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Le titre de cet ouvrage de Jean-Georges Boeglin, « curé d’une importante paroisse de Strasbourg », représente à lui seul un programme ambitieux. En effet, la question du ministère pétrinien est fort complexe, car elle ne peut être isolée de tant d’autres questions débattues (notamment celle de la collégialité des évêques, des Églises locales, de la conciliarité foncière de l’Église, etc.). L’ouvrage fait appel aux disciplines historique, canonique et théologique, et situe la recherche à l’intérieur d’une vaste production qu’il est difficile de maîtriser parfaitement. En effet, en particulier depuis la publication de l’encyclique Ut unum sint qui invitait les « pasteurs et théologiens de nos Églises […] », les « responsables ecclésiaux et leurs théologiens », à rechercher « ensemble » la « forme concrète d’exercice de la primauté […] » ou « les formes dans lesquelles ce ministère pourra réaliser un service d’amour reconnu par les uns et par les autres » (nos 95 et 96), que de colloques et de publications sur cette question, sans compter toutes les interventions romaines sur l’une ou l’autre question qui se rattache à ce débat (on pense en particulier à Communionis notio, Apostolos Suos, le dialogue Kasper-Ratzinger sur l’Église locale, etc.). De plus, depuis le début des années 1970, pratiquement tous les dialogues oecuméniques, bilatéraux et multilatéraux, auxquels participe l’Église catholique, abordent, à un moment ou à un autre, la question du ministère primatial. On n’est donc pas étonné dans ce contexte de constater l’ampleur de l’ouvrage de Boeglin, surtout que l’auteur ne se contente pas d’examiner la question du ministère pétrinien dans le cadre de l’Église catholique, mais qu’il ambitionne de situer ce ministère dans le cadre de la communion des Églises chrétiennes.

Les dix-neuf chapitres de l’ouvrage se répartissent en quatre parties. La première, consacrée au tournant ecclésiologique que constitue Vatican II, commente, paragraphe par paragraphe, les articles 19 à 25 de la Constitution Lumen Gentium. Isolés de l’ensemble du travail conciliaire et du reste de la Constitution dogmatique sur l’Église, cette présentation, sous forme de commentaire, réussit mal à mettre en perspective ce chapitre III de Lumen Gentium qui n’est probablement pas le lieu où se manifeste le plus le tournant ecclésiologique de Vatican II. De plus, cette présentation, qui recourt rarement aux sources archivistiques aujourd’hui disponibles, ne bénéficie pas des apports des travaux les plus récents sur la question. Ainsi, le commentaire des articles 19 et 20 ne prend pas en compte les études qui critiquent la systématique de la constitution qui a pour effet de construire l’identité de l’évêque en relation avec le collège plutôt qu’en le rapportant à l’Église locale pour laquelle il est ordonné. Le manque de prise en compte de l’Église locale dans cette construction de la figure de l’évêque n’est pas sans faire problème, aussi bien en regard de la tradition que des discussions oecuméniques actuelles. Certes, on revient sur la question dans la deuxième partie (p. 97-98), mais cela demeure sans vigueur.

De la même manière, l’exposé sur la communio hierarchica est sans doute trop dépendant de la thèse de G. Ghirlanda sans que l’on fasse droit aux réserves bien fondées d’Y. Congar. En observant que « l’adjectif “hiérarchique” fut rajouté partout lors de l’élaboration des modi » (p. 89), Boeglin sous-entend — cela est bien ambigu — que cette notion s’étend à la compréhension de la communion dans l’enseignement du concile plutôt que de la contenir strictement comme le font les textes conciliaires. Même flottement au chapitre V, pour me limiter à ce dernier exemple, qui commente la « Nota praevia explicativa » sans se rapporter une seule fois au dossier Gérard Philips publié par Jan Grootaers, même si l’ouvrage figure dans la bibliographie générale (et dans une note de la p. 117 de la deuxième partie de l’ouvrage). Du reste, on est surpris de lire, dans l’incipit de ce chapitre, que la Nota doit être étudiée « au même titre que les articles de la constitution », ce qui outrepasse non seulement l’opinion reçue clairement formulée par le théologien allemand Josef Ratzinger, qui rappelle, à la suite de Mgr Parente que, malgré son caractère particulier, « la Note est et reste ainsi un texte de la Commission », mais gomme aussi la distinction claire entre un texte conciliaire discuté en assemblée et voté par le concile, et un texte produit par une commission conciliaire. Bref, il y a, tout au long du parcours, des prises de position, ce qui est légitime, mais ces prises de position auraient mérité d’être situées dans le cadre des discussions actuelles plutôt que de faire l’impasse sur les autres positions possibles. Du reste, sur plusieurs points de l’exposé, on pourrait avancer des opinions différentes qui ne sont jamais présentées ici. Je me limiterai à un seul exemple : à la p. 63, à l’affirmation suivant laquelle la communion hiérarchique « est une condition plutôt qu’une cause » dans l’établissement d’une personne comme membre du collège épiscopal, Boeglin ajoute : « […] mais cette exégèse n’est pas formellement dans le texte ». C’est négliger (ce qui est un peu corrigé à la p. 104) que le libellé du texte, rédigé avec beaucoup de soin, distingue précisément les deux éléments en cause (l’ordination et la communion hiérarchique), en affirmant que quelqu’un est constitué évêque « vi sacramentalis consecrationis » et « hierarchica communione » (à l’ablatif), les deux éléments n’opérant pas de la même manière, l’un agissant à titre de cause et le second à titre de condition, comme le précise d’ailleurs l’exégèse précise du texte latin du rédacteur, G. Philips.

La deuxième partie, où l’on prête à Karl Rahner (plutôt qu’à Karl Barth) l’ouvrage Ad limina apostolorum (p. 112) et qui situe le subsistit in à l’article 48 (plutôt que 8) de Lumen Gentium (p. 118), souffre de lacunes similaires. On est étonné de constater que, sur certaines questions, le développement reste étranger à la discussion la plus récente sur des sujets importants. Ainsi, la question de l’usage par le concile de l’expression subsistit in comme celle du non-usage du titre « Église » pour désigner certaines traditions chrétiennes issues de la Réforme (p. 113 ou 118) ne renvoient pas à des prises de position récentes sur ces questions, en particulier Dominus Iesus (2000). On croit rêver en lisant le paragraphe conclusif du chapitre VI, à la p. 118 : « Un meilleur approfondissement théologique de la révolution ecclésiologique de Lumen Gentium qu’amena l’introduction du subsistit in en Lumen Gentium 48 [sic] pourrait donner lieu à de fécondes avancées. En effet, considérée à juste titre par des théologiens divers comme l’innovation la plus importante du concile, l’introduction de ce verbe a permis de débloquer la perception que l’Église avait d’elle-même. “L’auto-conscience de l’Église” est nouvelle : l’ecclésiologie de communion et donc la théologie de l’épiscopat et des ministères peuvent s’appuyer sur ce changement de perspective ».

Nous sommes en plein surréalisme lorsque nous lisons ces lignes un peu euphoriques qui, s’appuyant sur des opinions antérieures à 1991, ne prennent pas en compte les prises de position les plus récentes, notamment la thèse critiquable d’Alexandra von Teuffenbach (Die Bedeutung des subsistit in (LG 8). Zum Selbstverständnis der katholischen Kirche, München, Herbert Utz Verlag Wissenschaft, 2002) ou les prises de positions du cardinal Ratzinger (d’abord en 2000) et de Dominus Iesus, voire de la prise de position de la Congrégation pour la doctrine de la foi, déjà en 1985, dans une notification relative à un ouvrage de L. Boff. On se demande pourquoi on ignore tous ces écrits — et bien d’autres — lorsqu’on traite de ces questions.

De même, le lecteur reste perplexe lorsqu’on traite du rapport entre l’ecclésiologie de communion et la subsidiarité (p. 151 et suiv.) sans renvoyer au débat sur cette question lors de l’assemblée extraordinaire du synode de 1985, ou lorsqu’on aborde le sujet des conférences épiscopales, sans renvoyer à Apostolos Suos, pour conclure que « les résultats déjà atteints — au chapitre de l’importance du rôle joué par les conférences épiscopales dans les relations entre Églises locales et l’Église universelle — permettent d’éprouver à cet égard une confiance fondée » (p. 165). On ne peut d’ailleurs pas s’en tirer en affirmant « qu’il reste probablement encore à débattre de la nature collégiale des conférences » (p. 165). Étonnant d’ailleurs que l’on ramène au niveau du jure ecclesiastico le regroupement des Églises, ce que Vatican II présente comme « Divina autem Providentia factum est » (LG 23). Ce qui est considéré par un concile comme l’oeuvre de la divine Providence peut-il être rabaissé au niveau du jure ecclesiastico que l’on distingue ici du jure divino, catégories, du reste, débattues dans la littérature théologique. On retrouve la même lacune dans le traitement de la question des Églises soeurs (p. 203 et suiv.) où l’on met en oeuvre une documentation intéressante (un Bref de Paul VI, Unitatis Redintegratio, etc.), mais où l’on fait complètement l’impasse sur la note de la Congrégation pour la doctrine de la foi (30 juin 2000).

Ce ne sont pas seulement des prises de position romaines autorisées ou des études savantes qui ne sont pas appelées à la barre. Ce sont aussi des réalités qui semblent oblitérées. Que l’on dise, par exemple, que « le pouvoir de communion que le pape exerce souvent personnellement s’entoure de toutes sortes d’aides sous la forme du Synode des évêques et des consistoires de cardinaux, des congrégations de la Curie romaine ou de larges consultations de l’épiscopat universel » (p. 201), finit non seulement par mettre sur le même pied des organismes qui visaient, au concile, l’expression de la collégialité des évêques et d’autres qui sont davantage de nature de l’exercice du pouvoir exécutif, mais c’est aussi faire l’impasse sur le dysfonctionnement des multiples organismes du gouvernement central de l’Église catholique. C’est en somme considérer les choses de manière idéale sans analyser de manière un peu approfondie la réalité en se situant sur le plan effectif.

En somme, cet ouvrage aux vastes horizons et aux ambitions gigantesques ne parvient pas à convaincre et laisse son lecteur perplexe. Il ne tient pas ses promesses de penser le ministère pétrinien dans une « future Église unie et oecuménique », pas plus d’ailleurs que dans le cadre de l’Église catholique actuelle, en faisant l’impasse sur les prises de position récentes qui écornent un bon nombre d’affirmations de l’ouvrage et en tenant peu compte des fonctionnements ecclésiaux actuels. À côté de développements suggestifs et de passages intéressants, ce volumineux ouvrage ne parvient pas à s’imposer à côté de plusieurs autres études récentes publiées sur le ministère pétrinien.