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Tout ce que nous pouvons dire et penser de la mort et du mourir et de leur inévitable échéance, il nous semble de prime abord que nous le tenions de seconde main[1].

La mort et le mourir représentent deux dimensions fort différentes pour la personne en fin de vie. Aussi, toute personne appelée à prendre soin de celle-ci devrait pouvoir bien les distinguer afin d’être attentive aux différentes perspectives qu’elles appellent : alors que la personne malade voit venir la mort, elle doit vivre son mourir. Or, si on reconnaît que « “le mourir” n’est pas synonyme de “la mort”[2] », cette nuance n’est pourtant pas toujours claire dans la littérature. Cet article propose donc de préciser leurs distinctions essentielles en y jetant un regard sous l’angle de la philosophie.

Avant toute chose, il convient de préciser que la temporalité est ce qui signe la différence première entre ces deux notions. Nous verrons comment la mort et le mourir se manifestent dans le temps et comment ils peuvent en colorer notre perception. Voyons ainsi en quoi la notion de la temporalité s’avère fondamentale à toute distinction préalable sur la mort et le mourir.

I. La temporalité de la mort et du mourir

Il existe d’abord une différence d’ordre chronologique (et logique) entre la mort et le mourir. En fait, Jankélévitch suggère de marquer ainsi les « trois temps du Temps » de la mort : « […] la mort en deçà, la mort sur le moment, la mort au-delà[3] ». La mort en deçà, qui s’inscrit dans une période qui appartient encore à l’existence du vivant, correspond plus précisément à la notion du mourir. Jankélévitch précise lui-même que « la mort nous arrive, mais la mort elle-même, à proprement parler, nous ne l’éprouvons pas[4] ». En d’autres mots, la vie — là où prend place le mourir — et la mort ne peuvent tout simplement pas coexister.

La philosophie grecque déclare que l’état de la mort échappe à toute expérience aussi bien pour le survivant que pour le mort. En effet, le sujet ne se trouve pas dans l’état de mort durant son existence, ni dans celui de l’existence, une fois décédé. L’état de la mort et l’état de la vie s’excluent : aut-aut. Il n’y a pas de milieu possible, de coexistence possible. « La mort », comme le souligne Wittgenstein, « n’est pas un événement de la vie. La mort ne peut être vécue[5] ».

Il convient dès lors de réserver le terme de « mort » à ce qui suit la « mort sur le moment » et celui de « mourir » à ce qui la précède, de façon à éviter toute confusion.

On comprend ainsi que la « mort sur le moment » est cette frontière, cet instant qui marque définitivement la fin de la vie : fin de cette vie-ci, fin du temps personnel, fin du mourir. Aussi, l’instant de la mort serait cet entre-deux (du mourir et de la mort) qui signe « la fin radicale de mon être empirique, de mon apparaître dans le temps[6] ». Il s’inscrit, en d’autres mots, telle une coupure dans le cours du temps. Quant à l’au-delà de cet instant mortel, c’est le mystère. Si la mort n’est que néant, il n’existe pas d’ordre temporel autre. Si au contraire la mort fait place à la vie éternelle, le temps pourrait bien être infini. Or, comme nous le verrons plus tard, devant l’absence de certitudes en ce domaine, il semble que cette réponse demeure dans l’ordre des croyances et des convictions personnelles.

Enfin, qu’en est-il de la temporalité du mourir ? Même si, comme Kierkegaard l’affirme, « le propre du temps est seulement de passer[7] », sa perception peut largement différer selon les événements que nous vivons et que nous anticipons. Aussi, comment le mourant perçoit-il ce temps qui passe ? Un jour, l’écoulement du temps pourra paraître interminable, un autre jour, il défilera trop rapidement ; comme si le temps passait tour à tour d’un état d’extension à celui de contraction. En fait, l’annonce de l’échéance prochaine de sa fin de vie représente probablement un « court-circuit » dans l’ordre du temps. Les images du passé pourront resurgir et se faire insistantes, le présent pourra s’intensifier et le futur se contracter à vue d’oeil. C’est ainsi que l’on pressent parfois l’urgence de faire compter le temps dans le contexte de la fin de vie.

Les derniers instants d’une vie, pour le mourant comme pour ceux qui restent, ont valeur d’infini. Quelque chose, toujours, reste à nouer ou à sceller. Un noeud, un sceau, cela peut-être peu de chose : une main tenue, la main posée sur le front en sueur, les lèvres que l’on humidifie d’une compresse. Un regard[8] !

En d’autres occasions, comme face à l’expérience de la souffrance par exemple, on peut concevoir que certaines personnes pourraient espérer, à tout le moins secrètement, que le mourir soit plus bref.

Le phénomène de la fin de vie se manifeste ainsi selon trois étapes distinctes : le mourir, l’instant de la mort et la mort. Chacune de ces étapes recèle à son tour une temporalité qui lui est propre. Outre cet aspect temporel, il est maintenant possible de préciser ce que représente en soi la mort, puis le mourir.

II. Le concept de la mort : l’au-delà de l’instant mortel

La mort. Que ce mot nous effraie ! Que de barrières, que de faux-fuyants nous employons pour éviter à tout prix d’y songer trop longtemps par crainte, peut-être, que son couperet ne s’abatte finalement sur nous. Aussi, l’être humain tente-t-il généralement de la repousser par tous les moyens. Et, en partie, il réussit à retarder la fin de son existence, notamment grâce aux développements technologiques et biomédicaux. Comme le dit Jonas, à la limite « la mort n’apparaît plus comme une nécessité faisant partie de la nature du vivant, mais comme un défaut organique évitable, susceptible au moins en principe de faire l’objet d’un traitement, et pouvant être longuement différé[9] ». Il est vrai que les progrès biomédicaux permettent d’éviter le malheur de trop courtes vies. La mort s’éloigne maintenant peu à peu du vivant pour espérer n’être, un jour, qu’une vague préoccupation. On constate que l’espérance de vie ne cesse de croître depuis les dernières décennies. Pourtant, l’être humain doit se rendre à l’évidence : il devra toujours, tôt ou tard, faire face à l’inéluctable de la mort, de sa mort propre. Aussi, on peut bien tenter de la fuir, mais la mort est, tout simplement. Elle « met l’humanité en face de sa destinée. L’homme est jeté là dans le monde, précise Heidegger. Il subit la vie comme une fatalité. […] On aurait pu ne pas être. On est. On aurait pu ne pas finir, comme les pierres qui ne finissent pas. On finit[10] ».

Maintenant, lorsque nous tentons de comprendre ce qu’est la mort ne serait-ce que pour calmer nos craintes, nous sommes confrontés à une difficulté de taille : celle de ne plus exister lorsque la mort sera là, c’est-à-dire au moment où il nous serait permis de la saisir. Comme l’expriment bien Edgard Morin, puis Vladimir Jankélévitch :

La mort est mort quand le moi est mort[11].

La mort joue à cache-cache avec la conscience : où je suis, la mort n’est pas ; et quand la mort est là, c’est moi qui n’y suis plus. Tant que je suis, la mort est à venir ; et quand la mort advient, ici et maintenant, il n’y a plus personne. De deux choses l’une : conscience, ou présence mortelle[12] !

Nous sommes ainsi devant l’impossibilité de saisir la mort et d’en témoigner. Alors que nous est-il permis d’en affirmer ? De la littérature en philosophie, nous observons tout de même deux ordres de connaissance possibles : celui qui découle de l’évidence et celui qui prend la forme de l’hypothèse.

1. Les évidences

1.1. Une ordonnance de la nature

La première des évidences tient au fait que la nature donne la vie et la reprend parfois sans avertissement. La nature fait en sorte que je meure tout simplement parce que je vis : « […] objectivement, la mort est un événement naturel parmi d’autres événements naturels[13] ». Il s’agit d’une nécessité biologique puisque la mort est la condition sine qua non de la vie[14].

Nul ne peut ainsi envisager perdurer indéfiniment dans le temps. On conçoit de toute façon difficilement un monde où les êtres humains se multiplieraient sans fin depuis l’origine de la vie. L’espace vital finirait par manquer. C’est pourquoi Jonas exhorte chacun d’entre nous à remettre en question cette « nostalgie éternelle de l’humanité » : « Dans quelle mesure cela est-il désirable ? Dans quelle mesure est-ce désirable pour l’individu, dans quelle mesure pour l’espèce[15] ? » Si la mort est un fardeau imposé par la loi de la nature, Jonas insiste pour qu’elle soit reconnue, pour cette même raison, comme une grâce qui assure le sain renouvellement de l’espèce humaine.

Il faut de plus admettre que notre nature corporelle supporte de façon limitée le poids des années. Nous sentons bien « le champ des possibilités de vie diminuer en richesse et en plénitude, et la pression qu’exerce le passé sur le présent devenir plus grande[16] ». Le processus de vieillissement de l’être corporel mène inévitablement à la mort ; il en est ainsi, tout simplement[17]. Il s’agit généralement d’une mort que l’on qualifie de « naturelle », et qui renvoie au terme grec thanatos.

Parfois, cependant, la mort sera causée par un événement, une maladie ou un accident, et surviendra à un moment plus inattendu. Elle sera alors qualifiée d’« accidentelle » ou d’« antinaturelle », et elle fera référence alors au terme grec de ker. Comme Cicéron l’a déjà dit : « […] qu’y a-t-il de plus conforme à la nature pour les vieillards que la mort ? Quand c’est un jeune homme qui est frappé par elle, il semble que ce soit malgré la nature et contrairement à elle[18] ». Néanmoins, d’autres philosophes soutiennent qu’il s’agit toujours d’un processus propre à l’ordre naturel des choses. Schumacher par exemple mentionne que « la mort accidentelle est aussi, d’un point de vue biologique, une mort naturelle[19] ». C’est donc dire que la mort, qu’elle s’inscrive de façon accidentelle dans le cours de la vie ou au terme du processus naturel de vieillissement, découle toujours d’une ordonnance de la nature.

1.2. La fin de l’existence : une privation de ma vie

Par ailleurs, la mort indique aussi, à coup sûr, la fin de la vie humaine telle que nous la connaissons, dans ce corps que nous avons. Comme le précise Jonas, elle est la « certitude finale » qui trace la « durée limitée du temps imparti dès la naissance aux vies individuelles[20] ». Il s’agit là d’une seconde évidence.

En fait, il s’agit non seulement de l’anticipation de la fin de l’existence humaine, mais de la privation de ma vie. Or, cette perception de la fin prochaine de notre existence est souvent à l’origine d’angoisses intenses.

La mort est donc tout pour moi ! Il n’est pas d’affaire qui me concerne plus personnellement, plus tragiquement, et de plus près : ni qui exige, pour être affrontée, plus de courage[21].

L’horreur de la mort, c’est donc l’émotion, le sentiment ou la conscience de la perte de son individualité[22].

L’approche de la fin de notre existence personnelle aiguise dès lors la perception de l’absence prochaine de ce qui m’est cher. Comme le dit Cicéron, « ne pleure-t-on pas la mort des siens parce qu’on pense qu’ils sont privés de tout ce que la vie peut offrir[23] » ? Par cette appréhension de la mort, la personne envisage déjà tout ce qui ne lui sera plus permis de vivre : l’amour des êtres qui lui sont chers et le fait de ne plus pouvoir être là pour eux ; l’abandon des projets qui l’animent, qui donnaient un sens à son existence ; ou tout simplement le simple plaisir de chanter, de marcher ou de manger. Quel que soit le degré d’acceptation ou de résignation de l’être humain face à la mort à venir, celle-ci est souvent ressentie comme une perte, créatrice d’amertume, simplement parce que « le temps qui suit sa mort est le temps dont sa mort le prive[24] ». De cela, l’être humain est aussi certain.

Mais encore, il est une autre certitude concernant la mort : on ne peut exposer quelque vérité que ce soit quant à sa forme et à sa substance dans l’au-delà. Elle est un mystère absolu, un indescriptible qu’il faut saisir en tant que tel.

1.3. Un mystère

La compréhension de la mort en soi n’est concevable ni par la pensée et encore moins sous le mode de l’expérience[25]. L’être humain a bien tenté de percer ses secrets en observant rigoureusement le mourant au seuil du trépas. Cependant, malgré tous nos efforts, notre ignorance persiste toujours.

À mesurer la mort, on ne mesure que l’ignorance humaine […] : la mort est peut-être immortalité, peut-être sommeil, peut-être néant[26].

Depuis qu’il y a des hommes, et qui meurent, c’est-à-dire depuis l’origine des temps, comment le secret n’a-t-il pas fini par s’ébruiter ? À la longue, à force de passer à la limite, les vivants-mourants devraient finir par se douter de quelque chose […]. Mais non, nous ne saurons rien. Rien. Quand on pense à quel point la mort est familière, et combien totale est notre ignorance, et qu’il n’y a jamais eu aucune fuite, on doit avouer que le secret est bien gardé[27] !

Je ne saurais ni découvrir ma mort, ni l’attendre ni prendre une attitude envers elle, car elle est ce qui se révèle comme l’indécouvrable[28].

En d’autres mots, malgré tout le travail approfondi de réflexion de plusieurs philosophes pour tenter de saisir la mort, même juste un peu, ces derniers sont nombreux à concéder que la mort est finalement un mystère[29]. Elle répond d’ailleurs à ce trait caractéristique de tout mystère qui consiste, comme le précise Gabriel Marcel, à « n’être pas tout entier devant moi[30] ». La mort demeure insaisissable parce que nous n’avons pas accès à son apparaître. Elle est un concept opaque et obscur qui confronte l’être humain à l’ignorance de son devenir. C’est encore pourquoi l’être humain peut difficilement se préparer pour l’au-delà et ainsi calmer ses appréhensions.

En somme, il est possible de reconnaître au moins trois certitudes concernant la mort. Elle est d’abord un événement qui découle du cours naturel de la vie biologique. Ensuite, elle marque définitivement la fin de l’existence individuelle de l’être humain, de sorte que la mort représentera une privation de cette vie-ci. Finalement, la réelle manifestation de la mort demeure un mystère total et inaccessible à la compréhension humaine.

De cette dernière certitude, c’est-à-dire du fait que la mort est un mystère, l’être humain a avancé au cours de l’histoire différentes hypothèses sur ce qu’elle pourrait bien être. La mort prend alors forme sur la base de croyances qui reposent sur la foi, que celle-ci soit d’ordre religieux ou spirituel, et qui peuvent même parfois se convertir en convictions. Or, au coeur de ces différentes perspectives, on retrouve une préoccupation commune pour la question de l’immortalité de l’âme, d’où émerge à tout le moins trois positions. Premièrement, certains ne croient aucunement en l’immortalité de l’âme. La mort correspond alors au néant absolu. Ensuite, d’autres croient en l’immortalité personnelle de l’âme humaine. Ainsi la mort pourrait être par exemple le lieu de la vie éternelle ou le début d’une vie nouvelle. Finalement, d’autres avancent l’éventualité d’une immortalité « cosmique » de l’âme, c’est-à-dire d’une immortalité où l’âme perdure sans toutefois pouvoir en conserver une conscience personnelle. Cette avenue s’appuie sur l’idée platonicienne que la mort est le lieu où les âmes ont enfin accès à la vérité ou, selon un autre ordre d’idées, que la mort est le lieu où les âmes se retrouvent afin d’assurer le pouvoir générateur de la vie. La question est donc posée : l’âme est-elle susceptible de survivre ou non à la mort de l’être charnel de façon à ce qu’une forme quelconque de vie puisse perdurer ? Sans prétendre répondre à cette question, tâchons tout de même d’y réfléchir un peu puisqu’elle s’avère fondamentale pour toute personne, particulièrement pour celle qui fait face à la fin de sa vie.

2. L’hypothèse d’une vie dans l’au-delà : la question de l’immortalité de l’âme

L’immortalité, qu’elle soit céleste ou terrestre, a toujours représenté un certain attrait pour l’être humain. D’ailleurs, si la mort a pour cause la nature, le refus de l’être de laisser place à la mort est tout aussi naturel. Comme l’a dit Aristote, tous les vivants tendent vers « l’appétit d’éternité », « et c’est à cette fin que visent toutes leurs actions lorsqu’elles suivent la nature[31] ». L’inclination naturelle est donc de fuir la mort et de rechercher l’immortalité.

Cependant, comme l’être humain doit se résigner à ne pouvoir accéder à l’immortalité terrestre, il recherche encore des preuves de l’immortalité de son âme dans l’au-delà. Déjà dans l’Antiquité grecque, Platon n’avait pas ménagé les efforts pour prouver le caractère immortel de l’âme humaine[32]. Cependant, malgré la logique des raisonnements de Platon, un doute persiste toujours dans notre croyance[33], et même dans la sienne[34], que l’âme est bel et bien immortelle. L’âme pourrait simplement cesser d’exister lorsque le corps, ne pouvant plus assurer ses fonctions vitales, serait soumis au processus de mort.

De plus, il s’avère que la thèse de l’immortalité de l’âme de Platon et celles qui l’ont suivie ont souvent été l’objet de dénonciations. On avance parfois que ces thèses n’ont pour objet que de calmer nos angoisses en tant que mortels. Karl Jaspers, par exemple, affirme que les preuves de l’immortalité sont tout simplement « invraisemblables ». Elles sont impossibles à cumuler et il n’est donc permis de témoigner « justement, que du caractère mortel[35] ».

Aussi, face à l’impossibilité d’assurer l’immortalité de l’âme, s’ouvre tranquillement la voie du néant. « Les conceptions de l’état de mort sont vaines », poursuit Jaspers. « Il ne nous parvient de l’au-delà pas la moindre expérience, pas le moindre signe. Personne n’en est revenu. C’est pourquoi certains disent : être mort, c’est n’être rien ; la mort est le néant[36] ». C’est dire qu’après la vie terrestre absolument rien ne survivrait.

Il reste cependant une question que l’on peut pertinemment adresser : quelle certitude avons-nous que la mort est davantage un néant qu’un accès à la vie éternelle ? Comme le pose bien Gabriel Marcel, « est-il légitime de dire que l’immortalité est ou bien un fait ou bien une simple chimère[37] » ? Si on ne peut prouver que l’immortalité est un fait, faut-il automatiquement conclure qu’elle n’est pas du tout possible ? Il semble que non. Bien entendu, « on ne peut pas prouver l’immortalité de l’âme. Cela ne prouve pas pour autant que cette idée soit absurde, tant il est absurde d’abord de supposer que l’âme puisse être périssable[38] ». Ce n’est pas parce que nous ne pouvons obtenir une expérience sensible de l’immortalité de l’âme que nous devons conclure que la mort représente le vide absolu. Comme l’a dit lui aussi Jankélévitch, « qui sait si elle [l’âme] ne se trouvera pas à elle-même, après la mort, d’autres conditions d’existence dont nous n’avons aucune idée[39] » ? Aussi, il « n’est pas certain que l’homme soit immortel, mais il n’est pas certain non plus qu’il ne le soit pas[40] ». On ne peut donc affirmer avec certitude que l’âme ne survit pas à l’extinction du corps humain.

C’est ainsi que du scepticisme face à l’immortalité de l’âme peut s’élever la foi[41]. Pour être plus précis, il faudrait plutôt mentionner que c’est ici que doit s’élever la foi. En effet, « la limite est ici atteinte. Admettre que la personne existe après la mort, c’est là un pur acte de foi[42] ». Dépourvus que nous sommes d’un raisonnement étanche pouvant nous assurer que l’âme est, ou non, immortelle, nous avons ainsi l’obligation, sans y adhérer, d’y être à tout le moins réceptifs et de l’envisager comme possibilité. Face à la personne croyant en l’immortalité, par exemple, c’est à Cicéron qu’il faut accorder le dernier mot : « Me trompé-je en croyant les âmes humaines immortelles, eh bien ! c’est une illusion qui me plaît, que j’aime et que je ne voudrais pas qui me fût ravie de mon vivant[43] ». Il ne revient donc à personne, surtout à l’heure de la mort, de rejeter ou d’imposer quelque croyance que ce soit. Et en même temps, bien que les arguments en faveur de l’immortalité offrent parfois un plaidoyer solide, il faut reconnaître qu’ils n’atténuent pas toujours les peurs et le chagrin de celui qui doit mourir. Comme l’a exprimée si bien Simone de Beauvoir à la mort de sa mère, il semble que même la certitude de l’immortalité personnelle ne peut consoler de toute peine : « […] qu’on l’imagine céleste ou terrestre, l’immortalité, quand on tient à la vie, ne console pas de la mort[44] ».

En fait, si l’inaccessibilité de la mort conduit à notre ignorance, nous sommes peut-être en mesure d’en connaître davantage du mourir. Alors que le concept de la mort appartient à l’au-delà de l’existence, le mourir fait entièrement partie de la vie ; il est du domaine de l’apparaître. La mort est un mystère radical, mais « le mourir n’est mystérieux qu’en tant qu’il relève du mystère de chaque existence personnelle[45] ». C’est pourquoi il nous est permis d’espérer pouvoir saisir un peu mieux ce concept.

III. Le concept du mourir

Il est certain que l’expérience du mourir doit être particulière à chaque être humain. Néanmoins, il semble tout de même possible de constater que certains patrons, bien que non déterminés, peuvent se répéter. C’est ainsi que le mourir peut se présenter sous différents visages. Il se vit parfois sous l’enseigne de la résignation ou de la lutte, d’autres fois sereinement ou sous le joug de la souffrance. Parfois, on dira aussi qu’une personne a connu une « belle mort ». Toujours, cependant, le mourir s’expérimentera comme une situation limite ; toujours, à ce titre, il s’agira d’une épreuve.

1. L’épreuve de la situation limite

Selon Karl Jaspers, les situations comme celle du mourir sont dites limites parce que « nous ne pouvons pas les dépasser, nous ne pouvons pas les transformer[46] ». Ce sont des situations au-delà desquelles on ne peut rien savoir de certain si ce n’est que c’est par-delà cette limite que se situe la mort. Elles sont donc « opaques devant notre regard […]. Elles sont comme un mur auquel nous nous heurtons, contre lequel nous échouons[47] ». Il s’agit ainsi de situations que l’on doit assumer sans pouvoir les comprendre pour mieux nous y préparer, sans possibilité de les apprivoiser pour mieux les vivre. Il y a bien autre chose derrière le mourir : c’est la mort. Mais il est bien vrai que notre regard et notre conscience n’y ont pas accès. Nous l’avons déjà affirmé : la mort est avant tout et demeure un mystère.

Bien entendu, afin d’échapper aux craintes ou aux angoisses suscitées par ces situations insaisissables, il est possible de faire comme si la mort ne sera jamais mienne, de faire comme si je n’aurai jamais à mourir. C’est d’ailleurs la seule façon d’échapper à toute situation limite[48]. Cependant, nous risquons alors d’occulter une part de notre propre existence puisque « vivre les situations-limites et exister, c’est une seule et même chose[49] ». Dans les faits, comme Gabriel Marcel le précise, il existe bien un idéalisme qui tente de contourner les situations limites, mais il comporte un risque pour l’être humain. « La rançon de cette espèce d’édulcoration, c’est la perte radicale de contact avec la vie, avec la réalité tragique de l’homme, l’incapacité […] de fournir à ceux qui vivent ces problèmes le réconfort, si modeste soit-il, d’une sympathie compréhensive[50] ». En d’autres mots, c’est dire que ces situations limites font partie d’une existence authentiquement humaine où peuvent dès lors se déployer la sollicitude et le soin d’autrui.

2. Un passage obligé sous différents visages

Si le mourir représente pour tous une situation limite, nous constatons à la fois qu’il se vit de façons très différentes selon les individus. Il peut être teinté de la maladie qui atteint la personne, comme de son état affectif ou spirituel. Le mourir se déroulera parfois discrètement et paisiblement, ou bien, comme nous l’a si bien dépeint Tolstoï dans La mort d’Ivan Ilitch[51], il pourra aussi être, jusqu’à la toute fin, empreint de souffrances ou de colère. Sous l’emprise d’un arsenal de moyens biotechnologiques, le mourir projettera quelquefois l’image d’un combat acharné devant la mort, faisant de l’homme « un mort en sursis[52] ». D’autres fois, il sera plutôt bref et peut-être même, pour certaines personnes, un peu trop rapide.

En fait, il n’existe pas de principes qui permettraient de guider l’être humain appelé à mourir. À la rigueur, on fait parfois référence à diverses étapes comme en témoigne d’abord un texte chrétien écrit en 1942, qui s’intitule l’Ars moriendis ou « art de mourir[53] ». Ce document, selon Jean-Yves Leloup, pourrait vraisemblablement « nous aider à nous préparer à mourir[54] ». On y présente le processus du mourir comme un « combat entre deux forces, entre deux anges[55] », où se déroulent non seulement les étapes que sont le doute, le désespoir, l’avarice, la colère et l’orgueil, mais aussi celles de la beauté, de la foi, de la confiance, de la générosité, de la patience et de l’humilité qui, éventuellement, mènent à l’abandon.

Par ailleurs, on ne peut passer sous silence les travaux bien connus de la psychiatre américaine Elisabeth Kübler-Ross[56]. Le mourant traverserait ici une à une les phases du déni, de la colère, du marchandage, de la dépression et, finalement, celle de l’acceptation. Toutefois, bien qu’éclairante et rassurante, il semble que sous l’invitation même de son auteur, il faut demeurer prudent à l’égard d’une telle proposition[57]. Il n’est pas certain et même peu probable que chaque personne traverse ces différentes étapes et encore moins qu’elle parvienne à accepter la mort. D’ailleurs, Aristote ne suggère-t-il pas qu’il s’agirait là d’une attitude contre nature ? En réalité, il convient probablement mieux de parler de résignation. S’il paraît surhumain d’accepter la fin de son existence, il demeure du domaine du possible de pouvoir s’y résigner. Il faut par ailleurs reconnaître que certaines personnes mourantes démontrent effectivement du déni, de la colère ou expérimentent la dépression. Aussi, sans atteindre les cinq étapes d’une façon séquentielle et invariable, elles demeurent l’expression de certains états psychologiques qu’il est possible de reconnaître lorsque la personne fait face à sa mort.

Il reste que dans les faits, l’être humain traverse toujours cette expérience ultime du mourir pour la première fois. Et chacun la vit comme il le peut, en fonction des circonstances auxquels il doit faire face et qui lui sont propres. Néanmoins, bien qu’il existe différentes façons de vivre le mourir, il en est une qui est ouvertement, sinon secrètement souhaitée par tous. Ne sommes-nous pas soulagés à l’annonce qu’un proche a connu une « belle » mort, c’est-à-dire qu’il est mort paisiblement, sans souffrances, ni angoisses ? Cependant, comme le laisse aussi entendre l’expression « mourir de sa belle mort », la mort peut-elle ainsi être qualifiée de belle ? Quelle est la justesse de cette épithète dans le cadre de la fin de vie ?

3. « Connaître une belle mort » et « mourir de sa belle mort » : expressions réalistes ou idéalistes ?

Il est notoire de constater à quel point l’être humain accorde de l’importance au beau. Ne valorise-t-on pas constamment les belles idées, les belles personnes, les belles choses ? On qualifie de beau ce qui soulève les passions, suscite l’émerveillement et fait sens. Gadamer[58] reconnaît même au beau d’être un bien en soi, à cette différence près que seul le beau est visible à l’oeil.

Aussi que peuvent bien signifier les expressions « connaître une belle mort » et « mourir de sa belle mort » ? Précisons déjà que la première expression, « connaître une belle mort », se rapporte davantage au processus du mourir qu’à la mort en soi. Elle représente généralement le fait de la personne qui s’éteint sereinement, paisiblement, c’est-à-dire sans les afflictions de douleurs extrêmes ou les tourments de l’angoisse. Quant à la seconde expression, « mourir de sa belle mort », elle fait allusion à la beauté d’un mourir qui prend place naturellement, c’est-à-dire au terme d’une longue vie. Mais en fait, dans un cas comme dans l’autre, le mourir peut-il ainsi être qualifié de beau ? Ne s’agit-il pas d’une idéalisation, d’un affront à la réalité du mourant ?

Déjà Aristote attestait de la possibilité d’attribuer au mourir le caractère de beau lorsqu’il a écrit qu’« on montre du courage dans des circonstances où on peut […] mourir d’une belle mort[59] ». Précisons cependant que le philosophe n’accordait pas ainsi une beauté au mourir en soi, mais plutôt une beauté morale liée à l’intention de l’homme vertueux qui, par exemple, sacrifie sa vie pour ses amis[60].

En fait, il est fort difficile de qualifier le mourir de l’être humain de beau et de bien. Comme le mentionne Jankélévitch, le plus souvent « l’être ne finit pas en beauté et dans l’apothéose du point d’orgue, […] mais en débandade[61] ». On conçoit mal, d’ailleurs, comment le mourant pourrait admirer le spectacle de sa fin, de son extinction. En effet, le mourir est l’idée « la plus douloureuse que l’homme puisse concevoir en tant qu’être vivant[62] ».

Généralement, être témoin d’un être humain qui meurt, assister impuissant à ce souffle qui s’essouffle, qui se fait râle et qui s’évanouit peu à peu, ne recèle rien de beau en soi.

La représentation de la phase terminale comme un moment exaltant et sans douleur, où se vivrait une expérience transcendantale sans pareille, exerce une sorte de fascination. D’odieuse qu’elle apparaissait au point qu’on veuille la faire disparaître de l’existence humaine, la mort [il faut lire ici « le mourir »] serait maintenant « belle ». […] Les médias ont souvent présenté une image idéalisée des unités ou centres de soins palliatifs. Dans l’ensemble, toutefois, les femmes et les hommes qui y travaillent, les malades, leurs familles et leurs proches y voient simplement un milieu humain, non pas un paradis terrestre[63].

On s’entend ainsi généralement pour reconnaître qu’être témoin de la mort d’autrui est une expérience difficile et qui meurtrit. Par la même occasion, il s’agit d’une épreuve qui nous rappelle la précarité de notre propre vie et l’imminence de notre mort. Le cas de ces personnes qui expriment et rapportent leur admiration devant la beauté du mourir d’un proche demeure une exception et ne se manifeste qu’à la toute fin d’un cheminement qui, de toute façon, fût probablement aussi douloureux à un certain moment. Comme l’évoquent Johanne de Montigny et Marie de Hennezel, toutes deux intervenantes auprès des personnes en fin de vie, « la bonne mort [le mourir] est une illusion, un mythe que les humains se racontent, sans doute pour apaiser leurs angoisses[64] ». Comme le mourir demeure en réalité une épreuve tragique pour les personnes mourantes et une expérience bouleversante pour ceux et celles qui les accompagnent, sa beauté ne peut être affirmée qu’avec prudence et discernement.

En conclusion, cette réflexion sur la mort et le mourir permet de constater qu’il existe des distinctions réelles entre les deux termes. Selon l’ordre temporel, le mourir précède la mort et en est séparé par l’instant de la mort, cet entre-deux qui marque définitivement la fin de l’existence humaine. On reconnaît de la mort qu’elle est une ordonnance de la nature, une privation de la vie et un mystère. Et en tant que mystère, elle prendra forme selon les différentes croyances attribuées notamment à l’immortalité de l’âme. Quant au mourir, il se révèle d’abord comme l’épreuve d’une situation-limite qui, devant l’inaccessibilité de la mort à venir, permet difficilement de s’y préparer. Aussi, il se déploiera à chaque fois sous un visage différent, dans l’espoir de laisser place à une mort dite « belle », mais tout en reconnaissant l’ampleur de la tâche qui attend la personne en fin de vie et celle combien essentielle des personnes qui en prendront soin.