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Introduction

Le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise au livre Lambda de la Métaphysique est perdu. Sous le nom d’Alexandre, nous possédons un commentaire qui est attribuable en réalité à Michel d’Éphèse, et dont l’original ne fut imprimé qu’en 1847[1].

Ainsi, comparativement à ce que l’on observe pour les autres écrits d’Aristote, l’interprétation médiévale et moderne du livre Lambda de la Métaphysique pourrait paraître n’avoir été que peu influencée de manière directe par la tradition interprétative grecque : du Moyen Âge au xixe siècle, le commentateur par excellence de la Métaphysique — ou plus exactement de sa version arabe — fut Ibn Rushd (Averroès), dont le Grand Commentaire (Tafsîr) connut plusieurs réimpressions en traduction latine à partir du xvie siècle (editio princeps : Venise, 1550-1552). À vrai dire, le commentaire d’Ibn Rushd, dans l’original ou dans sa traduction latine, paraissait bien souvent plus clair aux yeux des lecteurs médiévaux que le texte de la Métaphysique qui l’accompagne — et qui était de fait, en plusieurs endroits, défectueux — ce qui incitait ces lecteurs à se référer, plutôt qu’au texte même du Stagirite, au commentaire du philosophe arabe.

Et pourtant, si le commentaire d’Ibn Rushd a connu un tel succès, cela n’a sans doute pas été parce qu’il éclairait véritablement dans le détail le texte d’Aristote. Les réponses que le philosophe arabe pouvait apporter à ces questions d’ordre textuel demeuraient sérieusement limitées par le fait qu’il n’avait pas accès au grec du Stagirite[2]. La raison de son succès réside plutôt dans le fait qu’il offrait une synthèse très efficace du propos de la Métaphysique, de sa structure et de ses parties, selon l’interprétation qu’Ibn Rushd avait reçue de ses prédécesseurs grecs de l’Antiquité tardive.

S’agissant notamment de Lambda, il est possible, et même probable, que le commentaire d’Ibn Rushd sur ce livre soit en fait le plus souvent une sorte de calque, plus ou moins fidèle selon les cas, de ce monument de l’art de l’exégèse que constituait, selon toute vraisemblance, le grand commentaire continu d’Alexandre d’Aphrodise. En effet, si l’original grec du commentaire d’Alexandre sur le livre Lambda n’existait déjà plus à la fin du xiie siècle, c’est-à-dire à l’époque où Ibn Rushd travaillait à son propre commentaire, il n’en demeure pas moins que ce dernier disposait des deux premiers tiers du commentaire d’Alexandre sur Lambda dans une traduction arabe, effectuée d’après une traduction en syriaque. Or, Ibn Rushd était parfaitement conscient de la grande valeur du commentaire d’Alexandre, et il cherchait donc à en offrir, pour chaque section de texte, une sorte de supercommentarium, ou commentaire du commentaire[3]. En étant ainsi entremêlée à l’interprétation d’Ibn Rushd, l’interprétation d’Alexandre a donc en réalité exercé une influence considérable, qui en fait l’exégèse ancienne du livre Lambda la plus déterminante et la plus influente dans la réception subséquente de l’ouvrage.

L’interprétation d’Alexandre pose ainsi les prémices de la lecture théologique du livre Lambda, qui fera autorité au Moyen Âge. De ce fait, le rôle de son commentaire s’avère d’une importance capitale dans l’histoire de la réception du livre. Diverses questions se posent eu égard à ce rôle d’intermédiaire, dont celles-ci : où s’arrête, en Lambda, l’intention théologisante d’Aristote (si tant est qu’il en ait eu une), et où commence la part qui, dans la compréhension traditionnelle du livre, est due en fait à Alexandre d’Aphrodise ? Car, après tout, ce qui a passé au Moyen Âge comme la « théologie » d’Aristote, c’est-à-dire comme sa théorie des principes, est tout autant la théologie et la théorie des principes d’Alexandre, y compris en raison du fait que c’était Alexandre, et non pas Aristote, qui avait placé cette « théologie » au centre de l’édifice métaphysique, comme son accomplissement et comme son but ultime[4].

Le commentaire d’Alexandre sur Lambda, comme je l’ai dit, n’a pas été préservé. Cependant, les sources d’information directes sur son exégèse ne manquent pas, bien qu’elles n’aient pas encore été pleinement exploitées. Afin de remédier en partie à cette lacune, je me propose d’examiner ici, tout en gardant un oeil sur le texte même de la Métaphysique, deux traités d’Alexandre qui offrent des témoignages de première valeur sur son interprétation du livre Lambda, mais qui ont jusqu’à présent été étudiés comme des textes indépendants plutôt que comme des commentaires : le traité Sur les principes de l’univers (dorénavant : De principiis, selon la dénomination courante, en vigueur depuis Badawi), principalement à partir du § 64 dans l’édition de Genequand, ainsi qu’un texte en grec beaucoup plus court mais qui comporte, pour une part, des parallèles intéressants avec le De principiis, et dont le titre de « Quaestio » I.1 reflète, dans les écrits attribués à Alexandre, un classement inapproprié.

Ces deux textes comportent des extraits, plus ou moins facilement identifiables, de l’exégèse d’Alexandre sur la deuxième partie du livre Lambda. Il est manifeste que de façon générale cette exégèse s’appuie sur le texte grec d’Aristote de même que sur d’autres ouvrages du Stagirite auxquels Lambda se réfère, en particulier sur le livre VIII de la Physique. Toutefois, en l’absence de la version originale du commentaire d’Alexandre, il n’est pas aisé de juger avec précision de la relation qui existait entre ce commentaire, d’un côté, et le De principiis et la Quaestio I.1, de l’autre. Une première question s’impose : certaines sections du commentaire pourraient-elles avoir été reprises dans les traités ? L’exemple fourni par le traité alexandriste De Anima — lu en parallèle aux fragments disponibles du commentaire perdu d’Alexandre au traité De Anima d’Aristote — suggère qu’Alexandre puisse avoir eu quelquefois recours à un tel procédé[5]. Là aussi pourtant, les similarités qui s’observent entre différents textes de sa plume portant sur un même sujet peuvent être attribuables, non pas tant à des reprises « mécaniques » ou à des collages de sections, qu’à un mode de rédaction faisant naturellement leur part à certains dédoublements et à des formules récurrentes.

Car sinon, en admettant que le De principiis et la Quaestio I.1 soient des originaux, on pourrait trouver surprenant qu’il ait existé, outre le commentaire proprement dit d’Alexandre, d’autres ouvrages de son cru sur le livre Lambda. La chose est toutefois entièrement possible, car Alexandre est un auteur qui n’hésite pas, d’un ouvrage à l’autre, à réintroduire les mêmes concepts et à se répéter, parfois mot pour mot[6]. Une telle pratique se vérifie dans plusieurs types d’écrits qui lui sont attribués, et qui ont en commun de dépendre de ses commentaires. Ainsi, à un traité majeur comme le De Anima, correspond un exposé plus bref, soit le texte mineur sur l’âme (Περὶ ψυχῆς) dans la collection Mantissa. Le De fato, dont il existe deux versions (majeure et mineure), donne un autre exemple de cette pratique du dédoublement partiel. En général, les opuscules plus courts sont dépourvus de sections doxographiques et polémiques, mais ils peuvent, sous les autres rapports, être remarquablement similaires aux sections constructives des traités majeurs qui portent sur les mêmes sujets. Peut-être les destinataires des deux types ouvrages étaient-ils différents ; les traités mineurs sont normalement plus concis et techniques, ce qui suggère qu’ils s’adressaient à un public spécialisé, alors que les traités majeurs — en dépit du fait qu’ils comportent des sections recoupant quelquefois exactement le contenu des traités mineurs — étaient sans doute destinés à une diffusion plus large[7].

C’est d’ailleurs une différence de cet ordre, relative aux destinataires, qui pourrait exister entre le De principiis et la Quaestio. Leur mode de transmission respectif a été également très différent. Le De principiis nous est parvenu par des voies indirectes et à travers diverses traductions. Quant au texte de la Quaestio I.1, il en existe au moins trois versions. La mieux connue est celle qui ouvre la collection des Quaestiones d’Alexandre. Les deux autres sont assez voisines quant au texte. L’une se présente, non pas comme un traité indépendant, mais comme le commentaire d’une partie de MétaphysiqueLambda. Cette version a été éditée « par accident », car elle est intégrée et préservée dans le commentaire de Michel d’Éphèse à Lambda 6[8]. Une telle insertion met d’ailleurs en évidence la nature proprement exégétique de la Quaestio I.1, que je m’appliquerai à mettre en lumière dans la deuxième partie et la conclusion du présent article. L’autre version, parallèle et similaire, est inédite. Elle se trouve dans le ms Ven. 194[9].

Pour les besoins de la présente étude, il me suffira de montrer que le commentaire continu d’Alexandre d’Aphrodise au livre Lambda n’est pas complètement perdu, et qu’il nous en est parvenu davantage que les fragments contenus dans le Grand Commentaire d’Ibn Rushd. Certes, les passages où le philosophe arabe cite nommément Alexandre sont d’un grand intérêt, mais il a été jusqu’à présent difficile de les rassembler et de les mettre en système[10]. Le De principiis et la Quaestio I.1, en revanche, permettent en bien des endroits une reconstruction de l’interprétation globale d’Alexandre, qui se révèle riche en détails. Comme je tâcherai de le montrer, la considération de ces deux sources peut nous aider à mieux comprendre les méthodes exégétiques propres à celui qui fut longtemps considéré comme le commentateur par excellence d’Aristote. Cela est particulièrement intéressant en ce qui concerne son interprétation de Métaphysique Lambda, dont l’importance historique ne saurait être surestimée.

I. Le De principiis

Le traité Sur les principes de l’univers est une oeuvre maîtresse d’Alexandre, qui doit être consultée en priorité si l’on veut procéder à une reconstruction d’ensemble de son interprétation d’Aristote.

Ce traité, dont l’original grec est perdu, nous est parvenu par le biais de traductions et donc, comme je l’ai dit, de sources indirectes dont l’exploitation est malaisée. Il existe de ce texte une édition récente par Charles Genequand[11]. C’est un travail dont l’intérêt mérite d’être souligné, vu l’importance capitale du De principiis[12]. Néanmoins, il faudrait déterminer davantage la valeur exacte de chacune des sources d’information dont nous disposons, défi que Genequand ne relève qu’en partie[13]. Plus précisément, le texte du De principiis est transmis en arabe par au moins deux traditions distinctes, que Genequand désigne comme le « Texte A » et le « Texte B », ainsi qu’en syriaque dans la traduction partielle de Sergius de Reshaina. Cette dernière traduction pourrait être très proche de l’original, mais certains éléments semblent indiquer qu’elle est intégrée dans un traité de Sergius. Certes elle comporte, par rapport au « Texte A », des lacunes et des ajouts, qui sont toutefois le plus souvent reconnaissables grâce au texte parallèle en arabe[14]. Or Genequand, dans son ouvrage, traduit uniquement le « Texte A » de l’arabe en anglais, et ne se propose pas d’examiner sa relation avec les deux autres sources textuelles dont nous disposons, le texte syriaque de Sergius et le « Texte B ». Ce fait constitue un desideratum qu’il faudra un jour combler. Par ailleurs, une division du texte ainsi qu’une décomposition analytique de ses grands arguments seraient, à ce stade de la recherche, nécessaires pour faire ressortir la structure du traité, telle qu’elle est en elle-même mais aussi en regard des textes aristotéliciens qui en constituent la source. Ce travail s’avère toutefois difficile à réaliser, entre autres parce que nous ne disposons pas encore, pour le traité, d’un sommaire analytique continu, que Genequand a renoncé à donner. On perçoit donc mal, pour l’instant, la fonction précise qui est impartie à chaque phrase dans l’argument ou le passage plus étendu dans lequel elle s’insère[15]. Ce fait est, à mon sens, indirectement confirmé par le petit nombre d’analyses exégétiques du traité qui ont été publiées depuis la parution de l’ouvrage de Genequand. Une lecture critique du De principiis exige d’abord qu’on s’interroge — ce qui à ma connaissance n’a pas encore été fait — sur sa fonction et sa nature globales. Si l’on persiste à considérer le traité comme un ouvrage indépendant ou autosuffisant, il faudra alors admettre qu’il comporte des anomalies de structure graves et difficilement explicables. Si, en revanche, on estime avoir affaire à une oeuvre exégétique — et force est de reconnaître que tous les ouvrages d’Alexandre qui concernent Aristote sont, d’une certaine manière, de nature exégétique —, il convient de chercher à déterminer le type particulier d’exégèse qui y est pratiqué. La brièveté de la présente étude me forcera à n’avancer, relativement à ce dernier point, que des hypothèses générales, que je compte toutefois développer et étayer dans des études à venir. J’espère néanmoins que ces hypothèses pourront stimuler la discussion sur un problème qui, en tout état de cause, implique une part de conjectures.

Dans son état actuel, le De principiis s’ouvre par une indication claire quant à son sujet, à savoir « la doctrine des principes selon Aristote » (fin du § 1[16]), et par une introduction bien articulée (§ 2-3). Dans cette dernière, Alexandre fait d’abord connaître sa position quant au problème de méthode que soulève une étude sur les principes (§ 2), qui est attribuable au fait que si les premiers principes sont, par définition, sans principes, il est alors impossible de procéder, dans une enquête à leur sujet, par démonstration apodictique. Or dans de telles conditions, explique Alexandre :

Le meilleur mode d’exposition consiste à montrer que les principes posés par de telles doctrines [celles d’Aristote] s’harmonisent et sont en accord avec les phénomènes qui sont évidents et bien connus. Car concernant les principes on ne peut pas se servir du raisonnement démonstratif, puisque la démonstration procède à partir de ce qui est antérieur et des causes, et que pour les premiers principes il n’y a rien d’antérieur et qu’il n’y a pas de causes[17].

De princ., § 2

Il s’agit d’une précision méthodologique importante, sur laquelle nous reviendrons lors de l’analyse d’un passage parallèle de la Quaestio I.1, p. 4.4-7.

Le De principiis, § 3, formule ensuite une série de questions fondamentales : qu’est-ce que la cause première[18] ? Quelle est son activité ? Quel est le mouvement du corps qui est mû par la cause première ? Pourquoi le corps circulaire a-t-il de nombreux mouvements différents ? Et enfin, ce qui est engendré dans le monde sublunaire en raison du mouvement des corps l’est-il par l’effet d’un savoir ou d’une volonté ? Ces cinq questions résument bien l’ensemble des préoccupations du traité — qui vont de l’identification et de la définition de la cause première aux conséquences les plus directes et les plus éloignées de son activité[19] —, mais la manière logique et progressive dont les questions sont sériées au § 3 ne reflète que partiellement la structure du De principiis. En fait, le plan du traité n’est pas véritablement progressif ou linéaire, et il n’est donc décelable qu’à travers un travail d’interprétation. Je vais en tenter ici une amorce, dont les résultats, forcément sommaires, resteront à vérifier et à préciser.

On peut distinguer dans le De principiis, suite à l’introduction, deux grandes parties. La première (§ 4-64) esquisse une définition de la cause première[20], et porte du même coup sur trois des problèmes les plus fondamentaux que pose l’exégèse de MétaphysiqueLambda, problèmes en fonction desquels nous pouvons diviser la première partie, à son tour, en trois sections. La première de ces sections traite de la relation entre les sphères du ciel et le premier moteur, et porte ainsi sur le rapport entre le désir et l’imitation d’un être supérieur, qui est incorporel et immobile. Cette section souligne que le corps céleste, étant le meilleur des corps, est nécessairement animé[21], sans pour autant posséder que la faculté supérieure de l’âme, celle qui désire le Bien véritable (§ 4-28). La deuxième section argumente per absurdum, afin de montrer l’immobilité du principe, à la fois contre la thèse voulant que le principe du mouvement soit toujours en mouvement, et contre une autre thèse, logiquement liée à la première, selon laquelle l’automoteur constitue le principe de tout mouvement (§ 29-44)[22]. La troisième section, enfin, cherche à montrer l’accord qui existe entre l’éternité du premier moteur (postulée en raison de son excellence ou de son exemption de toute corruptibilité) et l’éternité du corps céleste (postulée en raison de la continuité de son mouvement) (§ 45-61). Puisqu’il est le principe de tous les étants, le premier moteur doit être une substance simple, incorporelle, immobile, éternelle, et sans puissance (§ 62-64, l. 2). Cette conclusion constitue d’une certaine façon l’analogue de celle formulée en Métaphysique Lambda 7, 1073a3-12 (cf. aussi le programme correspondant en 6, 1071b4 et suiv., qui se lit comme suit : « Il faut dire qu’il est nécessaire qu’il existe une substance éternelle et immobile »).

La deuxième partie du De principiis (§ 64, l. 2 et suiv.) représente en effet, en quelque sorte, un nouveau départ, dans la mesure où elle reprend ab exordiis la démonstration de l’existence du premier moteur. On pourrait s’étonner de cette reprise puisque le premier moteur et ses attributs ont déjà fait l’objet de nombreuses discussions dans les analyses précédentes. En effet, le premier moteur y a été déjà décrit comme le Bien excellent et véritable (§ 4-11), comme étant sans corps (§ 27-28), immobile (§ 27-44), éternel et un par le nombre (§ 45-49), comme une substance incorporelle, abstraite et séparée, et comme forme sans matière (§ 53-54). L’explication de ce désordre apparent est, à mon sens, d’ordre hypotextuel[23] et tient au fait que du § 64 jusqu’à la fin, le De principiis suit la deuxième partie du livre Lambda, qui porte précisément sur le premier moteur. L’argument visant à établir l’existence d’une substance éternelle et immobile en Lambda 6 (qui s’ouvre par ces lignes : « Les substances sont les premières des étants, et si toutes étaient corruptibles, tout serait corruptible » [1071b5 et suiv.]) marque le début de la superposition entre les deux textes[24].

À partir du § 64 donc, Alexandre suit la partie constructive du texte d’Aristote. Il respecte, dans l’ensemble, l’ordre du texte aristotélicien, et les quelques écarts qu’il s’autorise par rapport à cet ordre ne sont pas sans raison. La correspondance entre les deux textes paraît être la suivante : Lambda 6 = § 64-73, 79-85[25], Lambda 8 = § 86-95, Lambda 7 = § 96-112, 120-127, Lambda 9 = § 113-119, et Lambda 10 = § 128 et suiv. On note, dans cette reprise du plan aristotélicien, certaines omissions d’importance (notamment les chapitres 1 à 5 de Lambda, qui ne traitent pas du premier moteur, de même que les sections doxographiques de Lambda 6 et 10), quelques ajouts (par exemple deux citations, dans les § 89-90, de Phys. VIII.6, 259a6-13 et 13-19, citations probablement motivées par certains passages comme 1073a26-34 de Lambda 8), et enfin certains déplacements.

Concernant la raison de ces déplacements, on ne peut que proposer des conjectures. Si l’on se penche sur les grandes lignes, on dira par exemple qu’il est logique qu’un précis sélectif et réadapté de Lambda 8 (§ 86-95), qui porte sur la pluralité des sphères et des moteurs, puisse faire suite à une paraphrase de la discussion de Lambda 6 sur la pluralité des mouvements célestes (§ 79-85). Dans sa réécriture, toutefois, Alexandre ne tient pas compte des exposés concernant les théories astronomiques d’Eudoxe et Callippe sur le nombre des sphères, qu’il regarde manifestement comme de simples comptes rendus doxographiques, bien qu’ils forment le corps du chapitre 8 du livre Lambda[26]. Par ailleurs, les éléments constructifs du chapitre 9, dans lequel Aristote énumère les difficultés inhérentes à la doctrine de l’intellect premier (1074b25-38 ; cf. De princ. § 113-125), sont inclus dans la discussion portant sur le chapitre 7 (§ 97-112, 126-127 sur Lambda 7, 1072b13-30). De cette façon la discussion sur l’intellect offerte en Lambda 9 se trouve intégrée à la discussion, plus brève, de Lambda 7 (1072b18-30), ce qui permet à Alexandre d’esquisser une synthèse doctrinale qui s’imposera dans la tradition exégétique subséquente. Enfin, la conclusion du De principiis (§ 128 jusqu’à la fin) s’inspire du chapitre 10 de Lambda, dans la mesure où elle porte sur la disposition ordonnée du Tout que constitue l’univers (al-kull en § 134, comme τὸ ὅλον en Lambda 10, 1075a11[27]). Ledit chapitre final de Lambda, riche en métaphores[28], fait maintenant l’objet d’une réappropriation assez libre, comme s’il s’agissait d’un modèle rhétorique à réinterpréter. Ainsi, Alexandre reprend l’exemple de la maison (§ 128 et suiv., 133-136), mais il ne réutilise pas l’exemple de l’armée, et il introduit celui de la cité bien ordonnée. En tout cas, il souligne la cohésion de l’univers (§ 130-134), de même que son éternité et sa disposition ordonnée (§ 134-143). Dans cette réappropriation, les échos du chapitre 6 du De mundo ne manquent pas, à l’instar de ce qu’on observe dans la Quaestio II.3 et le De providentia d’Alexandre. Par contre, la section polémique et doxographique de Lambda 10 (1075a5 et suiv.) est ignorée. La nécessité de défendre la doctrine aristotélicienne, considérée comme « plus vraie » et plus conforme à la notion commune[29] de la divinité que celle des écoles concurrentes, joue également un rôle dans la conclusion du De principiis (§ 144-151, notamment § 145-146[30]), qui répond en cela à la déclaration programmatique du § 2. Dans l’ensemble, le style de cette section finale ne relève plus de la simple paraphrase, mais est inspiré par l’engagement philosophique d’Alexandre et par son effort de parvenir à une synthèse nouvelle.

Il reste que le développement de l’argument n’est pas linéaire et comporte une certaine surabondance et des répétitions, attribuables au fait qu’Alexandre cherchait, en appliquant la méthode qui est la sienne dans les grands commentaires, à rendre compte et à restituer la cohérence d’un texte — le livre Lambda — dont l’articulation est absconse. En fait, à partir du § 64, le De principiis ressemble fort à la summacapitum qui précède, dans les commentaires continus, chacune des exégèses alexandristes sur un livre ou un passage du corpus aristotélicien (par exemple le livre Gamma[31]), et qui a pour fonction d’orienter la lecture de détail qu’Alexandre s’apprête à proposer de chaque lemma[32].

Mon hypothèse est donc la suivante : dans ses écrits sur les principes, Alexandre suit autant que possible le livre Lambda de la Métaphysique et en particulier les chapitres 6-7, qui renferment la démonstration de l’existence de la substance immobile, premier moteur de l’univers. Cette hypothèse trouve un appui dans un autre texte d’Alexandre concernant les principes, qui est plus court que le De principiis et qui a été préservé en grec : la Quaestio I.1.

II. La Quaestio I.1

La Quaestio I.1 (qui compte trois pages environ dans l’édition de Bruns) n’est en réalité ni une « question », ni une « aporie[33] ». Ce n’est probablement qu’à des fins de classement que le titre de Quaestiones a été mis en tête de la collection des trois livres des « apories et solutions » physiques d’Alexandre ; il faut donc croire qu’il n’a été attribué que tardivement au traité[34]. Le titre complet (tardif aussi, très probablement) introduit le sujet du texte sous la forme d’une interrogation : « Par quelles considérations peut-on établir la cause première selon Aristote ? » Contrairement au De principiis, la Quaestio I.1 ne comporte pas d’introduction. Pour des précisions sur le thème et l’intention globale du traité, il faut attendre une brève section intermédiaire (p. 4.4-7 Bruns, cf. mes remarques ci-dessous).

L’exorde de la Quaestio correspond au nouvel argument offert par Aristote en Lambda 6, 1071b5 et suiv. Le court développement qui introduit l’argument principal chez Aristote (Lambda 6, 1071b3-5) n’est donc pas repris ou paraphrasé : il est négligé, exactement comme au début de la seconde partie du De principiis (§ 64, l. 2 et suiv., qui correspond également à Lambda 1071b5 et suiv. ; cf. § 2 ci-dessous). Il s’agit là encore d’un trait commun entre l’exorde de la Quaestio et celui de la seconde partie du De principiis.

La première partie de la Quaestio (jusqu’à la p. 4.4) correspond donc à Lambda 6 (jusqu’à 1071b22), puis à Lambda 7 (jusqu’à 1072a27). Hormis quelques adaptations, cette première partie suit rigoureusement le texte d’Aristote et offre à la fois la paraphrase et l’exégèse d’une partie essentielle des arguments du livre Lambda, à savoir des arguments qu’Alexandre tenait pour décisifs quant à la question des principes. La réécriture et l’interprétation proposées par Alexandre mériteraient certainement une étude approfondie et, par manière d’introduction à une telle étude, je tenterai ici une première mise en correspondance du texte de la Quaestio I.1, p. 2.20-4.4, et de celui des chapitres 6-7 de Lambda. Pour ce faire, je procéderai lemme par lemme, en me référant à la numérotation des lignes du texte grec contenue dans l’édition de Bruns et en traduisant certains passages-clés[35].

La Quaestio I.1 (p. 2.20-21 Bruns) s’ouvre par cette phrase : « Si toutes les substances étaient corruptibles, tout serait corruptible, puisque les autres étants sont inséparables de la substance ». De cette façon, comme je l’ai dit, le début du texte d’Alexandre correspond au début de l’argument principal de Lambda (chap. 6, 1071b5-6 : αἵ τε γὰρ οὐσίαι πρῶται τῶν ὄντων, καὶ εἰ πᾶσαι φθαρταί, πάντα φθαρτά), à ce détail près que la primauté de la substance sur les autres modes d’existence est justifiée par l’Aphrodite grâce au critère de la dépendance ontologique et en raison du fait que « les autres étants sont inséparables de la substance ».

2.21 et suiv. : Chez Alexandre, comme chez Aristote, l’argument qui découle du principe posé dans la phrase liminaire de la Quaestio I.1 prend la forme du modus tollens[36]. C’est pourquoi Alexandre pose les prémisses suivantes : « Tout n’est pas corruptible, et toute substance n’est pas corruptible ». Il prouve ensuite la prémisse selon laquelle « Tout n’est pas corruptible » comme suit :

2.22 : « Tout n’est pas corruptible, car il est impossible que le mouvement soit corruptible ». Ce passage correspond à Lambda 6, 1071b6-7 : ἀλλ᾿ ἀδύνατον κίνησιν ἢ γενέσθαι ἢ φθαρῆναι.

2.22-23 : « En effet, [le mouvement] est éternel ». Cette affirmation correspond à Lambda 6, 1071b7 : ἀεὶ γὰρ ἦν (scil. : ἡ κίνησις).

2.23-29 : (εἰ γὰρ εἴη γενητή […] γενητή). Dans ces lignes, l’argument d’Aristote visant à établir l’éternité du mouvement est élaboré librement par Alexandre, qui puise au texte de Phys. VIII.1 (cf. 251a17-28)[37]. L’on notera qu’en procédant ainsi Alexandre propose une réécriture qui est, à certains égards, plus claire que le texte même d’Aristote[38].

3.1-7 : (ἀλλ᾿ ἡ κίνησις […] κίνησιν κινούμενον). Dans ce passage, l’argument des lignes 1071b7-10 de la Métaphysique, qui porte sur la continuité du temps et du mouvement, est omis (cf. toutefois De princ. § 69-71). Alexandre choisit en fait d’aborder le thème de la continuité par une autre voie, ce qui lui permet, dans son argumentation, d’apporter réponse à une objection qui pourrait être soulevée contre la thèse de la continuité du mouvement perpétuel, telle qu’elle est formulée en Lambda 6. Selon cette objection, le mouvement pourrait être éternel, même s’il était fait d’une série ininterrompue de mouvements distincts[39]. En cherchant à prendre sur ce point la défense d’Aristote, Alexandre utilise déjà ici une importante conséquence de la thèse de l’éternité du mouvement, à savoir le fait qu’il existe un corps éternellement mû.

3.7-8 : « Mais le seul mouvement qui soit éternel et continu est le mouvement circulaire ». Cette affirmation correspond au passage suivant de Lambda 6, 1071b10-11 : κίνησις δ᾿ οὐκ ἔστι συνεχὴς ἀλλ᾿ ἢ ἡ κατὰ τόπον, καὶ ταύτης ἡ κύκλῳ. Alexandre ne juge pas utile, à ce stade, de reprendre l’argument plus élaboré de Lambda 7, 1072a21-22 (καὶ ἔστι τι ἀεὶ κινούμενον κίνησιν ἄπαυστον, αὕτη δ’ ἡ κύκλῳ καὶ τοῦτο οὐ λόγῳ μόνον ἀλλ’ ἔργῳ δῆλον). Du reste, il a déjà établi, dans les lignes immédiatement précédentes, qu’il existait un corps éternellement mû (3.1-7).

Ensuite, dans les parties subséquentes de la Quaestio, Alexandre choisit de suivre le chapitre 7 du livre Lambda. Il néglige donc la section aporétique et doxographique de Lambda 6 (1071b22-1072a7), de même que la section finale du chapitre, qui traite de la multiplicité des mouvements célestes (6, 1072a7-7, 1072a21, cf. mes remarques sur De principiis § 64-95 ci-dessus). La suite du texte comporte les articulations suivantes :

3.8-9 : « Le corps qui se meut de ce mouvement circulaire est éternel ». Ce passage correspond à Lambda 7, 1072a23 (ὥστ’ ἀΐδιος ἂν εἴη ὁ πρῶτος οὐρανός).

3.9-18 : Le passage formé par ces lignes représente un excursus n’ayant pas de parallèle dans le livre Lambda. Il offre une démonstration du fait que le corps céleste est animé et qu’il se meut par désir. Sa fonction est de préparer l’interprétation que proposera Alexandre de Lambda 7, 1072a26 (κινεῖ δὲ ὧδε τὸ ὀρεκτὸν καὶ τὸ νοητόν).

3.18-20 : « Pour ce qui se meut par impulsion et par désir, un étant doit exister, pour le désir duquel l’autre se meut d’un mouvement circulaire, et qui soit également éternel et en acte ». Ce passage, qui pose l’existence d’un moteur du ciel, mais sans encore affirmer son immobilité, correspond à l’argument développé par Aristote en Lambda 7, 1072a23 et suiv. (ἔστι τοίνυν τι καὶ ὃ κινεῖ).

3.20-23 (πᾶν γὰρ τὸ κινητικόν τινος ἐνεργείᾳ τι ὂν κινεῖ […] μὴ ὄντος ἐνεργείᾳ τοῦ κινήσοντος αὐτήν). Sur cette utilisation du couple acte-puissance pour décrire la nature du moteur éternel, cf. Lambda 6, 1071b12-20.

3.23-24 : « Mais le moteur sera aussi immobile, car si lui aussi se mouvait en tant que mû, il faudrait, pour lui aussi, un moteur ». Alexandre invoque ici l’argument de la régression à l’infini, plutôt que l’argument de symétrie utilisé par Aristote en Lambda 7, 1072a24-26[40].

3.25 : « Mais s’il est immobile, il est incorporel, car tout corps en tant que corps est mobile ». Cet argument peut être considéré comme une interprétation du passage suivant de Lambda 6 : (ἔτι τοίνυν ταύτας δεῖ τὰς οὐσίας εἶναι ἄνευ ὕλης· ἀϊδίους γὰρ δεῖ, εἴπερ γε καὶ ἄλλο τι ἀΐδιον) (1071b20-22)[41]. Il connaîtra une grande fortune dans la tradition exégétique.

3.25-26 : « Il y aura une substance éternelle et immobile en acte, qui sera la cause du mouvement éternel et continu du corps qui possède un mouvement circulaire ». Cette conclusion correspond à la conclusion de Lambda 7, 1072a24-26 : τοίνυν ἔστι τι ὃ οὐ κινούμενον κινεῖ, ἀΐδιον καὶ οὐσία καὶ ἐνέργεια[42] οὖσα.

4.1-4 : « Le corps divin sera mis en mouvement par cette substance parce qu’il la contemple et qu’il a la tendance et le désir de l’imiter. Car tout ce qui est mû par quelque chose d’immobile et de séparé se meut de cette façon ». Ce passage correspond à Lambda 7, 1072a26-27 (κινεῖ δὲ ὧδε τὸ ὀρεκτὸν καὶ τὸ νοητόν· κινεῖ οὐ κινούμενα).

4.4-7 : « La preuve est par analyse. Car du premier principe il ne peut pas y avoir de démonstration. Pour concevoir sa nature il faut se servir de l’analyse, à partir de son accord avec ce qui lui est postérieur et qui est évident ». Cette dernière phrase résume bien la méthode suivie par Aristote, et par Alexandre à sa suite, dans la construction de l’argument visant à prouver l’existence du premier moteur. On notera la complémentarité qui existe entre ces lignes et le passage méthodologique correspondant du De principiis (§ 2 p. 44.8-12 Genequand), qui a été cité dans la section I du présent article. En effet, la Quaestio utilise l’expression de « preuve par analyse » pour décrire la démarche de remontée vers les principes, expression qu’on ne trouve pas dans le texte arabe du De principiis ; mais le De principiis, contrairement à la Quaestio, explique les raisons de la différence entre la démonstration apodictique et l’argument qui, « par analyse », remonte aux principes. Selon cette explication, si « du premier principe il ne peut pas y avoir de démonstration » (Quaestio I.1, 4.4-5), c’est parce que « la démonstration apodictique procède à partir de ce qui est antérieur et des causes », et que, par définition, les premiers principes sont ceux pour lesquels il « n’y a rien d’antérieur et il n’y a pas de cause » (De princ. § 2)[43]. Alexandre offre ainsi un résumé synthétique du problème, posé par l’aristotélisme, de la connaissance des principes. Si la démonstration scientifique procède à partir des principes, comment pourra-t-on alors prouver l’existence de ces derniers ? Le problème, qui concerne à la fois les principes de la démonstration[44] et les principes auxquels doit aboutir l’étude de l’univers sensible, avait déjà été explicitement reconnu par Aristote[45]. Une partie de la réponse qu’on peut y faire consiste à dire qu’il faut, comme l’affirme la remarque bien connue de la Physique[46], procéder à partir de ce qui est moins connu en soi mais plus connu pour nous.

4.7-26 : Le passage méthodologique des lignes 4.4-7 a marqué une division de la Quaestio en deux parties, qui ont des rapports différents avec le texte du livre Lambda. En effet, la seconde partie, qui s’ouvre avec la ligne 4.7, se réfère à la section suivante de Lambda 7 (1072a27 et suiv.), mais ne la suit pas de façon aussi directe et continue que ne le faisait la première partie. Du reste, l’important passage des lignes 1072b4 et suiv. de Lambda 7, qui mobilise les concepts de sustoichia et de diérèse, est un texte dont il est difficile de rendre compte. Alexandre utilise sans doute principalement ce passage comme un modèle d’argumentation, plutôt que comme un texte devant être suivi mot à mot. Cela dit, je me permets de hasarder ici un résumé interprétatif de cette seconde partie de la Quaestio, qui doit être tenu comme une simple hypothèse susceptible d’être amendée ou contredite.

Pour procéder à la description du premier intelligible, Alexandre utilise, comme à plusieurs autres endroits dans son oeuvre, le couple conceptuel forme-matière. Ces deux concepts, qu’il met beaucoup plus souvent à profit qu’Aristote, constituent pour lui une sorte de signature personnelle, qui règlent dans ses exégèses la manière dont il réorganise ou reconstruit nombre de théories. Ainsi, la définition du premier principe comme « forme » pure fait son apparition dans son oeuvre, et ne trouve aucun parallèle chez Aristote[47]. Les autres concepts mobilisés par Alexandre dans la Quaestio pour théoriser le premier principe sont toutefois tirés de Lambda 7. Il exploite d’abord l’opposition entre la substance et les autres genres de l’étant (4.12), puis passe en revue les autres attributs axiologiques positifs du premier principe, de façon à les ranger du même côté d’une partition en paires binaires, où le positif s’oppose au négatif. Il souligne à cette occasion la simplicité (par opposition à la composition, 4.13) du premier principe, de même que son actualité éternelle (par opposition à toute forme de participation à la puissance, 4.13-14). Enfin, Alexandre utilise également les oppositions binaires pour souligner la nature du premier désirable (4.17), qui est la beauté (4.18) en tant qu’attribut éminent de la forme (par opposition à la matière), et pour insister sur l’activité (par opposition à la passivité, 4.20-21) du premier principe, de même que sur son caractère substantiel (par opposition aux autres genres de l’étant autres que la substance, 4.22-23).

Un tel développement portant sur le « désirable » (τὸ ὀρεκτόν) et l’« intelligible » (τὸ νοητόν), qui sont tenus pour des attributs essentiels du premier moteur, ainsi que le recours dans l’analyse à des paires binaires, dont seul l’élément positif correspond à un attribut du premier moteur, montrent qu’on trouve à l’oeuvre dans cette section du texte les mêmes éléments hypotextuels que dans la section précédente. Alexandre construit son texte en appliquant le principe d’une ordonnance en colonnes (συστοιχία) et au moyen de diérèses (διαίρεσις), comme le fait Aristote en Lambda 7 (1072a31, 35, b2). On trouve en outre, entre les textes d’Aristote et d’Alexandre, au moins deux points de contact encore plus manifestes. D’abord, Alexandre, comme Aristote, esquisse la liste des attributs qui appartiennent en propre au premier moteur en tant que désirable et intelligible (1072a26-30). Ensuite, chez Aristote, la série positive (qui seule contient les attributs du premier principe) comprend : la substance (1072a31, cf. Alex., 4.12), la simplicité et l’acte (1072a32-34, cf. Alex., 4.12-15), le beau et le préférable en soi, et le nécessaire, par opposition au contingent (1072b4-13, cf. Alex., 4.17-19). Or Alexandre, bien qu’il ne parle pas explicitement de la « nécessité » du moteur, insiste sur son actualité éternelle et sans puissance (4.13-14, 25), ce qui, dans la terminologie qui est la sienne, revient à dire qu’il est nécessaire. Une analyse plus détaillée de Lambda 7 permettrait sans doute d’identifier d’autres parallèles entre les deux textes.

Conclusion

En guise de conclusion, nous aimerions souligner ce qui semble être les cinq grands apports d’Alexandre à l’exégèse de MétaphysiqueLambda. Ces apports touchent à des problèmes laissés expressément ouverts ou implicitement non résolus dans le texte d’Aristote.

Le premier concerne la méthodologie de l’enquête sur les principes. Dans le livre Lambda, Aristote se contente d’affirmer, au sujet de la substance non sensible, qu’il existera une theôria différente à son sujet s’il n’existe aucun principecommun entre cette substance et la substance des êtres sensibles. En revanche, Alexandre indique avec précision la nature de l’enquête sur les principes, qui doit selon lui s’effectuer sous le mode « par analyse » (κατὰ ἀνάλυσιν)[48].

Deuxièmement, nous devons à Alexandre une synthèse cohérente de la doctrine de Lambda et du livre VIII de la Physique. Pour arriver à ce résultat, Alexandre doit résoudre un difficile problème relatif au rapport entre les deux textes. En effet, comment faut-il interpréter les passages de Physique VIII, 5 qui démontrent que le premier principe du mouvement est auto-moteur (comme l’avait déjà maintes fois soutenu Platon)[49], alors que Lambda (en accord sur ce point avec Physique VIII, 5, 256b13-24) affirme résolument que le premier principe est immobile[50] ? Dans le De principiis (§ 29-44), l’analyse d’Alexandre repose sur la partie critique du texte d’Aristote, et exploite uniquement les remarques concernant le principe auto-moteur. Selon Alexandre, qui cherche à réfuter la doctrine platonicienne de l’auto-moteur comme principe, il est impossible qu’existe une chose purement auto-motrice, puisqu’un être auto-moteur devra toujours être mû et mouvoir. Alexandre ne tient donc pas compte de la synthèse proposée par Aristote dans le De motu animalium (1, 698a7-9), où le rôle du principe auto-moteur, loin d’être nié, est posé comme intermédiaire : selon cette synthèse, le principe du mouvement est auto-moteur, alors que le principe de l’auto-moteur est immobile. Le parti pris exégétique d’Alexandre s’explique par sa propension à mettre en exergue les aspects antiplatoniciens de la pensée d’Aristote, propension qui est probablement liée au contexte historique de concurrence entre les écoles[51]. Quoi qu’il en soit, il faudra revenir ailleurs sur l’importante question de savoir dans quelle mesure certaines interprétations ayant fait école et encore courantes du chapitre Lambda et de Physique VIII sont influencées par la lecture d’Alexandre.

Troisièmement, s’agissant de la pluralité des moteurs, Alexandre établit un rapport hiérarchique entre les moteurs des sphères célestes. Selon son interprétation, les moteurs se succèdent, à partir du premier, par ordre de noblesse, de sorte qu’ils ne sont ni spécifiquement identiques et différents seulement par le nombre (mode de différence qui peut caractériser uniquement les êtres matériels), ni différents les uns des autres en vertu d’une différence spécifique (puisque les êtres qui diffèrent de cette manière ne sont pas absolument simples).

Quatrièmement, concernant la définition du premier moteur immobile, on voit à l’oeuvre une tendance chez Alexandre (tendance que nous avons décrite dans une autre étude comme caractéristique de son aristotélisme) qui consiste à réduire, en les simplifiant, les formulations aristotéliciennes à un langage scolastique, souvent centré sur les termes de matière et de forme. Il est ainsi propre à l’approche d’Alexandre de définir le moteur immobile comme « forme pure sans matière », le terme « forme » (εἶδος) n’étant — sauf erreur de ma part — jamais utilisé à cette fin chez Aristote[52].

Cinquièmement — et c’est là le point le plus important —, la recherche récente a mis en évidence à quel point l’interprétation traditionnelle de Métaphysique Lambda est redevable à Alexandre, notamment en ce qui concerne l’élucidation de la thèse du premier moteur (a) comme moteur des cieux ainsi que (b) comme objet de désir et objet d’amour (1072a26, b3), le second point n’ayant jamais été clarifié par Aristote. Selon Alexandre, les cieux possèdent une âme, une âme sui generis, et désirent le premier moteur en cherchant à se rendre similaires à lui. Les cieux doivent se mouvoir, puisqu’en tant que corps physiques ils sont sujets au mouvement, mais ils le font en vertu du mouvement qui ressemble le plus à l’immobilité du premier moteur, soit le mouvement circulaire. Cette conclusion faisait également partie, jusqu’à une date récente, de l’interprétation traditionnellement admise et rarement discutée d’Aristote[53]. En un mot donc, l’exégèse d’Alexandre sur ce point fut décisive[54].

Or, selon un commentateur récent, qui propose une analyse de la Quaestio I.1 sans tenter de déterminer ses rapports avec Métaphysique Lambda, le « pouvoir de persuasion » du texte d’Alexandre serait « presque nul[55] ». Un tel jugement — qui, mutatis mutandis, pourrait également s’appliquer au De principiis — paraîtra sans doute fondé aux yeux de la plupart des lecteurs modernes, qui ne sont pas disposés à admettre l’existence d’une substance non sensible, qui constituerait de surcroît le principe immobile du mouvement de l’univers. Il convient toutefois de rappeler que la Quaestio I.1 ne cherche pas à offrir, au premier chef, une démonstration proprement dite de tel ou tel philosophème, mais bien plutôt une exégèse du texte d’Aristote, et particulièrement des chapitres 6-7 du livre Lambda, lesquels tentent d’offrir une véritable preuve de l’existence d’une substance non sensible, premier moteur de l’univers. Il n’y a pas lieu d’être surpris par le fait qu’Alexandre, professeur de philosophie officiellement chargé d’expliquer les parties saillantes du corpus aristotélicien, se soit fixé, en rédigeant la Quaestio I.1, un tel objectif, essentiellement exégétique. En fait, tous les textes d’Alexandre, qu’ils soient majeurs ou mineurs, sont de nature foncièrement interprétative, et cherchent par conséquent à expliquer la lettre ou la pensée d’Aristote. Quoi qu’il en soit, l’exégèse développée par Alexandre allait exercer, à son époque et bien après lui, un formidable pouvoir de persuasion[56]. C’est en effet à travers le prisme de cette exégèse que la théologie d’Aristote sera comprise jusqu’à une époque très récente, et même en un sens jusqu’à nos jours. Les interprètes actuels n’ont donc pas fini, dans leurs travaux, de procéder à la distinction entre la véritable pensée d’Aristote et les éléments étrangers qui s’y sont greffés en raison de l’activité exégétique d’Alexandre d’Aphrodise et de son École.