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En 1969, Paul Moraux prononçait à Québec, à la Faculté de philosophie de l’Université Laval, une série de trois conférences sur l’histoire de l’aristotélisme grec, conférences qui furent publiées l’année suivante[1]. Au terme de la première de ces conférences, il concluait :

Les trois siècles de philosophie aristotélicienne que nous venons de parcourir ensemble [d’Andronicos de Rhodes à Alexandre d’Aphrodise, c’est-à-dire d’environ 70 av. J.-C. à environ 250 ap. J.-C.] […] ont été jusqu’ici bien trop insuffisamment explorés. Pourtant, mieux on apprend à les connaître, plus on s’aperçoit qu’ils ont été, pour l’histoire de l’aristotélisme, d’une importance capitale […]. Ce n’est pas la moindre surprise du médiéviste qui se penche sur ces trois siècles encore si mal connus, de constater que presque tout a été dit et répété bien avant le xiiie siècle[2].

Ce jugement de l’illustre spécialiste sur l’importance des trois premiers siècles de la tradition du commentaire aristotélicien vaut également, à plus forte raison, pour la suite de l’histoire du commentaire philosophique dans l’Antiquité, jusqu’à environ 600 ap. J.-C., et cela, tant sur Platon que sur Aristote.

Depuis 1969, la recherche sur la tradition exégétique a fait des progrès considérables. Longtemps ignorée et peu prisée, la pensée de l’Antiquité tardive jouit depuis plusieurs années d’une popularité certaine chez les spécialistes de la philosophie ancienne. L’un des effets ainsi que l’une des causes de cette floraison est l’imposant projet, conçu en 1985 et dirigé depuis par Richard Sorabji, de traduire en langue anglaise la majorité des textes contenus dans les Commentaria in Aristotelem graeca (Berlin, 1882-1909)[3]. Plus de soixante-dix volumes ont paru jusqu’à présent dans l’Ancient Commentators on Aristotle Series, et trente-cinq environ restent à publier[4]. Ces traductions, accompagnées d’introductions et de notes explicatives fort utiles, ont stimulé et continuent de stimuler grandement la recherche, mais il reste encore bien des terres à explorer et à défricher, certains textes n’ayant pas encore été traduits, et la plupart demeurant insuffisamment commentés.

L’un des sujets à avoir le moins bénéficié de l’engouement actuel pour les commentateurs est celui des méthodes exégétiques. Telle est la problématique qui fait l’objet du présent numéro thématique, en deux volets, du Laval théologique et philosophique (le second volet paraîtra dans le numéro 3 de 2008)[5]. Riche de nombreuses études par des spécialistes canadiens et étrangers, ce numéro se propose de mettre en lumière, pour les diverses phases de la tradition ancienne et médiévale, certains des principaux procédés exégétiques qui ont donné lieu à la création, à l’élaboration et à la justification de doctrines philosophiques influentes. Il y est notamment question des manières dont les commentateurs éclairent et mettent à profit leurs sources, des finalités qui guident leurs explications et appropriations, de leur degré d’orthodoxie ou, au contraire, de critique assumée, explicitement ou non. Ces études sur les procédés exégétiques ont donc pour ambition de faire entrer en quelque sorte dans l’atelier du commentateur ancien ou médiéval. Par là, notre numéro thématique entend offrir des contributions originales à la recherche actuelle, doublées d’aperçus synthétiques de la recherche récente.

L’étude conjointe de Platon et du platonisme et celle d’Aristote et de l’aristotélisme (voire de ces deux traditions ensemble, jugées souvent encore incompatibles) constitue et constituera encore pour bien des années à venir un champ d’exploration de première valeur, et ce, non pas seulement sur le plan historique, mais également sur le plan philosophique et méta-herméneutique. Il n’y a plus lieu de douter de l’originalité philosophique des commentateurs, notamment néoplatoniciens (la dénomination moderne de « néoplatonicien » souligne d’ailleurs assez le caractère innovateur de leur contribution, qui prétendait pourtant à la plus stricte orthodoxie). De même, s’agissant de leurs méthodes exégétiques, indissociablement liées à leur engagement philosophique, le double défi s’offre à nous de mieux comprendre leurs modes de lecture, et de reconnaître en quoi ceux-ci sont parfois susceptibles de relativiser, de remettre en question et même d’enrichir notre façon de lire Platon et Aristote aujourd’hui.