Corps de l’article

Dans le casse-tête juridico-politique et conceptuel que pose la construction européenne — à titre d’exemple : Sommes-nous dans un État fédéral, confédéral ou un vaste conglomérat administratif et bureaucratique post-démocratique ?, ou encore : La Communauté et l’Union européennes portent-elles atteinte à la souveraineté nationale ? Peut-on encore parler d’États souverains ? Si oui, comment penser la coexistence de plusieurs entités politiques souveraines sous un dénominateur commun, sachant par ailleurs que la souveraineté est un principe indivisible, qui par essence exclut toute idée de subordination et de compromission ? —, nombreux sont ceux qui pensent que l’Europe remet en cause l’un des fondements essentiels des États nationaux, à savoir la démocratie. Leur crainte est que l’État ne se dilue dans ce projet, bloc ou empire politique homogène que constitue l’union européenne, et qu’il n’emporte avec lui, dans son naufrage, la démocratie représentative, laquelle n’a jamais existé hors du cadre de l’État-nation. Ainsi cette analyse renvoie-t-elle par le fait même aux nombreuses mutations connues par les État-nations depuis plus de deux siècles. Faut-il percevoir dans ces mutations leur mort annoncée, une continuité, voire un renforcement de leurs pouvoirs, ou encore le signe de leur transfiguration radicale ? À vrai dire, pour tous ces critiques, l’énigme à élucider est celle des démocraties européennes dans leur état actuel : leur entropie, leur fatigue, le fait qu’elles s’affaissent à mesure qu’elles croient devenir plus fidèles à leurs principes.

C’est aussi la thèse défendue par Pierre Manent dans son tout récent ouvrage, intitulé La raison des nations. Réflexion sur la démocratie en Europe[1]. Un livre que je qualifierais volontiers pour ma part de véritable programme politique autour de la thématique centrale de l’idée démocratique d’humanité. Un sujet que les nations européennes redécouvrent d’une certaine manière depuis quelques années déjà et qui, comme beaucoup d’autres, me touche particulièrement. L’humanité. Elle fut tant louée par Montaigne, Montesquieu, Rousseau, Kant et les penseurs des Lumières comme la sortie des ténèbres (post tenebra lux), comme l’expression d’une moralité profonde, d’une foi en l’homme, en la vérité et la justice ; mais, et cela depuis le début du xixe siècle, elle a été massivement discréditée en tant que vision unificatrice des consciences à cause des événements et des tragédies que l’on connaît : l’impérialisme, l’esclavage, la Shoah, le Goulag, les purifications ethniques, les génocides et j’en passe. À tel point qu’il est devenu impossible d’esquiver les passions, les polémiques et les objections que suscite l’idée d’humanité. Toute discussion sur le sujet est aujourd’hui systématiquement répudiée, car jugée oiseuse ou suspectée d’abriter une idéologie. Comment en effet concilier sa représentation dans un lieu avec l’unité ou le sens sans que tous deux s’excluent ? Autrement dit : comment articuler l’universalisme qu’elle suppose, c’est-à-dire les idéaux et principes intelligibles gouvernant notre univers socio-historique d’une part, et son contraire, le relativisme, qui suppose la nécessité d’une prise de conscience plus aiguë de la responsabilité morale et de la condition humaine d’autre part ? Il y a là deux thèses qui s’affrontent : l’une fondée sur l’équation humanité = homme, l’autre qui dénonce l’effet de cette illusion nominale au nom de la diversité des cultures et du développement humain. La question est complexe, et comme l’a justement constaté Claude Lévi-Strauss[2], grand défenseur de la diversité des peuples, l’on ne peut trancher en faveur d’une option sans porter atteinte à l’autre.

Du reste, les politiques, les nationalistes et les idéologues, qui prétendent nous rappeler que nous sommes nés quelque part, et que c’est dans ce lieu, la terre natale, que se trouvent la force et la vigueur de notre humanité, tout autant que les révolutionnaires, les soi-disant intellectuels et les utopistes, qui confondent l’humanité avec l’humanitaire et se haussent et se guindent dans l’abstraction et la logique, ceux-là ne nous parlent en rien de l’humanité en tant que connaissance d’autrui, acceptation de l’étranger, estime, amitié lointaine, union des coeurs et des esprits. Les uns comme les autres prétendent inspirer nos âmes, nous donner des ailes ; mais, dès qu’ils voient notre imagination et nos pensées leur échapper, ils voudraient bien leur mettre des brides et nous empêcher de penser autrement. « Si tous les moyens sont bons pour imposer l’unité » nationale et la conformité à une règle de vie commune, « la liberté de chacun est menacée ». Inversement, si par exemple « les droits de l’homme restent le seul repère incontestable dans l’espace public et se transforment en jauge de l’orthodoxie des discours et des actes, on entre dans l’espace du “politiquement correct” et du lynchage médiatique, version démocratique de la chasse aux sorcières[3] », qui abolit par le fait même tout autant la distinction entre le bien et le vrai. Parlant de l’amour, Platon dit qu’il est un principe tout spirituel, un élan de deux âmes qui se cherchent pour trouver leur forme parfaite, symbole de l’unité suprême. N’est-ce pas dans cela, dans une telle synergie des opposés, que l’humanité prend forme ? Mieux : l’humanité ne s’assimile-t-elle pas à ces beaux livres de savoir et de culture quand ils ne sont pas uniquement des grammaires exclusives ou des géométries déguisées ? Quand, « au lieu de déverser sur une âme puérile tant et tant de matériaux » qui l’écrasent, ils jettent en elle la semence susceptible de se développer intérieurement ? Ou encore, quand ils ne trompent pas, c’est-à-dire lorsqu’ils n’ont pas pour but « l’immédiatement utile et le pratique », mais contribuent à éveiller la sensibilité qui fait participer aux grands sentiments humains et « mettent en action des vérités dignes de demeurer toujours[4] » ?

Cela étant, je ne voudrais surtout pas donner au lecteur l’impression de clore le débat, de régler tout d’avance, sans examen, comme d’un seul coup de baguette magique ; encore moins me soustraire à l’obligation d’une lecture attentive et impartiale de ce livre, ni mettre en doute la sincérité et l’intention de l’auteur, dont le but avoué est justement d’essayer de « ranimer le sentiment et l’intelligence des ressources spirituelles qui donnent à l’Europe sa continuité vivante ». Bien au contraire. Toutefois, par-delà les limites et les insuffisances que l’on peut reprocher au livre de P. Manent, je voudrais surtout révéler les impasses, voire les dangers[5] auxquels conduit sa thèse tant défendue que l’Humanité, ou, si l’on veut, l’idée démocratique européenne, n’est rien d’autre que « l’amour que chaque peuple éprouve naturellement pour lui-même » ; mais que, « désormais, au nom de la démocratie, on réprouve et rabroue cet amour » (p. 18). Le lecteur appréciera, mais il me semble qu’en disant cela, P. Manent n’indique pas la vraie voie à suivre, celle qui permettrait à l’Europe de surmonter certains dilemmes actuels et de se donner un second souffle. L’ambiguïté persiste. L’interrogation demeure. L’ambivalence et le caractère abrupt des propos résistent à toute tentative de compréhension adéquate de sens commun.

À la thèse de P. Manent formulée dans la Raison des nations, j’oppose l’argument suivant. L’Europe ne dit pas aux nations : « Ne soyez pas dans le national », mais plutôt « Ne vous pensez pas dans le national[6] ». La nuance est importante : elle indique que l’on peut très bien conserver son identité sans pour cela compromettre l’unification ; elle permet en outre d’échapper aussi bien au conservatisme moral qu’à un libéralisme débridé ; enfin, elle montre que la pensée, ou du moins la culture, n’est pas innée mais acquise ; et donc que, pour être nationale, est-elle très bien capable de survoler les frontières des nations. J’y reviendrai plus en détail. Mais auparavant, puisque la forme de l’ouvrage s’y prête, j’exposerai tout d’abord le point de vue de l’auteur à travers les trois chapitres qui sont proposés dans son livre, soit la démocratie (p. 21-40), la nation (p. 41-66) et la religion (p. 67-97), ceci afin de permettre à chacun d’en mieux saisir le sens et la portée. Par la suite, je ferai appel à certains des plus grands représentants de la pensée philosophique européenne récente qui se sont longuement penchés, dans leurs écrits, sur l’humanisme démocratique. Non pas que je veuille encore une fois esquiver l’exigence d’explication et un vrai débat avec l’auteur, mais simplement pour mieux étayer mon argumentation ; et sans doute aussi parce que j’éprouve comme un devoir profond et sincère de dire au lecteur que d’autres grands esprits ont vu qu’il n’y a pas de conclusions définitives au dilemme évoqué par P. Manent.

I. Le contenu de l’ouvrage

Voici ici ce que dit l’auteur dans son avant-propos : « Le phénomène dont je parle, c’est l’effacement, peut-être le démantèlement, de la forme politique qui, depuis tant de siècles, a abrité les progrès de l’homme européen, à savoir la nation » (p. 10). Puis, comme en point d’orgue, il ajoute aussitôt : « Si notre nation disparaissait soudainement, et que ce qu’elle tient ensemble se dispersât, chacun de nous deviendrait à l’instant un monstre pour lui-même. Ceux qui se croient émancipés de leur nation vivent encore très largement de sa fécondité » (ibid.). Comme j’ai pu le laisser entendre plus haut, au regard du passé récent des peuples européens, ravagés par les guerres et les nationalismes, ce genre d’affirmation a de quoi surprendre. Mais, encore une fois : je ne cherche pas à discuter ici du degré d’amour et de passion de P. Manent pour son pays. C’est son choix, et cela mérite le plus profond respect. Je cherche simplement à mettre en évidence les motifs qui sous-tendent une telle admiration patriotique. Qu’il suffise pour l’instant de retenir le constat poignant formulé par l’auteur, lequel, à vrai dire, n’est pas nouveau[7] : à savoir que, à travers un processus d’homogénéisation et de « nivellement » (p. 30), ou, pour le dire autrement, sous l’effet combiné d’une « idée confuse de l’unité humaine » (p. 15) et d’une humanité qui irait « vers son unification nécessaire » (p. 13), les traits identitaires, politiques et culturels propres à chaque nation européenne, et qui sont en fait la substance même de ce qui constitue la grande civilisation européenne, tendent à disparaître. À l’« extension spatiale indéfinie » de l’Europe correspond dans les faits un véritable « rétrécissement temporel » des nations qui la composent (p. 17).

Il n’y a pas si longtemps encore, même après les deux grandes guerres connues par l’Europe au xxe siècle (voir p. 49 et suiv. au sujet des deux étapes de la construction européenne), chacun tenait pour principe ou idée démocratique d’humanité un corps politiquement constitué, la nation, et, à travers elle, l’État régi par le droit, dans lequel les citoyens apprenaient à voir le rapport du particulier (la différence) et de l’universel (la ressemblance) et à lui conférer un sens. Suivant une analyse d’Alexis de Tocqueville sur la démocratie, à savoir que « l’affect central » de l’homme des temps modernes est la passion de l’égalité, P. Manent suggère pour sa part qu’il ne s’agit plus seulement désormais « de reconnaître et de respecter l’humanité en tout homme » ; pis encore : nous sommes en quelque sorte « requis de voir l’autre comme le même » (p. 14). Aveuglés par l’idée d’une grande Europe qui atténue de plus en plus les différences et les particularismes, les Européens de manière générale s’enfonceraient selon lui « dans une indifférence au monde que les dévouements humanitaires cachent de plus en plus mal » (ibid.). Pour Manent, il n’y a pas de démocratie et de liberté politique sans souveraineté (voir p. 49). Ainsi, par le recul des souverainetés nationales, la perte de maîtrise et d’indépendance des États, et, parallèlement, par l’érosion graduelle sur le plan intérieur d’un « principe unificateur », d’un socle de références communes qui permettait jadis aux individus d’« habiter le temps » et d’articuler collectivement, au présent, le passé et le futur, l’Europe serait devenue, non un progrès de l’« égale liberté » (p. 29), mais un retour des oligarchies à travers l’« empilement de gouvernances » ; ou ce qu’on peut appeler aussi des pouvoirs sans véritable légitimité populaire, « un kratos sans démos » (voir p. 16, 55 et suiv.).

Sont donc compromises, par ce « règne de l’unanimisme démocratique » (p. 25), les « conditions de possibilité de la démocratie » (p. 26) elle-même, à savoir la capacité humaine d’agir localement et l’existence même de sujets politiques autonomes (p. 58). En fait, dans ce livre, P. Manent montre comment la démocratie s’affaiblit presque jusqu’à l’inexistence à mesure qu’elle oublie son histoire et néglige les conditions qui l’ont rendue possible. Réduites à des distributions de droits, à la réclamation sociale permanente, à des règles générales, à des procédures et à des contrôles technocratiques de plus en plus autistes, les démocraties européennes délaissent leurs prérogatives historiques et le pouvoir de la représentation, phénomène qui se traduit dans les faits par un repliement du politique et un émiettement du vivre ensemble (p. 27 et suiv., 42 et suiv.). D’après Manent, une Europe comme celle que nous connaissons actuellement, de plus en plus technicisée, uniformisée, dominée par les illusions libérales et progressistes, par « les instruments les plus perfectionnés du commerce et de la communication » (p. 43), ne peut qu’accroître davantage le sentiment d’une distance et d’un détachement avec les citoyens des différentes communautés politiques qui la composent.

« “Malheur représentatif” d’une espèce inédite ». Et pour cause. Bien au-delà d’une conjoncture socio-économique difficile, du problème récurrent du chômage, de la crainte de perdre des acquis sociaux ou d’une insécurité liée à l’ouverture des frontières, le sentiment d’aliénation croissante des citoyens par rapport à l’Europe vient d’abord, selon P. Manent, de « la perte de la capacité représentative du dispositif politique » (p. 54). Autrement dit, « à travers la colère d’être mal représenté se fait jour l’angoisse de ne plus être représentable — de ne plus être un peuple » (ibid.). Contentement ou « adoration de soi » d’un côté — celui d’une Europe unifiée, orientée par une philosophie moralisante qui embrasse des valeurs dignes d’un fondamentalisme religieux, mais qu’on s’obstine malgré tout à considérer comme universelles, humanistes et démocratiques —, découragement et perplexité de l’autre — celui des citoyens qui lui reprochent en quelque sorte d’avoir « institutionnalisé la paralysie politique » et, de ce fait, d’avoir détruit « l’action humaine » basée sur la délibération, comme en témoigne la « question turque ». Toujours est-il qu’une forme d’humanité sourde à la sagesse des nations a pris forme au coeur de l’Europe, une humanité mise pour ainsi dire en pilotage automatique, c’est-à-dire ne comportant « ni gouvernail ni frein » ; en bref, une « finalité sans fin » (voir p. 18, 56 et suiv.).

Toute la critique de l’auteur prétend s’appuyer sur l’analyse de voies opposées, notamment par rapport aux États-Unis, avec pour exemple précis, quoique très discutable, la peine de mort (p. 30-40) ; et à Israël, soit un peuple qui tente de préserver son identité et sa culture dans le contexte d’une compréhension libérale du monde (p. 78-92) : deux cultures venues directement d’Europe, mais qui lui tournent maintenant le dos. En effet, voilà que le monde extérieur — qu’il s’oriente différemment, comme dans le cas de l’Amérique et d’Israël, ou même qu’il refuse de croire à notre angélisme, comme dans le cas de l’Islam (voir p. 72-75) — somme l’Europe d’exister en lui rappelant qu’elle se condamne si elle persiste dans une fuite hors d’elle-même (voir p. 76, 96), dont le déni de son rapport substantiel au christianisme est le symbole (voir p. 94 et 95). Cette parfaite réfutation d’une tentation de se cacher dans l’utopie, derrière une « vue touristique des choses humaines » (p. 42), dans ce grand destin annoncé qu’est l’Humanité (p. 92), en somme, de ne plus exister collectivement sous la forme de nations indépendantes, est livrée comme un sérieux avertissement aux citoyens aussi bien qu’aux hommes politiques. Un seul mot d’ordre s’impose afin de sauver ce qui peut encore l’être de la nation et de la liberté d’un peuple : il n’y a pas d’absolus « métapolitiques » (p. 45) permettant « d’arbitrer judicieusement » toutes les différences ; pas d’action humaine qui puisse être « subsumée sous une règle universelle de droit ou sous un principe “éthique” universel », ou plus simplement « décrite comme une application particulière des droits universels de l’être humain » (respectivement p. 60 et 59). Compte tenu de cette « heureuse impuissance » (p. 17), dit P. Manent, force est donc de « réapprendre à parler politiquement de la religion » (p. 66) à partir d’un temps national.

Du reste, en insistant sur le religieux comme fondement et horizon du politique, l’auteur veut montrer que le nationalisme n’est pas ce qui menace le plus la démocratie aujourd’hui. Selon lui, « le danger est inverse : nous sommes en train de perdre non seulement la connaissance mais même l’instinct de l’existence politique » au profit d’un grand « État “neutre et agnostique[8]” ». Aux yeux de P. Manent, l’interpénétration du religieux et du politique témoigne de ce que l’un et l’autre constituent « des modalités de la “communion” humaine » (p. 70). C’est que « l’aptitude à accueillir le changement » (l’altérité) ne va pas sans un certain « désir d’appropriation subjective des contenus de vie » (p. 72), qui témoigne d’une « confiance […] à perdurer dans notre identité » (ibid.). Ce désir d’autonomie et d’indépendance, bien que particulier au « développement politique des Européens » (voir p. 74), qui ont assimilé le christianisme et la monarchie de droit divin, vaut pour toutes les cultures, y compris pour un Islam toujours à la recherche « d’une forme politique effective », seule capable de lui permettre de concilier les enseignements du Prophète et la quête de liberté des sujets (voir p. 74 et 75). Mais, qu’à cela ne tienne, si « ce que nous sommes réellement est inscrit dans notre régime politique, dont le pivot est l’État “neutre” ou “laïque” » (p. 76), P. Manent doute que cela suffise désormais à définir un peuple ou une nation (voir p. 77). Prenant en exemple sa culture d’origine, l’auteur affirme : « Nous, Français, sommes particulièrement enclins à surestimer les pouvoirs de l’État laïque. Ce faisant, nous ne restons pas seulement prisonniers d’une histoire particulière, nous nous enfermons dans une compréhension très étroite de cette histoire » (p. 77), et oublions par le fait même que « l’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours » (p. 19), comme disait Renan. Entendons bien ici qu’à défaut de se souvenir des origines, des circonstances et des combats qui ont conduit à la formation de l’État laïque et républicain, sa neutralité et sa survie ne dépendraient plus, comme c’est le cas actuellement, que « d’une mise en scène de moins en moins plausible et de plus en plus désagréable » (p. 77).

II. L’apport de la pensée philosophique européenne récente

Voilà pour le contenu de l’ouvrage. Comme on peut s’en rendre compte, le problème soulevé par P. Manent est en fait de savoir, à l’heure de la mondialisation des cultures, de la démocratisation des moeurs, de l’égalisation des conditions de vie, de l’information et du commerce planétaire, ainsi que du retour à une certaine ferveur religieuse, comment articuler l’universel (l’unité de l’espèce humaine) et le particulier (la diversité des individus et des nations), soit le rapport de l’Un (l’homme jugé à partir d’un principe éthique) et du Multiple (le citoyen relevant d’une perspective politique). Est-ce toujours à partir d’un cadre spécifique, d’un temps national, d’un enracinement dans un lieu en particulier, une langue, une culture, qu’on cultive et s’approprie progressivement à la fois les dimensions de l’humanité et ce qui fonde notre être en commun ? Ou cela nécessite-t-il, au contraire, de concevoir l’autonomie et l’appropriation subjective du sentiment d’humanité en termes d’obligation et de déracinement radical, et donc par une ouverture à la diversité politique et culturelle[9] ? Le moins qu’on puisse dire, c’est que, dans un cas comme dans l’autre, la frontière qui sépare le particulier et l’universel ne peut être fixée une fois pour toutes. N’est-ce pas déjà là pour nous, humains que nous sommes, une heureuse impuissance que de ne jamais pouvoir choisir définitivement entre soi-même (une conception phénoménologique du monde appréhendée dans l’horizon de ses pures idiosyncrasies et intentions) et autrui (en tant que représentation de l’infini, de l’universel, de l’humanité) ?

Comme convenu au départ, une lecture de quelques-uns des plus grands esprits de la pensée européenne récente me paraît tout à fait judicieuse et permet d’éclairer le sujet. Sans m’y attarder trop longuement, je ne retiendrai d’eux que ce qui me paraît le plus représentatif de leur humanisme. Songeons en premier lieu à Simone Weil. Dans l’Enracinement, la philosophe affirme : « […] l’homme sent qu’une vie humaine sans fidélité est quelque chose de hideux » ; or, quelques pages auparavant, elle précise cependant que, de nos jours, « il n’y a rien, hors l’État, où la fidélité puisse s’accrocher[10] ». Je n’ai pas l’intention de la suivre plus loin dans son raisonnement toutefois, car S. Weil, trop détachée comme Platon des choses terrestres, ne fait que substituer à l’idolâtrie de la nation qu’elle dénonce, parce qu’elle occulte à ses yeux l’importance du religieux et de l’universel — et qui, du moins en ce qui concerne l’idéologie française[11], aurait ses racines dans les politiques d’annexion de Charles VI, dans l’autoritarisme de Richelieu et de Louis XIV, ainsi que dans la Révolution française[12] —, un culte tout aussi redoutable, celui du surnaturel[13] inspiré de la géométrie grecque et de la gnose antique. Je tenais surtout à souligner le très grand mérite de S. Weil, qui est, à mon sens, de montrer — au moyen d’une distinction très subtile entre la notion d’obligation, laquelle, étant de portée universelle, transcendante, inconditionnée, n’a que l’être humain comme fin dernière, et celle de droit, qui, elle, lui est subordonnée et relative, en ce qu’elle est de l’ordre des faits, c’est-à-dire soumise aux situations particulières, à des collectivités, des coutumes, des lois, etc.[14] —, que le fait d’appartenir à une communauté, à un peuple, à une nation, si riche et grande soit-elle, ne dispense pas de veiller au respect et au bien-être de tout homme, d’autrui comme soi-même. « C’est relativement à elle [l’obligation] qu’on mesure le progrès[15] », nous dit S. Weil[16].

Une autre voie, celle de la synergie ou du soutien réciproque, me paraît encore plus réaliste. Elle est suggérée notamment par Emmanuel Lévinas[17], à la suite du courant phénoménologique initié par Husserl. Riche et suggestive, elle consiste à montrer que l’idée d’humanité n’est pas un vain mot dès lors qu’elle suppose une forme, une représentation, un aspect extérieur. Or, et c’est en ce sens que sa pensée se doit d’être convoquée pour une meilleure compréhension de la dialectique susmentionnée, tout en estimant que l’universalité n’exclut aucunement des rapports (socio-économiques) de proximité indispensables à la formation et à la préservation d’un monde commun, Lévinas prévient dans le même temps que ce serait une grossière erreur d’interpréter cela comme étant de l’ordre d’une prérogative ou d’une exclusivité. Ainsi, tout en se détachant de l’intellectualisme moral et de la conscience souveraine professée par S. Weil, il ne met pas moins en garde cependant, comme elle, contre les dangers de cette espèce de paganisme qu’est l’« esprit local » ; un esprit naïf, potentiellement destructeur, complice du Même et du Système, et toujours susceptible de détruire l’altérité et d’enfermer l’homme à jamais dans ses pensées[18].

C’est que, pour Lévinas, toute institution, toute constitution de société est déjà en soi un effort de déracinement. Mais en viendrait-on aussitôt à considérer que le code génétique des Français n’est pas identique à celui des Anglais, des Allemands et des Italiens, que l’on n’aurait encore rien dit de ce qui constitue la nation française, si ce n’est, à ce stade, une « humanité forêt », enchaînée dans les racines. Intériorisation et appropriation par soi-même du monde ne renvoient donc pas nécessairement pour Lévinas à universalité et à humanité. Une médiation est nécessaire, qui vient d’ailleurs, de la nuit des temps, de l’immémorial : c’est la responsabilité[19] de reconnaître et d’admettre autrui, cet étranger à nous-mêmes, dans notre société, et à le traiter avec la dignité et le respect qui sont ceux de l’humanisme démocratique. Pour employer une expression de Husserl, la responsabilité est ce qui fait de tout homme réfléchi et conscient le « fonctionnaire de l’humanité[20] ».

C’est aussi ce qu’a bien pressenti la philosophe Hannah Arendt[21], tout aussi imprégnée que Lévinas de la phénoménologie. Fondamentalement plus politique que S. Weil et E. Lévinas toutefois, la philosophe Arendt considère que la perte d’une appartenance à une communauté politique exclut l’homme de l’humanité. Une telle perte l’en exclut même davantage que la perte des droits de l’Homme. Sans dévaluer l’indignation morale et les garanties juridiques par lesquelles on établit les droits humains, il ne lui échappe pas que c’est un besoin vital pour l’homme d’appartenir à une entité politique. Autrement dit : Avec mes droits de l’homme, qui suis-je, si je ne dispose pas d’un lieu de participation concret dans une communauté politique à laquelle j’appartiens ? Or, et c’est là tout le paradoxe, bien qu’Arendt insiste fermement sur cette évidente nécessité d’une culture politique adaptée à chaque groupe d’êtres humains, elle comprend d’autre part la politique d’abord comme un espace public ouvert, c’est-à-dire intersubjectif et pluriel ; par conséquent, irréductible à un parti ou à une pensée dans le cadre d’une opposition simpliste gauche/droite. Et je dois dire qu’aujourd’hui encore, plus de trente ans après la mort d’Arendt, sa position indépendante n’a rien perdu de sa superbe. Elle apparaîtra toujours inacceptable aux yeux de ceux pour qui l’indépendance et la liberté de penser ne peuvent se concevoir qu’au sein d’un parti, d’une tribu, d’une caste, d’une nation ; inacceptable également au regard de ceux qui réduisent l’espace publico-politique à un débat centré sur le pour (l’ami), en lutte contre le différent, systématiquement perçu comme un opposant (l’étranger, l’ennemi, le différent). Une telle intransigeance intellectuelle et politique peut même aller jusqu’à prétendre arbitrairement que quiconque n’aime pas la société civile dont il fait partie, c’est-à-dire l’État où il est né, est ennemi de lui-même et du genre humain (Bossuet).

Qu’apprend-on réellement avec H. Arendt ? Que, bien qu’elle ne soit pas l’équivalent de la politique, l’éthique « peut contribuer à élever les barrières que la politique n’aura pas le droit de franchir » ; que, même si le fait d’« appartenir à l’humanité ne nous dispense pas d’appartenir à une nation et ne peut s’y substituer, les sentiments humains doivent pouvoir contenir la raison d’État[22] ». En d’autres termes : un enracinement est nécessaire, mais pas à n’importe quel prix ! « L’esprit de la nation » (Herder, Sieyès, De Maistre, De Bonald, Fichte, Michelet, Tocqueville, Renan, F. De Coulanges, Péguy) n’implique pas pour autant un patriotisme aveugle (Montaigne, Montesquieu, Rousseau et Constant)[23]. Souvenons-nous de l’exploitation monstrueuse, tyrannique et inhumaine des ouvriers dans certains pays d’Europe pendant tout le xixe siècle, de leurs conditions de vie, de leur pauvreté, ainsi que des famines organisées, sans oublier les guerres auxquelles j’ai déjà fait allusion, et qui ont été le fruit de nationalismes exacerbés, portés à leur paroxysme. Ces hommes et ces femmes faisaient déjà partie pleinement d’un corps politique censé les protéger et leur garantir des droits minimums. Pourtant, malgré cela, leur participation concrète à un lieu politique était impossible. Ce que j’essaie de montrer ici en suivant H. Arendt, c’est que ce n’est pas seulement la non-appartenance à un cadre politique, à une cité qui pose problème. À mon sens, la première question soulevée par Arendt, si pertinente soit-elle, reste incomplète ; la philosophe ne peut qu’être incomprise ou mal interprétée sans le complément suivant : Comment se fait-il que l’homme, et en particulier l’étranger, ait été et soit encore si peu respecté dans certains pays ayant énoncé et reconnu les droits de l’homme ? Le manque d’imagination et de transcendance, le manque de respect et de révérence à l’égard des valeurs spirituelles de l’humanité, de ce qui constitue tout être humain, n’hésiterait pas à répondre pour sa part Julien Benda[24]. Disons-le autrement : le trop grand écart entre la référence à des principes spirituels et leur application. Et pour cause. La Shoah par exemple ne fut-elle pas justement le produit d’hommes qui rejetaient la « notion, toute symbolique, d’humanité, pour la remplacer par une appartenance locale, nationale ou idéologique[25] » ? Bien qu’on puisse encore discuter et se demander aujourd’hui si leur haine et leur monstruosité constituaient vraiment une déformation du nationalisme normal ou du romantisme déclenché par le rationalisme et le matérialisme des Lumières, la Révolution française, ou encore une simple réaction, un rejet stricto sensu de l’individualisme libéral, voire une conséquence des marasmes socio-économiques de l’époque ; ou si, au contraire, elles provenaient des profondeurs du monde occidental[26], du paganisme spartiate par exemple, ces hommes n’étaient-ils pas, tout compte fait, des individus qui ressentaient l’altérité comme une menace pesant sur leur identité ? En tout état de cause, comme l’indique Julia Kristeva, « Hannah Arendt a raison de penser que l’héritage national a servi de caution à la criminalité nazie[27] ».

III. L’humaine condition : un jardin imparfait

Ce que S. Weil, E. Lévinas et H. Arendt nous enseignent, en dépit de leurs différences de vue, c’est qu’il n’est de vrai projet commun de société qu’à travers un souci constant de greffer au sentiment de soi le sentiment universel d’humanité[28]. En effet, par-delà leurs profondes divergences, leur souci de conjuguer universalisme et relativisme, à partir des notions de sens commun, altérité, intersubjectivité, responsabilité, justice, permet d’articuler un humanisme qui, tout en postulant une prise de conscience plus aiguë de l’obligation morale, de la condition humaine et de la vie politique, ne perd jamais de vue les principes intelligibles et transcendants gouvernant notre univers socio-historique. Et il n’en va pas autrement pour d’autres penseurs tels que Karl Jaspers[29], Paul Ricoeur[30], Hans Jonas[31] et Jürgen Habermas[32]. Quand tous insistent sur l’importance de faire crédit à la liberté des sujets, à leur capacité de tenir compte de la fragilité tant des personnes que du monde, ils renvoient à deux orientations qui s’entrecroisent dans une pratique éthico-discursive du jugement concernant les fins, les idéaux et les normes rationnelles valables. Souscrire à l’exigence d’une dignité humaine d’ordre transpolitique, quitte à la complexifier et la conceptualiser, par-delà la naïveté et l’optimisme, et cela à travers la jurisprudence, mais aussi l’éthique, la philosophie, la psychanalyse et bien sûr l’éducation, n’est-ce pas là la pierre de touche de toute morale à venir ?

Sans doute P. Manent conçoit-il la nécessité de préserver le principe d’une dignité universelle de l’homme — héritage des traditions stoïcienne et chrétienne — quand il dit que ce qui fonde la civilisation européenne « c’est l’“ouverture à l’Autre”, […] un universalisme “sans frontières” » (p. 93). Mais, quand il ajoute aussitôt : « Quoi qu’on pense de cette généreuse évaluation de notre générosité, il est clair que nous ne mentionnons […] l’Europe que pour l’annuler. Nous ne connaissons que l’humanité ! » (p. 93), parle-t-il vrai ? Confère-t-il réellement une valeur éthique à ce principe d’humanité sans le dissoudre complètement dans une société donnée, avec ses états d’âme et ses sautes d’humeur ? Et quand il affirme que la nation est constitutive de l’identité (voir p. 44 et 45) ; que « ce n’est pas la parole qui produit la communauté, mais la communauté qui produit et entretient la parole » (p. 43) ; ou encore que « les communautés humaines sont choses compactes, closes, difficilement pénétrables, chacune dotée d’une perspective qui lui est propre, et saisissant leurs membres à une telle profondeur que les instruments si commodes et les plaisirs si communicatifs de la vie moderne ne suffisent pas à susciter entre elles une vie effectivement commune » (p. 42), en disant tout cela, ne nous oblige-t-il pas à vrai dire à choisir entre le persil et la ciguë ? Ou du moins n’offre-t-il pas du grain à moudre à l’individualisme, aux communautarismes, aux partisans du relativisme culturel, ainsi qu’aux fondamentalistes religieux, qui, tous, rejettent, d’une manière ou d’une autre, l’histoire, la culture et les valeurs européennes sous prétexte qu’elles symbolisent un vieux paternalisme planétaire, un ethnocentrisme destiné à asseoir la supériorité intellectuelle et matérielle d’une culture sur une autre et, ce faisant, à faire entrer toutes les sous-cultures dans l’orbite d’une grande civilisation, la civilisation européenne ? Croyant défendre l’Europe à travers la nation, ne révèle-t-il pas en quelque sorte une soumission inconsciente à des valeurs encore plus terribles que celles qu’il reproche à l’Europe technocratique, à la société de consommation et au cosmopolitisme ? Mieux encore : dire que la construction européenne, aussi bien dans sa forme que dans son orientation, n’est qu’« une vue touristique des choses humaines » (ibid.), cela ne revient-il pas à s’abriter malgré soi sous le couvert d’un conservatisme moral et, par suite, à faire le jeu de ceux qui confondent faits et normes, le réel et l’idéal, ou, plus simplement, réduisent le devoir-être à l’être ? Disons-le clairement : une telle démarche ne conduit-elle pas en vérité à dévier l’humanisme de sa pente naturelle, tout au moins à l’infléchir dans le sens du nationalisme — qui en est tout simplement une vue contraire, un détournement très grave, en ce qu’il peut très bien ne reconnaître aucune limite à la souveraineté d’une nation, à son pouvoir de battre en brèche l’universalité humaine ? Enfin, pour finir, une telle pensée n’en vient-elle pas à confondre par surcroît progrès technique et dynamique éthique oeuvrant à la promotion de la condition humaine ? Ou plutôt, ce qui revient à peu près au même, ne se refuse-t-elle pas, à l’instar des mouvements antimondialisation cette fois, d’imaginer que le progrès technique et l’économie libérale marchande puissent contribuer en quelque sorte au développement de la condition humaine et à la stabilité des régimes démocratiques[33] ?

Tous, nous admirons, nous aimons toujours voir des êtres humains qui sont porteurs d’une histoire révolue et qui persistent à l’exprimer par la langue, les arts et la littérature. On peut regretter la fuite en avant qui caractérise tant nos sociétés modernes, le confort et l’indifférence, non moins que la perte de sens qui les accompagne si souvent ; on peut reprocher aux individus qui, à l’instar de ce bon vieux et stupide bourgeois matérialiste Bouvard (Flaubert), font comme si de rien n’était et voient l’humanité en rose. Mais ce ne sont pas là, à mon sens, des raisons suffisantes pour désespérer de l’avenir. Certes, le Big Mac, Internet et maintenant la Star Academy, qui a atteint jusqu’à l’Afghanistan, chose impensable il y a encore quelques années sous le régime des Talibans, toutes ces choses-là sont assurément des phénomènes mondiaux, et non pas universels. Mais les gens le savent, ou du moins ils le sentent bien, même si, dans leur vie quotidienne, ils ne parviennent pas aussi facilement qu’un philosophe à conceptualiser la disjonction profonde qu’il peut y avoir parfois entre un libéralisme (originaire) de nature philosophique, fondé sur une morale de la responsabilité et du droit, et un libéralisme économique tout court[34]. Ne doit-on pas au contraire tirer leçon de tout cela, c’est-à-dire puiser des inconvénients de la mondialisation le remède qui doit guérir ? Rousseau le savait bien, lui qui voyait dans le progrès quelque chose d’ambigu. Cependant, loin d’opter pour un retour à la nature, à un monde antérieur, il a su faire preuve de modestie intellectuelle, c’est-à-dire accepter les paradoxes inhérents à la modernité, et ainsi se maintenir entre décadence et progrès[35]. On voit bien, par cet exemple, qu’avoir l’esprit habité par les Lumières ne procède en rien d’un optimisme béat ou d’un exercice d’aveuglement volontaire. Ne pas céder à un irénisme naïf, certes ; mais ne jamais oublier non plus que c’est seulement en préservant l’ouverture sur la transcendance, par un esprit critique, que nous pourrons nous libérer de l’objectivité et des effets délétères de la mondialisation. « Il n’y a pas d’humanité au rabais, simplifiée et débarrassée de ses difficultés propres[36] ». Ainsi que nous l’enseigne pour sa part le grand K. Jaspers, « pour l’entendre et ne pas se tromper, pour éviter de l’accaparer pour soi […], on a besoin de la communication d’homme à homme[37] ». Aux visions catastrophiques du monde, le philosophe oppose l’espoir, « la foi dans l’être humain[38] ».

Il me semble que nous aurions tort si, dans un réquisitoire comme celui de P. Manent, inspiré par la grisaille des événements et des contraintes, par le sentiment d’une perte d’identité, par la crainte d’un « choc des civilisations », etc., l’on disqualifiait l’idée d’une Europe unifiée[39]. Entre le passé, ou la tradition, et l’histoire que nous écrivons par nos actes, nos paroles et nos productions, il existe pourtant un lien, que Marguerite Yourcenar résume ainsi : « […] tout a déjà été vécu et revécu des milliers de fois par les disparus que nous portons dans nos fibres, tout comme nous portons en elles les milliers d’êtres que nous serons un jour[40] ». L’écrivain philosophe canadien anglais John Saul, si désespérant et pathétique quand il parle de notre monde actuel, n’en dit pourtant pas moins qu’elle : « La mémoire, ce n’est pas le passé. C’est l’eau dans laquelle on nage, les mots qu’on prononce, nos gestes, nos attentes[41] ». Au fond, qu’est-ce que notre condition humaine, sinon un « jardin imparfait » où les humains sèment à la fois inlassablement la vie, l’avenir, grappillent des parcelles d’humanité et récoltent des fragments de mémoire ? Or, il me semble que l’altérité, en ce qu’elle nous extrait, nous arrache de la gloutonnerie et, ce faisant, comble l’insuffisance de notre plénitude, convoite elle aussi quelque chose de cette même humanité. Chantres de l’humanisme moderne, Descartes, Rousseau, mais aussi Montaigne, Montesquieu, Voltaire, Kant et Constant le savaient, eux qui plaidaient en faveur de la construction d’une citoyenneté mondiale (principe moral universel) enracinée dans une tradition (lois positives) et une culture des droits de l’homme et du respect de l’individu[42]. Un tel réglage, pensé comme humanisme critique, entre le double écueil du scepticisme et du dogmatisme, du relativisme et du rationalisme, du pluralisme et du naturalisme, est certes difficile, mais n’est-il pas la seule voie intermédiaire que peuvent emprunter aujourd’hui les nations démocratiques, afin de sortir du paganisme local, tout comme d’échapper aux vagues incantations humanitaires, aux atermoiements méandreux et aux parcimonies casuistiques de certaines morales ?

IV. Un humanisme tempéré

Qu’on ne s’y trompe pas : si l’idée d’humanité exhorte le pouvoir humain (le vouloir) à s’arracher à la naturalité (le donné), à abolir les préjugés et les superstitions, à vaincre les ténèbres par le principe de raison, elle suppose tout autant la nécessité dudit pouvoir humain de se singulariser par un enracinement dans un destin historico-culturel commun[43]. Cela dit, le besoin d’enracinement (langue, culture, coutumes, conventions, histoire, pays), s’il peut être vécu comme une sorte de seconde nature, au sens où il permet l’épanouissement de tout un chacun au cours de la vie, ne doit pas encore une fois aller jusqu’à nationaliser le moi, jusqu’à s’enfermer dans une religion de la souveraineté et de l’égoïsme national au détriment de la liberté, de la morale, de la sociabilité et de l’intelligence politique unificatrices des esprits et des différences. Or, ce qui vaut pour les individus au sein d’une nation européenne ne vaut-il pas également pour l’ensemble des nations européennes par rapport à l’Europe[44] ? Que l’humanité européenne se décline au pluriel, que les Européens soient tous façonnés par une appartenance socio-historique particulière, c’est un fait devant lequel il est impossible de s’aveugler. Néanmoins, l’argument culturaliste ou nationaliste — tant scandé par les apôtres du Volksgeist et l’impérialisme des sciences humaines et sociales — mérite certes qu’on le reconnaisse, mais non qu’on l’idolâtre ou le vénère comme une chose sacrée, inviolable (Goethe)[45]. La plénitude de la condition humaine consiste idéalement à tenir aboutés l’un à l’autre ces deux impératifs contraires que sont l’obscur besoin d’une identité et la nécessité de s’en affranchir. Dit autrement : par-delà l’ivresse identitaire, l’adoration de soi, les manières de penser, de croire, d’agir, il existe des principes intelligibles et transcendants qui sont les mêmes pour tous les peuples (intelligence, raison, jugement, liberté, justice, responsabilité, amitié, sympathie, générosité, respect, tolérance)[46]. Certes, y a-t-il des destins qu’il faut savoir combattre. Et qui oserait contester qu’une mondialisation dominée par l’individualisme, par une entropie technico-consumériste jubilatoire, ou orientée par un modèle économique donnant pleine et entière satisfaction à des capitaines d’industries imbus d’eux-mêmes, ou encore par un patriotisme économique agressif, comme celui que pratiquent les États-Unis par exemple, une technocratie démesurée, une superstructure muette et oublieuse des hommes, etc., ne soient pas des raisons suffisantes, aux yeux d’une société menacée dans son identité, pour retourner au fondamental ? Toutefois, si l’on peut concéder que le progrès ne va pas sans une certaine conservation de ce qui est acquis[47], il n’en reste pas moins vrai que la singularité conduit tout naturellement à l’universel, au cosmopolitisme au meilleur sens du terme ; elle enseigne à vivre avec les autres, ces autres qui ont, comme soi, la même structure de la subjectivité, et donc à former une véritable « communauté de communication » (Gadamer) ; en bref, à convertir nos appartenances culturelles respectives en valeurs spirituelles de l’humanité.

On connaît tous les fameux propos de Joseph de Maistre : « J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes. Je sais même grâce à Montesquieu qu’on peut être persan ; mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir jamais rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu ». Deux siècles plus tard, un certain C. Lasch révèle à son tour la difficulté qu’il peut y avoir, aussi bien pour un individu que pour une nation, à dépasser son propre cadre de valeurs et de croyances : « Le déracinement déracine tout, sauf le besoin de racines[48] ». À quoi l’inébranlable S. Weil répond : « Si c’est bien un crime de déraciner tout homme, c’est un devoir pour chacun d’entre nous de se déraciner en vue d’accéder à l’universel[49] ». Cette même passion de l’universel, l’historien de la modernité P. Hazard l’exprime comme suit : « Avoir le sens de l’humanité, c’est […] [savoir] la défendre contre elle-même et l’empêcher de transformer en or durci tout ce qu’elle touche […] ; c’est la préserver le plus longtemps possible de l’artériosclérose et du desséchement[50] ». Reste à savoir si les nations européennes[51], en dépit des différences qui les opposent, sauront faire preuve de mansuétude et arborer la sagesse de cet humanisme bien tempéré ; un humanisme qui n’est aucunement un volontarisme désastreux, un délire prométhéen, ou une « bêtise endimanchée ».

Chose certaine, malgré ses bonnes intentions, P. Manent, ne parvient dans son livre à échapper au péril du nationalisme devenu philosophie : à savoir que, par un enfermement sur soi, ne soit liquidée l’idée démocratique d’une humanité européenne. De ce point de vue, je dis, comme lui, que « ses réflexions […] s’éloignent sensiblement […] de l’opinion commune » (p. 13). Car, outre les dérives dont le nationalisme est toujours susceptible de conduire, nourrir une telle philosophie revient aussi à laisser le champ libre à tous ceux qui — mouvements antimondialisation, altermondialistes, partis politiques d’extrême gauche — rejettent tout autant la société libérale et la primauté de l’économie marchande sur l’État. Certes, par son histoire, sa culture, sa diversité, l’Europe ne saurait se réduire effectivement à vision purement instrumentale et matérielle. Pour autant, peut-elle se permettre de faire l’économie de ce que les États nationaux eux-mêmes ne peuvent esquiver (mais parviennent de moins en moins bien à résorber), soit la question des besoins et des aspirations humaines (travail, logement, bien-être) — sauf, peut-être, à considérer que les Roumains ou les Portugais n’ont pas droit à la même reconnaissance que les Français, les Hollandais ou les Allemands, voire même que l’Europe doive à son tour s’organiser dans le confort et l’indifférence, à l’intérieur de frontières hermétiques, à l’écart du reste du monde ? Une telle philosophie a beau se réclamer des idéaux démocratiques, elle ne peut manquer de paralyser tout projet de développement et, partant, faire injure à tous ceux et celles qui sont privés de la dignité et de l’humanisme. Dans les deux cas susmentionnés, aussi bien le nationalisme (conservateurs), qui entend défendre l’homme concret contre toute idée abstraite de l’humanité, que les mouvements révolutionnaires (radicaux), qui vouent pour leur part un culte démesuré aux droits universels de l’être humain, mais qui, voulant réduire autant que faire se peut l’écart entre démocratie formelle et démocratie réelle, aggravent beaucoup plus qu’ils n’améliorent les conditions de vie de tout un chacun, il y a comme un rejet du libéralisme (économique) qui sert d’alibi à l’immobilisme, ou plutôt à un « socialisme dirigiste[52] ». Dans les deux cas, en effet, ce qui nous est proposé comme alternative à une humanité européenne consciente d’elle-même et ouverte sur le monde, n’est rien d’autre qu’une entrée dans l’histoire à reculons, un retour au passé ; en bref, un rejet de la modernité au nom d’une conception périmée de l’État-nation.