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Le projet de l’Association internationale Cardinal Henri de Lubac

Le 14 septembre 1994, des amis et des « disciples » du Père Henri de Lubac, théologien jésuite (1896-1991), fondaient à Paris l’Association internationale Cardinal Henri de Lubac. Selon l’article 2 de ses statuts, l’Association a pour but de « diffuser et de donner essor à l’oeuvre ecclésiale, scientifique, culturelle et humaine du cardinal de Lubac et de rassembler le matériel documentaire concernant sa personne et ses activités ».

Compté parmi les grands théologiens français du xxe siècle, ce penseur d’une grande érudition et d’une fidélité inébranlable, malgré un interdit d’enseignement maintenu par ses supérieurs pendant une grande partie de sa vie, a publié une oeuvre considérable, rédigée dans une langue admirable. La production de cette oeuvre qui comprend plusieurs « classiques » de la théologie a été réalisée pour une bonne part dans le périmètre étroit qui lui a été imposé par certaines autorités religieuses sous l’influence de théologiens opposés à toute « nouveauté ». Né à Cambrai en 1896, Henri de Lubac entre au noviciat de la Compagnie de Jésus en 1913. Grièvement blessé lors de sa participation à la Première Guerre mondiale, il poursuit après sa démobilisation en 1919 la longue formation intellectuelle et spirituelle requise par la Compagnie de Jésus. Il y sera ordonné prêtre en 1927 et succédera en 1929 au Père Auguste Valensin dans la chaire de théologie fondamentale rattachée à la Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Lyon. Il sera ensuite chargé d’y créer une chaire d’histoire de la religion qu’il occupera jusqu’en 1960 pendant la période de ses difficultés avec les autorités religieuses à propos de son enseignement. Entre-temps, il aura fondé avec le Père Jean Daniélou la collection « Sources Chrétiennes » et aura participé activement, à partir de la fin de l’année 1940, à la résistance spirituelle au nazisme et à l’antisémitisme.

Il s’engage dans des travaux de fond qu’il poursuivra toute sa vie, donnant lieu à de nombreuses publications. Avec les ouvrages fondamentaux cohabitent des écrits théologiques qu’il désignera lui-même comme des « théologies d’occasion ». Cet intense travail intellectuel porte notamment sur la connaissance de Dieu et la foi chrétienne, l’humanisme chrétien et l’athéisme, la théologie patristique et l’exégèse médiévale, l’ecclésiologie et l’histoire de la religion, notamment le bouddhisme, ainsi que sur la pensée religieuse de Pierre Teilhard de Chardin. Il va aussi déployer une impressionnante activité d’éditeur. Au cours des années 1950, certains de ses ouvrages qui secouent les idées reçues le placent au centre de la crise de la « Nouvelle théologie » suscitée par la cabale d’un groupe de théologiens souffrant de sclérose intellectuelle. Son enseignement est suspendu par ses supérieurs et certains de ses ouvrages sont retirés des bibliothèques jésuites. Il apprendra en 1960 sa nomination par le pape Jean XXIII au titre d’expert théologique à l’intérieur de la Commission préparatoire du concile de Vatican II, dont il sera ensuite l’un des artisans discrets. Il poursuivra son travail intellectuel et son activité de publication jusqu’à sa nomination en 1983 par le pape Jean-Paul II en tant que membre du collège cardinalice, en hommage à son engagement ecclésial et à son oeuvre théologique. Deux ans avant sa mort (septembre 1991), il publiait un précieux Mémoire sur l’occasion de mes écrits (1989), rédigé entre 1973 et 1988, qui constitue un document historique sur la genèse de son oeuvre en relation avec soixante-dix ans d’histoire de l’Église.

En 1978, le P. de Lubac avait lui-même établi le programme de ses Opera Omnia en langue italienne aux éditions Jaca Book de Milan. Répartis en neuf sections, tous les livres déjà publiés y figurent avec les articles jugés les plus significatifs. Alors que les lecteurs de langue italienne disposent d’une édition déjà assez avancée (23 volumes publiés entre 1978 et 1997, d’après le catalogue), beaucoup des ouvrages du P. de Lubac, même parmi les plus importants, n’étaient plus accessibles aux lecteurs de langue française. Pour répondre à cette demande d’accéder aisément à l’ensemble de ses oeuvres, l’Association internationale Cardinal Henri de Lubac et les éditions du Cerf ont pris l’initiative de procurer aux lecteurs francophones, à partir de décembre 1998 et sur une durée de plusieurs années, l’édition des oeuvres complètes d’Henri de Lubac qui comptera une cinquantaine de volumes de 300 à 600 pages. Initialement prévue pour s’étendre sur un maximum de 7 à 8 ans, l’entreprise d’édition en marche depuis bientôt huit années a vu le cinquième des ouvrages être publié jusqu’ici, soit dix volumes.

La direction scientifique confiée aux PP. Georges Chantraine et Michel Sales a procédé à une mise à jour du programme de l’édition italienne. Les livres et articles publiés depuis 1978 y ont été ajoutés, ainsi que des écrits de jeunesse, les correspondances rassemblées et annotées par Henri de Lubac lui-même, sa bibliographie ainsi que des inédits. Les directeurs scientifiques précisent n’avoir laissé de côté que quelques articles mineurs. La parution des volumes, pour diverses raisons d’opportunité et de commodité, ne se fera pas suivant l’ordre thématique fixé par le programme d’édition. Aux neuf sections prévues pour l’édition italienne, trois nouvelles ont été ajoutées au programme d’édition en langue française. L’ensemble se présente ainsi :

Première section :

L’homme devant Dieu

Deuxième section :

La foi chrétienne

Troisième section :

Église

Quatrième section :

Surnaturel

Cinquième section :

Écriture et Eucharistie

Sixième section :

Bouddhisme

Septième section :

Teilhard de Chardin

Huitième section :

Monographies

Neuvième section :

Divers

Dixième section :

Correspondances

Onzième section :

Posthumes

Douzième section :

Bibliographie

À l’intérieur de chacune des sections, l’accès aux oeuvres est facilité par divers moyens appliqués à chaque ouvrage. On trouve d’abord une présentation du contexte historique, de la place de l’ouvrage dans l’ensemble de l’oeuvre et de sa portée théologique. On note aussi avec intérêt que les textes cités en latin et en grec, qui constituent un quart du volume des oeuvres majeures, seront traduits intégralement, à l’instar des citations en italien, anglais, espagnol ou allemand, ce qui facilitera l’accès à un plus large public. Chaque ouvrage comporte aussi des errata qui fournissent au lecteur des corrections apportées par les éditeurs à certaines dates ou à des noms mentionnés par l’auteur. Enfin, les éditeurs ont prévu d’ajouter à la fin de chaque volume un fort utile index des noms de personnes citées dans les ouvrages, qui était manquant dans la majorité des ouvrages publiés antérieurement par le P. de Lubac.

Enfin, une autre collection s’est ajoutée à celle des « Oeuvres complètes », soit la collection « Études lubaciennes ». Le lecteur y retrouvera diverses études sur la pensée théologique du P. de Lubac, sous la forme d’actes de colloques et de monographies sur divers aspects de l’oeuvre de l’auteur. Nous reviendrons sur les ouvrages déjà publiés dans cette collection à l’occasion d’une prochaine chronique. À l’occasion, nous pourrons y ajouter d’autres études publiées sur la personne du P. de Lubac ou sur son oeuvre chez d’autres éditeurs.

Dans cette première chronique, nous présentons six des volumes déjà parus dans la collection des « Oeuvres complètes ».

L’homme devant Dieu

1. Henri de Lubac, Le drame de l’humanisme athée. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Oeuvres complètes », II. Première section : L’homme devant Dieu), 1998, xxxvi-458 p.

G. Chantraine et M. Sales, éd. Préambule des oeuvres complètes en langue italienne. Avertissement à l’édition française. Présentation par Xavier Tilliette. Note sur Auguste Comte, Charles Maurras et le christianisme, par Jacques Prévotat. Traductions par Marie-Josèphe Rondeau avec la collaboration de Fabienne Clinquart.

C’est avec cet ouvrage marquant qu’a débuté en décembre 1998 la publication des oeuvres complètes du P. Henri de Lubac. Ce livre a connu sept éditions échelonnées de 1944 à 1983. Il s’agit certainement, avec Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, de l’ouvrage le plus connu de l’auteur. Le P. Xavier Tilliette, professeur émérite de l’Institut Catholique de Paris et de l’Université grégorienne de Rome, signe une brève présentation (11 p.) de l’ouvrage en partie issu d’articles publiés en 1942 et 1943 dans la revue jésuite Cité nouvelle qui avait remplacé la revue Études en zone libre sous l’Occupation. Il montre que des développements importants ont été apportés même si les articles déjà publiés sont en grande partie reproduits. Une modification notable par rapport aux articles qui sont repris dans le livre est la substitution de l’étude sur Auguste Comte à celle sur Proudhon que de Lubac développera dans un autre ouvrage en 1945. Le propos du P. de Lubac était de montrer chez Auguste Comte le paradigme d’un « athéisme humanitaire » qui résumait un demi-siècle de socialisme et décrivait une religion strictement laïque, dans la mouvance de Feuerbach. Prenant au sérieux l’utopie humaniste athée, il partait aussi à la rencontre de Nietzsche à l’autre pôle de cette mouvance. Le P. Tilliette souligne comment de Lubac est allé à l’essentiel sans faire oeuvre d’érudition, rendant sa réflexion accessible à un large public dans des « pages brèves et denses » qui « n’ont presque pas vieilli ». Et c’est le Dostoïevski des Frères Karamazov, plus puissamment encore que le témoignage de Kierkegaard, que de Lubac opposera à Nietzsche pour faire l’apologie du christianisme. On se surprend de lire le P. Tilliette se demandant si le P. de Lubac n’aurait pas péché par optimisme en prédisant la faillite de l’athéisme occidental alors que « la nuit de l’athéisme n’en finit pas d’allonger ses ombres sur la terre » (Tilliette, p. xviii). Le présentateur de l’ouvrage laisse peut-être percer son propre pessimisme en dénonçant le sécularisme, le scientisme, le « terrénisme » qu’il présente comme autant de tentations qui continuent d’assaillir la foi chrétienne à l’époque actuelle. Celui qui, dans Le drame de l’humanisme athée, met en évidence le malentendu tragique qui a construit l’humanisme moderne en opposition à la foi chrétienne, ne peut pas être rangé parmi les optimistes — il est vrai —, mais il n’a pas refusé de prendre au sérieux ses « frères ennemis » et de leur dire quelque chose sur l’espoir que propose un Dieu « ami des hommes ».

La présentation de l’ouvrage de l’auteur comprend aussi une note de Jacques Prévotat, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lille-III, sur Auguste Comte, Charles Maurras et le christianisme, suivie d’une annexe présentant les annotations de Charles Maurras au Drame de l’humanisme athée. Dans cette note, Prévotat montre la similitude de la pensée comtienne et du système maurassien, fondés sur la même exaltation de l’Humanité collective et la même détestation de l’individualisme et du salut personnel qualifié d’égoïste, même proposition d’une reconstruction sociale empruntant au « système catholique », opposé au christianisme, et d’une religion laïque où l’homme se suffit à lui-même. La note veut montrer comment l’étude du théologien Henri de Lubac éclaire la nature antichrétienne du système comtien et de sa postérité, notamment chez Charles Maurras, principal animateur de l’Action française, du traditionalisme et du nationalisme intégral.

Le reste de l’ouvrage reproduit la sixième édition du Drame de l’humanisme athée, qui, comme les précédentes, ne comportait que de rares retouches par rapport à la première parution. L’ouvrage comporte trois parties. La première met en scène le combat spirituel où se trouve engagé le christianisme, que Feuerbach et Nietzsche méprisent pour ce qu’il est devenu en perdant sa sève alors qu’un Kierkegaard émerge comme un « héraut de la transcendance », par l’approfondissement dans l’existence. La seconde partie, la plus longue du livre, explore l’athéisme comtien en montrant tout ce qu’il emprunte au catholicisme pour le transposer dans une utopie positiviste. La troisième partie, qui offre peut-être les plus belles pages, met en confrontation Dostoïevski et Nietzsche, les deux « frères ennemis », montrant la faillite de l’athéisme occidental qui devait aboutir à Auschwitz et au Goulag et l’expérience spirituelle qui donne accès à l’espérance à travers « quelques fissures étranges » de l’expérience humaine.

Les éditeurs ont ajouté à la fin de l’ouvrage les quelques lignes d’une recension faite par le P. de Lubac d’un ouvrage d’Alexis Klimov sur Dostoïevski, parue dans Archives de philosophie, 38 (1975), p. 667-668, qui n’ajoute pas vraiment à l’ouvrage.

L’Église

2. Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Oeuvres complètes », VII. Troisième section : Église), 2003, xxxv-560 p.

G. Chantraine, G. Prévotat et M. Sales, éd., avec la collaboration de Marie-Béatrice Mesnet. Présentation par Jean Stern de la 7e édition (1983), avec les deux gravures hors texte de la 1re édition (1938). Avertissement à l’édition italienne des Oeuvres complètes (1978). [Au début de l’oecuménisme] (inédit, 1932). Un seul pasteur !… Un seul troupeau ! L’unité des chrétiens (1935). Unam Sanctam. Travaux théologiques sur l’Église (1937). Möhler et sa doctrine sur l’Église (1939). [Chemin de croix] (1960). [Pourquoi « Église catholique » et non « Église universelle »] (inédit, 1969). Traductions par Jacques Guillet, Marie-Josèphe Rondeau et Joseph Paramelle. Errata par Marie-Josèphe Rondeau et Jean Stern.

Ce volume contient un ouvrage majeur du P. de Lubac, plusieurs fois réédité, qui est maintenant considéré comme un classique de son oeuvre théologique. C’est un livre d’une exceptionnelle richesse par les textes de la Tradition auxquels il a donné accès, notamment ceux des Pères grecs, à une époque où la collection « Sources Chrétiennes » n’existait pas encore. L’édition maintenant disponible offre la traduction de ces textes pour les lecteurs peu familiers avec les langues anciennes. Faut-il préciser que ce livre n’est pas strictement une étude du catholicisme ou un ouvrage sur l’Église catholique. De Lubac lui-même le présente comme un « recueil » d’études diverses sur la théologie de l’être catholique. Cette théologie « a ceci de commun avec Vatican II », écrivait Karl Neufeld (dans R. Latourelle, dir., Vatican II. Bilan et perspectives, Montréal, Bellarmin ; Paris, Cerf [coll. « Recherches », Nouvelle série, 15], 1988, p. 123), « qu’elle fut provoquée et naquit des rencontres problématiques en marge du christianisme : les missions, la question sociale, la recherche d’une vraie communion ».

Dans sa présentation de cette nouvelle édition de Catholicisme, Jean Stern montre que dans le contexte angoissant de l’emprise nazie sur l’Europe, dont l’idéologie raciste constituait une négation de l’unité du genre humain, la perspective du P. de Lubac a été de renouer avec « le grand souffle de la catholicité » en considérant le christianisme dans son extension la plus universelle, dans son rapport avec l’homme intégral, dans toute la diversité des générations et des cultures. Le souffle de cet ouvrage rejoint les premiers pas des mouvements d’Action catholique et les débuts de l’oecuménisme, en cherchant à montrer comment « la mystique chrétienne est fondée sur le Christ incarné ». De Lubac y montre, par exemple, qu’il y a une intelligence spirituelle de l’Eucharistie et de l’Église, comme il y en a une de l’Écriture, qui nous « ouvrent le mystère » pour que nous y reconnaissions le Christ. Catholicisme annonce déjà les grands thèmes de son oeuvre et fonde l’unité fondamentale de celle-ci. C’est ainsi qu’un chapitre entier de l’ouvrage porte déjà sur l’intelligence de l’Écriture qui sera plus tard développée dans Exégèse médiévale, alors qu’une section s’intitule Histoire et Esprit, comme l’ouvrage qui allait suivre sur l’intelligence de l’Écriture d’après Origène. C’est bien à propos que Hans Urs von Balthasar qualifiera Catholicisme, dans un livre en hommage au cardinal Henri de Lubac et à son oeuvre publié en 1983, de véritable ouvrage-programme dont les différentes parties annoncent les principaux travaux de toute une vie. De Lubac lui-même a cherché à minimiser l’importance de cet ouvrage préparé à la demande du Père Congar pour la collection naissante « Unam Sanctam », sur la base de cours, de conférences et d’articles déjà disponibles sur la dimension missionnaire et sociale du christianisme. Il est vrai qu’il serait exagéré de voir dans le livre qui en est issu une programmation systématique de ses futurs ouvrages, mais le P. de Lubac y manifestait une pensée organisée et une idée directrice qui l’ont guidé dans la suite de ses travaux.

Catholicisme peut ainsi être considéré comme la véritable introduction à l’oeuvre théologique d’Henri de Lubac et comme une oeuvre annonciatrice des grandes orientations de Vatican II. Nous pensons ici notamment à la « synthèse ecclésiologique » que réalise Lumen Gentium, la constitution dogmatique sur l’Église et à l’enseignement de Dei Verbum sur les rapports entre Écriture, Église et Tradition. L’ouvrage le plus réédité du théologien jésuite, sans aucun doute connu de plusieurs évêques présents au concile, annonce ainsi maintes affirmations de celui-ci, notamment « la structure trinitaire de l’Église », « l’Église comme sacrement du Christ », « l’Église comme mystère et signe de salut », « Marie, mère et première cellule de l’Église », « la vocation du Peuple de Dieu de rassembler l’humanité en un seul corps ». Ces notions, qui font partie du paysage théologique aujourd’hui, revêtaient pourtant alors un tel caractère de nouveauté qu’on a pu parler d’une « nouvelle théologie ». D’ailleurs, une annexe à la présentation faite par Jean Stern de cette édition critique, signée par Michel Sales, montre que les oppositions et les suspicions dont il fut l’objet, d’abord par des membres de la Compagnie de Jésus, remontent bien avant 1950 où elles éclatent au grand jour. Déjà, la préparation du manuscrit de Catholicisme, d’après ce texte fondé sur une correspondance de 1938 du P. de Lubac avec son confrère Gaston Fessard, a donné lieu à plusieurs incidents et censures qui témoignent de la méfiance que suscitait alors la méthode lubacienne qui consistait essentiellement en un retour aux sources et à une relecture de la Tradition. Le contexte de la préparation de cet ouvrage et son considérable retentissement, à partir du moment de sa publication, illustrent bien la figure « paradoxale » — un autre thème cher à de Lubac — de ce théologien qualifié après sa mort de « révolutionnaire conservateur ». Cette annexe de M. Sales (p. xiii-xvii) à l’édition critique offre un complément intéressant au Mémoire sur l’occasion de mes écrits suivi de Mémoire sur mes vingt premières années (vol. XXXIII, 2006) où le P. de Lubac a parfois tendance à minimiser l’opposition systématique des autorités, notamment romaines, à laquelle il a dû longtemps faire face, y compris à l’intérieur même de son ordre religieux.

Cette édition de Catholicisme contient aussi d’autres textes, dont des conférences et des articles. On trouve donc une conférence inédite sur les débuts de l’oecuménisme entre l’Église catholique (romaine) et le protestantisme. Parmi les articles de revue signés ou non : un article sur l’unité des chrétiens publié en 1935, l’année qui marqua la diffusion par l’abbé Paul Couturier de la « méthode de l’oecuménisme spirituel » ; un article dans la revue Études sur le programme d’édition de la collection « Unam Sanctam » fondée par le P. Congar pour diffuser des travaux théologiques favorisant la réintégration des chrétiens dans l’unité ; un article sur Möhler et sa doctrine sur l’unité dans l’Église. On trouve aussi un bref texte peu connu, offrant une réflexion sur le chemin de Jésus montant au Calvaire, qui fut publié dans un livre d’art contenant des représentations du chemin de la croix — le motif présenté par l’Éditeur pour reprendre ce texte dans ce volume étant que Catholicisme comportait une conclusion intitulée Mysterium crucis. Enfin, on peut lire une brève note inédite sur l’utilisation du qualificatif « catholique » ou « universel » en réaction à la traduction liturgique en français des symboles de la foi qui était sur le métier en 1969.

Parmi tous ceux-ci, le texte le plus intéressant est sans doute la conférence donnée à Lyon en 1932 à laquelle les éditeurs ont donné un titre entre parenthèses : [au début de l’oecuménisme]. Le genre littéraire du texte et le lieu où il est prononcé montrent qu’il s’agit davantage d’un « sermon ». De Lubac y traitait de la réunion avec les protestants qui pose des défis particuliers en raison de l’« esprit d’individualisme » qui a introduit dans le tissu chrétien « un principe de morcellement indéfini ». Malgré le manque d’unité intérieure qui, selon de Lubac, caractérise le protestantisme, il relève de nombreux épisodes où des hommes de foi, à l’intérieur du protestantisme, ont ressenti la prière du Christ comme un reproche et ont tenté de rapprocher les nombreux rameaux entre eux et de les rapprocher du vieux tronc de l’Église. « Ces chrétiens qui luttent contre leur propre dispersion ne se résignent pas toujours à une union qui se ferait en dehors de Rome, centre traditionnel de l’unité catholique » (p. 415). De Lubac montre cependant que tous les efforts menés au xvie siècle jusqu’au concile de Trente ont échoué, mais que des formules d’entente ont été recherchées encore à différents moments, même après le concile dont les définitions rendaient encore plus difficile un rapprochement sur le plan doctrinal. L’approche du P. de Lubac traduit bien le point de vue catholique en ces débuts de l’oecuménisme. Il y parle en effet du morcellement ou de l’émiettement qui est la loi propre des communautés issues du « schisme protestant », mais il éveille ses auditeurs aux responsabilités catholiques dans le mouvement réformateur qui a débouché sur le schisme du xvie siècle. On n’utiliserait plus aujourd’hui plusieurs des formules employées dans ce « sermon », entièrement construit du point de vue de « la seule Église ayant les promesses d’unité » (p. 417), mais il compte parmi les premiers appels à ne pas s’arrêter aux difficultés parce que « chaque disposition à l’union rapproche effectivement, parce qu’elle augmente la charité, qui est déjà elle-même unitive » (p. 421). Même aujourd’hui, alors que le découragement peut prendre le dessus par rapport à l’effort oecuménique, l’essentiel de ces propos a encore une résonance.

Surnaturel

3. Henri de Lubac, Le mystère du surnaturel. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Oeuvres complètes », XII. Quatrième section : Surnaturel), 2000, xiii-367 p.

G. Chantraine et M. Sales avec la collaboration de F. Clinquart, éd. Présentation par Michaël Figura. Traductions par François van Groenendael, avec la collaboration de Fabienne Clinquart et Louis Renard. Errata par Fabienne Clinquart avec la collaboration de Marcel Audras.

Cet ouvrage reprend l’édition de 1965 (Paris, Aubier-Montaigne [coll. « Théologies », 64], 301 p.) qui constitue le troisième volume d’un ensemble de quatre études d’histoire de la théologie consacrées à la question du « surnaturel » : Surnaturel (1946), Augustinisme et théologie moderne (1965), Petite catéchèse sur Nature et Grâce (1980). Henri de Lubac a consacré à ce thème une attention toute particulière, en cherchant à renouveler la question des rapports entre nature et grâce au risque de soulever une controverse. Son interprétation de la doctrine thomiste du « désir naturel de voir Dieu », à l’encontre d’une interprétation scolastique plus moderne, ne manqua pas de soulever une controverse théologique d’une grande portée. Michaël Figura, qui signe la présentation de cette nouvelle édition, avait consacré à la position théologique du P. de Lubac sur cette question une thèse de doctorat publiée en 1979 (Der Anruf der Gnade. Über die Beziehung des Menschen zu Gott nach Henri de Lubac, Einsiedeln, Johannes Verlag [coll. « Horizonte Neue Folge », 13], 1979, 420 p.). Le texte introductif du théologien du diocèse de Mayence présente l’intérêt de situer la préhistoire du présent ouvrage, l’histoire de son élaboration, les idées fondamentales qu’il contient et l’accueil qui lui fut réservé en comparaison avec « la controverse passionnée qui s’était déchaînée » autour de la publication de Surnaturel une vingtaine d’années auparavant. C’est en effet l’ouvrage de théologie historique publié en 1946 qui fit oeuvre de pionnier sur cette question en soulevant un débat enflammé qui atteignit son point culminant avec la publication de l’encyclique Humani Generis en 1950 pour ne s’apaiser vraiment qu’à la veille du concile Vatican II. En effet, alors que le P. de Lubac cherchait à dépasser l’extrinsécisme habituel de l’ordre de la grâce par rapport à l’ordre de la nature, qu’il retrouvait chez les scolastiques modernes, on lui fit grief de réduire à néant l’affirmation de la gratuité de la grâce en renonçant à l’hypothèse de la « nature pure » qui témoigne de la liberté divine de créer des êtres intelligents sans les ordonner à la vision béatifique. Certains virent dans l’intervention du pape Pie XII par l’encyclique Humani Generis d’août 1950, à propos de certaines opinions erronées touchant la doctrine catholique de la foi, la formulation de réserves sinon d’un blâme à l’égard des positions théologiques lubaciennes sur le « désir naturel de voir Dieu » et la « gratuité de l’ordre surnaturel ». M. Figura montre par diverses indications que le P. de Lubac ne s’est jamais vraiment senti mis en cause par l’avertissement pontifical et qu’il l’a aussitôt considéré comme exprimant sa propre pensée. La persistance des critiques et des soupçons dans certains milieux théologiques d’alors encouragea Henri de Lubac à poursuivre l’élaboration de sa pensée sur la question du surnaturel à partir d’un article publié en 1949 et intitulé « Le Mystère du Surnaturel » (Recherches de Science religieuse, 36 [1949], p. 80-121) jusqu’à la publication en 1965 des « livres jumeaux » Augustinisme et théologie moderne et Le Mystère du Surnaturel. Par rapport au premier ouvrage de 1946 sur la question, Le Mystère du Surnaturel est un ouvrage nouveau, bien qu’il complète et développe les publications précédentes. L’on peut dire qu’il pénètre davantage dans la doctrine de la grâce et offre un enrichissement à l’anthropologie théologique.

Les idées maîtresses du nouvel ouvrage sur Le mystère du surnaturel se développent autour du rapport de la foi et de la raison, remis en évidence par certaines interventions récentes du pape Benoît XVI, et du rapport entre nature et grâce. Notre destination à voir Dieu face à face demeure toujours un mystère mais un mystère qui est recevable par la raison. En puisant dans une tradition théologique où il se retrouve en compagnie d’Irénée et d’Augustin, de Thomas d’Aquin et de Bonaventure (p. 223), le P. de Lubac maintient deux affirmations simultanées : la vie de l’homme est orientée vers la vision de Dieu et l’accès à cette vision est donné dans la gratuité totale du don de Dieu. Le « désir naturel de Dieu » ne correspond donc pas à une exigence de la créature, puisque la satisfaction de la fin surnaturelle repose sur une gratuité réelle, même une fois que la raison a reconnu l’idée d’un Dieu personnel et transcendant. Autrement dit, il se trouve en l’homme un désir absolu de voir Dieu, même s’il lui demeure inconnu, mais ce désir demeure inefficace parce qu’il n’a pas le pouvoir d’atteindre par lui-même la vision de Dieu. Le P. de Lubac met ainsi en évidence que la profondeur du désir de l’être humain ne peut être comblée que par l’initiative de Dieu. L’offre de combler ce désir ne peut venir que de l’Amour de Dieu en personne, croit le P. de Lubac, mais il réfute la théorie dualiste de la nature et de la grâce qui seraient regardées comme deux étages séparés, théorie qui a connu une longue vie dans certaines écoles de théologie jusqu’au milieu du xxe siècle. Tout en reconnaissant dans le présent ouvrage que ce dualisme paraît de plus en plus dépassé sur le terrain du débat théologique, Henri de Lubac voit surgir un nouveau dualisme plus contemporain autant dans le laïcisme et la sécularisation que dans l’immanentisme historique (p. 13-17).

Le présentateur de cette édition, le théologien Michaël Figura, fait voir que la publication du Mystère du surnaturel a soulevé moins de passions que le précédent Surnaturel, dix-neuf ans plus tôt, en partie parce que cette forme de débat théologique avait perdu de son importance devant la montée des théologies du salut et des nouvelles questions posées à l’Église. Il montre pourtant que de nombreuses thèses doctorales et études diverses se sont accumulées ces dernières années autour de cette discussion sur la destinée surnaturelle de l’homme. L’ouvrage du P. de Lubac a lui-même connu de nombreuses traductions et demeure pour les lecteurs éventuels un ouvrage offrant une réflexion exigeante mais bienfaisante sur la situation de l’homme dans l’univers et le sens de son existence ainsi que sur les « réponses » de la théologie.

Écriture et Eucharistie

4. Henri de Lubac, Histoire et Esprit. L’intelligence de l’Écriture d’après Origène. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Oeuvres complètes », XVI. Cinquième section : Écriture et Eucharistie), 2002, xiii-652 p.

G. Chantraine et M. Sales avec la collaboration de F. Clinquart, éd. Transposition origénienne (1961). La querelle du salut d’Origène aux temps modernes (1982). Jean Pic de la Mirandole et Pedro Garcia (1977). Présentation et traduction intégrale des textes en langues étrangères par Michel Fédou. Errata par Georges Chantraine et Michel Fédou.

Ce volume reproduit l’édition de 1950 d’Histoire et esprit. Il est suivi de trois articles (1971-1982) autour du même thème de l’intelligence de l’Écriture d’après le grand Alexandrin. Cette étude de théologie historique constitue l’un des ouvrages les plus marquants du P. de Lubac, en ce qu’il est le plus hautement représentatif du renouveau patristique qui a marqué la théologie chrétienne dans la première moitié du vingtième siècle. Comme l’indique l’excellente introduction du P. Michel Fédou, professeur au Centre Sèvres des Facultés jésuites de Paris, cette oeuvre majeure a marqué un tournant dans les études sur le célèbre Alexandrin du iiie siècle en réhabilitant de manière magistrale son exégèse de l’Ancien et du Nouveau Testament. Reprenant des thèmes déjà abordés dans Catholicisme. Aspects sociaux du dogme (1938) et Corpus mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen Âge (1944) à propos de l’interprétation de l’Écriture et de l’intelligence de l’action de Dieu dans l’histoire ainsi que des rapports entre l’Écriture, l’Eucharistie et l’Église, Henri de Lubac inaugure dans Histoire et Esprit une longue recherche sur les sens de l’Écriture et l’exégèse dans la Tradition. Cette patiente recherche aboutira plus tard aux quatre volumes d’Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture (1959-1964). Son importante étude Pic de la Mirandole (1974) constituera en quelque sorte l’épilogue de ces recherches sur les fondements historiques et théologiques de l’herméneutique chrétienne.

L’étude de l’exégèse origénienne, qui constitue la majeure partie de ce XVIe volume des « Oeuvres complètes », repose sur une étude systématique des Pères grecs et, en particulier, de l’oeuvre d’Origène, entreprise dans ses premières années d’enseignement dans le courant des années 1930. Ce qu’elle démontre, c’est qu’Origène est le principal initiateur de l’« exégèse spirituelle » par sa pratique exégétique faisant appel au triple sens, littéral, moral et spirituel. Il est par là également à la source de la théorie ultérieure des quatre sens (littéral, allégorique, moral et eschatologique). S’ajoutant au sens littéral ou « historique », le sens spirituel à partir duquel l’herméneutique biblique se construit se subdivise en plusieurs sens, dont le sens moral (le mystère du Christ reproduit dans l’existence du chrétien) se trouve « particulièrement développé dans les homélies d’Origène » (M. Fédou). Pour de Lubac, l’attention d’Origène aux sens de l’Écriture éclaire la relation entre l’Ancien et le Nouveau Testament : si l’Ancien est orienté vers une réalité plus profonde, les mystères du Nouveau, ce dernier est lui-même orienté vers une réalité encore plus profonde qui est « l’Évangile éternel », une vision de Dieu et de l’histoire qui découle étroitement de l’Évangile concrètement transmis. Pour dissiper tout malentendu, de Lubac montrera plus tard dans ses deux volumes sur La postérité spirituelle de Joachim de Flore (1979-1981), que l’« Évangile éternel » d’Origène n’a rien à voir avec les représentations ultérieures de Joachim de Flore sur un « règne de l’Esprit » allant au-delà de l’Évangile qui nous fut annoncé.

Ce qui est en jeu dans cette pratique exégétique, c’est l’importance accordée au « sens spirituel » ou « intelligence spirituelle » et à la pensée symbolique qui a parfois été un peu oubliée dans l’exégèse moderne. Henri de Lubac ne remet évidemment pas en cause l’exégèse historico-critique et tombe facilement d’accord pour souligner qu’il serait puéril de tenter de reproduire l’exégèse spirituelle d’un Origène. Au-delà des débats de fond que peuvent encore susciter les minutieuses recherches du P. de Lubac sur la doctrine des sens de l’Écriture, il a surtout voulu montrer que « pour le chrétien, l’Écriture est porteuse d’un sens spirituel parce qu’elle est, sous le voile de la lettre, expression et présence de Dieu même » (M. Fédou). Par là, on saisit mieux certaines réflexions publiées dans l’ouvrage posthume Autres paradoxes (1994), présentant une vive dénonciation de certaines lectures critiques de l’Évangile, s’appuyant sur l’exégèse scientifique, qui paraissent évacuer la foi ou l’« intelligence spirituelle » du mystère chrétien (voir « Oeuvres complètes », vol. XXXI, p. 193-215). La fécondité du travail du Père de Lubac sur l’intelligence de l’Écriture, mettant en relief les rapports étroits entre l’Ancien et le Nouveau Testament, a non seulement contribué à éclairer les tâches actuelles de l’exégèse chrétienne, mais a inspiré certains des thèmes du concile Vatican II dans sa constitution sur la révélation divine, Dei Verbum.

À la suite de cette réédition d’Histoire et Esprit qui en constitue la pièce majeure, on trouve dans ce volume XVI des « Oeuvres complètes », en plus des traductions des textes en langues étrangères, surtout en grec et en latin (p. 532-618), et des Errata (p. 619-627), deux textes brefs qui encadrent un article plus long. Le premier texte, Transposition origénienne (1961), a d’abord été publié en préface à un ouvrage d’Henri Crouzel, Origène et la « connaissance mystique », Bruxelles, Paris, Desclée, 1961. Il montre comment, chez Origène, et d’autres après lui (Pseudo-Denys, Thomas d’Aquin), la pensée chrétienne opère par « transpositions », l’assimilation d’un système de pensée antérieur et sa transposition dans le domaine de la foi chrétienne permettant de parvenir à une synthèse nouvelle par un effort de « dépassement ». Dans la « méthode » origénienne, il y a « un idéal de nature mystique et dans Origène lui-même un mystique véritable ». Le deuxième des courts textes est aussi une préface à un ouvrage du même Henri Crouzel (Une controverse surOrigène à la Renaissance, Paris, Vrin, 1977). Intitulé Jean Pic de la Mirandole et Pedro Garcia (1977), il évoque l’affaire de la « dispute » faite à l’Apologie du comte Jean Pic de la Mirandole en raison de son opinion favorable à Origène, à l’inverse d’une légende tenace sur « la chute d’Origène » prétendument sommé de sacrifier aux idoles, et l’examen de l’ouvrage controversé par l’évêque Pedro Garcia. Cette opinion suspectée d’hérésie fut qualifiée au pire de téméraire et tout fut bientôt effacé par un Bref du pape Alexandre VI. La querelle du salut d’Origène aux temps modernes (1982) est un texte plus substantiel (p. 455-526) qui cherche à reconstituer les images que l’on s’est faites d’Origène, à partir de la fin du Moyen Âge jusqu’à nos jours, à travers la persistance de cette légende sur la chute d’Origène. Cette « controverse » multiséculaire illustre aussi, selon de Lubac, la routine qui risque de se glisser dans le travail des historiens et autres chercheurs face à des idées reçues indéracinables qui sont transmises sans remise en question d’une époque à l’autre.

Teilhard de Chardin

5. Henri de Lubac, La pensée religieuse du père Pierre Teilhard de Chardin. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Oeuvres complètes », XXIII. Septième section : Teilhard de Chardin), 2002, xxvi-396 p.

(Édition de 1962). G. Chantraine, G. Prévotat et M. Sales, éd. Édité sous la direction d’Éric de Moulins-Beaufort. Présentation par Michel Sales. Notes complémentaires par Éric de Moulins-Beaufort. Note sur les références aux oeuvres du Père Pierre Teilhard de Chardin par Jean-Pierre Demoulin. Traductions par Marie-Josèphe Rondeau et Micheline Larès. Errata par Éric de Moulins-Beaufort.

Le P. Michel Sales offre ici une solide présentation de cet ouvrage qui reproduit essentiellement l’édition de 1962 de La pensée religieuse du père Pierre Teilhard de Chardin. Ce livre rédigé par Henri de Lubac à la demande de ses supérieurs, pourtant réticents à diffuser les écrits traduisant la pensée religieuse de Teilhard de Chardin, fut le premier livre de fond publié sur les écrits non scientifiques du savant paléontologue. Ceux-ci comportent deux volets, l’un de réflexion philosophique à partir des données de la science, l’autre de pensée mystique, nourrie par la tradition chrétienne en dialogue avec la réflexion philosophique et les données des sciences expérimentales. Cette partie de l’oeuvre teilhardienne suscitait beaucoup d’opposition et fut interdite de publication de son vivant par les supérieurs jésuites de Teilhard. Sur la consigne de certains de ceux-ci, pour éviter que cette partie de son oeuvre soit ensevelie, Teilhard avait légué ses écrits à une amie, Jeanne Mortier, qui en commença l’édition avec un petit comité à partir de 1955, la Compagnie de Jésus n’y étant pas associée. La réception de ces écrits et les interprétations diverses qu’ils suscitèrent amenèrent les jésuites à vouloir resituer l’oeuvre de leur frère en se fondant sur le témoignage de ceux qui l’avaient connu et avaient suivi sa pensée. De Lubac entreprit rapidement cette tâche, préparée par « des années de rencontres, de correspondance, de travail et de réflexion » (p. vii) sur les travaux de Teilhard, leur amitié les ayant tôt amenés à échanger sur le développement de la pensée religieuse de ce dernier, notamment en travaillant à la rédaction du Phénomène humain. Dans une note complémentaire à la présentation de ce vingt-troisième volume des « Oeuvres complètes », Éric de Moulins-Beaufort montre que la rédaction de La pensée religieuse du père Pierre Teilhard de Chardin suit la ligne de réflexion que le P. de Lubac avait commencé à développer dans une conférence donnée à plusieurs reprises entre 1957 et 1960 et dont existent trois versions dans les diverses archives. Ce fait tend à démontrer que le théologien a développé sa connaissance de l’oeuvre teilhardienne par de fréquentes lectures et relectures. Jean-Pierre Demoulin, pour sa part, dresse un relevé des références aux oeuvres publiées ou encore inédites de l’oeuvre teilhardienne dans La pensée religieuse du père Pierre Teilhard de Chardin qui montre que beaucoup de textes étaient encore inédits au moment de la publication du livre du P. de Lubac.

Rédigé avec ferveur et avec rigueur, cet ouvrage, écrit à la défense du P. Pierre Teilhard de Chardin et de son oeuvre, a joué un rôle essentiel « pour intégrer l’oeuvre de Teilhard dans le meilleur de la réflexion théologique du xxe siècle » (M. Sales, p. xiv). Même si d’autres études de l’oeuvre teilhardienne sont survenues après, dont certaines sont peut-être plus complètes ou plus systématiques, l’ouvrage du P. de Lubac demeure incontournable, même à quarante ans de distance, pour saisir l’ampleur de la pensée théologique de Teilhard et, surtout, la situer dans la tradition chrétienne, à l’abri des contresens risquant toujours de détourner une oeuvre aussi originale. Par exemple, un thème comme l’apparente rupture entre le progrès humain et le christianisme, qui préoccupait Teilhard au plus haut point, le conduisait à rechercher une « réconciliation saine » entre l’amour de Dieu et l’amour du Monde. Pour lui, ces deux énergies ne demandent qu’à se compléter, mais il faut un effort, un « zèle apostolique », pour transposer « dans nos perspectives modernes » le « vieux fond chrétien » qui doit être ravivé (p. 139-147). De Lubac ne dit pas autre chose dans Catholicisme ou Le drame de l’humanisme athée, même s’il souligne parfois le caractère audacieux de la réflexion théologique teilhardienne « qu’il suffirait assurément de peu de chose pour la fausser » (p. 142). En pénétrant la pensée philosophique, spirituelle et religieuse du P. Teilhard de Chardin, de Lubac développe un véritable dialogue entre la vision dynamique de Teilhard et la pensée chrétienne classique sur Dieu, la création, la nature et la grâce, l’Église, etc. Teilhard n’était pas un théologien ou un philosophe de métier, au sens habituel du mot, mais de Lubac n’hésite pas à le situer comme un penseur « mystique » (p. 115). « Sans doute était-il bon, peut-être même nécessaire, qu’il ne fût pas tout à fait du métier, pour jeter plus librement un regard d’ensemble sur la théologie de son époque et mieux se rendre compte de certains problèmes fondamentaux que les théologiens de métier se trouvaient mal placés pour apercevoir » (p. 116). Sa situation intellectuelle de scientifique ayant tout de même étudié la théologie avec une certaine profondeur, même si elle était une « théologie d’école », le mettait en position de se mettre à la recherche d’une nouvelle synthèse de la pensée chrétienne tenant compte des avancées des sciences. C’est pourquoi son audace intellectuelle a fait peur et beaucoup dérangé, comme l’a souligné de Lubac : « Aucun penseur vrai n’est vraiment “de tout repos” » (p. 295). D’ailleurs, la publication de La pensée religieuse du père Pierre Teilhard de Chardin a entraîné le P. de Lubac lui-même « dans un engrenage de combats qui se prolongèrent plus de douze ans, jalonnés de nombreuses autres publications » sur le sujet. Au-delà de son intérêt historique pour comprendre les débats théologiques du xxe siècle, cet ouvrage conserve encore beaucoup d’intérêt pour réfléchir à des questions toujours actuelles, pourvu que l’on ne soit pas indifférent à l’oeuvre teilhardienne.

Ouvrages divers

6. Henri de Lubac, Paradoxes, suivi de Nouveaux paradoxes (1re éd. 1959) et de Autres paradoxes (1994). Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Oeuvres complètes », XXXI. Neuvième section : Divers), 1999, xxiv-414 p.

G. Chantraine et M. Sales, éd. Présentation par Georges Chantraine et Michel Sales. L’Église en face de la crise mondiale (1942). Causes internes de l’atténuation et de la disparition du sens du sacré (1942). Christianisme incarné (1943). Exigences chrétiennes (1946). Observations destinées à des évêques sur le discours de Mgr Marcel Lefebvre prononcé le 24 septembre 1964 durant la 87e congrégation générale du Concile Vatican II (inédit, 1964). Traductions par Fabienne Clinquart et Louis Renard. Errata par Fabienne Clinquart et Marcel Audras.

Publié en second dans l’ordre chronologique de parution, ce volume reprend des écrits sous forme de pensées du jeune Henri de Lubac qu’il développera plusieurs fois sous l’appellation de « paradoxes ». D’abord confiés à des revues, ces écrits constitueront un livre en 1946. Ces écrits rédigés au fil de plusieurs années sont constitués de fragments qui abordent une multitude de thèmes sur lesquels de Lubac a développé une réflexion sur la théologie et l’actualité religieuse. Ils sont faits pour être lus par fragments indépendants les uns des autres quoique regroupés sous des titres de chapitres qui annoncent des thèmes : « Vie de la foi », « Témoignage », « Exigences de l’Esprit », « L’Évangile et le monde », etc. Les sujets sont traités sous forme d’aphorismes, un peu à la manière des Pensées de Pascal, et peuvent constituer une lecture de chevet et une provocation à réfléchir lorsqu’abordée sans rapidité. Le P. de Lubac ajoute en 1955 à ses Paradoxes de 1946 un nouvel ouvrage qu’il intitulera Nouveaux paradoxes. Ce sont ces deux ouvrages qu’il réunira en un seul volume en 1959 pour en faire Paradoxes, suivi de Nouveaux paradoxes. Cette édition en connaîtra une seconde en 1983, identique à la précédente : c’est elle qui est reprise dans ce volume XXXI des « Oeuvres complètes ». Ces fragments traitent souvent de sujets que de Lubac développe ailleurs dans son oeuvre et plus en profondeur. Le traitement des questions est ici moins systématique, mais certains paragraphes sont magnifiquement écrits et offrent, comme le disent les éditeurs, « sous une forme précise et synthétique à la fois, de véritables petits traités de méthode théologique ou d’examen d’une question ». Le ton n’est pas doctoral, mais plutôt fraternel, amical ou même humoristique. Il devient même parfois ironique lorsque l’auteur est piqué par une opinion ou par ce qu’il considère comme absurde dans une proposition. On trouve certainement là, si on y ajoute Mémoire sur l’occasion de mes écrits, la part la plus personnelle de l’oeuvre du P. de Lubac, où il traite d’une manière vibrante du mystère de la foi, de la nouveauté du Christ insérée dans l’histoire humaine, du renouvellement d’une conscience chrétienne assoupie. La présentation de ce volume propose la lecture des Paradoxes comme pouvant servir d’introduction à l’ensemble de l’oeuvre du P. de Lubac et d’initiation à son esprit. D’autres ouvrages semblent plus appropriés pour remplir cet office, tels que Catholicisme ou Méditation sur l’Église, d’autant plus si on considère les Autres paradoxes ajoutés aux premiers dans cette édition.

Les éditeurs ont fait le choix d’ajouter aux premiers « paradoxes » un texte inédit qui se retrouvait dans les papiers légués par le cardinal de Lubac. Georges Chantraine le publia en 1994 (Namur, Culture et Vérité, 1994, 156 p.), après la mort du cardinal, sous le titre Autres paradoxes. Cette « suite » donnée aux Paradoxes remonterait aux années 1970 à 1980, la dernière datation étant de 1983. Elle nous paraît très différente par le ton qu’utilise l’auteur. En effet, ces écrits traitent davantage de l’actualité religieuse que les premiers. Ils le font dans un climat d’âpre critique des uns et des autres pendant la période postconciliaire, une période que de Lubac a vécue dans la tristesse et la déception. Il ne s’agissait pas de dissimuler ces textes dans lesquels le Henri de Lubac de l’après-concile exprime son amère déception devant des courants actifs dans l’Église, qu’il assimile à l’activité d’un para-concile ou d’un anti-concile et à une apostasie cherchant à faire entrer la sécularisation dans l’Église. On devait certes publier ces textes qui montrent une face du théologien contrarié par une certaine évolution chaotique de l’Église à l’heure de ses quatre-vingts ans. Mais on aurait dû les distinguer des Paradoxes en les insérant, par exemple, dans la section des écrits posthumes. On donne ici à ces textes un statut qui n’est pas à la hauteur des premiers, même s’ils sont admirablement ciselés. Ils n’ont pas le même souffle et sont très liés à un contexte bien précis, celui de l’agitation dans quelques Églises, en particulier européennes, au cours des années 1970-1980. Par ailleurs, il est irritant de voir que certains noms évoqués par de Lubac dans son manuscrit ont été rendus anonymes par les éditeurs, alors qu’apparaissent les noms des théologiens Edward Schillebeeckx et Hans Küng, soumis à une vive critique. Il reste que ces textes, ajoutés à d’autres qui font partie de l’oeuvre, sont utiles pour approcher les débats qui ont suivi le concile.

D’autres textes, souvent issus de conférences prononcées par le P. de Lubac, et publiés sous forme d’articles, ont été ajoutés par les éditeurs : « L’Église en face de la crise mondiale » (1942) ; « Causes internes de l’atténuation et de la disparition du sens du sacré » (1942) ; « Christianisme incarné » (1943) ; « Exigences chrétiennes » (1946). Ceux-ci, assez brefs, présentent beaucoup d’intérêt, traitant de l’intelligence du christianisme dans le monde actuel. Un dernier texte, inédit cette fois, présente aussi de l’intérêt pour ceux qui s’intéressent aux études autour du concile Vatican II : « Observations destinées à des évêques sur le discours de Mgr Marcel Lefebvre prononcé le 24 septembre 1964 durant la 87e congrégation générale du Concile Vatican II » (1964). Il s’agit d’un texte sollicité par des évêques auprès de l’expert théologique dans les jours qui ont suivi une intervention de Mgr Marcel Lefebvre, opposé au schéma sur la liberté religieuse.