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Il s’agit de la version retouchée et actualisée d’une thèse doctorale soutenue en 2001, sous la direction de MM. Panier et Le Boulluec. L’ouvrage de Burnet a de quoi séduire. L’auteur veut étudier les lettres pour ce qu’elles sont, soit des lettres, et non pas les confondre avec des traités théologiques ou des discours. Mais puisque la lettre antique, propice à transmettre des sentiments personnels, n’était pas a priori un genre propre à assumer le fondement d’une nouvelle religion, l’auteur se demande pourquoi les premiers auteurs chrétiens ont choisi le genre épistolaire et quelles transformations ils lui ont fait subir pour transmettre leurs synthèses théologiques. Le corpus choisi s’étend des lettres canoniques (Paul, Jacques, Jude, Jean, Pierre, Hébreux) aux écrits des « Pères apostoliques » (Ignace d’Antioche, Clément de Rome, Barnabé, Polycarpe), considéré comme un ensemble autonome aux caractéristiques semblables. Ce choix est judicieux, parce qu’il fait prendre conscience qu’en dehors du Canon, d’autres textes ont subi les mêmes influences.

L’auteur part du présupposé que « la spécificité des épîtres du premier christianisme réside avant tout dans la radicale nouveauté de leur énonciation » (p. 12). Effectivement, toutes les lettres du Nouveau Testament prétendent communiquer la Bonne Nouvelle du salut réalisé en Jésus Christ et définir les comportements nouveaux qu’impose cette Révélation. Comme méthode, l’auteur veut rendre compte : 1) du plan contextuel (en analysant l’articulation entre texte et situation dans les différentes épîtres par la méthode historico-critique) ; 2) du plan textuel (en repérant les modes de l’énonciation épistolaire) ; pour ensuite 3) étudier les lettres par une méthode comparatiste, dont l’auteur toutefois ne définit jamais les contours.

L’ouvrage est divisé en quatre parties. La première pose les bases de la pratique épistolaire antique en s’interrogeant sur les particularités de la lettre. Sur le plan théorique, la lettre est une communication complexe dont la simplicité n’est qu’apparente et dont la finalité première est de vaincre la distance. Sur le plan historique, l’épistolaire antique se déploie dans la contrainte : le style oblige à la simplicité et l’agencement doit comporter une série de formules convenues.

D’où la deuxième partie sur la pratique paulinienne, qui constitue le coeur de l’ouvrage autour duquel le reste gravite :

  • Culturellement, la lettre paulinienne obéit aux contraintes d’une société tournée vers l’oral. Paul est conscient de l’éloignement qui l’empêche de voir directement les communautés, mais, contrairement à la majorité des épistoliers de l’Antiquité, il envisage la lettre comme une alternative à sa présence lorsque celle-ci n’est pas souhaitable.

  • Stratégiquement, chez Paul, les lettres fonctionnaient comme un substitut de sa présence en maintenant son autorité.

  • Ecclésialement, les lettres de Paul étaient conçues comme l’expression de la communion qui existait entre les Églises et leur fondateur.

  • Théologiquement, la lettre est la transcription humaine d’une communication plus profonde entre le Christ et son Église.

  • Formellement, la lettre paulinienne bouleverse le formulaire traditionnel de l’Antiquité. Elle modifie adresse et conclusion, ajoute une action de grâce, s’étend au-delà des limites communes et fait intervenir de manière abondante la figure de l’expéditeur.

  • Pragmatiquement, la lettre fait une utilisation particulière des figures où l’énonciateur s’exprime dans un ethos énoncé qui donne une image d’autorité complexe de Paul.

  • Génétiquement, Paul inaugure une pratique nouvelle qui emprunte à plusieurs autres genres et se définit par sa configuration énonciative propre.

La troisième partie regarde l’impact de la pratique épistolaire paulinienne qui surgit par la pseudépigraphie. Contrairement à ce que l’on pense généralement, l’auteur démontre que la notion de propriété intellectuelle était parfaitement reconnue dans les premiers siècles de notre ère. On croyait qu’il pouvait exister un « faux » noble, forgé pour garantir ce que l’on estimait être l’héritage d’un grand homme sous forme originelle ou actualisée. Col, Ép, 1-2 Tm, Tt et 2 Th, écrits pseudépigraphes, se voudraient une adaptation autant du contenu de l’énoncé que de l’énonciation, autant des figures de l’énonciateur que du destinataire.

La quatrième partie s’intéresse aux successeurs de Paul. Ont-ils repris le style de Paul ? Ici, aucune règle ne semble vraiment tenir. 1 P présente toutes les caractéristiques d’une épître pseudépigraphique cherchant à actualiser un message en le plaçant sous l’autorité d’une figure apostolique elle-même actualisée. Étrangement, 2 Jn et 3 Jn renouent avec la pratique épistolaire traditionnelle : lettres courtes se substituant à une communication orale. Barnabé, 1 Clément, Jd, 2 P et 1 Jn, bien qu’adressées à un destinataire, n’ont pas de formulaire épistolaire et n’utilisent aucun des thèmes propres de l’épistolaire. Elles abandonnent les préoccupations épistolaires au profit de préoccupations morales, théologiques ou philosophiques. Ce sont les Lettres d’Ignace qui forment un corpus s’inspirant le plus de Paul. Le survol se termine avec les lettres de Polycarpe qui seraient l’achèvement de la pratique épistolaire du premier christianisme et illustreraient le passage de la lettre-discours à la lettre commentaire. « Les écrits qui suivent se fonderont sur ces premiers écrits et les commenteront » (p. 375). — Ici, l’analyse nous laisse quelque peu sur notre appétit. Si certaines lettres semblent influencées par les écrits pauliniens, pourquoi d’autres ne le sont-elles pas du tout ? Si, selon le présupposé et l’hypothèse de Burnet lui-même, la spécificité des épîtres du premier christianisme réside dans la radicale nouveauté de leur énonciation, porteuse de la synthèse théologique des auteurs, pourquoi les « successeurs » de Paul ont-ils une pratique si disparate ? Les propos de Burnet ont toujours annoncé une continuité dans un souci d’actualisation et d’adaptation à la suite de Paul, mais dans cette quatrième partie, la pratique épistolaire n’évolue plus dans le même sens. Il aurait été bien que l’auteur creuse cette particularité, puisque cet état de fait jette du discrédit sur les hypothèses qu’il essaie d’établir depuis le début. C’est ainsi que la conclusion de cette partie déçoit et semble inachevée : « Cet examen des lettres non pauliniennes nous permet de conclure sur l’appropriation du genre épistolaire par les chrétiens. Tous n’adoptent pas la forme de la lettre mémoriale et conservent clairement la pratique antique traditionnelle, tandis que d’autres reprennent la forme “pastorale” » (p. 338). Pourquoi ?

En somme, la thèse de l’auteur est que Paul a bien choisi la lettre comme un choix positif et non pas un pis-aller à l’annonce orale, que la part d’invention de Paul dépasse le stade de la simple christianisation de la lettre, mais qu’il n’a pas marqué durablement le genre épistolaire, car ses successeurs ne respectent pas totalement sa pratique.

Dans l’ensemble, l’ouvrage de Burnet est une contribution francophone majeure à l’approfondissement de l’épistolarité chrétienne. Méthodologiquement, l’approche est originale et prometteuse, parce que les lettres ne sont pas traitées dans leur seul énoncé mais aussi dans leur énonciation. Cependant Burnet ne livre pas tout à fait la marchandise annoncée. L’approche historico-critique est clairement amenée et constante. Sans s’étendre inutilement sur l’aspect historique, le livre fait une bonne synthèse des problèmes et discussions au sujet des lettres dans l’Antiquité et la chrétienté primitive. En revanche, la corrélation entre méthode historico-critique et théorie de l’énonciation s’établit difficilement. Le traitement de l’énonciation épistolaire est peu concluant, paraît aléatoire et peu constant. L’utilisation du terme de figure est floue et limitative : le terme ne semble s’appliquer qu’aux personnages. Enfin, l’auteur relie constamment l’énonciation énoncée, relative à Paul, à un problème d’autorité : cette intrusion surprise de la rhétorique dans l’analyse de l’énonciation (l’ethos énoncé) tient un peu du bricolage et ne convainc pas. Par ailleurs, certaines contradictions sont palpables. J’en mentionne trois. 1) Paul serait réticent à confier sa pensée par écrit et c’est pourquoi il aurait choisi la lettre, proche de l’oral (p. 96). En même temps, Paul aurait choisi consciemment la lettre comme substitut de présence (p. 66). 2) L’auteur ne veut pas scinder le corpus épistolaire en deux et l’interpréter à l’aune du seul Paul (p. 16), mais n’est-ce pas ce qu’il fait ? 3) L’auteur refuse d’étudier les lettres comme des discours et des traités (p. 11), pourtant, à la fin de l’ouvrage (p. 375), il parle de lettre-discours.

L’ouvrage de Burnet est très bien structuré et balisé par de précieux bilans à la fin de chaque étape franchie. Trois annexes viennent avantageusement illustrer le propos des trois premières parties. Notons aussi que l’auteur offre une bibliographie thématique commentée et abondante (p. 386-442), mais peut-être trop morcelée, ce qui en rend la consultation difficile. Somme toute, ce livre demeure un incontournable pour ceux et celles qui s’intéressent aux écrits épistolaires, et demeure une des synthèses les plus complètes sur les lettres du ier et iie siècles.