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C’est dans son livre La mémoire, l’histoire, l’oubli que Ricoeur développe le thème du pardon en guise d’épilogue, intitulé : « Le pardon difficile ». Son succès retentissant, lors de sa parution en France en l’année 2000, est à la hauteur de l’héritage que Ricoeur nous a légué, et certains auteurs n’ont pas hésité à le qualifier de testament. Un testament qui ne fut pas sa dernière oeuvre, puisqu’après ce fameux livre plusieurs articles ont encore vu le jour, ainsi qu’un petit traité sur la traduction et un autre livre sur la reconnaissance. Ricoeur nous dit à la fin de La mémoire, l’histoire, l’oubli : « Sous l’histoire, la mémoire et l’oubli. Sous la mémoire et l’oubli, la vie mais écrire la vie est une autre histoire : inachèvement ».

On peut lire son traité sur le pardon à la lumière du thème de la vie et de la reconnaissance, mais plus encore à l’aune d’une mémoire apaisée et d’une confiance en l’homme, malgré la faute. Le thème du pardon renvoie au thème de la puissance d’agir de « l’homme capable » et à la visée du bonheur. Comme Ricoeur le rappelait dans un entretien pour le magazine Lire, sorti lors de la parution de La mémoire, l’histoire, l’oubli :

Maintenant, m’étant beaucoup éloigné de ce qui a peut-être été l’aspect fermé de ma culture protestante, le côté culpabilisant, le bonheur joue un rôle très important chez moi. Je dirais que le bonheur est la basse continue de mon livre. Cela touche à des choses très profondes de la vie contemporaine. Je pense au film de Benigni La vie est belle. J’ai rencontré il y a trois ans un homme extraordinaire, un Juif polonais qui disait : « Quand j’étais jeune, mon père disait : “La vie est belle” ». Eh bien, à la fin de ma vie, après avoir traversé tout ça, je dis : « La vie est belle ».

Pourtant cette reconnaissance de la part de Ricoeur n’est pas un optimisme naïf. Ricoeur précise bien, « le pardon, s’il a un sens, s’il existe » constitue l’horizon commun de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli[1]. Pourquoi « s’il a un sens » ? Parce que, note-t-il, le pardon est difficile non seulement à donner, à recevoir, mais aussi à concevoir. Ricoeur nous montre donc d’emblée où il se situe par rapport au pardon. Le pardon est difficile. Il est possible, mais il est pourtant parfois également « impossible » ou « (presque) impossible ». L’auteur se positionne évidemment face aux préoccupations contemporaines sur la signification du pardon, notamment celles de Jacques Derrida. Il se fait l’écho des lumières ou des ombres que l’étude du pardon peut recevoir lorsqu’on se réfère à la sphère judiciaire et politique.

La question que nous allons développer concerne la faute commise, lorsque le pardon est décrit comme déliement. Le but de cet article est de montrer comment comprendre le pardon comme au-delà de l’action dans la philosophie ricoeurienne. Notre argumentation se focalisera dans un premier temps sur la notion même de déliement. L’enjeu philosophique portera sur le lien entre l’agent et son acte. Nous nous référerons ensuite au thème de l’économie du don. Cette deuxième clé argumentative permettra de répondre à une critique utilitariste du pardon. Nous discuterons des différents enjeux de « l’économie du don » et nous mettrons en lumière comment cette théorie permet de prendre en considération la nécessité de l’aveu dans l’étape du pardon, sans réduire le pardon à un modèle basé sur l’échange. À la lumière de cette analyse, nous verrons comment Ricoeur tient compte des objections soulevées par l’impossible pardon de Jacques Derrida. Cet article exposera en dernier lieu la dimension pratique de l’au-delà de l’action dans le domaine judiciaire, à travers la considération due au coupable, la thématique des gestes de pardon et la justice réparatrice.

I. Le pardon comme « pouvoir de délier l’agent de son acte »

Le terme « pardon » renvoie à deux réalités différentes puisqu’on se trouve en face d’un binôme, d’un côté la personne qui pose l’acte de pardonner une action négative l’ayant atteinte, de l’autre, la personne qui est à l’origine de la blessure et qui est susceptible d’être pardonnée et de formuler la demande de pardon. Le pardon, loin de signifier l’oubli de la faute, trouve au contraire son point de départ dans la reconnaissance primordiale de celle-ci. Ricoeur n’ignore évidemment pas les excès d’une tendance à la victimisation ni les difficultés attenantes à cette reconnaissance de la faute, ne fût-ce que par le difficile travail de formulation du tort de la part de celui qui avoue son action négative.

Il porte son intérêt sur l’imputabilité, « cette capacité, cette aptitude, en vertu de laquelle des actions peuvent être mises au compte de quelqu’un[2] ». « L’imputabilité […] ce lieu où l’agent se lie à son action et s’en reconnaît comptable[3] ». Mais Ricoeur va plus loin, puisqu’il associe l’imputabilité à la responsabilité. Il déclare : « Il ne peut en effet y avoir pardon que là où l’on peut accuser quelqu’un ; le présumer ou le déclarer coupable[4] ». Nous pourrions préciser qu’une action mauvaise peut être attribuée à quelqu’un, sans que celui-ci en soit responsable moralement. Nous ne sommes en effet pas seulement blessés par des actions qui ont été accomplies par des personnes qui ont agi volontairement et délibérément. Le fait d’attribuer une action mauvaise à quelqu’un revêt une signification multiple. Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Ricoeur ne s’attarde pas aux différents degrés du volontaire si ce n’est pour souligner les situations limites des crimes extrêmes, commis lors des génocides. Il considère d’une façon générale que l’expérience de la faute renvoie à l’être-coupable. L’imputabilité revêt dès lors dans ce cadre précis une qualification morale[5]. Dans ses précédents écrits, en particulier dans Soi-même comme un autre, Ricoeur avait détaillé les différents sens du mot « pouvoir » de sa philosophie de l’action, il les reprend dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, « je peux parler, agir, raconter, me tenir comptable de mes actes — ceux-ci peuvent m’être imputés ». Cette imputabilité apparaît dans l’aveu de la faute, lorsque l’agent prend sur lui, assume l’accusation[6]. Cette notion d’imputabilité joue un rôle primordial dans son anthropologie et il convient de la comprendre à partir de sa notion de liberté. Ricoeur estime que la liberté est avant tout pratique. Au lieu de se référer à l’assertion théorique et formelle que nous sommes libres, il s’agit de mettre en évidence que la liberté s’atteste à travers des actions et des oeuvres qui lui rendent témoignage[7]. « C’est faute de vision, d’intuition, que la liberté est condamnée à s’attester dans des oeuvres[8] ». L’attestation et le pouvoir de l’homme capable se retrouvent au coeur de l’analyse du pardon.

Ricoeur note que l’expérience de la faute vient affecter la puissance d’agir de l’agent. « La reconnaissance de soi est indivisément action et passion, action de mal agir et passion d’être affecté par sa propre action[9] ». En effet, Ricoeur ne se focalise jamais seulement sur l’action, mais aussi sur le corrélat de l’action, pas d’action sans passivité, sans « affection » ou « affectation » si on se permet ce néologisme. Il regarde la faute à la lumière de l’infraction d’une règle ou d’un devoir qui engendre fondamentalement un tort fait à autrui. Il note que paradoxalement « la faute est aussi limitée que la règle qu’elle enfreint », même s’il en va autrement des conséquences qui peuvent « par leur retentissement en termes de souffrance infligée revêtir un aspect indéfini[10] ». À travers une action particulière, c’est l’agent lui-même, la causalité de son action qui est en jeu. À cause d’un acte singulier, la conscience n’arrive plus à dissocier son action de sa propre causalité.

Ricoeur, à la suite de Klaus Kodalle, va même jusqu’à citer l’objection du philosophe Nicolai Hartmann[11]. Le pardon serait une « faute morale » dès lors qu’il s’agirait de supprimer l’être-coupable de l’action mauvaise. Pour Hartmann, on peut parler de victoire sur le mal sur le plan moral mais pas d’un anéantissement de la faute. Ne voulant pas amoindrir cette considération de l’action mauvaise, Ricoeur note cependant que la conscience fait l’expérience « d’une inadéquation du moi à son désir le plus profond[12] », sauf dans les cas extrêmes de crimes contre l’humanité où la complicité de l’agent dans l’action mauvaise vient en quelque sorte faire « exploser l’idée même d’affection du sujet par ses propres actions[13] ». En ce sens, parce que l’expérience de la faute paraît aussi fondamentale que celle de l’histoire du désir, Ricoeur considère que le désir d’intégrité fait aussi apparaître une antériorité de la constitution mauvaise. Comme il l’indique en d’autres termes, le mal est aussi « ce qui est toujours déjà là », « ce qui ne doit pas être et que l’action doit combattre[14] ». Ricoeur maintient en même temps une disposition originaire au bien et un mal radical[15]. Autrement dit, si nous sommes capables de nous tenir comptables de nos actions au titre de leur auteur véritable, qui dit imputabilité dit aussi expérience de la faute. Un lien indissoluble existe « entre la faute et le soi, entre la culpabilité et l’ipséité[16] ». Mais pour Ricoeur, le pardon face à la faute consiste non pas à ignorer l’action mauvaise, à nier son existence, mais à délier l’agent de son acte, à dire à l’agent qu’il vaut mieux que ses actes. Trois éclairages différents nous permettent d’approfondir cette phrase clé « tu vaux mieux que tes actes », l’analyse d’Hannah Arendt, le concept ricoeurien de capacité et l’insistance sur la disposition au bien.

Analysant l’action, Hannah Arendt souligne dans la Condition de l’homme moderne que la faculté de pardonner se lit en parallèle avec la faculté de promettre. La promesse offre une solution à l’imprédictibilité de l’action, c’est-à-dire à la « chaotique incertitude de l’avenir », au flux temporel, puisque l’agent se voit capable d’engager son action par rapport à autrui dans une continuité. Par l’acte de faire et de tenir ses promesses, il instaure la possibilité d’une durée dans ses relations humaines. La promesse le lie. Le pardon, quant à lui, permet de sauver les situations d’irréversibilité dues à l’action. Comme la promesse, il s’adresse aussi à autrui. Hannah Arendt remarque que si « nous n’étions [pas] pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d’agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever ; nous resterions à jamais victimes de ses conséquences[17] ». Elle parle de rédemption du pardon, voire de suppression des actes du passé, même si elle distingue les offenses scandaleuses des manquements, seuls susceptibles d’être pardonnés. Dans ce dernier cas, les hommes se délient mutuellement « de ce qu’ils ont fait à leur insu[18] ». Alors que la vengeance aurait confiné le processus de l’action à une réaction naturelle, automatique, le pardon vient instaurer un espace de nouveauté imprévisible. Le pardon ne réagit pas à l’action mauvaise, dans le sens où il n’est pas conditionné par elle. Il innove et délie l’agent. Ricoeur se sert donc de l’analyse d’Hannah Arendt pour souligner cet acte de déliement, mais il préfère ne pas s’attarder sur l’aspect temporel de l’action, d’un côté soumise à l’irréversibilité à cause de la faute, de l’autre rendue à l’innovation grâce au pardon.

Ricoeur suggère également un autre « découplage » au sein même de la puissance d’agir de l’agent, c’est-à-dire entre la capacité et son effectuation. Cette notion de capacité est en effet le deuxième éclairage sur lequel il convient d’insister. Le pardon équivaut à croire en l’autre, malgré ses actions. La disproportion doit être maintenue. Il existe une distance entre d’un côté la profondeur de la faute, de l’autre la hauteur du pardon. Cet au-delà de l’action rejoint la notion ricoeurienne de capacité. Ricoeur se soucie en effet de ne pas réifier le sujet à un donné métaphysique. Faisant sienne la critique sartrienne de la substance, il rejette la substance qui risquerait à ses yeux de chosifier l’être humain, mais il met en valeur le sens de l’être selon la puissance et l’acte[19]. Le rejet de l’induction de la substance laisse ainsi sa place à un acte de foi, une fiance, une créance dans les différents pouvoirs du soi. Le soi ne se pose pas lui-même, il atteste qu’il est agissant et souffrant[20]. Néanmoins Ricoeur veut pouvoir prendre en compte l’objection de Jacques Derrida, selon laquelle une dissociation entre le coupable et son acte signifierait qu’on pardonne au coupable tout en condamnant son action et donc qu’on pardonne à un « sujet autre » que celui qui a commis l’action. « Ce n’est donc plus au coupable en tant que tel qu’on pardonne », selon Jacques Derrida[21]. À cette objection, Ricoeur rétorque en se focalisant sur la « capacité d’engagement du sujet moral » qui n’est pas épuisée par ses inscriptions diverses dans le cours du monde. Ricoeur préfère insister sur les capacités de l’homme capable que sur ses accomplissements, et il propose donc un « acte de foi, un crédit adressé aux ressources de régénération du soi[22] ». Comme il l’indique sans ambages, lorsqu’on parle du pardon, il ne faut pas craindre une éventuelle « contamination » théologique. Comme Hannah Arendt, qui n’avait pas hésité à se tourner vers le Nouveau Testament pour souligner les expériences de pardon dans la sphère publique, Ricoeur se tourne lui aussi vers le judéo-christianisme qui loue le pardon. Alors qu’Hannah Arendt insistait sur le pouvoir humain de pardonner, Ricoeur accentue sa hauteur, sans se prononcer explicitement sur la grâce qui y conduit. « Il y a le pardon, dit la voix[23] ». Une telle discontinuité le conduit à émettre certaines réserves quant au parallélisme entre le pardon et la promesse, souligné par Arendt. Il refuse l’exacte symétrie en termes de pouvoir afin de maintenir la hauteur du pardon et de l’apparenter davantage à l’amour, à un véritable saut. Une telle distance tient compte également du caractère impardonnable de l’action commise. On ne saurait comprendre le pardon sans reconnaître la dette infinie, le tort irréparable[24]. La hauteur du pardon ne consiste pas à oublier, mais à briser la dette, puisqu’il n’efface pas les traces de la mémoire, mais les préserve tout en les délivrant de leur caractère pervers et obsédant[25].

Pour opérer ce déliement, Ricoeur ne base pourtant pas directement son argumentation sur un donné révélé[26]. Soucieux de la distinction entre argument et conviction, il suit une fois encore Immanuel Kant et son traité La religion dans les limites de la simple raison. Il met en évidence d’une part que « la disposition primitive de l’homme est bonne » malgré la reconnaissance de la culpabilité, et que d’autre part les symboles religieux nourrissent le projet de restauration de cette disposition[27]. « Quelque chose du sujet est exempté, qui aurait pu ne pas être dissipé dans l’adhésion de la volonté au mal commis, une innocence qui peut-être n’est pas totalement abolie et qui ferait irruption à l’occasion de certaines expériences de bonheur extrême[28] ». Il est dès lors possible de lire cet acte de foi à la lumière de ses développements philosophiques sur l’homme capable. L’héritage théologique ne quitte sans doute toutefois jamais sa ligne de mire. Dans un article antérieur de deux ans à La mémoire, l’histoire, l’oubli, Ricoeur n’hésite pas à se référer directement à la vertu théologale d’espérance. Discutant de la délinquance criminelle, il mentionne que l’espérance consiste à croire en une imago dei qui ne peut « jamais être entièrement détruite en aucun être, aussi délabré soit-il[29] ».

La thématique du déliement de l’agent de l’action, favorisé par l’analyse d’Hannah Arendt, la non-réduction des capacités humaines aux accomplissements et l’insistance sur la disposition au bien conduisent ainsi Ricoeur à maintenir une disproportion entre la culpabilité, la profondeur de la faute, et la hauteur du pardon. Comme nous allons le voir, son analyse du pardon comme au-delà de l’action se lit aussi à la lumière de son éthique du don et de la réciprocité.

II. La réciprocité et l’économie du don

Ricoeur ne vise pas seulement à contrer une réification de l’agent à son action mauvaise, il tient aussi à inscrire son éthique dans une éthique du don et de la réciprocité. Nous allons montrer qu’il arrive à éviter une conception utilitaire de l’action où l’on ne donnerait que pour recevoir en retour. Il réussit à tenir compte de l’inconditionnalité du pardon, exaltée par Jacques Derrida, sans ignorer pour autant le sens de la demande de pardon, à travers l’aveu, la repentance, voire la réparation. L’enjeu s’avère donc de ne pas réduire la demande de pardon et l’octroi du pardon à un échange marchand, à un profit utilitaire et à la fois de ne pas négliger l’aspect réaliste du pardon. Il est en effet plus facile de pardonner à celui qui reconnaît sa faute et il appartient aussi à la dignité de la personne humaine qu’on attende qu’elle puisse reconnaître son tort.

Examinons le premier aspect, le pardon qui ne procède pas d’un échange intéressé. Dans Soi-même comme un autre et dans plusieurs articles ayant trait à l’éthique et à la morale, Ricoeur revient à la règle d’or, commune à différentes sagesses ancestrales. Comme on le sait, celle-ci jouit globalement de deux formulations différentes. Sous son mode négatif, elle énonce qu’il ne faut pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse. Sous son mode positif, elle indique également l’importance de prendre des initiatives à l’égard d’autrui. Par exemple, l’Évangile de Luc, souvent cité, la formule comme suit : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux » (Lc 6,31). Ce commandement de l’Évangile a même retenu l’attention de John Stuart Mill, puisque dans son livre Utilitarianism, il déclare : « Dans la règle d’or de Jésus de Nazareth, nous lisons l’esprit plénier de l’éthique utilitariste[30] ». Il est donc inutile de souligner à quel point la règle d’or a suscité de nombreuses interprétations dans l’histoire de la philosophie ou des religions. Il importe de s’attarder à l’interprétation de Ricoeur et de voir comment il s’en sert pour penser la corrélation de l’aveu de la faute et du pardon octroyé. Pour Ricoeur, la règle d’or appartient à une économie du don et non à une éthique de l’échange. Elle n’est pas motivée par un calcul intéressé, elle n’est donc pas un do ut des, je donne pour que tu donnes, ou bien pourrait-on dire, un « je donne comme tu me donnes ». Elle est une visée du bien pour autrui. Dans Soi-même comme un autre, Ricoeur apparente cette fameuse règle à l’« éthique » de la sollicitude et de la bienveillance, caractéristiques importantes de la vie bonne, mais aussi à l’héritage kantien, qu’il associe à la « morale ». Grâce à la règle d’or, Ricoeur montre les possibilités de lier l’éthique téléologique et la morale dite déontologique. D’un côté, la règle d’or s’inscrit dans une éthique du telos, qui considère l’aspiration au bien et la possibilité d’agir pour autrui en vue de son bien. L’agent s’estime lui-même et est capable d’innover et d’orienter ses choix vers une vie bonne avec et pour l’autre. De l’autre côté, la règle d’or pointe vers le formalisme et permet à Ricoeur de dégager l’aspect d’altérité contenu dans la seconde formulation de l’impératif catégorique : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen[31] ». L’impératif est nécessaire pour contrer l’illusion de nos désirs et la possibilité de la violence sur autrui. Mais en utilisant la règle d’or comme intermédiaire, Ricoeur veut insister sur le fait de renouer avec notre aspiration au bien et avec notre orientation vers autrui. La personne concrète en face de nous est prise en considération, puisqu’on agit vis-à-vis d’elle, et non pas seulement parce qu’on suit une règle formelle et universalisable ou qu’on l’englobe sous l’idée d’humanité[32]. La règle d’or est donc bien ancrée, selon Ricoeur, dans une éthique de la vie bonne, une éthique de la sollicitude.

Il convient maintenant de souligner plus avant comment cet héritage lui permet d’orienter le pardon vers une éthique du don qui ne méprise pas la réciprocité. Paradoxalement, la médiation utilisée pour lire la règle d’or à la lumière d’une économie du don est le commandement radical de l’amour des ennemis. Dans son écrit « Love and Justice[33] », Ricoeur souligne qu’un tel commandement supra-éthique ne peut pas appartenir à une éthique de l’équivalence, puisque nous n’agissons pas premièrement pour que l’ennemi nous aime. Nous sommes en présence d’une éthique de la surabondance, mais Ricoeur y insiste, ce qui est premier n’est pas l’obligation, mais la primauté du don. Comme le commandement d’aimer ses ennemis appartient à une éthique religieuse, Ricoeur se permet de rappeler le contexte dans lequel il s’inscrit. Il fait sienne la remarque de Franz Rosenzweig, qui insiste sur cette éthique du don à la lumière du Cantique des Cantiques. Le commandement d’aimer n’est pas d’abord une loi, mais une réponse amoureuse à un amour premier qui m’appelle. Il n’est pas d’abord un commandement d’amour, génitif objectif, mais un commandement qui vient de l’amour, génitif subjectif. C’est l’Amour qui est le sujet et qui commande d’aimer. La tradition de l’amour d’autrui, telle qu’elle est décrite dans la tradition biblique vétéro- et néotestamentaire provient d’une réponse à l’amour divin. L’amour de l’autre n’équivaut pas à un calcul utilitaire où il s’agirait d’agir de façon à favoriser son propre intérêt, comme il a été rappelé, du style « je donne pour que tu donnes », mais il appartient à une éthique du don, fondée initialement sur l’amour.

Qu’on soit ou non intéressé par ce détour religieux, il importe de saisir que ce commandement extrême d’aimer ses ennemis permet à Ricoeur de prendre en considération les objections de Jacques Derrida face à un pardon conditionnel, utilitaire. Jacques Derrida a en effet décrié les caricatures du pardon, notamment face aux demandes de pardon qui ont été proclamées sur la scène politique. Il n’a d’ailleurs pas hésité à qualifier le 20e siècle de siècle du pardon. Son analyse permet de poser les questions suivantes. Qu’est-ce que cela signifie qu’un chef d’État demande pardon à une communauté ? Peut-on pardonner collectivement ? Le pardon n’est-il pas éminemment personnel, loin de toute récupération politique, voire électorale ? Le pardon n’est-il pas confondu, parfois de façon calculée « avec des thèmes voisins : l’excuse, le regret, l’amnistie, la prescription[34] ». Mais là où Jacques Derrida va plus loin, c’est qu’il considère que le pardon ne s’adresse qu’à l’impardonnable et que d’autre part, le pardon est toujours inconditionnel. Il se positionne contre l’essai de Vladimir Jankélévitch exposé en 1956, mais publié en 1971, qui met en lumière à propos de la Shoah qu’il « est d’autant moins question de pardonner que les criminels n’ont pas demandé pardon. Ils n’ont pas reconnu leur faute et n’ont manifesté aucun repentir[35] ». Pour Jacques Derrida, une fois encore, on pardonnerait alors non plus au coupable, mais déjà à un autre « et meilleur que le coupable », puisqu’il s’agirait d’une personne repentante. Le pardon doit donc « s’annoncer comme l’impossible même ».

Ricoeur veut donc entendre les critiques d’un pardon seulement conditionnel, c’est pourquoi il entend maintenir l’inconditionnalité du pardon, ce qu’il nomme aussi la hauteur du pardon. Mais en même temps, il souligne la valeur de penser le pardon dans une relation bipolaire. En d’autres termes, oui, cela a un sens de prendre en considération l’aveu, la repentance, et voire même la réparation. Il existe une certaine équation de l’aveu et du pardon qui ne se réduit pas à l’échange.

Face à la critique d’une relation utilitaire, Ricoeur maintient que l’aveu qui mène au pardon ne doit pas être conçu selon le modèle de l’échange tel qu’il apparaîtrait dans un système d’obligation : donner, recevoir et rendre. C’est pourquoi il considère que demander pardon, « c’est aussi se tenir prêt à recevoir une réponse négative : non, je ne peux pas, je ne peux pas pardonner[36] ». Face à un aveu et au pardon conçus sous le modèle d’un intérêt marchand, Ricoeur commente le commandement radical d’aimer ses ennemis sans retour, en insistant sur la grandeur d’un amour inconditionnel. Mais il est aussi conscient d’une certaine perversion d’une éthique qui ne pourrait pas rendre compte de la réciprocité. On pourrait ici mettre en parallèle certaines réserves qu’il émet face à l’éthique d’Emmanuel Lévinas. Au soi totalement débiteur et responsable d’autrui, Ricoeur propose l’amitié et la sollicitude. En outre, face au pardon inconditionnel et à une éthique du don et de la générosité, Ricoeur ne sait que trop bien que certaines interventions humanitaires, par exemple, risquent de rendre leurs bénéficiaires débiteurs. « Donner écrase le bénéficiaire sous le poids d’une dette insolvable[37] ». L’amour des ennemis en ce sens vient bien briser la règle de la réciprocité en demandant l’extrême. Toutefois, Ricoeur entend tenir compte également du pôle réciproque de l’action. Comme Martin Luther King qui, dans ses communications orales et écrites, invite ses compatriotes à aimer leurs ennemis, non seulement pour briser en eux-mêmes les chaînes de la haine et mettre un point d’arrêt à la violence, mais aussi parce qu’il croit au pouvoir transformateur de l’amour[38]. Son option pour la non-violence n’équivaut pas à une lâche résignation mais elle est choisie comme un pouvoir d’action. Ricoeur, dans le même ordre d’idée, considère que « ce qu’on attend de l’amour c’est qu’il convertisse l’ennemi en ami ». En liant le pardon au don, Ricoeur ne veut donc pas se contenter d’une éthique unilatérale qui mènerait à une bienveillance condescendante. Comme dans la règle d’or, la réciprocité n’est pas le point de départ, puisqu’on peut agir vis-à-vis de l’autre, en sachant qu’il ne nous traitera pas forcément réciproquement avec respect, donc sans que ce soit bilatéral. L’agent ne fait que se transposer imaginairement dans une relation où il occupe la place de l’autre. Néanmoins, l’espoir qu’une telle réciprocité s’établisse demeure. Comme le dit Ricoeur, l’éthique s’écrit sous le mode optatif. Il y a le pardon, maintient-il, au-delà de l’aveu, de la repentance, même si l’aveu et la repentance l’y invitent également. Comme nous l’avons déjà indiqué, garder l’attente du repentir témoigne de notre foi en la dignité humaine du coupable. C’est pourquoi, nous suggérerions de distinguer philosophiquement un pardon intérieur, où la bienveillance prend le pas sur le sentiment de colère ou de vengeance, et ensuite un pardon extérieur, lorsqu’il est exprimé à la personne qui le demande et peut le recevoir. Ricoeur y insiste, le pardon ne se pense pas dans le cadre d’une transaction où il ne ferait suite qu’à une repentance, mais le pardon ne fait pas fi non plus d’une relation réciproque. Un exemple commun peut permettre d’illustrer cette ligne de crête. Lorsqu’on offre un cadeau à un ami, c’est bien pour l’ami qu’on le fait, et non parce qu’on cherche d’abord quelqu’un qui nous offrira un cadeau en retour. Mais c’est le propre de l’amour d’espérer que cet amour sera accueilli et suscitera à sa propre manière une réponse. Il s’agit chez Ricoeur d’une économie du don qui ne fait pas l’impasse sur la réciprocité.

Ces deux points que nous venons d’exposer, le pardon comme déliement de l’acte pour l’agent et le pardon à la lumière de l’économie du don, vont nous permettre d’approfondir un point délicat du débat autour du pardon, celui de son rapport à la justice.

III. Les incognitos du pardon au niveau judiciaire, la justice réparatrice

Il n’est pas rare de constater que le thème de la justice fasse obstacle à celui du pardon. Bien que ce point ait déjà été abordé à propos du déliement de l’action, il convient d’approfondir le rapport du pardon et de la justice vu l’ampleur des débats attenants à cette problématique. Les questions de l’opinion commune, lorsque le thème du pardon entre en scène, sont les suivantes. Est-ce que pardonner signifierait oublier ? Effacer l’injustice commise ? Si le pardon est possible, conduit-il à penser que l’auteur des crimes ne doit pas être jugé ? De telles questions peuvent surprendre, mais elles ne sont pourtant pas si loin des débats qui ont entouré les écrits de Vladimir Jankélévitch, puisque lui-même liait au thème de l’impardonnable, la déclaration d’imprescriptibilité des crimes par rapport à la Shoah, l’autorisation de poursuivre indéfiniment les auteurs de ces crimes immenses. Cependant, n’est-on pas dans deux registres tout à fait différents ? D’un côté le travail de justice, de l’autre la question du pardon qui ne peut engager que chaque personne individuelle, dans son histoire. Il faudrait donc distinguer d’un côté les règles de justice qui concernent aussi le bien commun, de l’autre le for intérieur. Comme l’exprime Ricoeur, ce sont des personnes qui pardonnent à des personnes, non des tribunaux. La faute s’avère impardonnable de droit. L’infraction des règles communes conduit au punissable. Si le pardon consiste à ne pas punir, il s’avère impossible dans le cadre institutionnel, car il conduirait à lever la sanction punitive, autrement dit « à ne pas punir là où on peut et où on doit punir[39] ». Le pardon créerait de l’impunité, ce qui serait une grande injustice. C’est pourquoi, Ricoeur prend garde de distinguer le pardon de l’amnistie. L’amnistie appartient à l’instance politique et elle apparaît comme une antithèse du pardon, puisqu’elle est un oubli, alors que le pardon requiert la mémoire[40]. Toutefois, Ricoeur ne manque pas non plus de parler de ces incognitos du pardon, selon l’expression de Klaus Kodalle, autrement dit d’un esprit de pardon au niveau judiciaire.

Bien que l’auteur fasse souvent référence au problème des génocides, il n’ignore pas que pour arriver à circonscrire un sujet, il est préférable de ne pas commencer par les situations limites qui touchent à l’injustifiable, l’irréparable, l’imprescriptible, voire l’impardonnable. Il suggère donc de ne pas garder à l’esprit les crimes extrêmes, mais de revenir aux crimes de droit commun. En aucun cas, il ne minimise le devoir de la justice. Le pardon ne doit pas être institutionnalisé, car il conduirait à de l’impunité, mais il peut néanmoins s’exprimer sous un autre mode, principalement dans des gestes qui « désignent la place inéluctable de la considération due à tout homme, singulièrement au coupable[41] ». Il note que ce sont les crimes qui sont jugés, mais que ce sont les individus qui sont châtiés[42]. Nous avons vu comment il insiste sur la possibilité de délier l’agent de l’action, ce qui veut dire que si la justice doit en effet condamner l’action, le coupable doit néanmoins recevoir « la considération, ce contraire du mépris[43] », « car les coupables restent des hommes comme leurs juges ». Les retombées du pardon sur la justice consisteraient en des manifestations de compassion et de bienveillance dans la manière d’administrer la justice. Ricoeur soulève plusieurs enjeux de cette culture du non-mépris, des opérations de police, de la présomption d’innocence au déroulement du procès. Il relève notamment le déséquilibre qui s’établit pour certaines personnes qui n’ont pas facilement accès à la discussion, ceux qu’il nomme les exclus de la parole[44]. Enfin, confie-t-il, si nous n’arrivons pas à étendre cette considération aux auteurs des crimes immenses, « cela reste la marque de notre incapacité à aimer absolument ».

L’articulation de la justice et de l’esprit de pardon se retrouve dans les trois pôles du judiciaire, au niveau de la loi, de la victime et du condamné. Dans son article « Le juste, la justice et son échec », Ricoeur fait part de son souci majeur de voir les limites de la violence exercée par la justice au nom de l’État[45]. Il insiste sur l’importance « de dire une parole de justice au nom du peuple », mais il problématise l’idée de faire souffrir au nom de l’État, ce qu’il nomme aussi la pénibilité de la peine. Il place certes son analyse dans une rubrique intitulée « l’horizon utopique de la justice non violente », mais cette notion d’utopie ne doit pas nous méprendre. Ricoeur déclare évidemment qu’il ne voit pas « qu’une société politique bien ordonnée puisse subsister sans un système de codes articulés par des interdictions majeures, protégés par des sanctions connues et imposées par la force[46] ». De la même façon qu’il critiquait l’abus d’autorité de l’État en rappelant la nécessité de ne pas effacer le pouvoir en commun, notion chère à Hannah Arendt, Ricoeur considère que le respect de la loi doit être pensé avec le « concept proprement politique d’ordre public », du devoir de protéger les citoyens. Il dénonce en effet la mythologisation de la justice vengeresse et la terreur éthique de l’accusation, un processus d’accusation qui ne serait sans doute jamais totalement humanisé. L’esprit du pardon dans la justice consiste dès lors à éradiquer cette composante sacrée de la vengeance[47]. S’agissant du droit à la sécurité, Ricoeur invite à le penser non seulement comme victime potentielle, « mais aussi peut-être comme offenseur potentiel[48] ».

Après avoir décrit le point de vue de la loi, Ricoeur se tourne vers la victime, sur son besoin d’intégrité et de reconnaissance rendus possible grâce au tribunal et au procès criminel. Alors que pour la loi, Ricoeur soulignait les risques d’une éthique de la vengeance, notamment par la surcharge de terreur attachée à la loi. Pour la victime au contraire, le plus à craindre n’est sans doute pas les excès de la plainte ou du désir de vengeance qui certes demeurent, mais bien le risque que certains citoyens n’aient pas les mêmes chances de comparaître que les autres, en particulier les citoyens les plus pauvres[49]. Ricoeur alors de souligner ensuite « le souhait légitime de recevoir réparation pour l’intégrité physique et l’intégrité morale bafouées[50] ».

Après avoir confié ses perplexités et ses attentes vis-à-vis de la loi et de la victime, il se penche vers le troisième pôle, qui est celui des condamnés. Le défi est de taille puisqu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’examiner le désir de satisfaction pour les condamnés. Ricoeur mentionne les projets de réhabilitation qui incluent « la perspective d’une réintégration dans la communauté des citoyens et d’une restitution de la plénitude des droits afférant à la citoyenneté[51] ». Mais son désir ne s’arrête pas là. Il termine son étude en faisant part d’un « rêve », celui d’une ultime comparution entre l’offensé et l’offenseur. Ce rêve est évidemment lié à la justice que l’on nomme réparatrice, aussi appelée restauratrice, reconstructive. Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Ricoeur mentionne le cas atypique de la commission « Vérité et réconciliation » en Afrique du Sud[52], qui est selon lui un exemple de justice réparatrice, « une forme publique du travail de mémoire et de deuil au service de la paix publique[53] ». La justice réparatrice met l’accent sur la victime et sur son besoin de reconnaissance du mal subi. Dans un processus de justice réparatrice, comme il est pratiqué par exemple dans certaines prisons, des victimes rencontrent effectivement des détenus, des offenseurs du même crime dont elles ont souffert, même si elles ne rencontrent pas leur offenseur direct. Par exemple, une victime d’inceste rencontre quelqu’un qui est emprisonné pour avoir commis un inceste. Cette rencontre ne se produit que sur base volontaire des deux protagonistes. Grâce à des médiateurs, la victime et le détenu ont la possibilité de faire mémoire et récit de ce qui s’est passé. La victime a alors la possibilité d’exprimer sa souffrance et bien souvent une transformation s’opère à la fois pour elle et pour le condamné. On assiste donc à ce que Ricoeur suggérait, à une façon pour le détenu de « s’employer à faire mémoire et récit du rapport violent qu’il eut avec sa victime », même si, rappelons-le, il ne rencontre pas sa victime directe. Il s’agit d’une approche de médiation, en d’autres termes d’une manière de repentance, ou comme il le nomme, d’un incognito du pardon. Ces différents exemples nous montrent en quoi l’analyse de Ricoeur sur le pardon permet véritablement d’envisager un esprit du pardon comme au-delà de l’action, sans pour autant nier la prise en compte de la faute.

En conclusion, nous avons vu que Ricoeur ne veut pas mésestimer l’action mauvaise. La profondeur de la faute, impardonnable de droit, est maintenue face à la hauteur du pardon. Ricoeur parle d’un pardon comme déliement de l’action. Si la culpabilité n’est pas niée, l’auteur de la faute ne se voit pas pour autant réduit à l’action négative qu’il a commise. La parole du pardon, lorsqu’elle est prononcée, énonce que l’agent vaut mieux que ses actes. Il est rendu à sa capacité d’innover, comme l’a montré Hannah Arendt. En réponse à Jacques Derrida qui voit dans le repentant une personne meilleure que l’auteur du crime, Ricoeur insiste sur les différentes dimensions de l’homme capable et il considère que la puissance d’agir ne se limite pas à ses différentes effectuations, même s’il reconnaît la radicalité de la culpabilité. Le pardon fait donc appel aux ressources de régénération du soi et au fond de bonté présent en l’homme.

Cet au-delà de l’action est par ailleurs favorisé par l’économie du don de l’éthique ricoeurienne, même s’il demeure sous un mode optatif. Ricoeur se sert de la règle d’or et du commandement extrême d’aimer ses ennemis pour inscrire le pardon dans une éthique de la surabondance. La dissymétrie établie par la règle d’or entre l’agent et le patient se retrouve dans le contraste entre le pardon et la faute. Le commandement d’aimer ses ennemis, version extrême de la règle d’or, établit un point de rupture avec une vision utilitariste de l’agir, et il permet de prendre en compte l’inconditionnalité du pardon, soulignée par Jacques Derrida, mais il ne ruine pas pour autant l’espoir d’une relation réciproque. De la même façon, l’aveu qui conduit au pardon ne peut être conçu comme une transaction marchande, mais l’espoir qu’il soit prononcé et reçu demeure.

Sur le plan judiciaire, l’au-delà de l’action ne doit pas conduire à l’impunité, mais il doit favoriser la considération due au coupable et l’abandon de la vengeance. Il ne peut se traduire que par des gestes. Le cas de la justice réparatrice témoigne d’un échange possible entre victimes et détenus où la faute est maintenue, la nécessité de l’aveu reconnu, et l’apaisement conçu et espéré comme un autre incognito de l’esprit du pardon.