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La théologie politique du théologien catholique William Cavanaugh[1] commence avec son expérience de la dictature d’Augusto Pinochet au Chili. En 1973, Pinochet a pris le pouvoir en prétendant « sauver la civilisation chrétienne » de la menace marxiste. Engagé dans une ONG au Chili durant les années 1980, W. Cavanaugh a été témoin de la politique de la torture mise en oeuvre et donc de la violence exercée par l’État au nom de ce « salut ». En même temps, il constate l’incapacité de l’Église à trouver des arguments capables de résister à cette prétention de l’État à sauver la société. Depuis cette expérience, il n’a cessé de scruter l’origine de la revendication « sotériologique » de l’État, de scruter les moyens mis en place pour nourrir le versant politique de cet imaginaire sotériologique. En même temps, frappé par la paralysie dont l’Église a été victime au Chili, il n’a cessé d’interroger le positionnement théologique adopté par les évêques, celui des théologiens qui les avaient formés, pour contester la réduction à la sphère privée de l’espace attribué à l’Église. Au Chili, il constate en effet que les protestations de l’Église, rendue invisible dans l’espace public, sont devenues inaudibles. Il en analyse les raisons : elles tiennent à la superposition de différentes dichotomies entre l’espace public et l’espace privé, le temporel et le spirituel. En réalité, soutient Cavanaugh, l’efficacité de sa résistance au régime Pinochet s’est jouée sur un autre terrain tout aussi politique, celui de la liturgie eucharistique qui réalisait le Corps du Christ dans la société chilienne.

Ainsi, la remarque de Jean-Claude Eslin[2] voulant qu’« à toute époque, les circonstances ont grandement commandé les prises de position de la pensée théologico-politique » s’applique-t-elle pour comprendre la position adoptée par William Cavanaugh. Il est nécessaire de revenir sur le cas chilien pour comprendre sa problématique et éviter les contresens. Sa thèse est la suivante : l’État moderne prétend sauver la société de la violence humaine, en particulier de la violence des conflits religieux. En réalité, soutient Cavanaugh à partir de l’exemple chilien, mais en l’étendant aux conflits provoqués par les intérêts nationaux, l’État échoue à assurer une telle paix[3]. Et il annonce : seule l’Église du Christ est en mesure de réaliser le véritable « corps de résistance » capable d’assurer la véritable paix recherchée par les hommes. À première vue, la thèse est provocante. Chacun a en tête les guerres de religion en Europe, contexte dans lequel les outils de l’État moderne ont été progressivement élaborés. De même, la contribution des religions à la violence qui marque le contexte actuel laisse perplexe. Encore que les politiques actuelles, en contournant les instruments juridiques qui protègent les droits humains au nom de la lutte contre le terrorisme, donnent une certaine actualité à la vigilance de William Cavanaugh. Mais au nom de quoi une Église, parmi toutes les autres confessions chrétiennes et les autres religions, disposerait-elle d’une sorte de monopole de la paix ? William Cavanaugh est catholique et les pays auxquels il se réfère, le Chili et le Salvador, demeurent des sociétés encore marquées par l’héritage laissé par l’Église catholique romaine. Dans quelle mesure sa théologie politique est-elle transférable ailleurs, non seulement aux USA où W. Cavanaugh réside et travaille, mais aussi en Europe ? C’est ce que je voudrais étudier ici en m’en tenant au versant théologique de la problématique et non à son versant politique. Je procéderai en 3 temps. D’abord en rendant compte de l’ecclésiologie politique de W. Cavanaugh à partir de l’expérience chilienne : celle d’un affrontement entre les sotériologies de l’Église et de l’État. Puis en analysant théologiquement les termes de l’affrontement du point de vue d’une ecclésiologie du « Corps du Christ ». Enfin, en évaluant théologiquement la thèse de W. Cavanaugh et traçant à titre programmatique quelques lignes de réflexion.

I. L’affrontement de deux sotériologies : l’exemple chilien

1. La torture comme problème ecclésiologique : viser les corps sociaux

Dans Torture and Eucharist[4], W. Cavanaugh aborde la torture d’un point de vue politique au sens étymologique du terme, et non pas du point de vue moral de la violence exercée sur la personne torturée. En s’appuyant sur les travaux de Michel Foucault sur l’État dans Surveiller et punir, il indique la signification politique de la torture dans le contexte chilien du gouvernement Pinochet. Le traitement des corps physiques est indicatif du traitement des corps sociaux de la société[5]. Les corps intermédiaires représentent un danger potentiel pour la puissance de l’État qui met tout en oeuvre pour les éliminer. En torturant, l’objectif est moins d’obtenir des informations dont l’État dispose souvent déjà, que d’« atomiser », de fragmenter la société. Or, Au Chili, l’Église a combattu la politique du général Pinochet. W. Cavanaugh s’intéresse à cette opposition à la torture, reprise sous un angle ecclésiologique dans la mesure où elle illustre « l’exemple d’une résistance chrétienne efficace contre la violence institutionnelle, en agissant à nouveau comme un corps, dont la légitimité vient de son maître, le Christ. Oscar Romero écrivait à ce propos : “L’Église a conscience que tout ce qu’elle pourra apporter au processus de libération dans ce pays n’aura d’authenticité et d’efficacité que si elle est véritablement identifiée comme Corps du Christ[6].” »

Dans cette perspective, W. Cavanaugh présente la pratique de la torture comme un langage rituel, une sorte de « liturgie » qui met rituellement en scène la toute-puissance de l’État face à l’individu[7]. En effet, le langage liturgique relève du langage performatif dont le propre est de réaliser, sur le plan de la représentation symbolique, ce qu’il énonce[8]. En s’attaquant au corps physique des torturés, les bourreaux ont recours à un rituel quasi liturgique qui porte atteinte à la structure relationnelle constitutive du corps social. Par les dommages qu’il provoque, ce rituel réalise la fragmentation de la société. À cause de la dépersonnalisation[9] provoquée par les sévices subis, les survivants sont mis au service d’une représentation de l’espace et du temps définie par l’État. Le rituel de la torture affecte le rapport au réel et le rapport aux autres du fait que la torture est pratiquée par un être humain. Il substitue l’espace-temps de l’État à celui du torturé[10]. À sa libération, la « nouvelle personnalité » est isolée, soumise à la voix du régime, objet de soupçon de la part des autres. Par la torture et la disparition organisée des prisonniers, puis de celle de leurs corps, la politique de Pinochet rend invisible les corps physiques et sociaux constitutifs de la société civile, qui pourraient gêner l’exercice de la toute-puissance de l’État sur les individus. Elle réalise la fragmentation de la société dont il ne reste que des individus isolés.

Face à ces pratiques, W. Cavanaugh constate l’incapacité de l’épiscopat chilien à s’opposer efficacement à la vision politique d’un gouvernement qui prétend « sauver » la civilisation chrétienne. Mais, en même temps, il relève des pratiques ecclésiales capables de « résister à la stratégie étatique de disparition[11] » qui visaient à fragmenter la société. Dans Torture and Eucharist, cet écart entre deux registres d’opposition confessante à la dictature de Pinochet constitue le point de départ du problème de la torture abordé comme défi ecclésiologique. Au lieu d’opposer la hiérarchie à l’ensemble des catholiques chiliens, W. Cavanaugh aborde le problème de fond : parmi les pratiques ecclésiales, certaines se sont révélées efficaces pour résister aux effets de la torture, et ceci tout en restant sur le registre spécifique qui est le sien, celui de la confession de foi. Qu’expriment ces pratiques confessantes sur le statut de l’Église dans une société comme celle du Chili ?

2. Les limites du catholicisme social

Sur le plan intellectuel, si les évêques ont eu tant de mal à se positionner efficacement face à des pratiques qu’ils réprouvaient, c’est, selon W. Cavanaugh, en raison du décalage existant entre le registre de leur communication et celui de la politique de Pinochet. Trop dépendants de Jacques Maritain et de l’ecclésiologie de l’Action catholique, ils avaient intégré une stricte séparation entre le domaine temporel réservé à l’État et le domaine spirituel assigné à l’Église. Avec G. Gutiérrez, W. Cavanaugh reproche à J. Maritain de penser l’engagement des chrétiens respectueux de l’autonomie du monde dans les catégories de chrétienté, c’est-à-dire d’une société inspirée par des principes chrétiens. Or celle-ci a disparu dans les sociétés sécularisées et subjectivistes. « Le monde ne pense plus dans les termes de l’Église, aujourd’hui c’est l’Église qui est observée dans les termes du monde[12]. » W. Cavanaugh suit G. Gutiérrez pour dire que ce constat sape la distinction de Maritain entre « agir en chrétien » et « agir en tant que chrétien ». Cependant, il s’en sépare lorsque G. Gutiérrez résout le problème posé par la distinction entre le temporel et le spirituel avec la thèse de l’omniprésence de la grâce. Si l’omniprésence de la grâce permet de réunir l’histoire du salut et l’histoire humaine, W. Cavanaugh se demande comment le monde peut encore rester autonome. En réalité conclut W. Cavanaugh, dans les schémas de J. Maritain et de G. Gutiérrez, c’est le corps ecclésial qui a disparu du corps social. Chez le premier il est trop intériorisé ; chez le second, il est noyé.

Lorsque W. Cavanaugh déplore la reprise de ces dichotomies entre le spirituel et le temporel, il n’est pas un nostalgique de l’ancienne théologie politique[13]. La critique adressée à Maritain l’indique. Cependant, l’expérience de la dictature chilienne le conduit à s’interroger sur les limites de cette philosophie politique lorsque l’État devient violent comme dans le cas du régime Pinochet, mais aussi dans celui du Salvador. Pour lui, il revient à l’Église de résister à une telle violence. Mais comment le pourrait-elle lorsque l’État dispose du monopole de l’autorité dans la sphère publique ? C’est la raison pour laquelle W. Cavanaugh conteste ces dichotomies adoptées jusque par des théologiens chrétiens comme John Murray ou Reinhold Niebuhr : d’un côté la corporéité, le temporel et la sphère publique ; de l’autre l’esprit, le spirituel et la sphère privée. Lorsque l’État revendique, comme dans le cas du régime de Pinochet, de « sauver » la civilisation chrétienne selon des moyens violents et illégitimes, l’Église ne dispose plus d’aucun levier pour lui résister efficacement. En réalité, elle a déjà disparu du champ social. Dans les contextes chilien et salvadorien, W. Cavanaugh estime que l’Église ne peut accepter ces distinctions en raison du Salut dont elle est la médiation. Il prend en compte l’efficacité du terrain sur lequel s’est joué l’affrontement entre les sotériologies de Pinochet et de l’Église, le terrain du langage liturgique abordé dans une perspective politique. Cette approche fait l’originalité de la théologie politique de Cavanaugh et la distingue des autres tentatives, qu’il s’agisse de la veine de « l’augustinisme politique » ou des théologies politiques, européennes ou latino-américaines, de la deuxième partie du xxe siècle.

3. Les nouvelles manifestations de la sotériologie chrétienne face à la violence de l’État

En effet, Pinochet qui prétendait « sauver » la civilisation chrétienne même malgré les protestations des évêques, ne pouvait contester la liturgie chrétienne. Héritier de saint Augustin, W. Cavanaugh remarque que la liturgie eucharistique réalise le Corps du Christ, autrement dit, du point de vue politique, un corps social entre l’État et l’individu. Dans une société chilienne marquée par le christianisme, le succès de la résistance ecclésiale à la dictature de Pinochet est lié à deux aspects du langage liturgique : son registre performatif et son statut eschatologique. W. Cavanaugh montre que certaines initiatives ecclésiales se sont révélées efficaces parce qu’elles se situaient sur le registre du langage performatif[14] homologue à celui de la torture. D’où le rapprochement improbable des termes « torture » et « eucharistie » dans le titre de l’ouvrage. À l’inverse d’une « liturgie politique » de la torture et de la disparition des corps qui met en scène la fragmentation de la société, la liturgie ecclésiale met en scène le rassemblement confessant de celles et ceux qui rendent visible « le Corps du Christ » comme corps social. Son statut étant fondamentalement ecclésial, sacramentel avant d’être institutionnel, l’opposition à la toute-puissance de l’État, si elle intègre une dimension politique, se situe ipso facto, sur un autre plan que le seul plan politique. Cette opposition s’est concrétisée par des mesures précises : qu’il s’agisse des programmes sociaux du « Vicariat de la solidarité », des protestations rituelles du mouvement Sebastian Acevedo en faveur des disparus[15], ou de la décision finalement prise par certains évêques d’excommunier les bourreaux, ces mesures suscitées par l’Église catholique ont une dimension eucharistique qui les enracine sacramentellement dans la mémoire du Seigneur. Par exemple lorsque le Vicariat de la solidarité agit en faveur des personnes disparues, il désigne le sens de son engagement dans le lien avec la liturgie eucharistique qui actualise la présence visible du ressuscité. De même, face au péché des bourreaux qui blessaient l’unité du Corps du Christ, anticipant le jugement eschatologique[16], ces évêques visaient à protéger, dans le contexte chilien, « l’intégrité du Corps du Christ ». Selon la perspective catholique, si l’action liturgique rend visible le Corps du Christ selon une conception eschatologique de l’espace et du temps qui transcende les divisions historiques, alors l’excommunication des bourreaux, qui s’inscrit à la suite d’une « discipline eucharistique » inspirée des débuts de l’Église[17], est la traduction juridique de la responsabilité eschatologique de l’Église dans l’histoire. On ne peut pas se réclamer du Christ et torturer son semblable. Grâce à cette dépendance commune, sur le plan de la représentation symbolique, ces initiatives actualisent la présence du corps ecclésial comme corps souffrant du Christ dans le corps social chilien. Parce que le langage eucharistique s’oppose au langage de la torture sur le registre homologue du langage performatif, ces initiatives ecclésiales sont ainsi parvenues à résister à la dictature militaire et ont contribué à nourrir l’engagement des opposants. C’est donc grâce à sa pratique liturgique et non à son ecclésiologie théorique que le corps ecclésial a sapé les bases de la puissance imaginative de l’État. C’est pourquoi, malgré les pressions politiques portées contre lui, institutionnellement, le Vicariat ne pouvait pas être accusé d’être rival de l’État. En effet, selon l’approche de W. Cavanaugh, la base de ce corps social étant liturgique, le corps ecclésial déploie ses membres dans la société sur un registre qui ne concurrence pas l’État, mais qui sape l’imaginaire politique mis en place par la dictature.

Pour W. Cavanaugh, la spécificité liturgique tient au registre de son langage, le registre performatif qui fait de la notion d’imaginaire un terme distinct de la notion « d’enchantement » par laquelle Weber oppose un monde enchanté au monde réel. Au contraire, chez W. Cavanaugh, en tant que toute réalité est représentée par l’esprit humain, elle est imaginée d’un certain point de vue que celui-ci soit sécularisé ou religieux. Par cette notion W. Cavanaugh conteste la vision selon laquelle le monde sécularisé aurait seul accès au réel, en renvoyant le monde religieux à sa mythologie. Définir le monde sécularisé comme sauvé par l’État moderne, c’est l’imaginer comme tel avec Hobbes et ses héritiers. Définir le monde comme sauvé par Dieu, c’est aussi l’imaginer comme tel avec l’Évangile.

Vivre dans une société soumise à un régime dictatorial a donc été une expérience décisive pour la réflexion théologique de W. Cavanaugh mobilisée par l’affrontement de deux sotériologies : la sotériologie de l’État et celle de l’Église. C’est d’abord au Chili qu’il remarque que l’Église de Dieu dispose d’atouts considérables pour résister à la sotériologie de l’État, si les Églises les mettent au service de l’Évangile dans un esprit de conversion à l’Église que Dieu veut. De ce point de vue, il convient de ne pas se tromper de levier. C’est la liturgie en tant qu’elle célèbre l’actualité du don de Dieu en faveur de l’homme, plus précisément, c’est l’eucharistie en tant que sacrement de la paix de Dieu qui constitue l’atout majeur de l’Église pour réaliser sa mission : actualiser l’oeuvre de salut de Dieu dans l’unique sauveur qu’est Jésus-Christ.

II. Les leçons de l’affrontement : imaginer une nouvelle visibilité pour l’Église

1. Rendre visible un corps de salut

Pour W. Cavanaugh, le problème ecclésiologique de la torture illustre une concurrence entre deux sotériologies qui s’appuient sur deux récits des commencements. À la différence du récit chrétien qui postule une unité primordiale par la participation de l’être de l’homme à l’être de Dieu, les récits modernes, tels que celui de Hobbes ou de Rousseau, postulent un morcellement initial. Cependant, il remarque que les deux perspectives, le mythos de l’Église et le mythos de l’État se rejoignent du point de vue de leur sotériologie : le salut de l’homme consiste essentiellement en l’établissement de la paix entre individus rivaux. « [Dans les deux cas] l’homme se protège contre la violence individuelle ou collective par l’instauration d’un corps social[18]. » « Le mythe de l’État sauveur » aurait ainsi pris le relais d’un salut chrétien incapable de tenir ses promesses.

Pour W. Cavanaugh, la chose est entendue : l’État moderne utilise les conflits religieux pour expulser l’Église de la sphère publique en la cantonnant dans la sphère privée afin de détenir seul l’autorité sur l’ensemble du corps social. D’un point de vue institutionnel, la volonté de part et d’autre d’inscrire un corps de salut dans la société pose l’Église et l’État en situation de rivalité, raison pour laquelle l’État veut exclure l’Église du champ temporel[19]. Cependant, W. Cavanaugh conteste cette lecture de l’histoire : « Les guerres de religion ne provoquèrent pas la formation de l’État séculier. Elles l’accompagnèrent comme un élément clé d’un processus commencé bien auparavant[20]. » En réalité, cette position sur la contribution des paramètres politiques et religieux à l’émergence de l’État moderne est discutée par les historiens de telle sorte que les points d’appui historiques de W. Cavanaugh qui fournissent la base de sa systématisation théologique sont fragiles[21]. Son postulat historique n’est pas suffisamment discuté. En revanche, même avec cette réserve, demeure posée la question de la visibilité du corps ecclésial comme corps de salut dans une société soumise à la violence de l’État. L’expérience chilienne conduit W. Cavanaugh à soutenir que « la remise en cause de la sotériologie de l’État moderne passera par une nouvelle pratique des ressources à la fois sacramentelles et canoniques de l’Église, Corps du Christ. La résistance chrétienne à la violence de l’État sans Dieu trouve là son appui le plus efficace[22] ».

2. L’héritage augustinien

W. Cavanaugh analyse le rapport religion/politique depuis le registre du langage liturgique et non pas le registre institutionnel. Dans l’espace public de la société chilienne, le statut ecclésial est donc abordé sous un angle eschatologique et non pas institutionnel. De la sorte, le langage liturgique structure une représentation de l’espace-temps qui lui est spécifique, lié à la réalisation de la Promesse de Dieu et donc, irréductible à l’espace-temps historique dont relève l’institution politique. En même temps, l’expérience liturgique des communautés chiliennes et salvadoriennes indique que l’acte liturgique n’est pas dénué de dimension politique. Les initiatives ecclésiales prenant sens dans l’eucharistie qui, déjà, rassemble ce qui est encore divisé, étaient les seules, sur le plan de la représentation symbolique, à pouvoir rassembler les membres d’une société divisée et fragmentée. Ce constat induit une ecclésiologie du Corps du Christ que W. Cavanaugh développe dans la ligne des réflexions ecclésiologiques d’un Augustin critiquant la Pax romana dans La Cité de Dieu. Sa théologie politique serait-elle alors un avatar de « l’augustinisme politique », une figure de la théologie politique dont, indépendamment de la méprise sur la notion de « cité » posée par ce courant du théologico-politique[23], Erik Peterson a sonné le glas lors de son débat avec Carl Schmitt ? Cette thèse supposerait une équivalence, chez Cavanaugh, entre le « corps du Christ » et la « cité de Dieu », les deux étant identifiés à l’institution ecclésiale. La part de l’influence augustinienne demande donc à être évaluée d’autant que l’expression « Augustin et ses successeurs[24] » donne à penser que Cavanaugh ne fait pas de différence entre Augustin et l’augustinisme politique alors qu’Henri de Lubac a établi qu’il n’y a pas de continuité entre les deux[25]. Dès lors, chez W. Cavanaugh, le « corps du Christ » est-il une figure augustinienne ou de « l’augustinisme politique » ?

Malgré l’usage politique que fait W. Cavanaugh du « corps du Christ », il n’est pas sûr que nous soyons en présence d’une nouvelle figure de « l’augustinisme politique ». D’une part, à la différence de l’augustinisme politique, il sait que les « cités » augustiniennes ne sont pas des institutions, mais deux manières de se rapporter à l’espace et au temps[26]. D’autre part, nous avons vu que la problématique de W. Cavanaugh est sotériologique. Sa théologie politique est une sotériologie qui refuse l’approche moderne selon laquelle la dichotomie entre sphère publique et sphère privée épouse l’autre dichotomie entre le temporel et le spirituel. Or, selon Étienne Gilson, « c’est un trait remarquable de la doctrine d’Augustin, qu’elle considère toujours la vie morale comme impliquée dans la vie sociale. L’individu ne se sépare jamais à ses yeux de la cité. Pour découvrir la cause profonde de ce fait, c’est à la racine même de toute vie morale qu’il nous faut une fois de plus revenir, c’est-à-dire à l’amour, et par conséquent à la volonté[27]. » Dès lors, la perspective de W. Cavanaugh semble effectivement rejoindre ce trait de la doctrine d’Augustin qui travaille en amont des dichotomies que nous connaissons. Il définit le salut en termes de paix et rejoint en cela les préoccupations sotériologiques de l’auteur de La Cité de Dieu. Dans les deux cas, il s’agit de résister à l’idolâtrie qui pervertit le véritable salut de Dieu. Ainsi W. Cavanaugh dénonce-t-il l’idolâtrie présente dans l’imaginaire « religieux » dont bénéficie l’État-nation[28]. Ce détour par la sotériologie évite de faire une lecture d’emblée politique du « corps du Christ » et de tomber dans « l’augustinisme politique ». Si, pour lui, la véritable paix vient de Dieu, à aucun moment il n’en conclut qu’il faut en revenir à une théocratie. En revanche, il revient au corps de l’État de ne pas opprimer le corps ecclésial, mais de le laisser exercer sa médiation sacramentelle.

3. La liturgie comme acte politique

Pour comprendre le « corps du Christ » comme corps de résistance à l’imaginaire idolâtre de l’État-nation, W. Cavanaugh s’appuie sur La Cité de Dieu pour revenir sur deux décisions prises au cours du développement de l’ecclésiologie du « corps mystique ». La première porte sur la manière de se rapporter à l’espace et au temps. En effet, pour W. Cavanaugh, la querelle des investitures qui a conduit à distinguer les juridictions du pape et de l’empereur, eut pour effet de créer dans le corps social uni par l’attente commune de la Venue du Christ dans la gloire, un espace qui devait porter en germe un principe d’autonomisation à l’égard de l’attente eschatologique. Dès lors, différents types de temporalité ont coexisté dans un espace juridictionnel qui s’est fragmenté. Les pouvoirs politiques et religieux pouvaient l’un et l’autre utiliser les ressources de la foi, chacun à son propre bénéfice. Du côté de l’Église, l’expression « corps mystique » est associée à une vision de l’Église comme corporation[29]. C’est pourquoi W. Cavanaugh revient sur cette décision pour restaurer la primauté augustinienne du rapport au temps sur le rapport à l’espace en imaginant des espaces unis par une attente commune, l’attente eschatologique, mise en scène par la liturgie eucharistique.

La seconde décision a été d’inverser les objets désignés par « corpus mysticum » et « corpus verum ». Les travaux d’Henri de Lubac[30] et, à sa suite, ceux de Michel de Certeau[31] ont montré comment le renversement s’était opéré. Pour W. Cavanaugh, il a eu pour conséquence de créer des dichotomies qui ont contribué à exclure le corps ecclésial du corps social. C’est pourquoi, il revient en amont de ces dichotomies, mais sans renoncer à désigner l’Église comme étant, elle aussi, le corpus verum du ressuscité. Il développe une ecclésiologie eucharistique où le « corpus verum » désigne à la fois la présence du Christ dans le pain et le vin consacrés et, en même temps, dans le corps ecclésial tout entier. Par là, il intègre heureusement les deux étapes de l’ecclésiologie eucharistique sans choisir l’une plutôt que l’autre. En effet, M. de Certeau avait montré que le renversement de l’objet désigné par le corpus mysticum révélait le passage d’une problématique axée sur la continuité historique à une problématique axée sur la visibilité d’une Église irréductible à sa manifestation terrestre[32]. Puisque W. Cavanaugh cherche à penser la visibilité du corps ecclésial dans une société sécularisée, il ne pouvait pas chercher à revenir en amont du renversement repéré par de Lubac. Grâce au langage liturgique à la fois performatif et eschatologique par lequel s’exprime le corps du Christ, il restaure le lien entre continuité historique et visibilité du corps ecclésial.

Dans cette perspective, par la liturgie de l’eucharistie qui fait l’Église, le « Corps du Christ » qu’est le corps ecclésial assure sacramentellement la présence permanente du ressuscité dans le déroulement de l’histoire humaine. Compte tenu de la priorité accordée au temps sur l’espace, la dimension eschatologique de l’eucharistie structure l’imaginaire chrétien dans la diversité des lieux où l’Église du Christ est présente. Elle est l’ouverture par laquelle W. Cavanaugh pense le corps ecclésial comme un corps de résistance dans le corps social. Mais la résistance est d’ordre eucharistique. En effet, dans la liturgie eucharistique, la structure temporelle de l’imaginaire chrétien est constituée par son terme eschatologique : l’attente active de la venue du Christ dans la gloire. Pour W. Cavanaugh, l’État-nation ne peut rien contre cette annonce contenue dans l’eucharistie. L’emprise du temps sur l’espace est la condition de la véritable paix puisque les différents espaces seraient rassemblés dans une attente commune, au lieu d’être divisés par des intérêts nationaux divergents. Grâce à la performativité du langage liturgique, les célébrations eucharistiques annoncent et donnent à voir dès aujourd’hui le rassemblement (ekklèsia) d’un corps social qui transcende les divisions humaines (sociales, culturelles et politiques) : un corps de salut.

III. La tâche politique de la raison catholique : imaginer l’universel en termes de césure

L’expérience chilienne a donc été déterminante pour la théologie politique de W. Cavanaugh. Ses articles indiquent cependant que la transposition de sa théologie dans une société sécularisée et multiculturelle comme celle des États-Unis n’est pas des plus faciles, sauf à mettre en place des écoles catholiques pour catholiques, ou à créer des communautés agricoles alternatives[33]. Vue d’Europe et plus précisément de France, laquelle résiste à un communautarisme qui travaille son corps social, cette théologie politique qui cherche à imaginer une visibilité politique du « Corps du Christ » dans la société occidentale, renouvelle les approches plus connues de J.B. Metz, de J. Moltmann ou celles des théologies de la libération. Cependant, le contexte du brassage culturel et religieux que nous constatons aujourd’hui conduit à devoir approfondir plusieurs questions que pose l’approche de W. Cavanaugh. Sans pouvoir toutes les développer ici, je me contenterai d’en formuler quelques-unes.

1. Une contribution ecclésiale et pas seulement morale

L’intérêt de la théologie de W. Cavanaugh est d’abord de renouveler les termes de la contribution spécifique des Églises à la vie de la société en termes ecclésiologiques et pas seulement en termes axiologiques. De ce fait, et en introduisant la question de la corporéité d’un corps social, il parvient à articuler l’eschatologie et l’histoire de façon plus convaincante que J.B. Metz chez qui, faute de corps, on voit mal comment les promesses eschatologiques agissent dans l’histoire, ou que J. Moltmann où les problèmes historiques se résolvent dans la vie intratrinitaire[34]. Chez W. Cavanaugh, par la liturgie eucharistique qui structure l’imaginaire chrétien, lequel se déploie dans les autres activités de l’Église, le corps ecclésial manifeste dans l’histoire du corps social l’accomplissement du salut de Dieu donné une-fois-pour-toutes en Jésus-Christ. De ce point de vue, le corps ecclésial n’est pas seulement un corps de résistance, mais un véritable corps de salut. Par l’emprise du temps eschatologique sur les espaces sociaux, et la performativité du langage liturgique, il annonce une autre société possible.

Dans des sociétés pluralistes et sécularisées, cette vision eschatologique de la société interroge la pratique eucharistique actuelle. En effet, en insistant, à juste titre, sur le lien entre communion ecclésiale et communion eucharistique, sur le plan moral comme sur le plan oecuménique l’Église catholique, mais aussi orthodoxe, a donné une connotation identitaire et donc, en contexte de division, juridictionnelle, à la pratique eucharistique. Or, W. Cavanaugh assume cette discipline eucharistique (qui n’oublie pas la miséricorde) au titre de la responsabilité eschatologique de l’Église à l’égard des victimes de l’histoire. On le voit, par exemple, au sujet de l’excommunication des tortionnaires chiliens prononcée pour protéger le corps du Christ. Mais, dans le contexte actuel, marqué à la fois par un brassage culturel et religieux et en même temps par la division des Églises, une telle discipline eucharistique ne redonne-t-elle pas une emprise de l’espace, l’espace juridictionnel des Églises, sur le temps eschatologique ? Certes, l’ecclésiologie de W. Cavanaugh se situe sur le plan fondamental et il n’ignore pas les problèmes posés par la division des chrétiens[35]. Cependant, on voit mal, en ce contexte de division, où cette Église se donne à voir de manière crédible comme corps de salut. Les communautés alternatives auxquelles il se réfère ont-elles, à ce titre, un statut ecclésial suffisamment éprouvé ?

2. Relever le défi du point de vue de l’Église locale et non pas seulement les communautés locales dans leur rapport à l’Église universelle

Si l’eucharistie fait l’Église, d’un point de vue catholique, l’eucharistie d’une communauté locale ne suffit pas, à elle seule, à en garantir l’ecclésialité, ni, à elle seule, à « briser la dichotomie de l’universel et du local[36] ». En effet, W. Cavanaugh n’ignore pas que la catholicité de l’Église implique, outre la plénitude de la foi, son universalité, une universalité que rend visible la communion des évêques entre eux[37] et avec l’évêque de Rome. Mais il n’en tire pas tout le parti qu’il pourrait et me paraît se situer davantage dans l’optique d’une ecclésiologie baptismale que d’une ecclésiologie véritablement eucharistique. Il est notable que la communauté locale ne renvoie pas à l’Église locale, terme peu présent de son ecclésiologie[38], et donc à une assemblée eucharistique présidée par l’évêque du lieu. De ce point de vue, il n’est pas étonnant que sa théologie politique aboutisse dans des communautés alternatives qui pourraient donner l’impression d’un corps du Christ atomisé, puisque rien ne rend visible l’articulation entre le local et l’universel. Il me semble que manque ici une réflexion sur la signification théologique du ministère ordonné sans lequel il n’est pas d’eucharistie possible. D’un point de vue ecclésiologique, le ministère ordonné est d’abord un ministère de communion sur le plan local et, en outre, sur le plan universel pour l’épiscopat. En articulant le local et l’universel par le ministère épiscopal, dont le dernier concile a reconnu la sacramentalité, l’ecclésiologie de communion universelle des Églises locales pourrait fournir des outils pour penser une théologie politique. La contribution spécifique des chrétiens alors serait pensée dans la ligne sotériologique et ecclésiologique de W. Cavanaugh, mais en honorant davantage les requis ecclésiologiques des communautés locales. De telles perspectives seraient particulièrement utiles dans un contexte où « les discussions et protestations actuelles, parfois violentes, suscitées par l’universalisation d’un modèle économique et social néolibéral devenu hégémonique attirent de nouveau l’attention sur des réalités effectivement universelles, d’un tout autre ordre que l’ancienne et, somme toute, petite oikouménè gréco-romaine et vis-à-vis desquelles l’Église est tout autant appelée à être, comme Église universelle, sacrement de salut[39]. »

3. Relever le défi sotériologique en contexte de dialogue interreligieux

Enfin, même si W. Cavanaugh refuse que le christianisme ne soit qu’une forme particulière de la catégorie universelle de la « religion[40] », son ecclésiologie politique ne peut pas, dans le contexte actuel, faire l’impasse sur le dialogue interreligieux et ceci en raison même de l’attente eschatologique qui unifie les différents espaces humains. On a vu que cette attente s’enracine dans une expérience sotériologique. De ce point de vue, les analyses de Jean-Marc Aveline, chez qui l’Église est fondamentalement ministère et donc pas une religion[41], sur les textes de Christian de Chergé, le prieur de Tibhérine (Algérie) assassiné avec d’autres membres de sa communauté en 1994, ouvrent des pistes analogues[42]. C’est le cas en particulier, lorsque J.-M. Aveline se demande si « le fait de vivre en terre d’Islam a eu des incidences sur sa manière de comprendre et de vivre le mystère eucharistique ». Il en retient la « posture eschatologique » qui conduit à approfondir l’intelligence du mystère eucharistique en reprenant l’expérience vécue par C. de Chergé d’avoir eu la vie sauvée par « Mohammed, un homme mûr, profondément religieux » : son acte, entendu dans l’Esprit Saint, est pour C. de Chergé « l’attestation que le mystère eucharistique peut être vécu par tous les hommes ». J.-M. Aveline y perçoit « l’unité différenciée de l’oeuvre de Dieu » selon la Lettre aux Romains[43]. En s’appuyant sur le cheminement de C. de Chergé, J.-M. Aveline cherche à préciser les questions posées à l’Église par l’expérience du dialogue interreligieux en développant, dans une perspective eschatologique, une analogie entre l’ouverture aux nations de la promesse transmise par Israël et l’ouverture aux autres religions de ce que devient « la charité de Dieu » lorsqu’elle est offerte à tous les hommes.

En prenant en compte les questions posées par l’expérience du dialogue interreligieux, les remarques de J.-M. Aveline permettent d’entrevoir le potentiel contenu dans la théologie politique de W. Cavanaugh. Dans l’esprit de Dialogue et annonce[44], seul l’approfondissement du mystère eucharistique permettra d’imaginer un corps de salut universel, appelé à incarner une « nouvelle figure de la promesse » de Dieu[45]. Pour une ecclésiologie politique attentive à rassembler dans la paix de Dieu l’ensemble des espaces humains encore fragmentés, célébrer le mystère eucharistique revient ainsi à accueillir l’unique salut de Dieu dans l’histoire, en imaginant au nom de la réserve eschatologique, le caractère universel du corps de salut en termes de césure. De manière analogique, l’autel serait à l’Église de Dieu ce que, chez Claude Lefort[46], la « case vide » est au politique : un lieu indisponible au pouvoir des hommes mais qui, comme tel, leur donne accès à la paix, en l’espèce la paix de Dieu qui transcende les espaces particuliers. Car, dans la célébration eucharistique, l’autel renvoie aussi à une « case vide », le tombeau du ressuscité à partir duquel l’Église de Dieu a émergé sur les ruines du « mur de la haine » abattu par le crucifié (Ép. 2,14). Comme le soulignait M. de Certeau, le corps ecclésial ne cesse de s’inscrire dans le corps social sur la base de ce « corps perdu ». Dans l’attente commune de sa venue glorieuse dans l’histoire, maintenir le tombeau vide ou penser l’universalité de l’unique corps de salut en termes de césure, est la garantie qu’aucun espace ne peut s’approprier le don de la paix qui vient de Dieu seul, mais que rend visible, sur le plan sacramentel, le corps du Christ. Dans un esprit diaconal, le ministère (2 Co 5,16) en est confié à l’ekklèsia « au long de son chemin sur la terre ». Pour cela, et parce qu’elle n’est pas dispensée de suivre son Seigneur sur le chemin pascal, l’Esprit la conduit à la rencontre du Ressuscité qui la précède en Galilée, c’est-à-dire hors de ses frontières. Dans les temps qui sont les nôtres, c’est dire combien les dialogues oecuméniques et interreligieux sont nécessaires à une ecclésiologie politique qui cherche comment imaginer, de façon crédible et comme corps de Salut accompli en Christ, la visibilité de la « nouvelle figure de la promesse » de Dieu.