Corps de l’article

Ce livre aborde un sujet très complexe, celui du rapport entre religion et modernité. Dans la préface, Guy Rocher résume bien le problème qui est ici posé : « La modernité a-t-elle vraiment balayé la question religieuse en Occident ? » (p. x). Les mouvements en faveur de la laïcité sont-ils parvenus à exclure le religieux de l’espace public ? Les termes de religion et de modernité ne seraient-ils pas, en un certain sens, incompatibles ? Voilà autant de questions auxquelles l’étude de Gendron veut répondre, même si ce ne sera, dit-il, que « d’une manière […] partielle, plurielle et provisoire » (p. 5). Sa position est claire : il essaie de démontrer que l’idée d’une modernité religieuse est pensable. Il reconnaît qu’il existe là une tension et, pour certains, un enjeu fondamental. C’est non seulement le religieux qui est en cause, mais aussi le politique.

L’auteur fonde sa démarche sur la pensée sociologique de Max Weber (1864-1920) et d’Ernst Troeltsch (1865-1923). Il découvre, chez ces deux intellectuels allemands, une similitude de projet, l’exemple d’un combat « pour faire reconnaître l’existence d’une véritable modernité religieuse » (p. 101). Leurs travaux s’inscrivent dans la modernité de l’époque qu’ils concevaient comme une nouvelle conscience historique et une révolution scientifique et industrielle (p. 23). Mais Gendron retient surtout de leur analyse les notions de désenchantement du monde et de sécularisation, deux processus connus qui marquent encore notre contexte culturel. Sur le désenchantement du monde, il propose, avec justesse, de revenir au sens premier de l’expression Die Entzauberung der Welt qu’on devrait traduire par un monde qui « a fini par se sortir de la magie » (p. 55). On éviterait ainsi de lui attribuer une connotation péjorative ou l’idée d’« une société hors religion » (p. 50), telle que le suggère Gauchet, pour souligner l’effet plus positif de faire disparaître les formes magiques qui pourraient subjuguer autant sa foi religieuse que le monde en général.

Sur la sécularisation maintenant, Gendron montre que l’usage qui en a été fait demeure ambigu. On l’a rendue responsable du remplacement des « valeurs religieuses par des valeurs laïques » (p. 59) et on comprend pourquoi elle ait soulevé autant de polémiques qui opposaient le séculier au religieux (p. 60). Or ce n’est pas la conception que s’en faisait Troeltsch. Il croyait au contraire « que jamais n’aura lieu la résorption du monde religieux dans le monde séculier, que la “sécularisation”, précisément, ne sera jamais ni effective, ni achevée » (p. 28). Autre signe de sécularisation, c’est celui de « la privatisation du religieux » (p. 64), une sorte de subjectivation, à haute échelle, de la religion. L’analyse de Troeltsch est, sur ce point encore, plus nuancée. Il appréhende la religion comme étant à la fois privée et publique, et, malgré qu’elle soit au fond individuelle, elle cherche à se réconforter à travers le culte et la vie communautaire. Dans un contexte plus large, il se disait « incapable d’envisager une société sans religion » (p. 99). Cette attitude, ajoute Gendron, se trouve confirmée par la situation actuelle où l’on assisterait à une déprivation du religieux : « À travers le monde, les religions réintègrent l’espace public et reviennent sur la scène politique, non seulement pour défendre leurs propres intérêts, comme elles l’ont fait dans le passé, mais pour se joindre à certaines formes de contestation de l’ordre établi » (p. 64). Troeltsch aurait donc eu raison de « laisser ouverte la question du sens de la “sécularisation” » (p. 27), de ne pas la réduire à la « disparition progressive de toute religion » (p. 98), préférant voir en elle « une transformation du rôle de la religion dans la société et la culture » (ibid.).

Comprise ainsi, la sécularisation n’a plus à se confronter aux intégrismes religieux ou à la laïcité intégrale. L’idée de modernité religieuse, telle que l’entend Troeltsch, permet d’introduire une forme d’équilibre entre ces deux extrêmes. C’est la leçon que l’on peut tirer de son étude sur les doctrines sociales (Soziallehren) où il retrace, dans toute leur force et leur étendue, l’influence qu’ont exercée les Églises chrétiennes sur le contexte social et, à l’inverse, l’influence que celui-ci a aussi exercée sur elles. Cela illustre, dira Gendron, « combien “religion” et “monde” sont historiquement entrelacés depuis les origines du christianisme » (p. 21). C’est d’ailleurs le repli de la pensée théologique sur elle-même qui a amené Troeltsch à fonder, avec d’autres collègues, l’École de l’histoire de religions qui prônait une idéologie d’ouverture à la modernité. Il a mis la question sociale au centre de ses travaux. De ce point de vue, les Églises ne pouvaient ignorer le monde dans lequel elles se trouvaient et elles se devaient de faire de « l’éthique chrétienne, une éthique sociale » (p. 74) ou d’adapter « le contenu éthique du christianisme aux problèmes sociaux de la modernité » (p. 17). L’avenir même de la religion dépendra, précise Gendron, « de ce que les groupes religieux et les institutions religieuses ont à offrir au monde […], du rôle que les groupes religieux sont prêts à jouer dans la société et de la place que les institutions religieuses peuvent occuper au sein de l’ensemble des institutions sociales » (p. 94).

C’est le genre de sujet qu’ont dû étudier Weber et Troeltsch, comme fondateurs de la sociologie des religions. Leur objectif a-t-il été de définir une modernité qui soit religieuse ? Ce me semble être surtout le cas de Troeltsch. On sait que leur engagement sur ces questions n’était pas de même nature. Troeltsch, par exemple, a cru que le calvinisme représentait la religion la plus compatible avec l’idéologie de la modernité, et il était manifestement disposé à lui donner son appui. C’est un pas que Weber n’aurait pas osé franchir. Plus soucieux de maintenir une distance, il se retranchait dans la neutralité axiologique. Il est vrai, en revanche, qu’il n’a pas cessé d’analyser les effets de la religion « sur la conduite de la vie » (p. 17) et de la concevoir comme un phénomène culturel de premier plan, en un temps où les chantres de la modernité annonçaient déjà sa disparition de l’espace public.

Mais Gendron ne présente pas seulement la pensée de ces deux auteurs, il enrichit le débat par des travaux plus récents, comme ceux de Gauchet, de Gogarten, de Casanova et de Schluchter, entre autres : les uns qui mettent en doute la pertinence sociale de la religion, devenant presque des adversaires de la modernité religieuse, les autres qui la souhaitent, insistant sur la fonction immémoriale de la religion « de transcender le monde actuel et de lui rappeler sa contingence » (p. 92). Cet ouvrage nous montre que l’idée de modernité religieuse n’est pas exempte de paradoxes. Il ne parle pas non plus de postmodernité, un discours qui ne nous a pas encore fait oublier la modernité. Plus fondamentalement, il témoigne d’une recherche, d’une interrogation sur le bien-fondé des groupes religieux qui, à notre époque moderne ou postmoderne, revendiquent leur place dans l’espace public. Un ouvrage, en somme, qui ne manque pas d’actualité.