République comportant sa part de réflexions sur le mythe, l’on ne s’étonnera guère qu’un commentaire de ce dialogue soit lui aussi traversé par ce thème. Mais il ne faut pas perdre de vue le contexte dans lequel Proclus rédige son ouvrage exégétique. Comme ses prédécesseurs immédiats, mais aussi comme Porphyre[15], Proclus veut intégrer la mythologie grecque dans la tradition hellénique. Cet effort d’intégration a deux principales causes. Une de celles-ci est extérieure au platonisme : au ve siècle, le néoplatonisme est confronté au christianisme, qui gagne en puissance et se constitue comme religion, voire comme philosophie officielle. L’autre est éminemment interne : l’effort d’intégration est d’autant plus nécessaire que Platon lui-même a semblé mettre en doute sa possibilité, ici et là dans ses écrits. Homère est parfois encensé dans son oeuvre, mais les critiques qui lui sont adressées dans la République paraissent autrement plus lourdes.

Pour montrer l’accord fondamental des grands textes de la tradition, Proclus doit donc « se mesurer » aux critiques platoniciennes. Lorsqu’il aborde le mythe, Proclus se place d’abord à l’intérieur des limites du texte platonicien, développant par la suite un point de vue plus personnel sur les problèmes soulevés. Comme nous l’avons suggéré plus tôt, Platon lie, dans la République, mythe et éducation ; l’on verra maintenant que ce rapport prend une nouvelle forme dans le Commentaire sur la République.

1. La classification des mythes chez Proclus

Le Commentaire sur la République comporte non pas un, mais trois classements des mythes. Deux d’entre eux découlent d’une considération de la poésie et des mythes : le premier (I, 76.17-81.27) distingue deux genres de mythes en fonction de leurs desseins et de leurs destinataires, tandis que le second (I, 177.14-196.14) distingue trois genres de la ποιητική, à partir des trois manières d’être (ἕξεις) de l’âme[16]. Nous nous contenterons ici d’aborder le premier dans l’optique restreinte du rapport entre mythe et éducation.

Cette première classification intervient vers le début de la sixième dissertation, qui est entièrement consacrée à la défense d’Homère. Proclus la présente ainsi : « Il faut premièrement, à mon avis, distinguer entre les desseins des mythes et mettre à part d’un côté ceux qui sont dits éducatifs, de l’autre ceux qui sont plus divinement inspirés (τοὺς ἐνθεαστικωτέρους) » (I, 76.24-26). Un peu plus loin, il reformule le second type de mythes en ces termes : « […] ce qu’il y a de bon en eux n’est pas d’ordre éducatif, mais mystique » (I, 80.11-12) ; et encore : « […] l’un des genres est éducatif, l’autre en rapport avec la télestique » (I, 81.13-14). L’on peut d’ores et déjà noter que dans ces trois formulations, Proclus insiste à chaque fois pour opposer le type de mythes le plus élevé au type éducatif, ébranlant d’emblée le lien entre mythe et éducation.

Par ce classement, Proclus introduit une problématique qui était étrangère aux discussions de la République, à savoir celle de l’intention de l’auteur des mythes. Si la question de l’intention n’intervient jamais lorsque Socrate critique les mythes d’Homère et d’Hésiode, c’est parce que ce que le poète veut dire est moins important pour le gardien que ce qu’il dit, seul aspect que peut bien saisir le jeune à éduquer ; et l’éducation ne saurait prendre en compte que ce qui est dit, c’est-à-dire la lettre stricte du texte. Dans la République, Socrate ne semble pas permettre aux défenseurs des poètes de « protéger » les intentions d’un auteur de mythes si le mythe en question est irrecevable selon son sens premier.

La considération de l’intention a d’autres conséquences importantes. En distinguant de la sorte les desseins des mythes, Proclus suggère que ce qui oriente leur composition peut varier, et qu’il n’y a pas qu’une façon acceptable de les rédiger. Ceci met en péril l’urgence de fournir aux poètes des modèles clairs et précis, tirés d’une considération philosophique du divin. La distinction radicale opérée par Socrate entre, d’une part, les mythes éducatifs (qui seuls doivent être conservés), et, d’autre part, les mythes non éducatifs (à bannir sans exception), est ici non rejetée, mais repensée. Elle est maintenue, dans la mesure où Proclus se place lui aussi du point de vue de l’éducation lorsqu’il opère sa distinction. Cependant, la valeur paradigmatique du mythe éducatif n’est plus valable du moment que l’éducation n’est plus le critère essentiel faisant en sorte que l’on doive accorder ou non du mérite à un mythe donné.

Si Proclus accorde sa préférence aux mythes « plus divinement inspirés », c’est justement en raison de la distance qui les éloigne de l’éducation : ils ne se soumettent pas à des règles de composition qui réduiraient leur portée « extra-éducative », c’est-à-dire (comme on le verra) leur portée initiatique et mystique. Les mythes éducatifs peuvent s’adresser aux jeunes, ce qui n’est pas le cas de l’autre type de mythes, qui ne saurait convenir qu’à un petit nombre. Lorsque l’on veut parler correctement des mythes, l’on doit d’abord convenir à qui ils s’adressent, de par leur nature propre, et par la suite seulement les évaluer en fonction de cet auditoire visé. En ramenant les mythes d’Homère et d’Hésiode aux jeunes hommes, Socrate commet ainsi une erreur selon Proclus : « […] ce qu’il y a de bon en eux [les mythes inspirés] n’est pas d’ordre éducatif […] cela ne s’adresse pas à l’état d’âme juvénile, mais à celui du vieillard » (I, 80.11-13). Cette erreur de Socrate ne concerne donc pas la nature de ces mythes, puisque Proclus convient lui aussi qu’ils ne sont pas aptes à former les jeunes[17] ; Socrate a toutefois omis d’attribuer à ces récits une finalité positive, c’est-à-dire, selon Proclus, le fait de lier « aux Êtres mêmes réellement existants ceux qui peuvent s’élever à la contemplation des réalités divines » (I, 77.10-12). Erreur considérable, car « confusion arises if and only if the telestic species of myth is mistakenly taken to be educative[18] ».

Somme toute, Proclus conserve l’essentiel du classement socratique car il se sert de l’éducation comme critère, mais désormais, les mythes éducatifs ne font plus figure de paradigmes. Ce changement de perspective est provoqué par la reconnaissance à ces mythes d’abord définis de manière négative (« non éducatifs ») d’une finalité positive, en ce qu’ils sont « plus divinement inspirés », « mystiques », « télestiques », alors que Socrate allait jusqu’à accuser leurs façonneurs de mentir au sujet du divin, amorçant sa réforme sur ce terrain théologique.

2. La causalité exercée par le mythe

Dans la section précédente, nous avons considéré les desseins des mythes valables, que Proclus déplace de l’unité socratique à la multiplicité[19]. Alors que, pour Socrate, le mythe éducatif est nécessairement valable puisque de justes règles ont présidé à sa composition, le « paradigme éducatif » n’est plus le seul selon Proclus, le mythe divinement inspiré surpassant le mythe éducatif dans la pureté de son intention. Après avoir considéré ce qui précède la composition des mythes (l’intention), penchons-nous maintenant sur ce qui lui succède (l’effet) : nous verrons que la même bifurcation, de Socrate à Proclus, se produit en ce qui a trait aux usages des mythes.

Il faut éviter à tout prix, dit Socrate dans la République, que les gardiens accueillent dans leurs âmes des opinions contraires à celles qu’ils devraient avoir, une fois adultes. Ces opinions incrustées dans son âme, le gardien ne sera plus en mesure de rectifier ses vues, la période critique des commencements n’ayant pu assurer sa bonne formation. Le blâme pour un tel échec ne doit pas être adressé au gardien lui-même : l’empreinte dont il est marqué, dans sa jeunesse, est due à d’autres que lui. À proprement parler, le blâme n’incombe pas davantage aux éducateurs, mais aux façonneurs de mythes, qui n’ont pas su léguer aux éducateurs des récits susceptibles de favoriser le progrès du jeune homme.

Ce qu’il faut bien voir, c’est que Socrate prend pour acquis que le mythe immoral sera néfaste pour tous les jeunes en chaque occasion, et que le mythe composé selon des règles philosophiques sera, quant à lui, nécessairement profitable. Autrement dit, le mythe et son usage en viennent à se confondre. D’ailleurs, c’est bien parce que la rectitude du mythe suffit à elle seule à assurer une bonne formation aux gardiens qu’il est urgent de soumettre aux poètes des modèles acceptables : une fois ces modèles mis en application, l’éducateur obtiendra de toute nécessité les effets recherchés.

À l’encontre de ce point de vue, Proclus entreprend de dissocier le mythe de ses usages. Pour un seul et même mythe, il peut en effet y avoir plus d’un usage. Ce qui se trouve dans une relation d’interdépendance, ce n’est pas le mythe et son usage, mais le mythe et sa dimension initiatique, « dématérialisante », oserions-nous dire, dimension que Proclus assimile aux mystères. Le mythe, en ce sens, tire l’âme du sensible de par sa nature propre : « Qui ne conviendrait en effet que les mystères et les initiations tirent les âmes de la vie matérielle et apparentée à la nature mortelle pour les relier aux dieux » (I, 75.5-7) ? Ces effets sont intrinsèques aux mythes eux-mêmes, et ne dépendent pas d’une quelconque vérification externe. Les perversions que pourraient subir les jeunes hommes « par suite de ces rites » (I, 75.11-12) sont donc faussement attribuées aux mythes par Socrate, car tout usage judicieux apporte à l’agent qui en use un profit spirituel sûr. En revanche, comme l’écrit Platon dans le Phédon, « ne pas être pur et se saisir du pur, il faut craindre que ce ne soit pas là chose permise[20] ». Il ne faut donc pas « décider de l’excellence ou de la mauvaise qualité des choses d’après ceux qui en usent perversement, mais il convient de jauger chacune d’entre elles d’après sa nature propre et la correction qu’il y a en elle » (I, 75.25-28). Or Socrate a omis de considérer que ce n’est pas nécessairement la chose elle-même qui est la cause de perversions subséquentes, comme le révèle le paradigme de l’ivresse[21] (I, 75.28-76.8).

La préoccupation de Socrate pour les effets entraînés par les mythes est fortement dictée par l’horizon éducatif qui articule sa réflexion, et par la théorie de l’âme exposée au livre IV (avec une allusion supplémentaire au livre X[22]). C’est dans la jeunesse de l’homme que nous pouvons le marquer de l’empreinte voulue, l’opinion souhaitée pouvant alors être facilement greffée à la partie excitable de l’âme. Lorsque Socrate note qu’un jeune homme montre des signes de perversité, il en fait remonter la cause au mythe, qui exerce selon lui une causalité directe.

La position de Proclus ne contredit pas foncièrement celle de Socrate : tous les deux conviennent que le mythe acceptable ne devrait provoquer que des effets acceptables. Pour Socrate en effet, le mythe rédigé selon les modèles philosophiques et théologiques des livres II et III (377e et suiv.) disposera nécessairement à la vertu ; pour Proclus, les mythes homériques tirent nécessairement les âmes du sensible vers le divin puisque cela relève de leur nature profonde. Il y a cependant une différence fondamentale : un mythe acceptable peut mener à des perversions selon Proclus, mais du seul fait de la « folle disposition d’âme de ces gens-là » (I, 75.5), et non en raison du mythe lui-même. Proclus admet une variété d’usages possibles, tous ceux-là étant nécessairement pervers lorsque comparés au seul bon usage, c’est-à-dire l’usage initiatique et mystique.

Cet usage n’est pas un élément quelconque dans la philosophie proclienne du mythe, mais une véritable pierre de touche : c’est en vertu de cette conception d’un usage distinct du mythe que ce dernier n’est plus une cause directe. Désormais, on ne comprendra la relation entre le mythe et son effet que par la reconnaissance de cet intermédiaire, qui peut être bon ou mauvais[23].

La dichotomie de l’homme du commun et de l’homme inspiré, sur laquelle nous reviendrons dans la section suivante et qui intervient fréquemment dans le Commentaire sur la République, dépend justement de la possibilité d’usages opposés par rapport à un seul et même mythe : de multiples approches du mythe entrent en compétition puisque l’approche exclusivement éducative ne convient plus, tant les usages que les desseins des mythes pouvant varier.

3. L’homme à éduquer, l’homme inspiré

Comme on l’a amplement vu, les passages pertinents des livres II et III de la République lient indissolublement mythe et éducation. Toutes les décisions de Socrate relatives aux corrections à apporter aux récits mythiques dépendent du jeune homme que l’on doit éduquer, et c’est au premier chef parce que ce dernier est incapable de distinguer un sens caché dans les mythes que la récupération allégorique est rejetée.

La lecture proclienne de la critique platonicienne de la poésie s’intéresse elle aussi à cet homme à éduquer, mais d’une tout autre manière. En fait, ce n’est pas lui qui est au centre des discussions, mais bien cette autre figure, très trouble chez Platon puisque son mode propre d’interprétation semble condamné : l’homme capable de découvrir le sens supérieur d’un mythe. Socrate n’exclut pas la possibilité que les mythes les plus choquants demeurent inoffensifs pour certains, mais si nous sommes forcés d’en parler, avance-t-il, contentons-nous « de les divulguer au plus petit nombre et en gardant le secret » (378a). Il s’en tient à ces remarques brèves et énigmatiques puisque ce n’est pas ce petit groupe d’hommes qu’il a en vue, mais bien les jeunes à éduquer. De plus, cette éducation n’a pas pour fin de permettre au gardien de dépasser le sens littéral : elle vise sa vertu et sa capacité à bien remplir sa fonction. Le gardien est donc destiné à ne s’en tenir qu’au sens premier, et il n’en accomplira que mieux la tâche qui lui est propre.

Il est loin d’être évident que Proclus partage cette bienveillance à l’égard d’un homme inapte à bénéficier de la signification symbolique et mystique des mythes. Proclus associe plutôt l’homme à éduquer au vulgaire, à l’homme du commun[24]. Ces appellations péjoratives le placent sur un plan de loin inférieur à celui qu’occupe l’homme réceptif au sens caché. De telles comparaisons sont systématiques[25]. À chaque fois, Proclus montre clairement que cette incapacité à comprendre ce que les mythes signifient vraiment — et non ce que signifient leurs « écrans visibles (τοῖς φαινομένοις παραπετάσμασιν[26]) » (I, 73.15-16), « tout l’attirail qu’ils mettent en avant » (I, 74.17-18), la « monstruosité apparente » (I, 86.1), le « revêtement fictif » (II, 107.24-25) — est une limitation, un défaut[27]. Lisons ce passage représentatif : « […] et c’est bien là leur excellence la plus remarquable [aux mythes], de ne révéler aux profanes aucune des réalités vraies, mais de présenter seulement de vagues traces de l’entière mystagogie aux gens naturellement capables de se laisser conduire, à partir de ces traces, jusqu’à la contemplation inaccessible au vulgaire » (I, 74.20-24). Proclus se place constamment du point de vue de ces « gens naturellement capables de se laisser conduire », groupe dont il parle avec des termes empreints de positivité[28], tandis que le vocabulaire réservé à l’autre groupe d’hommes est en revanche celui de la privation, de l’ignorance[29].

La problématique de la lecture à prédominance « apolitique » de la République par les Néoplatoniciens excède le propos de cette étude. Nous pouvons néanmoins y consacrer quelques mots, puisque la réflexion proclienne sur le mythe, dans le Commentaire, nous révèle certains indices importants à ce sujet — surtout cette comparaison entre l’homme vulgaire et l’homme inspiré.

La réflexion platonicienne sur le mythe, dans la République, est politique : elle intervient au début et à la fin de l’élaboration de la cité idéale, et ce dans une oeuvre qui cherche à opposer une cité tout entière fondée sur la justice à l’Athènes de Périclès. Justice qui réside dans la nécessité pour chacun d’accomplir la tâche qui lui est propre[30]. Les membres de la classe des producteurs-artisans n’ont guère besoin de modèles extérieurs dans la mesure où ils pratiquent une τέχνη dont les règles, une fois apprises, seront bien exécutées et donc suffisantes. Le cas des gardiens est plus complexe puisque leur formation, plus « générale », est alimentée par des éléments multiples. Un de ces éléments, le mythe, doit subir une réforme philosophique car les mythes existants ne peuvent former convenablement les gardiens. Cette réforme s’inscrit donc dans un « programme politique » qui a pour fin l’excellence des gardiens et, par extension, celle de la cité.

Ce programme politique est majoritairement absent du Commentaire sur la République, mais c’est justement parce que le texte de Proclus s’insère lui aussi dans son contexte propre. Proclus reconnaît les failles de la cité de son temps, mais il choisit un moyen différent pour tenter de l’améliorer. Il ne s’agit plus d’opposer aux contemporains une cité idéale, mais une vie spirituelle et mystique idéale passible de procurer aux âmes leur salut, en dépit, oserait-on dire, des failles de l’organisation sociale, politique et religieuse existante[31].

La dépendance des domaines individuel et collectif, très claire chez Platon, reste présente dans le Commentaire. Dans la première dissertation, Proclus reconnaît que le but (σκοπός) de la République est double : a) traiter de la justice, et b) traiter du meilleur régime politique (I, 7.5-11.5). Ces deux objectifs se résorbent en un seul puisque « les trois classes dans ce régime correspondent aux trois parties de l’âme[32] » (I, 11.15-16), et « c’est une même façon d’être qui règle et une cité et une maison et chaque individu » (I, 11.24-25). Platon a pu ainsi passer d’une recherche de la justice dans un individu « à la recherche de la constitution la meilleure en tant qu’elle est la justice dans une collectivité » (I, 13.13-14). Si la relation entre les trois classes politiques décrites par Platon prend la forme d’un commandement, c’est, dit Proclus, que ce commandement humain n’est qu’une imitation du commandement intérieur qu’exercent entre elles les parties de l’âme. Le modèle intérieur préside donc à son « application » extérieure.

L’équilibre entre les domaines individuel et collectif demeure, en gros, dans le Commentaire sur laRépublique, mais l’accent est désormais placé sur l’individu. La considération du mythe n’intervient pas dans le Commentaire pour établir les bases d’une cité idéale, mais d’une vie spirituelle idéale : l’individu qui souhaite en recueillir des bienfaits doit être ouvert aux vérités cachées des mythes, qui figurent parmi les principaux « agents » de « nourriture mystique ». Il ne pourra s’agir que de l’homme inspiré[33], et non de l’homme à éduquer ; ce dernier n’est plus directement concerné du moment que l’organisation de la cité idéale devient une préoccupation secondaire[34].

4. « Toutes les autres parties pour ainsi dire de l’éducation […] »

La relation entre le mythe et l’éducation dans le Commentaire sur laRépublique peut être précisée par l’examen d’un passage de la sixième dissertation. Proclus rappelle d’abord que les mythes de Platon, de par leur caractère éducatif, conviennent à « l’audience des jeunes » (I, 79.14-15). Il s’intéresse ensuite aux mythes plus divinement inspirés, qui sont pour leur part « appropriés à ceux qui ont été correctement formés par toutes les autres parties pour ainsi dire de l’éducation » (I, 79.15-16).

Ce passage est important à plus d’un titre. Contrairement aux extraits que nous avons examinés dans la section précédente, il ne divise pas l’ensemble des hommes en deux groupes nettement opposés, à savoir les hommes initiés d’une part et la foule d’autre part ; groupes qui, selon toute vraisemblance, ne se rejoindront jamais. Il les distingue plutôt à partir d’une même donnée, l’éducation. La distinction provient ici de la progression de chacun dans cette éducation.

Or qu’en est-il de l’éducation, selon ce passage ? Elle paraît scindée en deux grandes parties : la première, comme l’avait suggéré Socrate, débute par l’entremise des mythes éducatifs, dont le sens littéral est toujours acceptable. Le double objectif de cette partie de l’éducation est de disposer à la vertu et d’amener le gardien à bien accomplir sa tâche propre. Ce ne sont toutefois que des premiers pas qui en appellent d’autres. La seconde partie, désignée par Proclus comme « toutes les autres parties pour ainsi dire de l’éducation », est celle qui permettra de « fixer l’intellect de l’âme, comme une sorte d’organe mystique, dans les enseignements que donnent de tels mythes [homériques et hésiodiques] » (I, 79.16-18).

Aux deux parties de l’éducation correspondent donc les deux types de mythes distingués par Proclus tels que nous les avons étudiés dans la section II.1. Comment faut-il comprendre l’expression « toutes les autres parties » de l’éducation ? Devons-nous y voir la deuxième étape de l’éducation de certains jeunes seulement, étape à laquelle le gardien ne participerait pas en vertu de la tâche qu’on lui a assignée ? Proclus parle d’ailleurs de « jeunes », et non de jeunes gardiens ; ces jeunes pourront donc, s’ils complètent les commencements de leur éducation par ces parties additionnelles, dépasser la lettre stricte du texte.

Le passage reste énigmatique, mais il est possible d’y lire une modification du programme socratique d’éducation — modification servant la conception proclienne du mythe. Lorsqu’il parle de l’éducation dans la République, jamais Socrate ne dit explicitement qu’un des buts qu’elle poursuit est de permettre à l’homme éduqué (gardien ou philosophe) de distinguer une vérité cachée dans le mythe. Tout au plus incite-t-il au secret celui qui voudrait parler ouvertement de mythes ne convenant pas aux jeunes — on suppose ici que ces hommes privilégiés ont reçu « toutes les parties » de l’éducation au sens où l’entend Proclus. Mais si le lien entre une éducation complète et la possibilité d’assimiler les enseignements mystiques des mythes n’avait pas été posé comme tel par Socrate, il l’est en revanche par Proclus.

5. Les dialogues confrontés aux critiques de Socrate

La relativisation de l’éducation, dans le Commentaire sur la République, s’effectue aussi par la confrontation du jugement impitoyable de Socrate à l’endroit des poètes avec l’oeuvre de Platon. En plaçant côte à côte certains des arguments employés par Socrate dans la République et les dialogues de Platon, Proclus veut montrer que la philosophie platonicienne, si on l’interrogeait, ne serait pas en mesure de se justifier face aux critères socratiques en ce qui a trait à l’éducation. Il consacre un chapitre à cette problématique (I, 159.10-163.9), mais y fait également allusion ailleurs dans son Commentaire.

Proclus résume d’abord les paroles de Socrate : pour que l’éducation soit acceptable, l’âme du jeune homme ne doit pas être exposée à la diversité, ni être animée de dispositions contraires au beau, au bien et à la vertu ; Socrate suggère aussi que « l’enseignement d’Homère[35] » (I, 159.15) ne se conforme à aucun de ces réquisits, lui qui voile la simplicité du divin par des rideaux multiformes, et sa suréminence par des écrans[36]. Cependant, si l’on devait appliquer les mêmes règles à l’oeuvre de Platon, ce dernier échouerait tout autant. Dans la République, Thrasymaque traite Socrate de personnage « franchement méprisable » (338d) ; comment ne pas mettre ce passage en parallèle avec les querelles entre les dieux disséminées dans les mythes homériques ? Dans les deux cas, l’on parle de quelqu’un de manière inappropriée. Si l’on rejette les récits d’Homère pour cette raison, il faudrait également rejeter certains écrits de Platon.

Le problème réside dans une conception particulière de l’imitation. Dans son programme d’éducation des gardiens, Socrate dit : « […] qu’ils imitent ce qu’il leur convient d’imiter dès l’enfance, des hommes courageux, modérés, pieux, libres et tout ce qui s’en rapproche » (395c). À cette imitation des hommes doit s’ajouter la seule imitation poétique acceptable, c’est-à-dire celle des hommes vertueux, ou les hymnes aux dieux (607a). Tout ceci contribue à former le gardien en vue de sa tâche dans la cité, et l’imitation d’autres caractères que ceux-là ne sera pas admise. Pourtant, dit Proclus, les dialogues platoniciens n’en sont pas avares. Comment concilier les « combats dialectiques[37] » (I, 160.13) avec cette conception d’une éducation rejetant toute bigarrure ou « toute représentation imaginaire » (I, 160.16) ? L’on trouve chez Platon une grande variété de caractères, et celui-ci paraît assigner « à tous le langage qui leur est adapté » (I, 160.28-29). Cette imitation semble contrevenir aux règles de l’éducation socratique, puisque certains caractères s’éloignent des modèles suggérés par Socrate.

Cette allusion à l’imitation des textes platoniciens — donc à leur autocontradiction fondamentale — réapparaît un peu plus loin, lorsque Proclus expose un second classement de la poésie. En réduisant Homère au seul genre imitatif, donc au « plus bas degré de la poésie homérique » (I, 196.2-3), Socrate juge un auteur selon son opération la plus basse, et non selon la plus noble. Mais comme on l’a vu, les dialogues platoniciens ne dénigrent pas non plus l’imitation ; en suivant les critiques de Socrate contre Homère, « on pourrait aussi bien déclarer Platon un imitateur et “troisième à partir de la vérité” » (I, 199.2-3).

Ne nous méprenons pas : la question qui interpelle Proclus tout au long de ses réflexions — « comment sied-il, sous ce prétexte [la primauté de la simplicité sur les écrans et rideaux], d’exclure de la philosophie platonicienne la doctrine d’Homère, à moins de se résigner aussi à séparer des arguments scientifiques de Platon lui-même la manière dont il traite certains sujets ? » (I, 159.19-22) — n’appelle pas une réponse qui nécessiterait le rejet de l’oeuvre de Platon. Proclus consacre d’ailleurs une section à la défense commune des mythes d’Homère et de Platon (I, 117.22-122.20), et il y justifie l’emploi d’images sombres et effrayantes chez les deux auteurs par la considération des âmes non pures, encore attachées à leur vie terrestre. Mais en confrontant ainsi les dialogues platoniciens aux règles qui ont mené au rejet des récits homériques dans le dixième livre de la République, Proclus discrédite l’éducation telle que l’envisage Socrate, et surtout la violence de son jugement : pourquoi établir un critère qui semble aboutir à l’exclusion de la pensée même de celui qui l’a formulé ? Vue sous cet angle, la République a tout l’air d’avoir orchestré sa propre autosuppression ! Ceci remet en question les conclusions auxquelles Socrate est parvenu, au sujet des poètes, en usant de ces mêmes règles. Il apparaît donc que si l’on souhaite, comme Proclus, conserver tant les mythes d’Homère que la philosophie de Platon, il nous faut admettre que le programme d’éducation des gardiens tel que décrit dans la République ne pourra être appliqué ni à l’un, ni à l’autre.

III. Remarques récapitulatives

Dans un premier temps, nous avons vu que Platon s’efforce de lier mythe et éducation dans la République : le mythe est identifié au commencement de l’éducation, qui intervient elle-même au commencement de la vie du jeune homme ; le mythe est le principal moyen par lequel on marque le jeune gardien d’une empreinte profitable à sa formation, et ce en fonction d’une certaine théorie de l’âme ; le bannissement d’une partie de la poésie au livre X s’effectue avec l’éducation comme principal critère. Toutes les critiques adressées par Socrate aux façonneurs de mythes d’une part et la réforme philosophique qu’il propose d’autre part dépendent de ce lien, qui restreint considérablement la portée du mythe.

Proclus, de son côté, veut défaire le lien. Pas complètement, toutefois : les mythes éducatifs, au premier rang ceux de Platon, ont une place importante dans sa classification. L’autre type de mythes — les mythes « plus divinement inspirés », « mystiques », « télestiques » — est cependant supérieur en ce qu’il n’est pas soumis aux règles strictes énoncées par Socrate ; il recèle une vision pour les hommes capables de l’éprouver. Ces hommes sont systématiquement opposés à l’homme du commun, au vulgaire, qui est inférieur puisque condamné à en rester au seul sens littéral ; Proclus les assimile aux hommes que l’on doit éduquer. Par ailleurs, il ne conviendra plus que le mythe puisse exercer une causalité directe, et mettra ainsi en péril la conviction socratique selon laquelle les poètes, guidés par des règles précises, produiront des mythes qui entraîneront nécessairement de bons effets : pour un seul mythe, il y a plus d’un usage possible. Enfin, Proclus conclut que la philosophie platonicienne elle-même ne se plie pas aux règles de Socrate : le programme d’éducation des gardiens ne s’appliquant pas à Platon, comment oserons-nous l’appliquer à Homère ?

Cette dissociation proclienne des liens entre mythe et éducation poursuit plus d’un objectif. Proclus veut réintégrer les mythes homériques et hésiodiques dans la grande tradition poétique, philosophique et religieuse hellénique, effort rendu nécessaire non seulement par la montée croissante du christianisme, mais aussi et surtout par les critiques du maître lui-même. C’est en assouplissant ces liens que Proclus pourra ensuite considérer les vérités cachées dans le mythe — vérités écartées par Socrate pour son programme d’éducation des gardiens, mais non expressément niées. En abordant les mythes, Proclus déplace son regard de l’homme à éduquer vers l’homme inspiré, puisque c’est bien à ce dernier qu’il s’adresse dans son Commentaire, étant moins préoccupé par l’organisation d’une cité idéale que par le salut qu’offrent les récits mythiques à ceux qui peuvent les comprendre. Le programme, non plus explicitement politique, est donc profondément mystique.