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Dans cet ouvrage, Michel Evdokimov présente un certain nombre de textes littéraires où est évoquée, sous différentes formes et à différentes époques, l’image du Christ russe. L’étude débute en 988, moment où la Russie sort du paganisme, et se prolonge jusqu’au xixe siècle, marqué par le prodigieux épanouissement de la littérature et de la philosophie russes.

Le choix des auteurs, retenus par le professeur de littérature comparée à l’Université de Poitiers, est sans doute fort subjectif. Mais il permet au lecteur, peu initié à l’histoire religieuse du peuple russe, de se faire une juste idée de sa longue tradition spirituelle.

La première partie de l’ouvrage s’ouvre sur le baptême de la Russie et se termine avec la fin du xviie siècle. Quelques repères majeurs suffiront à en montrer le parcours.

En 988, le grand prince Vladimir invite à un baptême collectif en pénétrant lui-même dans les eaux du Dniepr. Il change de vie. Il renvoie ses femmes, accueille mendiants et malades dans ses palais. La mort du prince engendre une guerre fratricide. Deux de ses fils sont assassinés par leur frère avide de pouvoir et deviennent les premiers martyrs de la nouvelle et sainte Russie. Au nom de leur foi en Jésus-Christ, ils accepteront de mourir plutôt que de lever la main sur celui qui voulait les faire disparaître.

L’A. s’intéresse ensuite à Antoine et Théodose (xie siècle), fondateurs du monachisme russe. Après les saints princes Boris et Gleb, fils de Vladimir, morts martyrs, voici les saints moines, volontairement identifiés au Christ par leur vie de prière, leur ascèse et leur charité. Ils inaugurent en Russie la lignée des « starets », des anciens, des sages, doués de clairvoyance spirituelle.

Les xive et xve siècles connaissent une diffusion remarquable de recueils de textes brefs. Ceux-ci sont parfois anonymes, souvent empruntés à certains Pères de l’Église grecque, destinés à l’édification, à la conduite morale et spirituelle des membres du clergé mariés et parfois à des laïcs. Maintes fois recopiées à la main, ces anthologies seront la source de la vie spirituelle pendant plus de quatre siècles. L’auteur de l’Izmaragd, le plus célèbre de ces textes, est imprégné de la tradition hésychaste des Pères de l’Église. Les Récits d’un pèlerin russe, bien connus d’un certain public et publiés vers la fin du xixe siècle, perpétuent cette tradition.

Le xve siècle en Russie est une époque de transition. La Russie se sent la vocation d’assumer l’héritage de l’empire chrétien de Byzance. Le moine Philothée forge l’idéologie de « Moscou, troisième Rome ». Les monastères sont riches et prospères, et possèdent plus du tiers des terres russes. Un combat s’engage entre les partisans des monastères riches et prospères et les partisans des monastères pauvres et dépouillés. Saint Nil de la Sora sera le chef de fil de cette école. Il faut vivre pauvre, donner aux pauvres avant d’orner la table de coupes d’or.

Saint Dimitri de Rostov (1651-1709), celui que la tradition russe appelle le « Chrysostome russe », à cause de son éloquence, est un homme de prière en même temps qu’un grand intellectuel. Son texte le plus célèbre est sans contredit la méditation douloureuse mais paisible sur l’ensevelissement du Corps du Christ.

La période s’étalant de la mort de Pierre le Grand (1725) à l’avènement de Catherine II (1762) est marquée par l’instabilité politique. Le tsar Pierre impose la sécularisation. L’Église russe est affaiblie, gouvernée par un Saint-Synode que préside un haut fonctionnaire nommé par l’empereur. Cette période est marquée par la forte personnalité de saint Tikhon de Zadonsk qui incarne, à lui seul, les deux aspects du renouveau de la vie russe : le retour aux sources spirituelles de l’orthodoxie et une imprégnation de certains thèmes évangéliques de la piété occidentale.

L’A. termine la première partie de son ouvrage en évoquant la faculté de « penser en images » dans la tradition russe. Le génie grec est tourné vers les choses de ce monde dont il dresse un inventaire minutieux pour les analyser tout à son aise et les regrouper en de vastes synthèses. Le génie slave est plus intuitif que logique, proche des valeurs concrètes de la vie. Pour lui le langage n’ambitionne pas tant d’exprimer les choses que de les invoquer. L’apparition de l’icône, la Bible des illettrés, comme le dira saint Jean Damascène, relève de ce génie particulier. L’icône est un texte verbal, tout comme les vitraux du Moyen Âge. Le monde occidental est peut-être à la veille d’un véritable renouveau de l’art de l’icône, capable de relever le niveau spirituel des croyants, de leur redonner le goût de la contemplation de cette beauté, dont Dostoïevski affirme qu’elle sauvera le monde.

La deuxième partie de cet ouvrage traite des fols en Christ. L’A. retient deux grands noms qui ont marqué la littérature russe au xixe siècle : Tolstoï (1828-1910), l’écrivain attaché au Christ mais niant sa divinité ; Dostoïevski (1821-1881), le plus grand romancier de tous les temps. L’A. ne peut s’empêcher de souligner, en conclusion, le nom d’Alexandre Men, assassiné à coup de hache en 1990, alors qu’il se rendait à son église. Ce prêtre pour les temps présents ne craint pas d’affirmer que le christianisme n’a fait, jusqu’à présent, que de petits pas très timides dans l’histoire du genre humain. Bien des paroles du Christ demeurent encore incompréhensibles à la grande majorité des chrétiens. Il faudra du temps.

L’A. conclut ce livre admirable en affirmant qu’il est légitime de s’interroger, comme Dostoïevski, sur l’avenir de la foi chrétienne. Cette civilisation, obnubilée par ses avancées technologiques, gavées de gadgets de tout ordre, à qui l’on offre des lambeaux de culture séculière, a toujours besoin de croire. Les témoins de l’absolu sont toujours là. Certains paient de leur vie pour le faire savoir. Personne ne peut les en empêcher.