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I. Le genre littéraire

Le genre littéraire des écrits de Plotin est très éloigné du procédé du commentaire auquel Jamblique et les néoplatoniciens ultérieurs, on le sait, communiquèrent une impulsion décisive.

Les traités de Plotin, en effet, se présentent principalement comme des exposés à étendues limitées dans lesquels, de manière libre, Plotin développe le thème philosophique auquel il a résolu de se consacrer. L’on a rapproché jadis, voire identifié le genre plotinien à la diatribe[1], forme de prédication morale païenne telle qu’on la voit pratiquée chez Télès ou Musonius, ou encore chez Philon d’Alexandrie ou Épictète, et qui présente les caractères suivants : c’est un cours, une leçon ou le reflet d’une leçon, dont le thème forme une certaine unité et vise à l’édification morale de l’auditeur ; dans sa forme, la leçon prend volontiers un ton familier, elle fait régulièrement appel à l’auditeur et enchaîne le discours continu à la discussion préalable ; dans la discussion cependant, l’interlocuteur est fictif et reste tout abstrait ; dans son style, la diatribe est imagée et se conclut souvent sur un ton lyrique, propre à convaincre et à émouvoir. Les traités plotiniens tiennent aussi, toujours selon Bréhier, d’une part de la méthode du commentaire pratiqué ligne à ligne comme chez Alexandre d’Aphrodise, mais aussi, en lien avec le même Alexandre, du genre des Quaestiones, qui prolongent elles-mêmes la manière des Problemata héritée d’Aristote.

Nul doute que le portrait ainsi tracé par Bréhier est ressemblant dans bien des cas, mais il reste que plusieurs traités s’intègrent moins bien au genre ou même au sous-genre diatribique[2] dans lequel l’on pourrait songer à les ranger. En effet, plusieurs écrits de Plotin ne prennent aucunement l’allure ni de sermons ni même de suites de sermons, mais plutôt la forme d’essais théoriques savamment construits où la part de dialogue est ténue. Dans ces exposés où l’on développe et argumente rationnellement en faveur d’une ou de quelques thèses liées entre elles, le recours aux images ou encore aux procédés d’élévation sont rares, et les appels à l’auditeur parfois absents. Ces essais ou études, qui par leur caractère rationnel se rapprochent des Problemata d’Aristote ou des Quaestiones d’Alexandre, s’en distinguent néanmoins par le caractère central de leur propos, puisqu’ils abordent des thèmes non pas mineurs ou marginaux — des curiosités —, mais représentent la forme principale d’expression philosophique et de réflexion de leur auteur. Et c’est ici que la dimension des écrits revêt sans doute une signification nouvelle, et vous m’excuserez d’aligner maintenant quelques chiffres.

Les traités de Plotin comptent en moyenne 16 pages dans l’édition Henry-Schwyzer, certains textes sont plus longs (jusqu’à 61 pages pour le traité 28 à lui seul ; 57 pages pour le traité 38), d’autres plus courts (2 pages pour les traités 16 et 21). Pris ensemble, les traités 27-29 Sur l’âme, scindés peut-être arbitrairement par Porphyre, cumulent 120 pages, les traités 42-44 Sur les genres de l’être, 112 pages.

Dans le premier groupe d’écrits plotiniens (21 traités), soit avant l’arrivée de Porphyre à Rome en 263 (Plotin est alors à Rome depuis déjà vingt ans !), la moyenne est d’environ 10 pages par traité ; dans le deuxième groupe (24 traités), la moyenne est de 24 pages ; dans le troisième groupe (9 traités), la moyenne est de 16 pages. En termes de masse d’écriture, le coefficient de volume par rapport à la première période est donc de x 2.4 pour la seconde période, et x 1.5 pour la dernière période. Toutefois, les écarts sont beaucoup plus significatifs dès lors qu’on néglige les divisions opérées par Porphyre, puisqu’on s’aperçoit que pour la première période, le plus long traité est de 28 pages (traité 2) ; pour la seconde période, le plus long traité est de 120 pages (traités 27-29), le second de 112 pages (traités 42-44), soit en gros des traités au volume x 4 pour cette période ; et que pour la troisième période, le plus long traité est de 28 pages, comme pour la première période. Par ailleurs, même en tenant compte des divisions éditoriales de Porphyre, l’on s’aperçoit que tous les traités longs sans exception appartiennent à la seconde période : 27 (44 pages) ; 28 (61 pages) ; 38 (57 pages) ; 42 (41 pages) ; 44 (41 pages). Ces chiffres ont leur conséquence, comme on pourra le constater ci-après.

Appartenant à la seconde période scripturaire de Plotin, l’ensemble très élaboré et complexe des traités Sur les genres de l’être (42-44), relève essentiellement de ce qu’on pourrait appeler la dissertation savante et non du sermon ou de la prédication morale. La même conclusion s’impose aussi pour les trois traités Sur l’âme (27-29) ou encore les deux traités Sur la providence (47-48). Même certains traités de taille moyenne ou plus courts encore tiennent davantage de l’essai ou de la dissertation théorique que de la diatribe proprement dite (songeons à des traités comme 26 [III 6] Sur l’impassibilité des incorporels, le traité 34 [VI 6] Sur les nombres ou encore le traité 45 [III 7] Sur l’éternité et le temps), alors que d’autres aux préoccupations plus périphériques ou vraiment brefs rappellent en effet le type des Problemata ou des Quaestiones (c’est le cas par exemple des traités 13 [III 9] Considérations diverses ; 14 [II 2] Sur le mouvement circulaire ; 16 [I 9] Sur le suicide raisonnable ; 35 [II 8] Comment se fait-il que les objets vus de loin paraissent petits ? ; 36 [I 5] Si le bonheur est dans l’étendue du temps ; 41 [IV 6] Sur la sensation et la mémoire ; 54 [I 7] Sur le bonheur). L’on constate donc qu’à côté d’un traité exemplaire comme 1 [I 6], qui a tout ou presque de la prédication philosophique, un certain nombre d’autres, sans abandonner tout à fait le procédé dialogique ni l’enthousiasme ou l’exaltation, se lisent plutôt comme des essais théoriques que des prêches destinés à l’édification. Pour de tels écrits, il nous semble que c’est l’expression de dissertation philosophique qui reste la plus appropriée.

Or dans cette mesure même, les écrits de Plotin se démarquent nettement du simple discours oral et, s’ils s’en inspirent sans doute, ils en représentent pourtant une transposition lointaine et vraiment indépendante. La description des cours de Plotin par Porphyre atteste de cette différence, quand ce dernier nous rapporte par exemple que « le cours [de Plotin] était rempli de désordre et de maints bavardages » (VP, 3, 36)[3], ce dont on ne trouve guère de traces dans les écrits conservés, ou quand Porphyre explique encore :

Dans les réunions, on lui lisait les commentaires, ceux par exemple de Sévérus, de Cronius, de Numénius, de Gaius ou d’Atticus, et parmi les Péripatéticiens, ceux d’Aspasius, d’Alexandre, d’Adraste et d’autres auteurs éventuellement. Plotin n’empruntait absolument rien à ces commentaires ; il était au contraire personnel et original dans sa réflexion théorique, apportant dans ses investigations l’esprit d’Ammonius. Il achevait rapidement son propos et, quand il avait donné en peu de mots son idée sur un problème profond, il se levait[4].

Il est bien évident que cette description, sur un point au moins, est exactement à l’inverse de ce dont les traités de Plotin témoignent, qui développent au contraire longuement et avec rigueur des thèses qui sont elles-mêmes rapportées avec concision et dont Plotin, d’une manière en effet hautement personnelle et originale, extrait un suc qui n’appartient qu’à lui. Les traités plotiniens, pour la plupart, ne relèvent donc ni de l’ἀνάγνωσις, c’est-à-dire de la lecture commentée de l’élève, ni de l’ἐπανάγνωσις, c’est-à-dire du simple corrigé de lecture du maître[5], mais plutôt du σύγγραμμα, à savoir de la composition achevée, au-delà à la fois des pures leçons orales et disputes scolaires (τάς τε διαλέξεις καὶ τὰς πρὸς ἀλλήλους ὁμιλίας), qu’on sait avoir été passablement échevelées dans son École à Rome, ou même des simples rédactions et notes de cours (τοὺς ὑπομνηματισμούς τε καὶ ὑποσημειώσεις)[6]. Leur caractère construit et médité est manifeste, ce qui explique certainement que Longin, le plus grand critique de cette époque selon Porphyre, ait pu observer : « […] mais le style de son écriture, la densité de ses pensées et sa manière philosophique de disposer les objets de recherche, voilà ce que chez cet homme j’admire et j’aime au plus haut point, et je dirais que ceux qui cherchent doivent ranger ses livres parmi ceux qui comptent le plus » (VP, 19, 37-41).

En revanche, les écrits de Jamblique et de la plupart de ceux qui, à sa suite, prendront à coeur de prolonger la tradition platonicienne, seront très différents du style libre des dissertations ou même des diatribes plotiniennes. En effet, autant relativement aux dieux, Jamblique ouvre le chemin de la science, autant relativement à l’activité scripturaire, il inaugure l’ère des commentaires méthodiques et scrupuleux. L’on sait depuis au moins Praechter que le style du commentaire, qui existait bien sûr avant Jamblique, notamment dans les écoles péripatéticiennes (songeons entre autres à Alexandre d’Aphrodise), et que Porphyre pratiqua à son tour, devint avec Jamblique et les néoplatoniciens plus tardifs l’expression privilégiée du labeur philosophique.

Globalement, la transformation opérée par Jamblique fut ici de trois types. Partant tout d’abord du postulat selon lequel prévaut fondamentalement la concorde (συμφωνία) entre Platon et Aristote, thèse par laquelle il se démarque nettement de l’analyse de Plotin[7], mais sur la voie de laquelle Porphyre s’était déjà engagée, Jamblique incorpora l’étude du Péripatéticien — à titre de petits mystères —, au cycle des études platoniciennes, dont elle allait désormais constituer l’introduction attendue[8]. En second lieu, Jamblique imposa un mode strict de lecture des textes platoniciens échelonné sur deux cycles avec dans l’ordre, pour le premier cycle (10 textes) : 1. Alcibiade, 2. Gorgias, 3. Phédon (éthiques), 4. Cratyle, 5. Théétète (logiques), 6. Sophiste, 7. Politique (physiques), 8. Phèdre, 9. Banquet (théologiques), 10. Philèbe (sommet) ; et pour le second cycle (deux textes) : 1. Timée (physique), 2. Parménide (théologique)[9]. Cet ordre de lecture dogmatiquement établi devait permettre de conduire l’étudiant progressivement mais sûrement vers les derniers arcanes déjà identifiés de la révélation platonicienne. Par voie de conséquence, plusieurs dialogues se virent désormais oubliés ou relégués tout au moins à un rôle subalterne. Troisièmement et surtout, Jamblique codifia la pratique exégétique elle-même, qui devait s’exercer selon un certain nombre de règles prédéterminées, dont la première était l’identification du but ou dessein (σκοπός) de chaque dialogue, étant entendu que pour chacun d’eux le but se devait d’être à la fois[10] (1) unitaire, (2) comporter un sens universel, (3) refléter la totalité de l’écrit plutôt qu’une seule partie de lui, (4) être relativement précis et non approximatif, (5) comporter un sens supérieur, (6) concordant avec l’ensemble du dialogue et n’ayant un caractère ni simplement (7) réfutatif, (8) passionnel ou (9) instrumental, (10) ni ne pouvant être ramené à la simple entité matérielle prétexte au dialogue (Alcibiade lui-même dans l’Alcibiade). Ainsi, non seulement chaque traité ne comporte qu’un seul dessein, et donc fondamentalement qu’un seul message ou un seul sens, mais du sens global arraché à chaque dialogue se dégage ensuite un sens plus englobant d’un dialogue à l’autre et s’élevant jusqu’aux derniers principes métaphysiques de l’être et de la pensée, méthode qui chez Jamblique sera qualifiée plus tard par Proclus de plus époptique (ἐποπτικώτερον), c’est-à-dire plus englobante et universalisante, par opposition à l’exégèse plus partielle (μερικώτερον), à laquelle selon lui Porphyre était resté confiné[11].

On peut apprécier très diversement l’apport de Jamblique sur ce plan. D’un côté[12], par la rigueur méthodologique qu’il introduit dans l’exégèse platonicienne, Jamblique insuffle à cette tradition une vigueur nouvelle. Il est véritablement un fondateur d’École, le plus scolastique des auteurs de l’Antiquité et l’inspirateur de Proclus lui-même à qui cette épithète a si souvent été accolée. D’un autre côté, la philosophie acquit avec lui, on l’a remarqué sur beaucoup d’aspects, un niveau de rigidité et de conformisme sans égal aussi. L’essentiel des écrits post-jamblichéens prit la forme de commentaire méticuleux, à l’exception de quelques textes au schéma plus souverain, comme par exemple la somme (aujourd’hui perdue) en dix livres due à Syrianus, Accord d’Orphée, de Pythagore et de Platon avec les Oracles, les Éléments de théologie ou même la Théologie platonicienne de Proclus, ou encore le De principiis de Damascius. L’on voit, en tout cas, combien les libres dissertations de Plotin relèvent d’un univers intellectuel bien différent de celui de ses successeurs néoplatoniciens.

II. Le développement de l’oeuvre

Sur la base de la différence des écrits qui vient d’être constatée, et m’appuyant d’autre part sur un certain nombre de données biographiques, je voudrais tenter de poser quelques jalons dans le parcours de la réflexion plotinienne, voir, en d’autres termes, si l’on ne pourrait pas apercevoir une sorte d’évolution de la pensée à travers le développement matériel de l’oeuvre. Mais arrêtons-nous d’abord à la question du trauma chronologique.

On a souvent insisté sur le fait que la pensée de Plotin avait peu, voire pas du tout évolué, présentant au mieux des variations d’accents (shifts of emphasis) ou des reformulations ponctuelles à l’intérieur d’un système déjà bien fixé[13], d’autant que Plotin, a-t-on souvent insisté, avait 49 ans lorsqu’il se mit à rédiger. Mais cette approche disons homogénéisante des traités est en partie au moins l’héritière réactive d’un évolutisme forcené, celui que pratiqua jadis F. Heinemann dans un livre qui fit alors grand bruit[14], et auquel s’opposèrent plusieurs savants de l’époque[15]. Dans cet « unlucky book », comme l’appellera Dodds[16], Heinemann non seulement mit en doute l’ordre chronologique des écrits transmis dans la Vie de Plotin par Porphyre, mais il conclut de surcroît à l’inauthenticité de certains traités. L’ouvrage a laissé derrière lui une sorte de trauma chronologique[17], qui explique en partie la frilosité des commentateurs sur ce point. Il y eut néanmoins et continue d’y avoir de notables exceptions, des interprètes qui ou bien marquèrent leur intérêt pour une appréciation chronologique des textes plotiniens[18], ou qui, plus hardiment, tentèrent de retracer sur un aspect ou l’autre de sa pensée une progression particulière, comme ce fut le cas notamment de Finberg et De Keyser[19] pour l’esthétique de Plotin, de H.-C. Puech[20] pour le dualisme plotinien, tout d’abord proche de celui de la gnose, et qui se serait atténué par la suite, de J. Guitton et E.R. Dodds[21] concernant la descente de l’âme, plus volontariste, pessimiste et proche de la gnose au départ, puis plus neutre, liée à la nécessité du système par la suite, de J. Igal[22] au regard de l’anthropologie plotinienne, l’âme humaine s’enrichissant à partir du traité 22 de deux niveaux supplémentaires, l’image ou la trace de l’âme dans le corps (22 [VI 4], 16, 39-47 et passim ; 28 [IV 3], 10, 39-40 ; 53 [I 1], 8, 17 ; 11, 3 ; 12, 24, 29, etc.), et le sujet des affections sensibles caractérisé comme corps qualifié (22 [VI 4], 6, 11 ; 26 [III 6], 1, 3 ; 53 [I 1], 7, 1-6, etc.).

Je crois, pour ma part, que l’on peut retrouver des traces d’évolution, plus précisément de développement, dans la pensée de Plotin, car je fais une distinction entre évolution (sorte de processus de changement endogène) et développement (sorte de changement, de déplacement ou de recadrage de la pensée, induit par les circonstances extérieures, le besoin de réagir à des attaques précises ou de s’adapter à un contexte particulier). C’est surtout de cette seconde manière, qu’il m’a semblé que l’on pouvait reconnaître une transformation dans la conception du mal[23]. Le traité 51, en effet, expose une théorie selon laquelle la matière sensible est la cause universelle du mal, que celui-ci soit physique ou psychique, cause unique, par conséquent, de la faiblesse de l’âme elle-même. Il m’a semblé que cette accentuation, sans précédent dans l’oeuvre de Plotin, résultait de son opposition farouche aux gnostiques dans le traité 33, du besoin qui était le sien de disculper entièrement l’âme de toute responsabilité dans l’apparaître du mal, pour mieux faire ressortir les excès de la cosmogonie gnostique qui, comme Plotin le leur reproche, rend les divinités et spécialement l’Âme (Sophia) responsable du mal ici-bas. Dans cette mesure, j’ai suggéré que le traité 51 était un prolongement naturel et en réalité un complément au traité 33, ce dernier opérant la part destruens, l’autre la part construens, d’un même enseignement amendé.

Si cette analyse a quelque fondement, il faut s’attendre à ce que les écrits de la période médiane, et même la forme des écrits de la période médiane, témoignent de la réorientation qui s’opère alors. Or il me semble que cette attente est effectivement comblée.

Sur la suggestion de Harder[24], on a cru en l’existence de ce qu’on a appelé le Großschrift[25], c’est-à-dire une pièce d’un seul tenant, allant du traité 30 au traité 33, et qui aurait constitué à la base un unique traité, un bloc donc de 96 pages (plus de neuf fois le nombre de pages de la moyenne des écrits de la première période), vaste entreprise vouée à la réfutation de la gnose. Je ne crois pas personnellement au Großschrift, dont j’ai signalé que la soi-disant unité avait été battue en brèche par Wolters[26], mais je crois à un cycle[27], et même à un Großzyklus, c’est-à-dire à une large période qui va au-delà de la série traditionnelle 30-33, s’amorce notamment avec les traités 27, 28 et 29 sur l’Âme et se décline sur différents tons, après 30-33, en 34 (VI 6), en 38 (VI 7) et 39 (VI 8), résonnant encore plus loin en quelques traités particuliers, comme en 51 (I 8) par exemple. Le format modeste et la variété même des premiers traités plotiniens, où Plotin touche à tout et aborde sans ordre apparent différents thèmes — la doctrine mature de l’Un transcendant n’apparaissant que dans la courte suite des traités 9, 10 et 11, marquant donc une sorte d’évolution par rapport aux tout premiers traités —, tranche avec l’ampleur des traités de la seconde période qui poursuivent dans la durée un plan d’ensemble plus défini. Si le pire de tout l’enseignement gnostique est cette inclinaison de l’Âme ou d’une certaine Sagesse, comme Plotin nous en avertit lui-même en 33 (II 9), 10, elle exigeait une correction à la mesure des travers qu’elle pouvait induire. D’où, selon nous, le vaste exposé sur l’Âme de 27-29, enrichi conceptuellement ensuite — une nouveauté, cela aussi — de la théorie générale de la contemplation exposée au traité 30, appliquée aux différents échelons de la réalité dans le traité 31, et réutilisée en quelques points stratégiques des traités 32 et 33. L’enjeu primordial de toute cette période est la réfutation de la gnose, sur la ligne d’une tension dont le sommet est la réaction outrée de Plotin dans l’écrit Contre les gnostiques, de loin le plus virulent de tous ceux que nous lui connaissions. Pour nous, la trame maîtresse de l’ensemble des traités allant de 27 à 34, puis à 38 et 39, est bien résumée déjà en 28 (IV 4), quand Plotin évoque « la puissance et l’ordre admirables de notre univers, où toutes choses vont tranquillement leur chemin selon la justice » (45, 27-28) ; aussi s’insurgeait-il déjà contre les gnostiques — mais sans les nommer encore — au chapitre 30 du traité 28 en écrivant : « […] c’est l’oeuvre de la philosophie d’examiner, s’il y a quelque moyen de prendre la défense des dieux du ciel contre les critiques qu’on leur adresse » (24-26), ce qui est exactement le reproche qu’il leur répète sur tous les tons en 33 (II 9), par exemple en 8, 5-10 : « On doit donc leur enseigner, s’ils le supportent de bonne grâce, quelle est la nature de ces réalités, pour qu’ils cessent les injures à l’endroit des réalités honorables, à quoi ils s’adonnent frivolement plutôt qu’à la grande piété qui conviendrait. Car il n’est pas correct de blâmer l’administration de l’univers qui en premier lieu manifeste la grandeur de la nature intelligible ».

L’on réalise ainsi que la taille même des traités est révélatrice du bouleversement des idées provoqué par la montée en force de la gnose. L’époque des diatribes va progressivement céder le pas à celle des synthèses plus ambitieuses. C’est donc le combat théorique qui a conduit Plotin à l’essai philosophique. Il faut désormais non plus simplement exposer et séduire, mais expliquer en détail, forcer l’adhésion par l’exhaustivité et la systématicité de l’argumentation, colmater toutes les brèches et se porter soi-même à l’attaque comme en 33. Aussi ne nous est-il pas loisible de conclure avec Bréhier que, « par la loi du genre qu’il a choisi, Plotin ignore l’art de développer systématiquement une doctrine […] ; on y cherchera vainement, poursuivait-il, le développement graduel d’une doctrine selon un plan arrêté et voulu d’avance[28] ». Le jugement de Bréhier peut se comprendre pour les traités de la première période scripturaire de Plotin, mais ne correspond pas au régime de la seconde, où l’on voit se déployer sur plusieurs traités une démonstration unique bien orchestrée. C’est le cas, estimons-nous, non seulement du cycle antignostique allant de 27 à 33 et au-delà, mais aussi, nous ne nous y sommes pas arrêtés en détail ici, du regroupement stratégique des traités 42-44 Sur les genres de l’être, épisode anti-aristotélicien et subsidiairement antistoïcien qui fait immédiatement suite à la longue polémique gnostique.

On tend à perdre de vue la rapidité avec laquelle tous les événements de cette seconde période se sont déroulés, et à quel point cette époque est celle d’un bouleversement profond dans la vie de l’« École ». Qu’on y songe un instant. À l’intérieur de six années, le cercle plotinien sera le théâtre d’une dizaine de polémiques plus ou moins vives et d’amplitudes variables. En effet, quand il arrive à Rome en 263 — il quittera en 268 —, Porphyre n’est nullement préparé à entendre ce qui s’y enseigne et résiste vivement à certaines thèses maîtresses du plotinisme. Or cette première controverse est suivie de plusieurs autres. En voici une liste :

  1. Polémique (VP 18, 10-19) de Porphyre contre Amélius et Plotin sur la question de savoir si les intelligibles subsistent ou non hors de l’intellect comme le maintenait Porphyre.

  2. Polémique de Longin contre à la fois Plotin, Amélius et Porphyre désormais rangé du côté de l’« École de Rome », sur le statut à nouveau de la place des intelligibles dans ou hors de l’intellect, et sur d’autres doctrines litigieuses (VP 20, 89-97).

  3. Polémique de Longin contre Plotin et Amélius (VP 20, 14-15) dans un écrit intitulé : De Longin, contre Plotin et Gentilanus Amélius, Sur la fin.

  4. Polémique de Longin contre Amélius sur le problème de la justice selon Platon (VP 20, 87-89).

  5. Polémique d’Amélius contre Longin dans une lettre intitulée Du caractère de la philosophie de Plotin, avec réponse de Longin dans une lettre qui, précise-t-il, « a la longueur d’un ouvrage » (VP 20, 98), intitulée Réponse à la Lettre d’Amélius (VP 20, 97-104).

  6. Polémique d’Amélius « contre les gens de Grèce qui disaient que Plotin pillait les doctrines de Numénius », dans un écrit, rédigé à la demande de Porphyre (VP 17, 25-30) et qui a pour titre Sur la différence doctrinale qui sépare Plotin de Numénius (VP 17, 1-6).

  7. Réfutation de Porphyre, à l’invitation de Plotin, du plaidoyer de Diophane qui, au sujet de l’Alcibiade du Banquet, soutenait que le disciple se devait d’accorder ses faveurs au maître si celui-ci l’exigeait (VP 15, 6-17).

  8. Débat long de trois jours de Porphyre avec Plotin sur l’union de l’âme avec le corps (VP 13, 10-17)

  9. Polémique contre les gnostiques ayant déjà engagé Plotin, mais dont Amélius et Porphyre deviennent les protagonistes directs durant cette période (VP 16, 9-18).

  10. Polémique très serrée, enfin, qui s’étale sur trois traités (42-44) totalisant quelque 112 pages, sur la problématique Des genres de l’être (nous y reviendrons plus loin).

Porphyre n’est pas seulement un catalyseur de textes, il est celui qui sans cesse pousse ou entraîne au débat. Toutes les disputes sauf une (cf. 7) viennent de lui ou encore, ce qui est très révélateur, du milieu athénien dont il provient, soit directement de Longin, soit de ce qu’on décrit pudiquement comme « les gens de Grèce ». Car Porphyre est bel et bien un transfuge, quelqu’un qui au départ relève d’une tout autre chapelle et le fait bien sentir à son arrivée dans le nouvel aréopage auquel il finira par se rallier. Mais son attachement ancien le poursuit et le différend persiste, ravivé par sa défection. Le témoignage de Longin est très clair sur ce point :

[…] quand leur ami [à Plotin et à Amélius] et le nôtre, Basileus de Tyr [Porphyre], auteur lui aussi d’un bon nombre de traités à l’imitation de Plotin qu’il avait choisi de suivre de préférence à notre conduite, entreprit de prouver par un ouvrage que ce dernier avait sur les Idées une doctrine meilleure que celle qui nous agrée, nous croyons avoir suffisamment montré dans notre écrit contre lui qu’il eut tort de composer sa palinodie.

VP 20, 90-96

Longin, on le voit, supporte très mal le faux bond de Porphyre et entend de toute façon montrer que ce changement de cap n’est pas pour le mieux. Or il ne suffit pas à Porphyre d’entraîner la dissension dans son sillage, il en rajoute, comme nous en instruit la dédicace à Porphyre du livre d’Amélius Sur la différence doctrinale qui sépare Plotin de Numénius :

Amélius à Basileus, sois heureux. Pour eux, ces gens de grand renom [c’est-à-dire les gens de Grèce], dont tu dis qu’ils t’ont rebattu les oreilles en rapportant à Numénius d’Apamée les doctrines de notre compagnon, je n’aurais pas fait entendre ma voix, sache-le clairement […]. Et pourtant, puisque tu penses qu’il faut utiliser ce prétexte à la fois pour que l’on ait nos thèses plus disponibles en vue de se les rappeler et pour qu’en l’honneur d’un compagnon tel que le grand Plotin, on ait, même si elles ont été répandues depuis longtemps, une connaissance plus globale, je viens donc t’apporter ce que j’avais promis, fruit d’un labeur de trois jours, comme tu le sais toi-même. […] Quant aux doctrines venues de notre propre foyer, si un aspect quelconque s’en trouve déformé, tu corrigeras avec bienveillance, j’en suis persuadé.

VP 17, 16-40

Amélius est très clair sur le fait que c’est uniquement parce que Porphyre l’y a incité qu’il s’est résolu à répondre aux attaques des Grecs, sans quoi il s’en serait abstenu. Bref, l’écrit porphyrien nous montre qu’en quelques années, le cercle philosophique de Plotin s’est profondément modifié. Finis les jours heureux où, dans un abri relatif des rivalités de clans, main dans la main avec son fidèle compagnon Amélius, Plotin pouvait agencer les pièces de son système sans créer trop de remous autour de lui, écrire ses sermons au hasard des discussions de l’École. Des conflits d’interprétations existèrent sans aucun doute avant l’arrivée de Porphyre — l’un d’entre eux, dont on dira un mot tout de suite, fut en fait décisif dans le développement de la pensée plotinienne —, mais il semble qu’on parvint jusqu’alors à les juguler sans trop de peine et que la cohésion du groupe n’en souffrit pas irrémédiablement. Catalyseur de textes, Porphyre fut aussi un catalyseur de conflits, lesquels eurent une influence considérable sur le style d’écrit désormais requis dans l’École.

La Vita Plotini rapporte l’existence d’un différend dont on devine, contrairement à la plupart des polémiques listées ci-avant, qu’il précède l’arrivée de Porphyre à Rome : c’est l’opposition à la gnose. Un chapitre exprès de la Vie de Plotin y est consacré, où l’on apprend que les gnostiques mettaient de l’avant « des apocalypses de Zoroastre, de Zostrien, de Nicothée, d’Allogène, de Messos et d’autres figures du même genre ; ils égaraient complètement bien des gens, égarés qu’ils étaient eux-mêmes en prétendant que Platon n’aurait pas accédé à la profondeur de la substance intelligible » (VP 16, 4-9)[29]. La réaction de Plotin à ces gens est ensuite décrite par Porphyre :

De là vient que lui-même [Plotin], leur opposant maintes réfutations dans ses cours, ayant même écrit un livre — celui que nous avons intitulé Contre les Gnostiques —, nous laissa le soin d’examiner le reste : Amélius, pour sa part, composa jusqu’à quarante livres afin de répliquer au livre de Zostrien ; quant à moi, Porphyre, à celui de Zoroastre j’ai opposé toute une suite de réfutations […].

VP 16, 9-15

De cet extrait, il ressort qu’indépendamment du traité 33 lui-même Contre les gnostiques — écrit d’une trentaine de pages très denses et d’une grande difficulté d’interprétation —, Plotin a déjà auparavant « produit de nombreuses réfutations dans ses cours (πολλοὺς ἐλέγχους ποιούμενος ἐν ταῖς συνουσίαις) » (9-10). En d’autres termes, la discussion ou le débat avec les gnostiques remonte à une date antérieure qu’il n’est pas possible de fixer avec précision, mais qui va vraisemblablement bien avant l’arrivée de Porphyre à Rome. Une donnée supplémentaire semble le confirmer : le nombre de quarante livres qu’Amélius aurait rédigé contre le Zostrien. On vient de voir qu’Amélius était déjà au coeur de presque toutes les polémiques survenues depuis l’arrivée de Porphyre. On s’émerveille d’entrée de jeu d’une telle surabondance d’activités sur une période aussi courte. On sait par ailleurs, Porphyre ne se fait pas faute de le signaler, qu’Amélius n’avait jusqu’alors « rien osé écrire » (VP 4, 5), si ce n’est ces scholies prises à partir des cours de Plotin, donc rien de propre si l’on peut dire. Comment Amélius aurait-il pu, en quelques années seulement et déjà bien affairé par ailleurs, rédiger une masse si importante de livres s’il n’avait déjà joui, en premier lieu, d’une connaissance profonde de ce courant de pensée, et, en second lieu, d’une documentation substantielle relative à ces différentes apocalypses ? La réponse est évidente. Amélius tient son intime familiarité avec la gnose des discussions qui depuis de nombreuses années ont cours à leur sujet dans l’École, et, en leur répondant, il n’a sans doute guère eu à inventer : il lui a suffi de tirer profit du matériel antignostique accumulé dans ses scholies, c’est-à-dire dans les cours de Plotin. Certes, comme on l’apprend autre part, Amélius a pu rédiger en trois jours seulement (VP 17, 29-30) sa défense de Plotin contre l’accusation de plagiat à l’égard de Numénius, mais l’auteur fournit lui-même l’explication de ce prodige, qui est le fruit, commente-t-il, « d’une simple remémoration issue de mon commerce d’autrefois » (32-33), puisqu’on sait « qu’il était allé jusqu’à copier et rassembler presque tous les écrits de Numénius, et à en apprendre par coeur la plupart ou peu s’en faut » (VP 3, 44-45). Dès lors, autant l’on raccourcira le temps qui fut nécessaire à Amélius pour composer ses quarante livres de réfutations du Zostrien, autant l’on devra admettre une maîtrise préalable, particulièrement aigue chez lui, de tout ce qui relève de leur doctrine.

Avant le point de cassure avec les gnostiques que consomme le traité 33 de Plotin, il faut donc supposer un temps substantiel de maturation du conflit avec ces gnostiques que Plotin appelle lui-même encore ses « amis », et qui persistent pourtant dans leur manière de raisonner (33 [II 9], 10, 3-4). On ne sait pas combien de temps Plotin a toléré cette divergence de vue avec eux, ni ce qui a mis à bout la patience de cet homme autrement serein et tolérant. Peut-être la nouvelle intransigeance de Plotin à leur égard est-elle liée à la personne de Porphyre lui-même, dont la présence, on l’a vu, fut déjà à la source d’un nombre considérable de disputes. La maturation du conflit dont le traité 33 manifeste l’extrême pointe se reflète très exactement, nous semble-t-il, dans le Großzyklus que nous évoquions plus haut. Plotin ne pouvait plus s’en tenir à l’écrit de circonstance, l’ère était désormais à la bataille rangée.

On pourrait du reste se poser des questions du même ordre face au grand traité Sur les genres de l’Être. Plotin était-il déjà anti-aristotélicien avant l’arrivée de Porphyre ? Est-ce la présence de celui-ci qui a motivé cette réfutation en règle de l’analyse aristotélicienne du monde dans le traité 42 notamment ? Est-ce ce texte qui a provoqué le départ inopiné de Porphyre et le refuge en Sicile ?

Ce départ, vous le savez, on a supposé qu’il cachait un motif doctrinal, la position anti-aristotélicienne de Plotin dans les traités Sur les genres de l’être, puisque, comme l’observe Saffrey,

aussitôt arrivé en Sicile, nous voyons Porphyre se lancer avec frénésie dans des travaux d’exégèse sur le Corpus aristotélicien, et singulièrement sur la logique d’Aristote. Il le fait même, semble-t-il, pour répondre à la demande de disciples romains de l’École, qui devaient rester insatisfaits des enseignements de leur maître Plotin. Alors commence ce que nous avons appelé la « période aristotélicienne » de Porphyre[30].

Si la reconstruction saffréenne devait s’avérer, nous serions contraints d’enregistrer une nouvelle polémique au passif porphyrien, une querelle n’intéressant plus directement l’exégèse platonicienne de Plotin, ni son rapport à la gnose, mais la place d’Aristote au regard de la pensée platonicienne, Porphyre lançant sur ce plan une nouvelle tradition exégétique plus conciliante envers ce dernier. On peut toutefois douter que les traités 42-44 aient pu avoir l’effet de choc profond qu’on leur prête (peut-être un irritant supplémentaire, tout au plus), parce que Plotin, il faut le rappeler, n’en était pas à ses premiers traits anti-aristotéliciens, dont on repère aisément la marque dans les traités 12, 17, 24, 25 et 26, dans lesquels, entre autres, l’analyse aristotélicienne du monde sublunaire — et notamment de la substance sensible — se trouvait déjà malmenée. Porphyre, qui connaissait ces textes, ne pouvait ignorer les dispositions générales de Plotin à l’égard d’Aristote, non pas systématiquement hostiles à lui, mais au besoin ouvertement critiques. La suite des relations entre Plotin et Porphyre ne plaide guère non plus en faveur d’une rupture doctrinale entre les deux hommes.

Pourtant, il est clair que le long traité 42-44 témoigne lui aussi à sa manière de l’atmosphère plus agitée qui régnait désormais dans l’École. Ce n’est plus comme en passant que Plotin fustige les positions aristotéliciennes : il écrit là-dessus une sorte de somme. Le plan est ici aussi bien arrêté, même si l’on n’en saisit peut-être pas clairement la nécessité de cette seconde dispute s’enchaînant immédiatement aux démêlés avec les gnostiques. Et ici aussi, comme pour la gnose, le différend est ancien, même s’il ne portait pas autant à conséquence pour la postérité de l’École de Plotin, dont le destin, on le sait, se joua à partir de là en un temps incroyablement court.