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Répondre à une telle question n’est pas une tâche aisée. L’on doit donc adopter une position modeste. Mon approche sera de dessiner à travers quelques lieux et types de positions théologiques ce que j’appellerai une théologie politique en Afrique.

Il convient dans un premier temps d’indiquer dans quel sens j’entends l’expression « théologie politique ». Dans un deuxième temps, je décrirai cette théologie politique en Afrique à partir de quelques instances théologiques : engagements et textes des évêques, des conférences épiscopales et des coalitions des Églises chrétiennes d’une part et, d’autre part, les oeuvres de quelques théologiens africains. Enfin, je formulerai une conclusion en forme de réponse à la question qui nous préoccupe.

I. Qu’est-ce qu’une théologie politique ?

Quand on parle de « théologie politique », on pense évidemment à Johann Baptist Metz. Ce dernier envisage la théologie politique, dans le contexte occidental, comme « un correctif opposé à une propension masquée de la théologie contemporaine à n’envisager, dans l’être humain, que l’aspect relevant du domaine privé[1] ».

En effet, marquée par l’Aufklärung, la théologie contemporaine était tentée de réduire la vie de la foi à l’option individuelle de tout un chacun indépendamment du monde ambiant. Vue sous un angle négatif, la théologie politique s’oppose à cette privatisation de la foi et de la religion. Elle prend acte du fait que la théologie métaphysique « échoue totalement lorsqu’il s’agit d’exposer les implications politico-sociales de la doctrine chrétienne[2] ».

Vue sous un angle positif, la théologie politique se veut « une tentative d’expression du message eschatologique, en fonction des circonstances spécifiques où vit la société actuelle[3] ». Cela demande de « déterminer un nouveau genre de rapport entre la religion et la société, entre l’Église et la réalité politique, entre la foi eschatologique et la pratique sociale[4] ».

Envisager une telle critique, c’est comprendre l’Église « comme une institution de critique sociale » située ni à côté ni au-dessus de la réalité sociale. Une telle Église évitera aussi le piège d’une idéologie politique déterminée. Cela libère l’Église pour « une possibilité de coopération […] avec des institutions ou des groupements non chrétiens[5] ».

C’est cette compréhension de la théologie politique et de sa tâche qui guidera notre enquête sur la théologie politique en Afrique. La recherche ici ne se veut pas exhaustive. Il s’agit de quelques diaporamas suffisamment consistants pour pouvoir répondre à la question.

II. Théologies politiques en Afrique

1. Théologies politiques des prélats africains : engagements et écrits

1.1. Engagements

Les évêques d’Afrique, toutes confessions confondues, ont joué des rôles considérables dans l’émergence des processus démocratiques de leurs divers pays[6]. Il convient de nommer en premier lieu l’engagement remarqué de Mgr Desmond Tutu, évêque anglican de Johannesburg et prix Nobel de la paix. Il a été la cheville ouvrière du démantèlement de l’apartheid en Afrique du Sud et du processus de réconciliation qui s’en est suivi. Il livre sa théologie politique dans son testament, Il n’y a pas d’avenir sans pardon.

Comment oublier les bons offices de Mgr Isidore De Souza au Bénin, de Mgr Laurent Monsengwo au Zaïre et de Mgr Ernest Combo au Congo Brazzaville, qui ont dû, à un moment donné, assumer la plus haute fonction de Président du Conseil National pour assurer la période de transition démocratique de leurs pays. Les deux derniers ont moins réussi que le premier, il n’en demeure pas moins que leurs actions témoignent de la volonté des Églises d’Afrique de prendre à bras-le-corps aussi bien une critique sociopolitique de leurs sociétés que la tâche de faire advenir des institutions justes.

Ces engagements directs laissent-ils à l’Église la possibilité de servir d’institution critique ? Notons, comme le souligne J.B. Metz, que la critique sociale « ne signifie nullement que les chrétiens aient à se retirer absolument de l’administration du pouvoir politique. Ce retrait de principe serait le cas échéant un acte contraire à la charité chrétienne à l’égard du prochain[7] ».

Évoquons aussi les interventions indirectes mais tout aussi éloquentes des prélats qui n’ont pas manqué en diverses occasions de critiquer des institutions politiques injustes dans leurs pays. On a connu dans les années 1980-1990 les démêlés de Mgr Peter K. Sarpong, l’archevêque de Kumasi avec la dictature de Jerry Rawlings au Ghana. Comment oublier les indignations répétées du cardinal Tumi au Cameroun ? Soulignons aussi les interventions vigoureuses du cardinal Anthony Okogie[8], archevêque de Lagos et de Mgr John Onaiyekan[9], l’archevêque d’Abuja. Ces deux prélats ont maintenu une critique constante des dictatures que le Nigeria a connues pendant trente ans et ne désarment pas vis-à-vis de la corruption à la base du présent régime civil.

1.2. Les textes

Les interventions directes ou indirectes des prélats africains dans le domaine politique s’accompagnent de textes structurés et réfléchis de leurs conférences épiscopales dont ils ont été ou sont toujours les présidents. Il n’est pas possible d’en dresser une liste[10]. Contentons-nous d’en citer quelques-uns, les plus significatifs.

Il convient de commencer par le « Document Kairos[11] » des Églises chrétiennes d’Afrique du Sud. Ce document est une critique acerbe de la théologie de l’État sous le régime de l’apartheid. Il critique les modèles théologiques qui se mettent au service de l’État. Il propose un modèle biblique et théologique alternatif en vue de redonner l’espérance à un pays abîmé. La théologie de l’État utilisait Rm 13,1-7 « pour donner à l’État une autorité absolue divine[12] ». Ensuite, la théologie de l’État employait l’idée de « l’ordre public » pour définir et contrôler la liberté des gens. Enfin, la théologie de l’État utilise le mot « communiste » pour stigmatiser quiconque rejette la théologie de l’État. Tout cela est encadré par la domestication de Dieu au service de l’État injuste et oppresseur. Kairos plaide pour le respect du texte biblique et de la liberté radicale de Dieu. Il plaide pour une religion de la liberté de Dieu contre une religion statique et étatique.

Le SCEAM (Symposium des Conférences Épiscopales d’Afrique et de Madagascar) a aussi publié des documents qui témoignent d’une théologie politique constante et réfléchie. Lors de son assemblée de Kinshasa, sous la présidence du cardinal Malula, du 15 au 22 juillet 1984, le SCEAM publie « L’Église et la promotion humaine en Afrique aujourd’hui[13] ». Ce texte se place dans le sillage de la première assemblée du SCEAM, à Kampala en 1969, qui lançait un cri d’angoisse :

Le problème prioritaire des temps actuels est la lutte pour le développement des peuples et pour la paix. L’Épiscopat d’Afrique et de Madagascar ne saurait ignorer, sans manquer gravement à sa mission, la misère, la faim, la maladie, l’ignorance, les atteintes à la liberté, les conséquences tragiques de la discrimination raciale, les ravages de guerres ou d’oppressions qui accablent tant d’êtres humains du Tiers-Monde[14].

Ce document se fait aussi l’écho de multiples déclarations du SCEAM[15], notamment sur la violation des droits de l’homme en 1978 et sur la promotion de la vie humaine en 1981. Dans tous ces documents, les évêques critiquent la politique d’exploitation de l’homme et appellent au travail commun pour la paix et la justice en Afrique et dans le monde. Ils encouragent les chrétiens à s’engager dans la politique au service des hommes et pour la transformation du monde.

Les évêques ne manquent pas de critiques à l’égard de l’Église elle-même. C’est tout l’enjeu du texte intitulé L’Église famille de Dieu[16]. Il s’agit de penser l’Église à l’image de la Sainte Trinité au sein de laquelle l’Esprit Saint est la relation de communion et d’amour.

Si les chrétiens veulent être pris au sérieux comme partenaires pour la construction de la paix dans les sociétés actuelles, ils devront s’interroger sur leurs manières de vivre entre eux et avec d’autres. Si les chrétiens demandent au monde de vivre le pardon, il faut qu’on puisse trouver des exemples de pardon dans les communautés chrétiennes. S’ils demandent au monde de pratiquer la fraternité, il faut qu’on puisse trouver des signes de la fraternité dans les communautés chrétiennes. Une Église famille de Dieu dans laquelle on aimerait à la manière de la Trinité — l’amour comme dessaisissement de soi — serait une partenaire crédible pour la construction de la paix dans la société.

1.3. Prières

Un lieu de théologie politique, qui mériterait une plus ample élaboration que j’en donne ici, est la liturgie. La liturgie en Afrique a toujours été un lieu de contestation politique de manière subtile. Les dictatures ont toujours redouté la force subversive de la liturgie chrétienne. Mobutu Sesse Sekou du Zaïre se méfiait de la fête du Christ-Roi qui laissait entendre que les Zaïrois reconnaîtraient un roi en dehors de lui. C’est pourquoi il s’est efforcé de s’approprier des symboles de l’Église pour le prestige de son propre pouvoir. Il faudrait rassembler et analyser diverses prières composées par des évêques et par des théologiens africains à divers moments critiques des pays respectifs. Je me contente de donner la traduction d’une prière de la Conférence Épiscopale du Nigeria.

Pendant la dictature de Sani Abacha, dans les années 1990, la Conférence Épiscopale du Nigeria a proposé cette prière à tous les chrétiens. Dans les assemblées eucharistiques, elle est dite en choeur après la communion.

Prière pour le Nigeria en détresse.
Père, Tout Puissant et Miséricordieux, Tu es le Dieu de Justice, d’Amour et de Paix. Tu gouvernes toutes les nations de la terre. Le pouvoir et la force sont entre tes mains et personne ne peut te les ravir.
Nous te présentons notre Pays, le Nigeria. Nous te louons et te bénissons, car tu es la Source de ce que nous sommes et de tout ce que nous avons. Nous demandons pardon pour tous nos péchés et pour tous nos manquements. Dans ton pardon aimant, épargne-nous les punitions que nous méritons.
Seigneur, non seulement nous peinons sous le poids des incertitudes, mais aussi, nous portons le poids de nos problèmes moraux, économiques et politiques.
Écoute les cris de ton peuple qui se tourne vers toi avec confiance.
Dieu d’infinie bonté, notre force dans l’adversité, notre santé dans la pauvreté, notre confort dans la peine, sois miséricordieux à notre égard, nous ton peuple.
Garde cette nation nigériane du chaos, de l’anarchie et de l’abîme.
Accorde-nous ton royaume de Justice, d’Amour et de Paix.
Nous te le demandons par Jésus-Christ notre Seigneur.

Remarquons tout simplement, que les évêques ne se sont pas contentés de publier des déclarations contre un gouvernement qui réellement conduisait le Nigeria vers le chaos, ils ont voulu mobiliser tous les chrétiens. L’arme de la prière était la plus appropriée, car, au fur et à mesure que cette prière était dite, dans tout le pays s’élevaient des plaintes et des révoltes contre un gouvernement indigne. Il était plus facile pour le dictateur d’arrêter des activistes que d’empêcher les chrétiens de réciter une prière qu’ils connaissaient par coeur.

1.4. Bilan

Y a-t-il une théologie politique dans les engagements, les documents et les prières des évêques africains de toutes confessions ? La réponse est « oui ». Cette théologie politique s’articule en forme de critique sociopolitique des systèmes injustes et aussi en forme de propositions positives pour l’émergence d’institutions justes en vue de la construction de la Paix et de la Justice.

On peut à juste titre critiquer la naïveté de quelques prélats quant à la complexité du jeu politique. Mais on ne peut pas leur reprocher leur courage au moment où leurs pays et leurs continents étaient en dérive.

La question est toujours de savoir ajuster une prise de position nécessaire de la part de l’Église ou de ses représentants en matière politique et une prise de distance tout aussi nécessaire par rapport à la politique partisane. Interrogé sur ses prises de position, Mgr Onaiyekan explique qu’en tant qu’archevêque, il a le droit de faire savoir sa position, non seulement comme citoyen, mais surtout comme leader de référence dans la société. De plus, l’Église se doit de prendre une position claire quant à certains principes non négociables — la bonne gouvernance, la démocratie, la justice —, qui sont constamment réaffirmés dans la doctrine sociale de l’Église.

2. Théologies politiques des théologiens africains

2.1. La théologie de la libération

La théologie africaine de la libération désigne, dans notre réflexion, le courant théologique qui a émergé en Afrique dans les années 1970 et qui donne la priorité à l’action en faveur des pauvres sur la revendication de l’identité culturelle africaine, cristallisée jusque-là dans la théologie de l’adaptation et de l’inculturation.

Cette théologie se situe dans le sillage de deux autres théologies de la libération : la Black Theology d’Afrique du Sud et d’Amérique du Nord et la théologie latino-américaine de la libération. D’un côté comme de l’autre, la théologie de la libération découle de la mise en place d’une relecture de la Bible à partir du contexte d’oppression. Le message de la Bible est compris alors comme un message de libération adressé tout particulièrement aux opprimés[17].

Il importe de souligner le rôle joué par l’EATWOT (Ecumenical Association of Third World Theologians), ou pour les francophones, ASETT (Association oecuménique des théologiens du Tiers-Monde), dans la fédération de tous ces courants théologiques. C’est lors de son premier congrès à Dar Es-Salaam (Tanzanie) en 1976, que ces courants théologiques se sont fixé une ligne commune :

En vérité, pour être fidèles à l’Évangile et à nos peuples, nous devons réfléchir sur les réalités de nos propres situations et interpréter la parole de Dieu en relation avec ces réalités. Nous rejetons comme insignifiant un type académique de théologie séparée de l’action. Nous sommes prêts pour une radicale rupture épistémologique qui fasse de l’engagement un premier acte théologique introduisant dans une réflexion critique sur la praxis historique du Tiers-Monde[18].

Ainsi trouve-t-on dans ces théologies les traits suivants : une critique à l’égard de la théologie européenne classique, une affirmation de la primauté de l’action (praxis) sur la théorie (l’engagement radical en faveur des pauvres et des opprimés comme lieu de connaissance de Dieu, de Jésus-Christ, de la vérité), une concentration sur la croix du Christ comme fondement de toute connaissance.

C’est dans le sillage de ces théologies que la théologie africaine de la libération affirme que le pauvre déshumanisé et dépossédé est un lieu théologique et cherche à accentuer le motif du « Dieu qui libère » dans le discours théologique.

2.2. La pauvreté anthropologique

Il s’agit de reconnaître la déshumanisation subie par les Africains à travers les expériences douloureuses de l’histoire, surtout celles de l’esclavage et de la colonisation. Celles-ci ont détruit les cultures africaines et ont sapé la créativité africaine. Comment redevenir homme après que l’on ait été dépouillé de ses capacités créatrices ? Il faut alors retrouver le pouvoir de créativité culturelle. Tout le travail de créativité culturelle du théologien camerounais Engelbert Mveng annonçait le même message.

Dans ce combat contre la pauvreté anthropologique, combat radical entre la vie et la mort,

Christ est l’incarnation de toutes les forces de vie contre les puissances de mort. Il est le libérateur qui réinstaure l’homme dans sa capacité de vaincre les pouvoirs de la mort pour le triomphe de la vraie vie, celle que Christ lui-même représente et donne dans la perspective du projet de Dieu[19].

Un autre lieu visible de cette lutte est tout le champ de la guérison qui foisonne en Afrique. Le fondement du ministère de guérison est toujours le Christ qui, lui-même, est Guérisseur. La guérison doit être comprise dans son sens global. Il faut guérir l’homme des maladies médicalement identifiables, mais aussi, de la désorientation psychique, des puissances maléfiques, de la sorcellerie, etc. « La libération de l’homme se définit comme une réinsertion totale de l’homme dans le cadre social et le champ de la communauté où il se sent rétabli en son être et où il peut retrouver sa dignité et son souffle[20] ».

2.3. La libération économique et politique

D’autres théologiens de la libération demandent d’aller plus loin, pour s’interroger sur la pertinence du christianisme dans une société qui se structure dans la pauvreté et dans l’oppression. Il importe de s’arrêter sur la pensée de Jean-Marc Ela qui est reconnu comme un grand tenant de la théologie de la libération en Afrique[21].

Pour cet auteur, l’idéologie de l’authenticité tend à occulter la situation de la domination qui rend illusoire toute affirmation de l’identité culturelle. Or quand il s’agit d’aborder les thèmes majeurs de la foi, dans une perspective d’incarnation, on ne peut passer sous silence la condition d’homme assumée par Jésus de Nazareth. L’homme en question vit dans l’histoire. Il cherche à mieux vivre, dans un contexte où s’affrontent les peuples dominants et les dominés, où la majorité de la population est exclue de la croissance économique. « Car non seulement un fossé se creuse entre la ville et la campagne, mais au sein de la société globale, des distorsions s’aggravent entre les couches sociales différenciées[22] ». Les jeunes vivent dans l’incertitude, sans emploi, sans projet d’avenir. Les projets de développement ne font que rendre l’Africain dépendant vis-à-vis de l’extérieur. La solution ne se trouve pas dans la rhétorique cléricale sur l’indigénisation, ni dans les cathédrales et les grosses structures. « Il nous faut donc nous orienter vers une expérience de la foi dans une situation historique, dans le concret de la situation de l’homme d’Afrique[23] ».

L’urgence est de guérir le christianisme de la tentation de se désintéresser du monde et de la société. L’Église ne peut éviter d’intervenir dans la cité quand l’homme est menacé dans sa vie et sa dignité. La libération doit mobiliser tout le projet de vie chrétien : la réflexion chrétienne, la célébration des mystères du culte.

Le libérateur c’est le Christ, visage du Dieu d’Israël. C’est celui qui a fait siens les combats des prophètes contre les fausses répartitions des biens et contre l’inégalité des droits dans la société de leur temps. C’est celui qui a annoncé le Règne de Dieu, la fin de la souffrance des pauvres et la libération des opprimés.

Enfin souligne Jean-Marc Ela, « si la gloire de Dieu ne demande jamais une mutilation de l’homme, il s’agit pour les chrétiens de découvrir et de manifester une foi au Christ qui ne dispense pas l’homme d’être un sujet libre et responsable[24] ». Ainsi sera mise en relief, l’originalité du christianisme qui n’est pas une doctrine mais un mouvement transformateur de l’homme et de l’histoire. Aux chrétiens de créer des solidarités nouvelles pour sortir de la misère. À eux de refuser des structures d’exploitation et d’oppression des pauvres.

Une autre posture théologique, la théologie de la reconstruction, prétend aller plus loin que la théologie de la libération.

3. Théologie de la reconstruction

La théologie de la reconstruction est davantage une synthèse qu’un nouveau courant théologique. Le concept de reconstruction a été forgé par la Conférence des Églises de Toute l’Afrique (CETA). Il s’agit d’une tentative de dépasser les tiraillements entre les courants de l’inculturation et de la libération, pour rendre compte, en théologie, de tous les besoins et de toutes les attentes des Africains aux niveaux social, culturel, économique, politique. C’est le théologien luthérien congolais, Kä Mana, qui a le mieux systématisé le concept de théologie de la reconstruction[25].

Profondément, Kä Mana veut agir sur l’imaginaire de l’Africain comme lieu de créativité. C’est pourquoi il demande de sortir d’une revendication stérile de l’identité pour penser l’être humain comme tâche et don, en ayant le Christ, mesure de l’amour, comme modèle. Ce Christ-à-venir, mystère de Dieu, n’est pas donné par nos cultures et nos Églises. Au contraire, il demeure une question permanente posée à chaque culture, à chaque Église, une invitation constante à aller vers plus d’humanité.

3.1. La christologie de la reconstruction

Pour Kä Mana, le Christ est la mesure de l’humain. « En Christ, l’humanité a fait un bond éthique considérable, en deçà duquel l’humain comme projet et comme pratique est impensable ». Le Christ s’impose comme mesure de tout projet humain. Il est le pivot éthique du monde. Par la cohérence concrète entre son être et sa vie, sa pensée et ses paroles, son destin et la cause pour laquelle il a voulu vivre et mourir, le Christ s’impose dans notre existence humaine comme une interrogation capitale. La responsabilité du christianisme n’est pas de disserter sur la divinité du Christ ou sur son humanité, sur sa conscience messianique ou sur sa filiation divine. Il est du rôle du christianisme de lui donner une figure à face humaine telle que le Christ lui-même l’a façonnée[26].

La valeur fondamentale de cet humain c’est l’amour. C’est en tant que cohérence parfaite de l’amour qui se donne comme création nouvelle de l’humanité que le Christ engage chaque être humain dans un processus de transformation de lui-même et du monde. Ce Christ n’est plus derrière nous, il est en nous et devant nous.

Le Christ nouveau qu’il s’agit d’inventer ne peut pas être un Christ structuré par notre passé de défaite ou par nos valeurs désintégrées, mais vraiment le Christ inventé comme celui qui doit venir, c’est-à-dire un souffle de lucidité, de courage et de créativité pour sortir du système religieux établi et pour répondre aux défis cruciaux du champ non religieux où le Messie serait une force publique, profane, d’action et de transformation[27].

3.2. L’Église pour la reconstruction de l’Afrique

Pour porter le projet de la reconstruction de l’Afrique, Kä Mana demande de construire une Église qui soit capable de se tenir sur tous les fronts, dans tous les combats de l’homme. De quels fronts s’agit-il ?

Du front politique d’abord. Sans être un parti politique, l’Église doit être au coeur des luttes pour la démocratie. Porteuse de la Parole de Dieu, l’Église doit inviter les gens à dépasser les frontières tribales et nationales pour construire des États pluralistes. Le front économique ensuite. Il s’agit d’aller au-delà de l’institution de charité pour vivre l’Église comme « mouvement de production de richesses[28] ». Une Église capable de mettre sur pied des structures d’investissement et de production à grande échelle. Sur le front social, l’Église doit aider à structurer les sociétés autour des valeurs telles que la solidarité, le travail, la liberté, la justice, la vérité. Sur le front culturel enfin, l’Église doit faire retentir cette parole de Dieu : « Voici que je fais toutes choses nouvelles[29] ». Il s’agit de réveiller le sens de la créativité pour que l’Africain ne s’enferme pas dans des cultures fossilisées. Le destinataire de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ c’est l’ensemble du continent africain dans l’aujourd’hui de ses souffrances et de ses espérances.

La théologie de la reconstruction que propose Kä Mana ne manque pas de susciter des interrogations. Nous en voyons trois : concernant la gestion de la mémoire douloureuse de l’Afrique, le « Modèle Christ » et l’Église politique.

3.3. Où est la mémoire douloureuse de l’Africain ?

Pour sortir de la crise actuelle, cet auteur demande aux Africains de se tourner résolument vers l’humain à venir, une utopie créatrice détachée de leur passé de défaite. L’avenir doit-il être déterminé à partir d’une théorie universelle de l’humain ? Peut-on guérir l’Afrique de ses crises en tirant un trait sur son passé douloureux ?

Certes un certain rapport avec le passé idéalisé peut bloquer le désir de reconstruction d’un continent en crise. Mais on ne doit pas gommer la dimension de la mémoire comme moteur également de créativité. Comme le souligne J.B. Metz : « La dynamique essentielle de l’histoire est la mémoire de la souffrance comme conscience négative d’une liberté à venir et comme conscience stimulante pour agir dans l’horizon de cette liberté en prenant le dessus sur la souffrance[30] ». Théologiquement, c’est le souvenir de la « memoria passionis », souvenir dangereux de la passion et de la résurrection de Jésus-Christ qui constitue le coeur de la foi chrétienne. On ne fait pas un saut total dans l’eschatologie de l’homme nouveau, mais on s’appuie sur l’expérience humaine concrète, douloureuse, « pour proclamer la vie nouvelle, digne d’être vécue, annoncée dans la résurrection de Jésus[31] ».

Il reste à savoir comment les Africains peuvent tenir compte des douleurs du passé sans sombrer dans le fixisme sur ce même passé, ce qui constituera un frein à la transformation nécessaire. Deux chemins me semblent possibles. D’abord, dans la relecture de ce passé, les Africains devront reconnaître leur solidarité avec d’autres peuples avec lesquels ils partagent une communauté de destin. Des peuples d’autres continents, surtout l’Europe et l’Amérique, sont eux aussi blessés par ce passé d’esclavage et de colonialisme. C’est en reconnaissant nos blessures communes que nous pouvons libérer en nous des énergies nouvelles pour la reconstruction. L’autre chemin complémentaire est de faire monter ces douleurs communes en les laissant guérir et purifier par la mémoire pascale. C’est le chemin de la foi par lequel des hommes et des femmes se reconnaissent une communauté de destin avec Jésus-Christ mort et ressuscité. Si l’homme humilié sur la croix est celui qui est ressuscité, alors la souffrance et les douleurs du passé n’ont pas le dernier mot sur la vie de celui/celle qui met sa foi en Dieu. La foi milite contre la tendance des expériences du passé à s’absolutiser, à limiter les possibilités de la vie humaine[32].

3.4. Sur le « modèle Christ »

La question christologique est un prolongement de la première question. Kä Mana nous propose le Christ, l’humain par excellence, comme modèle pour la reconstruction[33]. On peut se demander si ce modèle à imiter ne risque pas d’entraîner sur le chemin d’un moralisme. Certes le Christ renvoie chacun à sa responsabilité dans l’histoire, mais le Christ est aussi Sauveur de l’homme. Il est le sacrement de Dieu, don gratuit de Dieu à l’humanité. Nous citerions volontiers ce que dit Louis-Marie Chauvet au sujet du Christ Sauveur : « C’est lui qui est notre “passeur” vers le rivage de Dieu. Nous n’avons donc pas à courir désespérément à sa suite pour le rejoindre : lui-même vient à notre rencontre (Emmaüs) et nous prend dans sa barque pour nous faire passer avec lui sur l’autre rive[34] ».

Reconnaissons cependant que Kä Mana n’a pas la prétention d’appliquer sa théorie telle quelle dans tous les contextes en Afrique. Ce qu’il présente dans son projet éthique mérite d’être accueilli comme une orientation qui laisse la liberté aux Africains d’en saisir la pertinence et de l’adapter selon le contexte, tout en se gardant contre le risque de moralisme de la foi que j’ai souligné ci-dessus.

3.5. Sur l’Église politique

Enfin, l’Église de la reconstruction est une Église tendue vers le combat politique, la production économique et la créativité culturelle. Quelle est la différence entre l’Église de la reconstruction et une organisation non gouvernementale qui a pour visée de faire advenir l’humain dans la société ? On aurait aimé savoir où cette Église puise ses forces. L’Église peut-elle témoigner de l’humain, donné en Jésus-Christ, sans faire mémoire de lui dans la liturgie ? L’éthique sans liturgie risque de se dessécher et de perdre son identité comme mission reçue de Dieu.

De plus, le travail de reconstruction ne peut s’accomplir sans la libération mentale en vue d’une humanisation qui passera nécessairement par la démocratisation. Rappelons que les grandes tragédies récentes qu’a connues l’Afrique notamment, le génocide au Rwanda, la guerre des Grands Lacs et ses millions de morts se sont toutes produites après l’annonce des temps de reconstruction. Autant dire que le travail à faire sur l’esprit africain en est encore à ses débuts et que ce travail doit constituer un encrage pour la reconstruction.

Existe-t-il une théologie politique en Afrique ?

Après quelques diaporamas des théologies politiques de diverses instances, évêques, conférences épiscopales, conseil des Églises et théologiens, en Afrique, il convient de conclure en reprécisant la réponse à la question qui nous a préoccupés tout au long de cette réflexion.

Il existe des théologies politiques en Afrique, si on comprend la théologie politique au sens où l’a bien défini J.B. Metz, comme une critique sociopolitique de la société et de l’Église. Plus encore, la théologie politique propose une vision alternative de l’humanité et de la société qui découle de la foi en Dieu Trinité. Les diverses propositions analysées l’ont fait, chacune avec ses limites.

Il existera toujours une tension entre la vision de l’Église et la densité du réel surtout dans nos sociétés pluralistes. Le Nigeria est un cas d’école. L’idéal serait cette proposition toujours actuelle de Gaudium et Spes, no 76 :

Surtout là où existe une société de type pluraliste, il est d’une haute importance que l’on ait une vue juste des rapports entre la communauté politique et l’Église ; et que l’on distingue nettement entre les actions que les fidèles, isolément ou en groupe, posent en leur nom propre comme citoyens, guidés par leur conscience chrétienne, et les actions qu’ils mènent au nom de l’Église, en union avec leurs pasteurs.
L’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine.
Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exerceront d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération, en tenant également compte des circonstances de temps et de lieu. L’homme, en effet, n’est pas limité aux seuls horizons terrestres, mais, vivant dans l’histoire humaine, il conserve intégralement sa vocation éternelle. Quant à l’Église, fondée dans l’amour du Rédempteur, elle contribue à étendre le règne de la justice et de la charité à l’intérieur de chaque nation et entre les nations. En prêchant la vérité de l’Évangile, en éclairant tous les secteurs de l’activité humaine par sa doctrine et par le témoignage que rendent des chrétiens, l’Église respecte et promeut aussi la liberté politique et la responsabilité des citoyens.

Ce texte est clair. Il restera la base sur laquelle on pourra mesurer les théologies politiques de nos Églises. La réserve eschatologique qu’il suggère est capitale. L’espérance chrétienne nous dit que notre avenir est en Dieu qui l’a déjà inauguré dans le mystère de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ. Il s’ensuit, comme le souligne Jüngel, que l’histoire du monde ne sera pas « le tribunal du monde[35] ». Au contraire, c’est Jésus-Christ qui jugera et qui pardonnera. C’est à lui qu’il appartient de faire advenir le royaume de Justice et de Paix.

Il est à noter que cette réserve eschatologique peut être facilement oubliée par les chrétiens, comme au Nigeria, préoccupés par le souci d’exister socialement et de défendre leurs droits. Justement c’est le travail de la théologie de les aider à prendre du recul par rapport à leurs engagements dans la société. Mais la théologie ne peut le faire que si elle évite de moraliser la foi chrétienne. Sur ce point, la réserve de Jüngel par rapport à la velléité de toute théologie politique est pertinente. Le discours chrétien sur la politique est un prédicat du discours théologique sur Dieu et non l’inverse. Ce que la foi chrétienne dit de Dieu est que Dieu est celui qui justifie et, par le fait même, distingue entre le possible et l’impossible. Par conséquent, l’Évangile n’introduit aucune loi politique. Ce que l’Église peut faire est « de formuler des exigences à l’égard des législateurs du point de vue de l’Évangile[36] ».

L’Église formulera ses exigences en sachant que le Royaume de Dieu que nous espérons ne se confond pas avec les réalisations politiques de ce monde. « Celui qui espère ne réclamera rien d’impossible parce qu’il se sait obligé de faire la différence entre l’action de Dieu et l’action humaine[37] ». Les chrétiens sauront alors faire preuve de patience à l’égard d’eux-mêmes et des autres. Plus encore, ceux qui, grâce à l’Esprit Saint, sont introduits dans l’intimité de Dieu, prieront pour le monde. Parce que tout ne dépend pas de nous. Il appartient à Dieu de trouver la manière qui lui convient pour faire connaître son amour au monde.