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Socrate n’a rien écrit. Sa vie et sa pensée nous sont connues par des témoignages directs, c’est-à-dire par des écrits qui proviennent ou bien d’auteurs contemporains (Aristophane) ou bien de disciples (Platon et Xénophon). Il est connu aussi par des témoignages indirects. Le plus célèbre est évidemment Aristote, né quinze ans après lui.

Comme ces témoignages présentent de nombreuses divergences entre eux, chacun se demande s’il est possible de reconstituer, à partir d’un, de plusieurs ou de tous ces témoignages, la vie et surtout la pensée du Socrate historique.

C’est donc par fidélité à la conviction que la question socratique ne peut être définitivement résolue, mais aussi pour illustrer la diversité des représentations de Socrate, que l’A. choisit de livrer, dans ce petit ouvrage, en lieu et place d’un insaisissable Socrate historique, les différents portraits de Socrate brossés par les principaux témoins : Aristophane, Platon, Xénophon et Aristote.

Les plus anciens témoignages sur Socrate ne proviennent pas des milieux philosophiques, mais de la comédie attique. Aristophane est l’auteur comique qui s’est le plus acharné à dénigrer Socrate. Il le raille souvent dans ses écrits. Il lui consacre même une pièce entière, les Nuées. Pour lui, Socrate a été un sophiste dans une phase première de sa vie. Ce portrait de Socrate a eu un effet dévastateur sur l’opinion publique athénienne. Et selon Platon (Apologie, 18b-d) aucune pièce ne lui a causé autant de tort que les Nuées. Lors de son procès, Socrate parlera de ses « premiers accusateurs », c’est-à-dire les auteurs de comédies qui sont responsables des calomnies qui l’accablent depuis une vingtaine d’années.

Selon l’A., le portrait de Socrate rapporté par Platon reste celui qui a eu le plus d’influence sur la pensée occidentale. Le personnage de Socrate figure dans plus de vingt dialogues dont la composition s’échelonne sur presque cinquante ans. Il présente l’origine de la vie philosophique de Socrate : l’oracle de Delphes. Il découvre qu’il n’y a pas de plus grand mal que l’ignorance, ou plutôt, que l’ignorance est à la source de tous les maux. Le philosophe est celui qui aspire (philei) au savoir (sophia) qui est l’apanage de la divinité. Mais cette aspiration suppose au préalable que l’on reconnaisse son ignorance, car celui qui croit savoir ne se mettra jamais en quête de la connaissance dont il est en réalité dépourvu.

Cette déclaration d’ignorance, un véritable leitmotiv dans les dialogues, est sans contredit l’un des traits par où le Socrate de Platon s’oppose le plus au Socrate de Xénophon. L’A. s’emploie à expliquer parfaitement la fameuse thèse de l’ironie socratique. Elle consiste, selon lui à une double feinte : non seulement Socrate simule l’ignorance, mais il feint également de reconnaître le savoir que son interlocuteur a la prétention de posséder. Ainsi, Socrate se défend d’enseigner et se présente souvent comme un élève désireux de s’instruire auprès de son interlocuteur.

Socrate ne pratique pas la réfutation pour elle-même, pour le simple plaisir de contredire une thèse, mais dans l’espoir de rendre son interlocuteur meilleur. L’individu réfuté doit avoir honte de sa propre ignorance, mais il s’agit d’une honte bénéfique, voire salvatrice puisqu’elle est la première étape de la conversion intérieure qui conduit à la connaissance, et par voie de conséquence, à la vertu et au bonheur. C’est le « Connais-toi toi-même ». La pratique de la réfutation est à ce point essentielle pour lui, qu’elle est même identifiée à la philosophie. Vivre en philosophant, ce n’est pas autre chose que de soumettre autrui et soi-même à examen (Apologie, 28e, 29c-d). Socrate devient ainsi un « accoucheur » d’âmes. C’est la maïeutique.

L’A. termine ce long chapitre en invoquant certains paradoxes socratiques, à savoir un certain nombre de positions éthiques défendues par Socrate, positions qui vont à l’encontre de l’opinion commune : 1) la vertu est une connaissance ; 2) personne ne fait le mal volontairement ; 3) les vertus constituent une unité ; 4) il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre ; 5) il ne faut jamais répondre à l’injustice par l’injustice, ni faire du mal à autrui, pas même à celui qui nous en aurait fait.

Le Socrate d’Aristote est très bref, puisque celui-ci est né une quinzaine d’années après sa mort. Dans son oeuvre, on trouve 34 courts passages portant sur l’apport de Socrate à la philosophie. Le principal mérite d’Aristote, selon l’A., est double : « Il y deux découvertes, en effet, dont on pourrait, à juste titre, rapporter le mérite à Socrate : le discours inductif et la définition générale, qui, l’un et l’autre, sont au point de départ de la science » (Métaphysique, M, 4, 1078 b 27-30, trad. Tricot).

La galerie des différents portraits de Socrate ne prend pas fin avec l’Antiquité. Chaque époque redessine son propre Socrate. Cela témoigne de l’extraordinaire source d’inspiration qu’il continue de représenter, même pour la philosophie moderne occidentale.

Un petit livre extrêmement bien fait. Documenté. À lire en parallèle avec le livre d’A.-J. Festugière, portant le même titre et publié en 1934.