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Dans mon travail théologique sur Dieue, cela fait une différence que je sois une femme et une féministe, et que je sois une Québécoise. Pour définir d’emblée le féminisme, on peut noter qu’il naît d’un « choc de la reconnaissance[1] », par des femmes, de faire partie d’un groupe considéré comme une minorité en dépit du fait qu’il compose la moitié du genre humain. Dans une perspective féministe, on dira, avec Rosi Braidotti, que :

The exclusion and oppression of women, as well as the repression and denial of the « feminine » in our culture are such that it is impossible for a human being of the female sex to reflect on herself without also questioning this general condition which concerns all women[2].

Simone de Beauvoir, dont les travaux se situent au point d’émergence du féminisme de la seconde vague (celui né après la Deuxième Guerre mondiale), a montré que la femme occupe la position de l’Autre (avec un grand « A ») ; que la femme est produite comme un objet d’échange, non pas comme un sujet de discours. D’autres théoriciennes féministes ont appuyé l’affirmation de la chosification de la femme selon laquelle des femmes de chair et de sang n’ont pas de place d’où parler dans le système langagier[3]. Une des premières questions du féminisme est de savoir par quelle voie une femme peut entrer dans le discours. Toutes les portes apparaissent fermées dès lors que le langage que nous habitons l’a déjà déterminé : accepte-t-elle d’entrer dans l’ordre d’un discours qui la fera décliner les éléments d’une grammaire qui produit la femme comme un objet ? Cela va contre son intérêt.

Je voudrais analyser le discours de la Dieue chrétienne dans cette même perspective. De nombreuses théoriciennes ont abordé le féminisme comme une question langagière, qu’on pense, dans le voisinage du domaine de questions que je pose ici, à Mary Daly, États-unienne catholique, pionnière de la critique de la religion, devenue postchrétienne, à Luce Irigaray, penseuse, philosophe et psychanalyste française, à Olivette Genest, théologienne et exégète québécoise qui articule théorie féministe et lecture sémiotique, à Katie Cannon, pasteure presbytérienne, innovatrice d’une approche womanist[4] en théologie chrétienne, à Mary McClintock Fulkerson, une théologienne catholique blanche, féministe de la deuxième génération aux États-Unis ou encore à Rosi Braidotti, une philosophe poststructuraliste qui construit comme position d’où parler le contexte de la nouvelle Europe.

Rosi Braidotti a raison, je crois, de comprendre l’apparente opposition entre le féminisme de la différence et celui du genre (ou de l’égalité), le premier localisé surtout en France et le second, dans l’aire anglo-saxonne, comme deux stratégies qui s’inscrivent dans la même visée de créer des conditions qui favorisent l’émergence ou le surgissement d’une subjectivité féminine-féministe[5]. À partir d’horizons philosophiques, culturels et géopolitiques fort différents, les auteures précitées cherchent à faire advenir un « sujet-elle » dans le langage[6]. Je voudrais montrer que le discours de la Dieue chrétienne s’insère dans cet élan de production d’une position d’énonciation féministe et proposer, à partir de là, une première analyse de la transcendance de Dieue.

Je procéderai en trois temps. Premièrement, je situerai de façon contextuelle l’apparition récente du vocable de la Dieue. Deuxièmement, j’analyserai ses conditions d’émergence et d’usage dans le domaine de la théorie féministe. Troisièmement, je construirai des points d’intersection entre une telle prise de parole et deux approches théologiques, celle de la théologie existentielle et celle de la théologie de libération.

Il faut savoir que le mot Dieue a été forgé et proposé, en 1988, par la collective québécoise, féministe et chrétienne, L’autre Parole, lors d’un colloque de deux journées réunissant environ vingt-cinq femmes et portant sur l’expérience faite par des femmes du Dieu chrétien[7]. Le groupe choisit l’appellation Dieue, avec un « e », comme voie de libération spirituelle d’une neutralité de genre qui n’est jamais neutre, mais qui légitime une subordination. L’autre Parole l’a adoptée par la suite dans ses rituels et dans sa théologie féministe. Plusieurs femmes de la collective en sont venues, individuellement, à s’adresser à la Dieue chrétienne dans leur prière quotidienne. Une dizaine ou une douzaine d’années plus tard, le vocable était prononcé de manière assez courante par d’autres chrétiennes au Québec, en particulier par des agentes de pastorale dans l’Église catholique. Au colloque Virage 2000, organisé par le groupe Femmes et ministères et tenu en 2000, on a prié tout naturellement la Dieue. Des Québécoises semblent avoir implanté un usage de cette féminisation. Elle exprime l’identité féministe de l’énonciatrice tout en laissant une place à une diversité d’expériences et d’interprétations féministes du divin[8].

Il n’est pas étonnant que la Dieue ait émergé dans la culture québécoise où l’on valorise culturellement la féminisation du langage, des mots, des noms, des titres et des fonctions. Le vocable « Dieue » est connu en Europe francophone comme un terme québécois, mais, sauf exception, il n’y est pas usité à ma connaissance. Il faut souligner que la féminisation des titres n’est pas courante, en France, par exemple.

J’avais vingt-cinq ans et j’étais étudiante au doctorat en théologie lorsque j’ai participé au colloque de L’autre Parole sur Dieu et à la création collective d’une nouvelle manière de dire la Dieue. Ce fut un tournant de ma vie spirituelle. Comme femme, ce que je n’avais pas imaginé jusqu’alors possible devenait une expérience, celle de sortir de la nécessaire médiation par le masculin, éprouvée comme un pouvoir patriarcal, pour entrer en relation avec le divin.

Cette expérience personnelle fut préparée de longue date par une intervention particulière de ma mère, qui m’a déterminée. J’ai vécu ma petite enfance pendant le concile de Vatican II et commencé l’école primaire dans les derniers feux de la Révolution tranquille, marqués, entre autres, par la levée de toutes les formes d’injonction. J’étais parmi les premières cohortes à qui l’on a enseigné la nouvelle catéchèse Viens vers le Père. Dans le domaine du religieux, j’ai eu à respecter une interdiction, peut-être une seule, très forte, imposée par ma mère et à laquelle je me suis soumise à la lettre. Il s’agissait d’un commandement au contenu inversé par rapport à celui auquel les générations précédentes avaient dû obéir et il concernait le divin et le féminin. Ma mère, féministe, m’a défendu d’apprendre et de réciter le « Je vous salue Marie ». Elle m’a montré à me boucher les oreilles, à penser à autre chose, chaque fois qu’on le psalmodiait lors d’une cérémonie à l’Église ou au salon funéraire, et elle le faisait avec moi. Dans mon cahier de catéchèse, j’ai sauté par-dessus les prières adressées à la mère de Dieu. Je ne les ai pas sues et, finalement, j’en suis devenue fière. Ma mère avait choisi de refuser qu’elle et sa fille prononcent une prière qui construisait une chosification des femmes à travers une certaine image de Marie. Elle et moi, sur les bancs de l’Église, n’en étions pas alors à prier une Dieue au féminin. Mais, j’aurai appris de son éducation féministe à contester les constructions théologiques qui entravent le surgissement d’un souffle de femme et ce, non seulement intellectuellement, mais aussi et d’abord sur le plan de la vie spirituelle et de la prière. J’ai pu percevoir, par la suite, le Dieu avec un « u », le Dieu masculin, comme un obstacle à une spiritualité personnelle et féministe et participer à l’élan de L’autre Parole de dire et de prier une Dieue au féminin.

Le discours de la Dieue chrétienne a donc émergé dans une ecclesia de libération féministe, dans un contexte culturel et identitaire québécois. Il est né dans la bouche de femmes qui ouvraient la simple possibilité de pouvoir encore nommer le divin aujourd’hui à partir de leur propre expérience.

Dans ce que Karl Rahner appelle une « méditation sur le mot “Dieu” », l’auteur écrit ceci :

[…] ce qu’il y a de plus simple et d’inéluctable dans la question de Dieu est pour l’homme [sic] le fait que, dans son existence spirituelle, soit donné le mot « Dieu ». Ce simple fait, quoique riche en significations, nous ne saurions l’esquiver par la question portant sur l’existence future possible d’une humanité où n’interviendrait plus du tout le mot « Dieu » ; de sorte que, ou bien la question de savoir si ce mot a un sens, s’il vise une réalité hors de lui-même, ne se pose absolument plus, ou bien [il] surgit en un lieu tout autre, où ce qui auparavant avait conféré à ce mot son « originarité » devrait s’imposer nouvellement à l’aide d’un mot nouveau. En ce qui nous concerne, en tout état de cause, ce mot est là[9].

La Dieue, « e », « ce mot est là », voudrais-je dire en employant l’expression de Karl Rahner. Pas nouveau, mais féminisé. La théologienne a la tâche de poursuivre une analyse théologique sur ce mot.

I. Les conditions d’émergence et d’emploi du discours de la Dieue : analyse féministe

Les études langagières des théoriciennes féministes ont conduit à la question de savoir, comme femme, à partir d’où parler. D’où dit-elle, prononce-t-elle, prie-t-elle, la Dieue ? Le dire la Dieue construit stratégiquement un lieu d’où parler comme sujet-elle. J’expliciterai cet énoncé avec Rosi Braidotti qui analyse de manière éclairante, d’un point de vue féministe, la période de la postmodernité que nous vivrions présentement[10] ainsi que les possibilités offertes en ce temps au mouvement féministe. L’auteure décrit la postmodernité comme un processus, lié à la mort de « l’homme », de mondialisation et de fragmentation. Dans ce temps de postmodernité « tardive », explique-t-elle, il se passerait deux choses : 1) l’effacement de ce qui appartient à « l’homme » et 2) l’émergence de ses ombres, de ses autres, sur lesquels il a bâti son assurance identitaire en les subordonnant. En ce qui concerne le premier aspect, la postmodernité, écrit Braidotti, marque

[…] the historical decline of some premises of Enlightenment-based philosophies, namely the progress of mankind through a self-regulatory and teleologically ordained use of reason and of scientific rationality, which aims at the progress and perfectibility of « Man[11] ».

Dans le même mouvement, les autres de « l’homme » surgissent :

I also think that our historical era is marked by the return of the repressed of the project of modernity. I want to argue that the project of modernity entails a view of subjectivity which excludes several « boundary markers », also known as « constitutive others ». Women, the natural environment and the ethnic other are the three interconnected facets of « difference » in modernity. […] They represent a category of pejoration, a specular « other » who can be perceived as different only in the sense of being « less-than[12] ».

Ces autres de la modernité sont la femme (l’autre sexuel de l’homme), les autres ethnies, les autochtones et les Métis (les autres sujets de l’eurocentrisme et de l’impérialisme états-unien), et la nature ou la terre (l’autre de la technoscience). Qui parle quand ces autres émergent à la parole ? Le cri du fond du coeur, quand il est poussé par les ombres de l’homme, s’inscrit dans la logique de l’anthropologie masculine et pourrait bien aller contre leurs intérêts[13]. Dans le processus de mondialisation et de fragmentation caractéristique de ce temps, on assiste à une augmentation d’oppressions spécifiques. Ceci suscite une indignation de la part des femmes, une colère (la vertu féministe de cou-rage), qui, dans plusieurs milieux, demeure tout aussi vive que celle de la période plus optimiste de la libération des années 1960 et 1970. Il faut le dire avec Rosi Braidotti :

The postmodern condition is about the becoming Third-World of the First World, even as it continues the exploitation of developing countries. It is about the decline of « legal » economies and the rise of structural illegality as a factor in the world economy. It is about capital as cocaine. It is about the globalization of pornography and the prostitution of women and children ; it is about the ruthless trade in human life. The postmodern predicament is about the feminization of poverty ; it is also about the rising rates of female illiteracy and the structural unemployability of large sectors of the population, especially the youth[14].

Inscrivant ma recherche dans une problématique langagière, une des premières questions du féminisme, ai-je dit plus haut, est de savoir d’où parler comme sujet-elle. Parmi les réponses données à cette question, il y a une proposition que Luce Irigaray a appelée le mimétisme et que Rosi Braidotti qualifie d’ironie, et qui consiste, pour une femme, à s’insérer dans le discours en prenant la position à elle assignée par lui (le sujet homme). La stratégie consiste à tenter, de là, à partir de cette nouvelle position d’énonciation, l’inscription langagière d’un je-elle qui n’existe pas encore. J’adopterai cette stratégie pour comprendre le dire la Dieue. On a vu que les sujets qui apparaissent, dont les femmes, subissent une chosification, sous certains aspects, croissante. Elles produisent aussi des discours, en quantité croissante. Elles occupent une position limite : les femmes sont sans pouvoir et elles ont du pouvoir. Elles n’ont pas de place d’où parler à partir d’elles-mêmes, mais elles parlent à partir d’elles-mêmes. Avec Rosi Braidotti, on peut dire que le féminisme appuie son action sur la catégorie du groupe des femmes comme sujet collectif complexe incluant la multiplicité des différences entre elles et en elles. Il ne vise pas leur inclusion dans un système existant, mais l’expérimentation de nouveaux modes d’être. Il se déploie comme une construction de subjectivités féminines-féministes. Il se base sur l’identité « femme » dans sa diversité, les femmes brunes, noires et blanches, pour mener une lutte collective, mais cette identité collective n’existe pas. Sis à la frontière d’une possibilité à construire, le féminisme de la seconde vague consisterait en une inscription stratégique de l’élément féminin-féministe dans les formations discursives et non discursives.

Ainsi, le dire la Dieue prend appui sur du féminin, le « e », la place à elle assignée par lui. Il opère une insertion matérielle de la marque du féminin dans le mot. Il y enregistre ce qui restera : une trace. Il inscrit la catégorie (impossible) du groupe des femmes dans le vocable Dieu même. On voit l’intérêt d’ajouter un « e » au mot Dieu plutôt que d’opter pour le terme Déesse, une Dieu féminine, qui a son histoire. Le Dieu avec un « u » n’est pas n’importe quel mot, mais celui qui supporte symboliquement un système. Il est intéressant de noter qu’à la manipulation d’insertion du « e », la langue résiste de toutes ses règles. La marque du féminin est muette. Que veut dire ce mutisme imposé, même sous la poussée d’une très forte affirmation ?

Le dire la Dieue fonctionne comme un point d’appui pour des subjectivités féministes en devenir dans leur multiplicité. Cette parole demeure tournée vers l’acte d’énonciation d’une identité féministe. Elle admet une diversité d’expériences et d’interprétations. Elle exprime, elle rappelle, elle convoque, elle célèbre la position féministe de l’énonciatrice. Celle-ci bouge. On a décrit la spiritualité féministe comme une danse avec ses pas vers l’avant, l’arrière, les côtés, des mouvements en cercles, en spirales, ses sauts, ses fluidités. Le dire la Dieue, vocable ouvert à la multiplicité et aux déplacements, permet aux femmes une danse spirituelle propre. Le « e » de la Dieue renvoie donc à l’approche féministe, à la construction d’une position d’énonciation, avant de signifier que Dieue serait de genre féminin (ce qui n’est pas exclu).

Dans son texte intitulé « Do Women Really Need a “God/ess” to Save Them ? », Marsha Aileen Hewitt, une théologienne féministe du Canada anglais, précise que « [t]he critique of the divine feminine advanced here does not proceed from a theological point of view. Rather, the approach taken is situated within feminist critical theory […][15] ». En effet, son analyse de la féminisation de Dieue se situe d’abord dans le domaine de la formation féministe. Il en va de même de la mienne. La légitimation du dire la Dieue, au sens de l’analyse de ses conditions d’émergence et d’usage, telle qu’elle a été présentée jusqu’ici, est féministe avant d’être théologique.

II. Le dire la Dieue et la formation de la théologie universitaire

Le prochain pas de cette réflexion consiste à importer cette « Dieue », de l’ecclesia féministe et de la formation féministe théorique, dans le domaine discursif de la théologie universitaire[16]. J’aborderai la question sous deux aspects. Premièrement, celui de la communauté des théologiens et des théologiennes. Au Québec, il s’agit d’un milieu relativement restreint. L’insertion du vocable « Dieue » dans le discours professionnel fut accompagnée de jugements généraux positifs et négatifs. Je retiendrais qu’au départ, le thème provoqua des réactions telles Voilà une belle ouverture, C’est rafraîchissant, C’est courageux, et, à l’inverse, Ce n’est pas sérieux, Ce n’est pas rigoureux, Ce n’est pas fondé, Gaspillage d’intelligence[17].

Avec les années, je n’ai plus entendu de telles remarques. L’expression émotive semble s’être évanouie. Des nouvelles approches de collègues ménagent un espace pour une théologie féministe et une parole de la Dieue dans leur cartographie des positions. De plus, la rectitude politique ou tout simplement l’usure, l’habitude ou la politesse auraient fait leur oeuvre. « Dieue » semble être là pour rester ou du moins le mot aura passé dans le discours.

Par contraste avec ce qui se produisit dans le milieu théologique, il est intéressant de noter que le vocable fut intégré tôt et sans démêlé, en sociologie féministe des religions, par exemple, dans l’anthologie Femmes et religions de 1995 publiée par les Presses de l’Université Laval, où la féminisation de la Dieue — c’est bien ce mot qui y figure — apparaît comme une première question dans l’introduction de l’imposant ouvrage (p. 4) et le terme est utilisé spontanément comme un indicateur d’une approche féministe de la religion (p. 254-257)[18].

Deuxièmement, en ce qui concerne l’aspect de l’importation de « Dieue » dans le discours universitaire de la théologie, je m’intéresse aux points de rencontre entre une approche féministe et la théologie universitaire. La présente recherche va du féminisme vers la théologie : des conditions d’émergence et d’usage du dire la Dieue dans le domaine de la théorie féministe vers ses croisements avec la formation de la théologie.

Je note que le féminisme chrétien, particulièrement au Québec et en Amérique du Nord, a créé des intersections avec une théologie existentielle (anthropologique) et avec une théologie de la libération. Je limiterai ma recherche à quelques théologiennes états-uniennes, pour les besoins de mon propos, de sorte que je laisse à une prochaine étude le divin féminin, tel que Luce Irigaray l’a proposé, ou encore certaines possibilités ouvertes par des approches poststructuralistes ou postcolonialistes ou d’autres points de jonction entre l’approche féministe et la théologie universitaire.

III. Dieue et une théologie existentielle (anthropologique)

L’approche féministe a créé des points de rencontre avec une théologie qui part d’une anthropologie, de l’existence humaine[19]. Je voudrais en résumer quelques grandes lignes pour montrer comment une approche féministe peut s’y insérer tout en lui faisant subir une modification. J’appuierai ma description sur des explicitations de Karl Rahner. Pour celui-ci, la première question que doit poser la théologie est de savoir « quel type de récepteur suppose le christianisme pour que son message ultime et le plus essentiel puisse simplement être entendu[20] ». Voici sa réponse : l’humain est personne et sujet, libre et capable de salut. Rahner comprend le salut chrétien comme « l’irrévocabilité de la véritable autocompréhension et du véritable auto-accomplissement de l’homme [sic] en liberté devant Dieu par l’accueil de son soi propre, tel qu’il est ouvert à lui, et à lui en propriété remis dans le choix de la transcendance interprétée en liberté[21] ». Par rapport à une théologie classique, cette approche propose une nouvelle compréhension de la transcendance. Elle l’aborde d’abord et avant tout comme quelque chose qu’éprouve l’humain. Celui-ci est personne, dit Rahner, il est mystère, il est question, pour lui-même, comme tout. L’expérience humaine de transcendance consiste, pour ainsi dire, à aller de soi-même vers soi-même à chaque instant ; il s’agit de l’expérience d’être en mouvement, comme humain, à chaque moment d’existence là où Dieu se donne. Dieu fonde cette expérience et c’est en ce sens qu’on l’appelle le transcendant, non parce qu’il se situerait au-delà (du monde) des humains. Pour Rahner, dire oui à Dieu, c’est dire oui à soi-même comme personne libre et unique, appelée à un amour en lequel le sujet ne donne pas que ceci ou cela, mais se donne lui-même comme tout[22].

Quand des femmes disent et prient la Dieue chrétienne et qu’elles se situent assez spontanément dans une approche anthropologique de la théologie qui a concilié la théonomie et l’autonomie humaine, il se passe ceci que des femmes deviennent de possibles personnes et sujets, libres et capables de salut. Selon cette perspective et conformément à la méthode d’une théologie existentielle, le vocable de la Dieue renvoie à une donnée anthropologique avant de signifier une compréhension du divin (sans exclure celle-ci). Ce que produit le dire la Dieue, c’est de briser la neutralité de genre/sexe de l’anthropologie moderne, du terme « homme », « man », « Mensch », neutralité qui a déjà toujours couvert une relation de domination de l’homme sur la femme. Le dire la Dieue vise l’expérience de transcendance, faite par des femmes, au sens d’une expérience de devenir sujet. L’approche féministe, ici, remarquons-le, n’a pas eu comme impact de modifier la théorie du sujet.

Sur le versant du divin, également, la structure de la pensée théologique ne change pas. Le divin demeure le fondement de la liberté ou, dit avec Paul Tillich, « le fondement de l’être ». Pamela Dickey Young retient ce dernier symbole pour repenser la transcendance dans une perspective féministe. Elle parle du divin comme du « web within which all things take place, the foundation under-girding the world[23] ».

On ne peut pas ne pas noter que s’il est révolutionnaire que des femmes puissent nommer un divin féminin, une Dieue chrétienne, à partir de leur propre expérience de chair de femmes, sans la médiation de la neutralité, c’est-à-dire d’une position de subordination par rapport à l’homme ; que s’il est révolutionnaire qu’elles puissent éprouver et construire une expérience existentielle d’elles-mêmes autre que celle de l’éternel féminin, en même temps, dans le cadre de la théologie qui a pris le tournant anthropologique, cela devient possible sur la base de la vision du sujet de l’anthropologie de « l’homme ». L’alliance entre une approche féministe et une théologie que j’appelle existentielle permet l’inclusion de l’expérience des femmes, mais dans une logique anthropothéologique inchangée.

À partir de considérations convergentes, Marsha Aileen Hewitt demande si, malgré les apparences, la féminisation féministe du divin ne servirait pas des intérêts contraires au féminisme. La théologienne répond par la positive à cette question. La féminisation du divin, écrit-elle, « does not contribute to the establishment of women’s autonomy and freedom, but rather works against it[24] » parce que des femmes la réalisent à l’intérieur du cadre d’une théorie théologique, qui, elle, n’est pas remise en question, mais qui, par d’autres sentiers, participe à la construction de la subordination des femmes. Hewitt a raison sur ce point. Cependant, il faut ajouter, comme on l’a souligné plus haut, qu’il n’y a pas « une bonne place » à occuper pour des femmes. Celles-ci occupent une position limite : elles n’ont pas de place d’où parler à partir d’elles-mêmes, mais elles le font. Elles n’ont pas accès, à partir d’elles-mêmes, au sacré produit par le Dieu, avec un « u », mais elles peuvent dire la Dieue, avec un « e », dans une opération tout à la fois stratégique et existentielle, politique et langagière.

Je soutiens la pertinence de la féminisation de la Dieue, d’une insertion stratégique d’un féminin-féministe dans le langage, comme position qui demeure paradoxale. S’il n’y a pas « une bonne place » à occuper pour des femmes (où serait-elle ?), le dire la Dieue travaille nécessairement à la fois pour et contre des femmes et cela demeurerait insurmontable. D’un point de vue féministe, dirais-je, il est intéressant de s’engager dans une théologie existentielle ou de corrélation, de faire de la théologie de la libération, ou du poststructuralisme, ou de privilégier une autre approche théorique. Ce qui importe, c’est de produire des croisements qui soient pertinents pour des femmes sur les plans personnel, politique et théorique. Il importe que des féministes prennent chacune des positions ou qu’une théoricienne voyage de l’une à l’autre. Je propose d’adopter, en féminisme théologique, ce que j’appelle une épistémologie stratégique. Je comprends celle-ci comme une capacité de passage d’une théorie à une autre, d’une vision du divin à une autre, d’une féminisation à une autre, dans une perspective selon laquelle le vocable de la Dieue ouvre à une multiplicité de constructions du divin dont le féminisme a besoin afin de lutter contre « the simultaneity of potentially contradictory axes of oppression[25] ».

IV. Le sens de la transcendance de Dieue

Il est intéressant d’interpréter le sens de la Dieue chrétienne en s’inscrivant dans le cadre théorique de la théologie qui a pris le tournant anthropologique. Assez spontanément, sur le plan de l’expérience féministe, je dirais que la venue au monde de la Dieue, dans L’autre Parole, fut un moment de grâce, rare et précieux. Une libération advint. Une ecclesia a prononcé « la Dieue » : la Dieue parlait à l’ecclesia. Je voudrais faire référence aux travaux de Jean Richard[26] pour proposer une voie d’analyse de cet événement. Dans la conférence d’ouverture du Congrès de la Société canadienne de théologie de 1993, intitulée « Dire Dieu aujourd’hui : conditions pour un discours signifiant », il énonce que la théologie doit devenir attentive au surgissement de nouveaux lieux de la présence du sacré dans la culture et de nouvelles manières d’exprimer « l’action divine du salut », par exemple, dans des pratiques libératrices. Pour le dire par deux formules brèves, il propose que l’on retrouve « le sens du sacré » et « le sens prophétique » :

Or, si notre tâche, notre responsabilité, est de produire le langage théologique le plus adéquat pour notre temps, il ne dépend pas de nous, cependant, de retrouver le sens du sacré. Cela doit nous être donné ; cela doit nous arriver par grâce, par révélation. […] Je fais mienne cette conception de Tillich, et je pense que nous vivons nous-mêmes aujourd’hui un temps de grâce, où nous pouvons percevoir une nouvelle irruption du sacré […][27].

Pour Jean Richard, qui suit Paul Tillich sur ce point, une telle irruption manifeste la puissance de Dieu[28]. Mais où advient la grâce ? Comment la reconnaître ? Dans la lignée de la méthode de corrélation de Paul Tillich, Jean Richard propose des « critères de discernement » d’une parole authentique du Dieu chrétien de deux ordres : 1) la Bible et la tradition chrétienne, en particulier Jésus le Christ et 2) la praxis, la réponse humaine, salvifique dans l’histoire. Comment évaluer l’opération de féminisation féministe de Dieue à partir de ces critères ? La théologienne Elizabeth A. Johnson a réalisé cette tâche dans She Who Is (1992). Dans ce livre, l’auteure s’adresse d’abord à ses collègues masculins, et ceci, de façon délibérée, ce qui a permis l’insertion d’un discours de légitimation de la féminisation de Dieue dans le secteur de la théologie[29]. La théologienne construit le symbole d’une trinité chrétienne en appliquant une méthode de théologie de la corrélation : Mère-Sophia, Jésus-Sophia et Esprit-Sophia. Le travail d’Elizabeth A. Johnson (cela est reconnu), aura répondu aux « critères de discernement » précités d’une théologie chrétienne.

Deux autres théologiennes ont repensé la Dieue chrétienne pour ouvrir une voie à une théologie postpatriarcale : Rosemary Radford Ruether et Sallie McFague. Il est intéressant de noter quelques orientations convergentes du travail des trois théologiennes qui allient théologie existentielle et théologie de la libération féministe (Sallie McFague pratique également une théologie de la construction)[30]. 1) Un discours sur la pertinence et la nécessité de développer des symboles féminins, non exclusifs, pour dire la Dieue chrétienne. Notons que dans la perspective que je développe ici, le thème des images et des symboles féminins de la Dieue devient un thème parmi d’autres de la problématique générale de la féminisation féministe de la Dieue chrétienne, car celle-ci énonce d’abord la position féministe de l’énonciatrice. 2) Le déploiement d’une vision trinitaire de la Dieue : créatrice, libératrice et inspiratrice, qui articule étroitement les trois aspects. 3) Le développement d’un écoféminisme théologique (surtout chez Rosemary Radford Ruether et Sallie McFague) selon lequel la modification des rapports entre les femmes et les hommes, et entre les personnes opprimantes et les opprimées est intrinsèquement liée à une modification des rapports des humains à la terre, à la nature, aux animaux. 4) Une vision de la Dieue comme relationnalité (surtout chez Elizabeth A. Johnson qui la décrit comme une « relationnalité sans reste » entre les personnes de la Trinité). 5) Une nouvelle compréhension de la transcendance et de l’immanence de Dieue pour dépasser, disent-elles, un dualisme qui légitimerait la domination de l’esprit sur le corps et de l’homme sur la femme que Rosemary Radford Ruether appelle « transcendance immanente et immanence transcendante[31] ».

La critique féministe de la transcendance, faite par ces théologiennes, s’inscrit dans la lignée de celle de Karl Rahner, par exemple, et d’une théologie qui a pris le tournant anthropologique. La transcendance vise l’expérience des femmes de dire oui à elles-mêmes comme un dire oui à la Dieue. Les théologiennes ont critiqué le dualisme esprit/corps, raison/intuition, homme/femme, transcendance/immanence[32] et, pour contrer l’effet de pouvoir du premier pôle, elles ont mis l’accent sur l’immanence divine et valorisé la relationnalité et le lien à la nature. Tant Sallie McFague que Rosemary Radford Ruether en sont venues à expliquer qu’elles conservent tout de même l’idée de transcendance. Elles ont précisé, chacune à leur manière, qu’elles n’identifient pas Dieue et la création[33], qu’elles parlent d’une Dieue de transcendance. Rosemary Radford Ruether l’énonce ainsi, dans un article publié en 2000 :

[les théologiennes féministes] cherchent aussi un Dieu qui puisse nous libérer du patriarcat, nous affranchir des systèmes opprimants [...]. La transcendance de Dieu signifie la radicale liberté de Dieu à l’égard de tous les systèmes humains de perversion, de péché et de mensonge opprimants. L’immanence de Dieu signifie la présence libératrice de Dieu en nous et à travers nous. [...] les deux ne font qu’un[34].

Chez Rosemary Radford Ruether, comme on l’a vu plus haut avec Jean Richard, la puissance créatrice de la Dieue advient en la grâce :

Les expériences transcendantes ont intrinsèquement le caractère de dons merveilleux : inattendues, imméritées, gracieuses. Elles nous viennent d’« au-delà » le lieu où nous sommes, nous mettant pourtant en contact avec ce que nous sommes de manière plus vraie. Elles sont une grâce divine et notre « nature » plus vraie[35].

Selon Anne Marie Dalton, une théologienne de la Nouvelle-Écosse, Elizabeth A. Johnson, Rosemary Radford Ruether et Sallie McFague « produisent quelque chose de nouveau[36] » en théologie par les liens qu’elles nouent entre la praxis de libération, d’une part, et le lien à la création divine, à la terre, à la nature, d’autre part, ainsi que par le développement du thème anthropologique et divin de la relationnalité. C’est dans cette lignée qu’Elizabeth A. Johnson comprend la toute-puissance de la Dieue à partir du symbole de Sophia-Dieu :

Si nous abordons dans cette optique le thème de la « toute-puissance » de la Sagesse, nous figurerons le pouvoir divin non pas selon les modèles de la domination et du contrôle, ni comme un pouvoir dialectique se déployant dans la faiblesse, ni simplement comme un pouvoir persuasif, mais comme le pouvoir libérateur de l’entrée en relation à l’oeuvre dans l’amour de compassion. Nous pourrons dire : Sophia-Dieu est en rapport de solidarité avec les êtres qui souffrent, et cette relation est un mystère de dynamisation. Sous les visages de l’indignation morale, du souci de la création blessée, de l’appel empathique à une plus grande justice, le pouvoir de l’amour compatissant de Dieu pénètre la détresse du monde pour la transformer de l’intérieur. La victoire que marque cette transfiguration ne correspond pas au modèle de la conquête biblique : elle tient plutôt de la résistance active, non violente, qui donne aux affligés la force d’assumer leur propre combat pour la résistance, la guérison et la libération, pour eux-mêmes et pour les autres[37].

Rosemary Radford Ruether propose de repenser les rapports entre transcendance et immanence ainsi :

Tout moment est ouvert à Dieu, ouvert à de nouvelles possibilités de devenir ce que nous sommes vraiment et sommes appelés à être. Le défi de la théologie éco-féministe est de nouer, à la lumière de l’histoire de la terre et des crises du péché humain, une vision de la présence divine qui soutienne les processus naturels et nous donne aussi de pouvoir lutter contre les excès des puissants et d’aller jusqu’aux victimes pour créer de nouvelles communautés d’épanouissement mutuel[38].

Bilan

Je suis partie de l’idée que, dans mon travail théologique sur la Dieue, cela changeait quelque chose que je sois une féministe et une Québécoise. On a vu que le vocable a émergé dans l’ecclesia féministe de libération, au Québec, comme un terme limite afin que des femmes puissent encore dire la Dieue chrétienne aujourd’hui, alors que le neutre du Dieu, avec un « u », les subordonne à « l’homme », son autre sexuel. Le dire la Dieue, au féminin, propose une position politico-culturelle féministe des énonciatrices qui prend appui sur un féminin paradoxal et laisse ouverte une multiplicité d’expériences et d’interprétations féministes faites par des femmes.

Quand on a importé le terme « Dieue » dans la formation universitaire de la théologie, ceci a provoqué quelques heurts. Pour choisir un territoire d’intersections entre une approche féministe et la formation universitaire de la théologie, j’ai choisi de penser la transcendance de la Dieue avec quelques auteures qui adoptent des théologies qui ont pris le tournant anthropologique ainsi que des théologies de la libération féministe. On a vu qu’en théologie existentielle, la Dieue pointe vers une donnée anthropologique, l’inclusion de l’expérience transcendantale des femmes. Le dire oui à la Dieue est un dire oui à soi et à un propre élan de créativité inscrit dans un réseau de relationnalités. La transcendance de la Dieue dit une liberté face à tous les systèmes de domination et d’oppression.

Mais cette lecture théologique demeure à l’intérieur de la structure théorique de l’anthropologie moderne. Il est important de souligner ce point, car on a objecté à la féminisation de la Dieue qu’elle va contre l’intérêt des femmes parce qu’elle ne remet pas en cause une structure théorique qui légitime l’infériorisation de la femme. Je soutiens, pour ma part, que, d’un point de vue féministe, toutes les positions théoriques dans la formation universitaire de la théologie demeurent paradoxales et qu’il n’est pas en principe supérieur de faire du poststructuralisme ou du postcolonialisme plutôt que de l’anthropologie de « l’homme » ou de la théorie de la libération. J’appelle cette position une épistémologie stratégique du féminisme théologique. Sur le plan de la politique féministe, elle contribue à la construction d’un sujet femme collectif dans la différence des femmes qui adoptent différentes approches théoriques à l’université selon leur formation antérieure et leurs communautés d’appartenance (d’auteures, de lectrices, d’interventions). Sur le plan théorique, elle permet d’inscrire l’approche féministe dans différentes formations théoriques : d’opérer diverses intersections entre les théologies et les approches féministes et, ainsi, de laisser une trace matérielle de celles-ci dans ce secteur universitaire. Sur le plan personnel, une féministe spirituelle peut faire jouer cette multiplicité en elle-même. Elle peut expérimenter différentes manières de dire et de prier la Dieue.