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Le thème de cet article m’est venu au fil de mes fréquentations des Livres de Iéou, un texte gnostique chrétien conservé en copte, généralement daté du milieu ou de la fin du ive siècle de notre ère. Une des choses les plus frappantes à propos des Livres de Iéou est l’absence quasi totale de travaux modernes sur celui-ci. Contrairement à d’autres textes du même type, comme ceux découverts à Nag Hammadi en Haute-Égypte, en 1945, les Livres de Iéou n’occupent virtuellement aucune place dans l’espace public contemporain, que ce soit dans le milieu scientifique, dans les médias ou auprès du public non spécialiste. Ce constat m’a amené à m’interroger sur les raisons d’une telle absence. Pourquoi, en effet, certains textes gnostiques ou apocryphes chrétiens sont-ils présents et discutés dans l’espace public et d’autres pas ?

D’entrée de jeu, une chose apparaît clairement : toute récupération ou exploitation d’un texte ancien par les médias ou le public non spécialiste dépend d’abord et avant tout des études scientifiques réalisées sur ce texte. Avant de pouvoir être récupéré, un texte ancien doit d’abord être rendu accessible, au minimum par une traduction. Quelles peuvent être, dans ce cas, les raisons de l’abondance d’études sur certains textes anciens et de l’absence de travaux sur d’autres ? Quel est le rôle joué par le spécialiste en sciences des religions dans cette situation particulière ? Cet article cherchera donc à identifier les principaux facteurs qui régissent la réception scientifique d’un texte ancien. Peut-être en arriverons-nous, par le fait même, à mieux comprendre le peu d’intérêt qu’ont suscité les Livres de Iéou et à ainsi expliquer leur absence de l’espace public contemporain, que ce soit dans le cadre des études sur le gnosticisme, dans les médias ou auprès du grand public.

I. La démarche

Cette enquête fut menée en étudiant de plus près la réception scientifique de cinquante textes différents contenus dans divers manuscrits à caractère « gnostique », à savoir les textes du Codex Bruce (acquis vers 1769, il contient les Livres de Iéou et un traité anonyme) et du Codex Askew (acquis en 1772, il contient la Pistis Sophia), les textes du Codex de Berlin, dit B(erolinensis) G(nosticus) (acquis en 1896) et ceux des codices de Nag Hammadi (ci-après NH) (découverts en 1945)[1]. Cette étude n’aurait pu être accomplie sans l’existence d’un outil indispensable, fruit du travail colossal de David Scholer, qui a répertorié dans deux livres et sept suppléments les ouvrages et les articles scientifiques publiés de 1948 à 2001 sur chacun des cinquante textes retenus pour cette étude[2]. Il serait évidemment illusoire de croire que Scholer a pu recenser absolument tout ce qui s’est écrit sur ces documents. Si son travail ne peut être considéré comme exhaustif et complet, il demeure néanmoins amplement représentatif des tendances de la recherche sur plus de cinquante ans. Pour les cinquante textes retenus, j’ai noté dans un tableau le nombre de publications pour chacune des années, de 1948[3] à 2001. Après avoir comptabilisé plus de quatre milles publications, les données ont ensuite été compilées et un « palmarès » des textes les plus et les moins étudiés en fut dégagé. De cette liste de cinquante textes, je n’ai retenu que les dix textes les plus étudiés et les dix les moins étudiés. C’est sur la base de cet échantillon qu’une typologie fut ensuite établie et que furent isolées des caractéristiques qui permettraient de mieux comprendre la réception et la « non-réception » scientifique de textes anciens. Mais avant de passer aux facteurs isolés, commençons par une brève présentation des dix textes les plus étudiés et des dix textes les moins étudiés du corpus retenu.

II. Le palmarès

Parmi les textes les plus étudiés, la première place revient sans conteste à l’Évangile selon Thomas. Avec 1 043 publications sur les 4 093 recensées, ce texte occupe 25,5 % de toute la recherche sur les cinquante textes retenus. En deuxième position vient l’Évangile de la vérité qui, avec 230 publications, occupe 5,6 % de la recherche. Très près derrière se trouve, en troisième place, l’Évangile selon Philippe avec 225 publications et 5,5 % de la recherche. Viennent respectivement le Livre des secrets de Jean en quatrième position (212 publications et 5,2 % de la recherche), la Pistis Sophia en cinquième (118 publications et 2,9 % de la recherche), l’Évangile selon Marie en sixième (116 publications et 2,8 % de la recherche), l’Écrit sans titre en septième (108 publications et 2,6 % de la recherche), l’Apocalypse d’Adam en huitième (83 publications et 2 % de la recherche), la Sagesse de Jésus Christ en neuvième (79 publications et 1,9 % de la recherche) et enfin le Livre de Thomas en dixième position (78 publications et 1,9 %).

Au palmarès des textes les moins étudiés, la palme revient à Hypsiphrone, avec seulement 14 publications et un maigre 0,3 % de la recherche. Le deuxième texte le moins étudié est une traduction copte d’un extrait de la République de Platon, avec 16 publications (0,4 % de la recherche). Le troisième texte le moins étudié est le traité anonyme du Codex Bruce, texte qui suit les Livres de Iéou, avec 19 publications (0,5 % de la recherche). Puis viennent respectivement l’Exposé du mythe valentinien en quatrième place (20 publications et 0,5 % de la recherche), l’Interprétation de la gnose à égalité avec l’Entendement de notre Grande Puissance en cinquième et sixième positions (22 publications et 0,5 % de la recherche), les Sentences de Sextus en septième (23 publications et 0,6 % de la recherche), l’Acte de Pierre en huitième (26 publications et 0,6 % de la recherche), la Prière d’action de grâces en neuvième (31 publications et 0,8 % de la recherche) et enfin l’Enseignement d’autorité (32 publications et 0,8 % de la recherche) en dixième. Les Livres de Iéou occupent, quant à eux, la vingt-septième position avec 42 publications et 1 % de la recherche. Voyons maintenant un peu plus en détail si une typologie peut se dégager de ces résultats.

III. Typologie des textes les plus étudiés

Avant de passer aux caractéristiques des textes les plus étudiés, il peut être utile de dire quelques mots sur l’Évangile selon Thomas. Avec un peu plus du quart des études réalisées sur les cinquante textes recensés, l’Évangile selon Thomas défie en effet toute compétition. L’engouement que ce texte a suscité dans le milieu scientifique s’explique par sa forme et son contenu. L’Évangile selon Thomas se compose d’une collection de 114 paroles de Jésus, dont une proportion importante a un parallèle plus ou moins étroit dans les évangiles synoptiques (Matthieu et Luc). Ces paroles de sagesse ont le plus souvent un caractère énigmatique, qui est renforcé par leur agencement apparemment aléatoire et l’absence de cadre narratif. Les premiers chercheurs qui se sont intéressés à ce texte ont cru y trouver un accès direct aux enseignements de Jésus ou de certains de ses tout premiers disciples.

L’intérêt qu’a suscité l’Évangile selon Thomas doit également être mis en relation avec celui de la tradition des paroles de Jésus, tradition reflétée par les évangiles canoniques ou les agrapha[4]. Quel lien les paroles de Jésus rapportées par l’Évangile selon Thomas ont-elles avec la tradition des paroles de Jésus ? L’immense intérêt qu’a suscité ce texte réside justement dans le fait qu’on l’a considéré comme une tradition indépendante des paroles de Jésus, aux sources plus anciennes que celles des évangiles. On a, pour cette raison, souvent fait remonter la rédaction de l’Évangile selon Thomas au ier siècle de notre ère[5], même si, plus raisonnablement, la plupart des spécialistes s’entendent aujourd’hui pour la placer quelque part au iie siècle[6].

Enfin, la découverte d’un texte comme l’Évangile selon Thomas venait donner un exemple concret de la source dite Q[7]. L’hypothèse de l’existence d’une telle source naquit au xixe siècle à la suite de travaux sur les évangiles de Matthieu et de Luc. On se rendit compte que ces deux évangiles partageaient beaucoup de matériaux qui ne se trouvaient pas dans ce qu’on considère comme leur source commune, à savoir l’Évangile selon Marc. C’est ainsi que des chercheurs, principalement allemands, ont émis l’hypothèse que Matthieu et Luc partageaient une autre source commune en plus de l’Évangile selon Marc, source dite Q, qu’on supposait être une sorte de collection de paroles de Jésus[8]. Il va sans dire que la découverte de l’Évangile selon Thomas, qui a précisément cette forme, eut un profond retentissement dans le milieu scientifique. Ce fait explique peut-être aussi en partie l’abondance d’études sur ce texte : l’Évangile selon Thomas a intéressé et intéresse toujours non seulement les chercheurs sur le gnosticisme, mais aussi et surtout ceux qui travaillent sur le Nouveau Testament.

IV. Facteurs régissant la réception

Voyons maintenant les différents facteurs qui peuvent expliquer la réception scientifique d’un texte ancien. Pour les fins de cet article, nous avons isolé quatre facteurs.

1. Le contenu du texte

Le premier facteur qui régit la réception contemporaine d’un texte ancien est son contenu. Ce contenu doit être « original », au sens où il apporte quelque chose de nouveau à la recherche ou encore, qu’il permet de réinterpréter de façon nouvelle un phénomène connu. Ce facteur est bien illustré, comme nous l’avons déjà vu, par le contenu de l’Évangile selon Thomas. L’Évangile de la vérité, qui occupe la deuxième position, fut rapidement considéré comme très important pour les études sur le gnosticisme dans la mesure où on le croyait l’oeuvre de Valentin, un des premiers maîtres gnostiques[9]. Les chercheurs se trouvaient ainsi devant un texte leur donnant un accès direct à sa pensée. L’Évangile selon Philippe est aussi un traité fort important pour la recherche, parce qu’il ouvre une fenêtre sur la sacramentaire gnostique, qui est relativement peu connue. Puisque le rituel est réservé aux initiés et que, incidemment, son contenu n’est ni mis par écrit, ni communiqué aux non-initiés, de tels textes sont rares et suscitent beaucoup d’intérêt[10]. Le Livre des secrets de Jean constitue également un cas particulier. On a qualifié ce texte de « Bible gnostique », puisque, comme la Bible juive, il se donne comme objectif de brosser un panorama exhaustif de l’histoire, des origines jusqu’à maintenant[11]. Ce texte est considéré comme un monument majeur du mouvement gnostique, une importance qui est d’ailleurs confirmée par le nombre exceptionnel de copies, quatre, qui nous sont parvenues[12].

La Pistis Sophia fut longtemps un des seuls textes à conserver une partie des Odes de Salomon, un apocryphe chrétien. De plus, cette oeuvre a comme particularité de pratiquer une exégèse gnostique des Psaumes, ce qui a également suscité l’intérêt des chercheurs. Le contenu de l’Évangile selon Marie fait allusion au rôle des femmes dans l’Église. Nous y sommes témoins de l’opposition de Marie avec Pierre, qui symbolise une Église en train d’organiser un ministère masculin et qui réprouve le rôle des femmes dans les mouvements prophétiques[13]. L’Écrit sans titre, sorte d’« encyclopédie » gnostique, séduit aussi par son contenu. Ce récit, principalement adressé à des non-convertis, résume la doctrine gnostique, cherche à convaincre et à expliquer[14]. Alors qu’on avait toujours lié de très près gnosticisme et christianisme, un texte comme l’Apocalypse d’Adam, avec son absence de motifs explicitement chrétiens, eut un impact important sur le développement de l’hypothèse de l’existence d’un gnosticisme préchrétien[15]. Enfin, les dialogues post-résurrectionnels de la Sagesse de Jésus Christ ont également beaucoup attiré l’attention et fasciné les spécialistes. Ces quelques exemples illustrent bien comment le contenu original d’un texte et ce qu’il implique pour la recherche sont des éléments primordiaux pour sa réception par les chercheurs.

2. La datation du texte

Un autre important facteur pour la réception d’un texte ancien par les chercheurs est sa datation, réelle ou supposée. Pour notre corpus, plus un texte se rapproche des origines chrétiennes et du Nouveau Testament, plus il est étudié et considéré important. C’est le cas, nous l’avons vu, de l’Évangile selon Thomas, qu’on date généralement du iie siècle, mais que certains placent au ier siècle. L’Évangile de la vérité, s’il s’agit bien de l’oeuvre dont parle Irénée de Lyon vers 180[16], pourrait être daté du milieu du iie siècle. Le cas est semblable pour le Livre des secrets de Jean, dont une version est connue et la doctrine résumée par Irénée de Lyon toujours aux alentours de 180[17]. Irénée mentionne même que cette doctrine est antérieure à l’école de Valentin (150-160)[18]. Le Livre des secrets de Jean pourrait ainsi être daté de la première moitié du iie siècle, ce qui en ferait le plus ancien texte gnostique connu. L’Évangile selon Marie et l’Écrit sans titre sont, quant à eux, datés de la seconde moitié du iie siècle[19]. Il apparaît donc que plus un texte est ancien, ce qui pour le christianisme représente le ier et le iie siècle, plus il suscitera d’intérêt.

3. La figure à laquelle le texte se rattache

Un troisième facteur important pour la réception d’un texte ancien par les chercheurs est celui du personnage auquel le texte est associé. Le cas le plus éloquent est probablement celui de l’Évangile selon Marie, un texte qui valorise Marie Madeleine en raison du couple spirituel qu’elle forme avec le Sauveur. Il va sans dire qu’un texte chrétien assez ancien (seconde moitié du iie siècle) avec Marie, une femme, comme destinataire d’une révélation ne peut passer inaperçu. Un autre exemple de ce phénomène est celui de l’Évangile de la vérité, rapidement identifié comme l’oeuvre de Valentin, un des plus importants maîtres gnostiques. Enfin, le même facteur peut expliquer la présence du Livre de Thomas dans le palmarès des textes les plus étudiés. En effet, l’intérêt des chercheurs pour le Livre de Thomas résulte à coup sûr de l’engouement pour l’Évangile selon Thomas et de ce que le personnage de Thomas pouvait maintenant évoquer.

4. Appartenance au genre « évangile »

Finalement, en parcourant la liste des dix textes les plus étudiés, il ne fait nul doute que le titre d’« évangile » semble en soi suffisant pour qu’un texte soit étudié. Quatre textes portent ce titre ou sont connus sous ce titre dans les cinquante retenus : Évangile selon Thomas, Évangile de la vérité [20], Évangile selon Philippe et Évangile selon Marie. Les résultats de la compilation parlent d’eux-mêmes. De ces quatre textes, les trois premiers sont les plus étudiés au cours de la période retenue et l’Évangile selon Marie arrive en sixième position. En ce sens, peut-être n’est-il pas étonnant qu’on ait donné au nouvel apocryphe copte redécouvert en 1991 à Berlin, un texte dont le titre original est perdu, le titre d’« Évangile » du Sauveur[21].

V. Les textes les moins étudiés

Pour ce qui est maintenant des textes les moins étudiés, quatre facteurs isolés peuvent, du moins en partie, expliquer le nombre parfois extrêmement limité d’études scientifiques sur un texte ancien.

1. Facteur matériel

Le premier facteur est plutôt de nature technique, à savoir le facteur matériel. Un texte mal conservé, dont l’encre s’est effacée, qui présente de nombreuses lacunes, dont certaines pages sont perdues, ou bien dont le début et/ou la fin manquent, peut être extrêmement difficile à lire, à traduire et à comprendre. C’est le cas pour le texte le moins étudié de notre corpus, Hypsiphrone. La détérioration du manuscrit n’a laissé que des fragments très difficiles à assembler sur les bords droits et gauches des quelques pages dont se compose le texte. C’est aussi le cas de l’Exposé du mythe valentinien, qui est très fragmentaire ; et de l’Interprétation de la gnose, qui est assurément un des textes les plus mal conservés du corpus.

2. Facteur herméneutique

Le deuxième facteur à retenir pour expliquer le nombre limité d’études sur un texte est le facteur herméneutique, à savoir la difficulté à interpréter un ouvrage en raison de son contenu. En effet, certaines clés nécessaires à l’interprétation d’un texte manquent parfois aux chercheurs. C’est le cas de l’Entendement de notre Grande Puissance, qui est bien conservé mais très énigmatique, obscur et difficile à interpréter[22]. Le traité anonyme du Codex Bruce est également à ranger dans cette catégorie[23].

3. Textes déjà connus

Plusieurs des textes les moins étudiés de notre corpus partagent une autre caractéristique, à savoir celle d’être des documents déjà connus du milieu scientifique. Les chercheurs peuvent ainsi considérer que l’étude de ces écrits ajoute peu de choses à nos connaissances. Parmi ces textes se trouve le deuxième traité le moins étudié dans ceux retenus, à savoir la traduction copte d’un extrait de la République de Platon[24]. On y trouve aussi les Sentences de Sextus, déjà connues et conservées en grec et en latin[25] ; l’Acte de Pierre, qui serait un extrait des Actes de Pierre dont l’original grec est perdu, mais dont nous avons une traduction latine[26] ; et la Prière d’action de grâces, déjà connue en grec par un papyrus conservé à Paris[27] et en latin comme conclusion à un traité intitulé Asclépius.

4. Textes tardifs

Enfin, le dernier facteur isolé qui caractérise le plus souvent les textes les moins étudiés est celui d’une datation tardive. Aux yeux des chercheurs, surtout préoccupés par la question des origines du gnosticisme et du christianisme, les textes tardifs ont le plus souvent peu de valeur. Nous pouvons en effet observer la fixation des chercheurs modernes et moins modernes sur le concept d’origine. À ranger dans ces textes « tardifs » et réputés moins intéressants : le traité anonyme du Codex Bruce, l’Entendement de notre Grande Puissance et l’Enseignement d’autorité, tous datés du iiie ou du ive siècle[28].

Conclusion : Le rôle du chercheur

Quelles conclusions pouvons-nous tirer de cette analyse ? Voyons d’abord si les facteurs régissant la « non-réception » scientifique d’un texte ancien peuvent s’appliquer aux Livres de Iéou. Trois des quatre facteurs isolés pour expliquer une réception scientifique limitée d’un texte ancien s’appliquent certainement à ce traité : le facteur matériel (les Livres de Iéou ne sont pas complets), le facteur herméneutique (avec leurs diagrammes et leurs pictogrammes de même que l’avalanche d’entités célestes qui y interviennent, les Livres de Iéou sont un traité passablement obscur) et une datation tardive (généralement le ive siècle).

J’espère, avec cette analyse, avoir mis en lumière l’importante place qu’occupe le chercheur dans l’espace public contemporain et un des rôles que peut y jouer le spécialiste en sciences des religions. Si, objectivement, tout texte est important en soi et mérite d’être étudié, nous sommes à même de constater que ce n’est pas le cas. Dans le corpus de textes retenus pour cet article, on s’est en effet surtout intéressé à quelques-uns de ceux-ci, alors que la majorité des autres ont plus ou moins été négligés. Une typologie a même pu être dégagée pour les textes les plus et les moins étudiés. Lorsqu’on considère les caractéristiques des textes les plus étudiés, on se rend vite compte de ce fait : on cherche l’inédit, le plus ancien, ou un texte qui porte un titre aussi évocateur que celui d’« évangile ». Ce qu’il ne faut donc jamais oublier, c’est que les chercheurs dits objectifs font partie d’une communauté interprétative[29], au même titre que les médias ou le public non spécialiste. Ils relisent les textes anciens à l’intérieur de leur communauté, à la lumière de leurs intérêts et du progrès de leurs connaissances, mais aussi avec leurs limites et avec leurs préjugés.

Les chercheurs ont toutefois ceci de particulier : ils jouent un double rôle dans l’espace public. Non seulement appartiennent-ils à une communauté interprétative qui relit les textes anciens avec le filtre qui leur est propre, mais ils sont aussi ceux qui rendent possible l’accès à ces textes aux deux autres éléments dont se compose l’espace public, à savoir les médias et le public non spécialiste. Les chercheurs font donc partie d’un tout dont ils ne sauraient s’extraire. L’interrelation et l’interaction entre ces trois communautés sont telles, à mon avis, qu’il est même possible de constater comment les préjugés des chercheurs en matière de recherche sont essentiellement partagés par les deux autres acteurs de la sphère publique. Si leur façon de lire les textes anciens et ce qu’ils en retirent diffèrent, les trois groupes y sont attirés pour les mêmes raisons : la quête de l’inédit, des traditions les plus anciennes, d’un texte au titre qui frappe l’imaginaire. À ce titre, peut-être n’est-il pas surprenant qu’un document comme l’Évangile de Judas, daté du iie siècle et présenté comme révolutionnant notre compréhension de Judas, un personnage dont le nom seul est très évocateur, ait autant défrayé les manchettes, et continue de le faire. Avec tout le battage médiatique qui entoure cet évangile, on peut d’ailleurs se demander si, dans certains cas, l’intérêt médiatique pour un texte[30] ne prend une proportion telle qu’il en vienne à influencer le développement de la recherche.